Albin Michel (p. 111-122).


ON S’EST MOQUÉ DE PINEL


L’agité peut être calmé ou réduit.

On ne lui demande pas ce qu’il préfère. Si l’on n’a pas le temps de le calmer, on le réduit. Quand on le juge assez réduit, parfois on le calme. On l’écume comme le pot-au-feu.

Il est des cas, côté des hommes, où la réduction s’opère à la semelle de brodequins. Ce traitement n’est pas ordonné par les médecins. Il a lieu surtout la nuit.

L’agité crie, se démène, il ennuie le surveillant. L’homme a déjà la camisole, on lui donne quelques bons coups avec le passe-partout, histoire de l’avertir. Le manche à balai sert aussi. Mais la méthode préférée est le brodequin. Monté sur le lit, le surveillant frappe dans les côtes. Le lendemain, le patient en porte les meurtrissures. Ces agités donnent contre tous les murs !

C’est la méthode clandestine.

Officiellement, elle n’existe pas.

Les médecins réduisent par la camisole, le ficelage sur le lit, le cabanon et le drap mouillé.

Le drap mouillé est une conquête de la psychiatrie. La méthode nous vient de l’Égypte des Pharaons. Seulement pour l’employer les Égyptiens attendaient que les clients fussent morts. Et ils coupaient le drap en petits morceaux appelés bandelettes. Nous, nous employons le drap dans toute sa largeur, en serrant bien, à chaque tour, à l’aide du genou… Il arrive ainsi que l’on atteint le résultat : le malade ne crie plus ; il expire.

Les docteurs calment par la balnéothérapie.

La douche n’est plus à la mode.

Sur les vingt mille insensés que j’ai eu l’honneur de fréquenter, cent à peine ont évoqué la séance du jet d’eau. C’était dans des départements où la lumière scientifique n’avait point encore pénétré !

Aujourd’hui, c’est le bain.

Dans les maisons pour riches, les bains sont de dix-huit, vingt-quatre, trente-six heures ; encore ne sommes-nous pas en avance : en Allemagne, c’est deux jours, trois jours.

Pour ménager les côtes de la personne que l’on veut ainsi laver, on suspend un hamac dans la baignoire. L’eau et deux gardes se renouvellent par des systèmes pleins de perfection.

Cette hydrothérapie est plus modérée dans les asiles.

Un pauvre ne doit pas se laver aussi longtemps qu’un riche, ce serait indécent ; aussi, dans ce cas, les bains ne durent-ils que de quatre à huit heures, et il n’y en a pas pour tout le monde.



Un jour, mes pas innocents me conduisirent dans une salle. Je vis des têtes qui semblaient être des choux-fleurs dans un jardin potager. Cette vision anéantit sur-le-champ toutes mes capacités, sauf une : celle de compter. Je comptai : une, deux, quatre, six… quatorze têtes. M. Deibler n’avait pourtant point pris son café au lait dans cette ville, ce matin ! D’abord, ces têtes n’étaient pas coupées, elles grimaçaient et leurs bouches criaient. Curieux tableaux à l’ombre des grands murs départementaux ! Je me campai. Étayé de ma canne, j’ouvris résolument les yeux. Pas d’erreur ! C’étaient des têtes. Des têtes qui sortaient d’une cangue. À Changhaï si vous êtes bien avec le chef de police de la concession française, vous pouvez avoir la primeur d’une de ces représentations. Pourquoi aller si loin ? Ce n’était point du même ordre, cependant. C’est d’une baignoire qu’émergeaient ces têtes, non d’une cangue. Étonnantes baignoires ! Elles étaient entièrement recouvertes d’une planche de bois qui, par bonheur, portait une échancrure juste au moment où elle atteignait le cou.

Bien trouvé ! Les baigneurs ne s’évaderont pas de la baignoire.

Des têtes étaient calmes ; mais celle-ci nous injuriait. Et cette autre, d’un geste du menton, réclamait qu’on lui grattât le nez.

Un trou pour la tête c’est bien ! Un autre pour les mains, s’il vous plaît, au moins pour une seule !



La baignoire coûte cher, le personnel est rare, alors apparaissent instruments de contrainte, cellules et cabanons.

Ficelez sur un lit un agité et regardez sa figure : il enrage, il injurie. Les infirmiers y gagnent en tranquillité, le malade en exaspération. Si les asiles sont pour la paix des gardiens et non pour le traitement des fous, tirons le chapeau, le but est atteint.

Pinel, voilà cent ans, enleva les fers aux aliénés. Cela fait un beau tableau à la Faculté de médecine de Paris. Eh bien ! on s’est moqué de Pinel.

Camisoles, bracelets, liens, bretelles remplacent les fers.

Voyez cette jeune femme camisolée et liée sur son matelas depuis cinq jours. Camisole et liens ne l’ont pas calmée. Elle grince des dents, mais c’est moins de folie que de rage. On comprend qu’elle dévorerait joyeusement ses bourreaux. Ses bourreaux, eux, pendant ce temps, jouent aux cartes. Alors, et le bain, cette dernière conquête du progrès, qu’attend-on ? Que l’infirmière ait le temps et qu’une baignoire soit libre !



Puis il y a les cellules. C’est là où les lits sont des cercueils sans le couvercle. Ce logis n’attriste pas tous les locataires.

— Je suis heureuse, dit, derrière sa grille, cette créature échevelée, paradoxale et assise dans sa boîte, heureuse comme Ponce-Pilate !

Mais elle ne se lave pas les mains !

Sa voisine est accrochée aux barreaux. C’est une déchireuse, elle mettait en pièces draps, chemises, vêtements.

Elle n’a plus que de la paille et des barres de fer, elle peut y aller maintenant.

— Pirates ! Bandits ! Chenapans ! Trousseurs ! (détrousseurs). Courrier de Lyon ! Vampire de sang ! Juiverie ! Bolgueviks ! Rron ! psitt ! Est-ce que vous croyez que j’ai chaud la nuit, dans votre écurie comme le Jésus ?

Les cellules ne sont pas chauffées.



Dans le quartier des hommes, l’existence des dangereux prend un caractère faunique.

Ces créatures sont retournées à la bête. On dirait des animaux verticaux. L’un fait le lion. Il se promène dans la cour en rugissant. On épaulerait son fusil, en l’entendant, si l’on se trouvait dans les montagnes d’Abyssinie. Nous voulons l’approcher, il nous envoie un rugissement en pleine figure. J’en sens encore le vent et le frisson.

Deux autres se tiennent par la main, un grand qui est habillé, un petit qui est tout nu. Le petit est goitreux du ventre. Sa tête arrive au coude du grand. C’est Bastos et Cul-Bas. Ils se sont connus ici, ils ne se parlent jamais ; une affection fraternelle les unit. Ils ne diront rien parce que l’on ne cherche pas à les séparer, autrement, s’arc-boutant au mur ils attendraient l’attaque, griffes dehors. Dans ce cas, le petit nu est à quatre pattes et mord l’agresseur à la cheville, comme le tigre fait au buffle.

Et ce dément dramatique au front immense, à la pupille agrandie et qui fixe de deux yeux lumineux un point de l’horizon, que regarde-t-il ? On finit par chercher le point qu’il fixe… il n’y a pas de point !

Et cet autre, les deux bras collés aux côtés tel un coureur qui va s’élancer… Il a dû se retourner en fuyant Sodome. Il est changé en statue de sel. C’est ce que l’on appelle une attitude soudée.

Les cabanons sont autour, comme une bibliothèque dans un bureau bien meublé.

— Ouvrez ! dit le docteur.

Nous nous tenons à un mètre par précaution.

Un sauvage apparaît dans le cachot. Il est nu. D’étranges plumes sont collées sur tout son corps. Il en a dans les cheveux. C’est un Peau-Rouge.

— Vous l’occupez donc à plumer des poulets ?

— Ce ne sont pas des plumes, c’est son varech.

Comme literie, il a du varech, il le mouille, le varech colle à sa peau.

Il ne dit rien. On referme.

— Ouvrez le Sénégalais.

Noir, nu, méchant, le Sénégalais est à demi étendu dans l’ombre. Du dos de sa main, il fait le geste qui veut dire : « Va-t’en ». C’est une avant-main de fauve qui se balance. Ce cabanon sent la viande crue.

— Va-ra-cri-da-ru-la-ra-ti-ka !

Il s’est dressé. On voit ses dents, il va bondir. On boucle.

On ouvre ailleurs.

L’enfermé cherche à s’enfuir. Les gardiens le barrent. C’est un jeune, il est habillé.

— Faites-moi sortir, docteur, je vous en supplie, moi, je ne suis pas mauvais !

Avant-hier, il avait mordu l’homme à l’attitude soudée.

— Je ne recommencerai plus. Ce n’est pas ma faute.

Il avait un livre. Pour lire, il devait se coucher, le rayon de lumière passant sous la porte étant tout son soleil. Ce livre avait pour titre : Aventures de voyages !…

— Faites-moi sortir, par pitié ! je ne mordrai plus.

— Refermez.

— Assassins ! Assassins ! crie le jeune homme en sanglotant.

— La folie, me disait une sœur, est une punition de Dieu.

Les hommes y ajoutent la leur.