N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 151-159).


LA CHASSE AUX OUTARDES ET SES PÉRIPÉTIES



Sans rechigner tu sauteras,
De ton lit matinalement.

Dans les champs tu t’échineras,
Jusqu’au soir inclusivement.

Beaucoup de chasseurs tu verras,
Mais de gibier aucunement.

L’œuvre de mort n’accompliras
Que dans tes rêves seulement.

Les poulets tu respecteras,
Ainsi que les chats mêmement.

Le chien d’autrui tu ne prendras,
Pour un lièvre devenu grand.

Ton camarade tu tueras,
Le moins possible assurément.

Ton fusil tu déchargeras,
En revenant soigneusement.

Vers huit heures tu rentreras,
Anéanti complètement.

Et ne rapportant dons tes bras,
Qu’un moineau mort d’isolement.

(Les dix Commandements du Chasseur).


Ma jeunesse qui s’écoula à la campagne, tout près d’une plage qui abondait en gibier de grève, m’a fourni plus d’une fois, d’intimes jouissances. Chasseur de menu gibier d’abord, j’aspirai bientôt à l’honneur d’occire de grosses pièces, après avoir subi mille épreuves, et affronté les désillusions sans fin des chasseurs.

Explorer, étudier les endroits de chasse, les plus en renom, des environs, fut un de mes premiers soins.

Je me mis en rapport avec les principaux chasseurs de la paroisse, ceux qui chaque année, allaient faire le coup de fusil, soit à la Dune, à l’Île-aux-Grues, à la batture aux loups-marins, aux battures plates de St-Joachim, à[1] la grande anse de Kamouraska, quartiers généraux en avril et en septembre, des oies sauvages, des canards, des sarcelles, et du menu gibier de grève, pleuviers, barges, Courlis que nous nommons corbijeaux etc.

St-Thomas (maintenant Montmagny) comptait plusieurs chasseurs de haute pègre : un surtout primait par son tir, le Sieur Jacques Oliva, ou mieux le Seigneur Oliva. Toutefois ; je n’assurerai pas, qu’il eut entièrement droit au titre de seigneur. Pour les enfants du village ce devait être un seigneur, puisqu’il habitait le manoir seigneurial, le vieux manoir des Couillard de L’Épinay ; c’était donc admis.

Les préparatifs du seigneur Oliva pour sa grande chasse du printemps, (à cette époque la chasse au printemps était permise), jetaient l’émoi aux alentours.

Aux premiers soleils d’avril, un vieux matelot de la paroisse était mandé au manoir, pour calfeutrer, goudronner et faire flamber pour la rendre étanche la pirogue de chasse seigneuriale, que l’on tirait de l’appentis où elle avait été mise en hivernement ; cette Argo, bâtie à clins, en cèdre, était munie d’une grande voile latine ; elle avait de dix-huit à vingt pieds de quille.

Un mot maintenant sur le physique de mon vieil ami, le Seigneur. C’était un homme de haute taille, bien planté, son père le Dr F. Oliva, était de descendance germanique. Le fils avait la désinvolture d’un baron Allemand, le verbe haut, le teint frais, le geste énergique. Mon aïeul, M. Daniel McPherson, chez qui je demeurais, ne le désignait jamais autrement que sous le nom de baron Oliva. Il était maître — passé en vénerie, ce fier baron, — un oracle pour la jeunesse. Au chapitre du gibier, il en voulait surtout aux outardes et aux canards ; c’était lui qui surveillait l’élevage et l’éducation de ses plans : un couple de magnifiques outardes domestiques dont la réclame sonore se faisait entendre d’un bout à l’autre du bourg. M. Oliva, était, en outre, secondé dans ses chasses par un grand chien noir, à poil roide et grisonnant, espèce de griffon, qui l’accompagnait constamment soit pour repêcher le gibier blessé qui tombait dans l’onde, soit pour tirer au rivage, un petit traineau recouvert, où le baron enfermait ses plans, dans leur trajet au fleuve, à la fonte des neiges, pour la chasse du printemps.

Ce chien qui avait nom, Gaspé, lui servait comme Retriever, pour rapporter le gibier ; c’était un prodige de sagacité que Gaspé, dont je n’ai jamais pu débrouiller la complexe lignée.

Au retour d’une de ses chasses printanières, je demandais à mon vieil ami, de vouloir bien me faire part de l’itinéraire de sa récente excursion. L’illustre baron se rengorgeant, prit majestueusement une prise de maccaba dans un ample et antique tabatière en argent, — un présent me dit-il, fait à son père, le Dr Oliva, par le Roi de la Prusse, pour lui avoir sauvé la vie, en lui opérant à temps une saignée. Puis, il me fit asseoir en une bergère, appuyée à une croisée dans son sanctum, petite pièce, ornée de pistolets d’arçon, de fusils à percussion, (les Lefaucheux n’étaient pas encore inventés) de ramures de chevreuils et de caribous, de carnassières, de poirs, de gibernes et autres attirails de chasse. Une queue de renard touffue, trophée prisé de sa jeunesse, garnissait l’âtre de la cheminée, ou pendaient en sautoir, deux solides Meerchaum allemands et une blague en peau de veau-marin, artistement, brodée en poil de porc-épic.

Jeune, impressionnable, avide de récits de chasse, j’étais toute attention à ce que me racontait le digne seigneur.

« Nous dérapâmes, du bassin de St-Thomas, me dit-il, mon canotier et moi, à huit heures précises du matin, dans ma pirogue, que j’avais nommée la Blanche Diane[2] la patronne des chasseurs, comme on a dû te le dire, au collège.

La marée étant presque haute ; mais comme le courant monte au large, une heure de plus que près de terre, nous avions assez de marée montante, pour prendre avec la jolie brise de vent d’ouest qu’il faisait, la Pointe-aux-Pins, à l’Ile-aux-Grues.

Puis, nous tirâmes une bordée entre cette isle et l’isle Ronde et nous vînmes nous embusquer vis-à-vis de la dune, à terre. La marée serait basse à trois heures de l’après-midi : nous nous creusâmes une cache et nous devions attendre cachés, le passage de la vaste bande d’outardes, mêlées d’oies sauvages qui voyage chaque jour des battures plates à St-Joachim, et fait étape à la dune ; puis, file jusqu’à la batture aux-loups-marins, vis-à-vis St-Jean-Port-Joli. Notre calcul nous fit défaut : un vaillant chasseur de l’Île-aux-Grues — le capitaine Agapite Lavoie, nous avait devancés : il bêla de son affût, la Blanche Diane, à son mouillage.

« Levons le pied, dis-je, à mon canotier ! pique au large ! nous avons encore assez de baissant, avec cette brise, pour aller camper ce soir sous le pommier de Chatigny, à la batture-aux-loup marins. » Aussitôt dit, aussitôt fait. On repêche le grapin, la Blanche Diane prend le vent, la voile s’enfle, se corse ; nous voilà qui filons huit nœuds à l’heure, vers cette giboyeuse batture, le rendez-vous du gibier, à dix lieues à la ronde.

— Sais tu ce que c’est que ce pommier de Chatigny me dit mon interlocuteur ?

— Non, lui repliquai-je ; ça doit être un pommier comme tout autre pommier.

— Nenni, mon brave. Il y a là tout une histoire et une légende par dessus le marché, que mon vieil ami De Gaspé te raconterait de fil en aiguille, s’il était ici. Sur la batture, il y a une petite éminence, c’est la butte à Chatigny. Tout auprès, une épinette, l’épinette de Chatigny, et puis, son pommier. Le pommier n’est pas un pommier ordinaire ; sans avoir été greffé, il produit d’un côté des pommes douces, de l’autre, des pommes sûres ; voilà le pommier de ce pauvre Chatigny, qu’un vindicatif chasseur, son soi-disant ami, laissa mourir de faim sur cette île déserte : mon bon ami De Gaspé m’a promis d’écrire cette lugubre histoire avant de mourir.[3]

Eh bien ! nous passâmes la nuit à l’ancre, à une encablure du rivage. Le lendemain, nous prîmes terre ; il faisait un calme plat : le soleil, de ses rayons vermeils, inondait les cimes lointaines et bleuâtres des Laurentides ; le long de la côte du sud, quelques banquises, résidu de la débâcle du lac St-Pierre, étaient entraînées par la marée montante ; c’était le jour de la saint George, le 23 avril. Nous attachâmes nos plans, en vue du fleuve et nous nous embusquâmes derrière une grosse glace, que la marée avait échouée sur la batture, nos fusils chargés de gros plomb à outarde.

Bientôt, attirées par la réclame de nos outardes domestiques, deux sauvagesses, comme les nommait mon canotier, quittèrent le camp et s’avancèrent en nageant ; mon coup de fusil blessa mortellement le jars. Gaspé se plongea dans l’onde glacée, repêcha et nous rapporta fièrement cette belle pièce.

Évidement le temps était trop beau, beaucoup plus favorable à la confection du sucre d’érable en avril qu’à la chasse à cette saison.

Nous dînâmes, sur l’île, à l’endroit connu comme la butte à Chatigny : puis, prenant avantage de la marée montante et du vent, la Blanche Diane, tira sa bordée, d’abord vers le Cap Tourmente ; et virant de bord, elle cingla pour la côte sud, vers l’anse-à-Giles ; nous laissâmes échouer la chaloupe et nous trouvâmes, chez l’hôtelier, Simon Talbot, un repas et un gite fort satisfaisant pour la nuit.

Le lendemain matin, nous nous laissâmes dériver dans une brume, d’abord faible, plus tard fort épaisse, jusque vis-à-vis du petit cap ou promontoire, du cap St-Ignace. Là, la brume croissante faillit me jouer un mauvais tour ; en m’établissant avec mes plans sur la grève, je remarquai d’autres chasseurs qui guettaient aussi le passage des outardes.

J’attendais, qu’une volée d’outardes qui était allé aux vivres sur cette grève vaste et vaseuse, se replia vers le rivage ; je me blottis à terre dans cette espèce de demi-jour que la brume engendrait, lorsque tout à coup à la suite d’une décharge d’arme-à-feu, j’entendis le plomb qui crépitait sur la vase tout autour de moi. Je m’aperçus que j’étais devenu un point de mire pour les autres chasseurs qui entendant la réclame de mes plans, nous avaient pris pour une volée d’outardes.

Bientôt nous fûmes salués d’une seconde décharge, la situation devenait scabreuse : je grimpai de suite sur une banquise échouée et garnie des ajoncs du lac St-Pierre ; j’agita mon arme, je criai comme un possédé. Finalement une idée lumineuse me vint ; je tirai un coup de fusil pour prouver à ces malotrus, que je n’étais pas une outarde. Voilà, mon jeune ami, un des mauvais pas où ma présence d’esprit, vint à ma rescousse, pendant ma récente partie de chasse.

Il y a bien d’autres modes pour capturer les outardes qu’avec les plans domestiques ; ainsi, à l’Île du Prince Édouard, à l’entrée du golfe, on trompe l’œil de la volatile, au moyen de canots d’un faible tirant d’eau, dont on recouvre les bords d’herbes ou de branches vertes.

On emploi comme moteur, une roue à l’arrière de la nacelle, comme la roue dans un petit steamer ; le chasseur s’assied dans le canot, sous les herbes ou les branches, appuie le canon de son fusil sur la pince du canot et laisse manœuvrer son compagnon, qui se dissimule, lui aussi, dans l’arrière partie de l’embarcation ; de cette sorte, le canot fait l’approche et le chasseur, avec sa grande canardière chargée de gros plomb, d’un seul coup de fusil, abat plusieurs gros gibiers ; mais, avant de te lire « les dix commandements du Chasseur » que je t’ai promis, et que je te prie de graver dans ta mémoire, je vais te raconter comment on procède, en Russie ; as-tu jamais entendu parler de la chasse aux outardes, avec des tranches de navets ?

— Jamais, lui dis-je, en ouvrant de grands yeux, avec ébahissement.

— Eh bien, le mode russe, le voici :

Les outardes, par volées sans nombre, font ordinairement l’automne et le printemps, leur apparition dans ces parages à la grande satisfaction des nemrods qui s’en donnent à cœur joie. Une autre classe de chasseurs font compétition aux amateurs de fusils. Ils ont adopté le système de la ligne et de l’hameçon, tout comme pour le poisson. Ils attachent de distance en distance, à une ligne pour la morue, des douzaines de petites lignes gréés d’hameçons recouverts de tranches de navet.

On ajoute plusieurs longueurs agencées de cette manière ; quelquefois les lignes ont plus d’un demi mille. Ainsi préparées, elles sont placées dans l’eau aux endroits les plus fréquentés des outardes, qui a la marée basse, reviennent au pâturage et s’empressent de faire honneur au navet. Il n’est pas rare de voir prendre d’un seul coup, une vingtaine d’oiseaux.

Or, un bon jour un chasseur très-intelligent, du nom de Polomitz, se rend à l’endroit où il avait tendu ses lignes, pour voir le résultat de son travail. Accompagné d’une jeune fille, il dirige son canot d’écorce à l’ancrage de la ligne dont il lie l’extrémité à l’avant de l’embarcation ; puis, il débarque sur un banc de sable que la marée avait laissé à sec, disant à son enfant de se bien tenir. Effrayées de l’apparition de l’homme des bois, les outardes se levèrent en masse en prenant leur volée vers l’embouchure du havre, traînant le canot et son contenu avec une rapidité étonnante. Les sentiments de Polomitz, à ce moment, sont indescriptibles. Ne pouvant porter secours à son enfant, il fond en cris de douleur. Le cortège allait prendre le large, et le sort de la petite infortunée lui paraissait déterminé.

Mais tout à coup plusieurs détonations retentissent au loin, et le chef de file, en apparence frappé, tomba dans l’eau, ou s’abattirent toutes les autres. C’était le frère de Polomitz et ses deux fils qui avaient fait feu sur les fuyards. Comme bien l’on pense, on court au secours de la petite fille plus morte que vivante, et l’on procède à retirer les prisonniers de la ligne. Quarante-huit outardes s’étaient prises à l’appât du navet, appliqué aux hameçons. On dépêcha le canot vers Polomitz qui jubila de joie en revoyant sa petite fille et en apercevant le nombre, presqu’incroyable des oiseaux qui l’avaient remorqué si loin.

Le seigneur Oliva, ayant relaté cette palpitante aventure d’un grand sérieux, prit une forte prise de tabac dans sa tabatière légendaire, et éternua fortement ; le canotier, plein d’admiration pour son excellent maître, s’écria, en employant un juron familier : Tacré mille Gueux ! en voilà une bonne, monsieur le jeune chasseur ; mettez la, avec les Dix Commandements du chasseur, dans votre Sabretache.

  1. Les premières outardes. — Vendredi dernier (25 mars 1887) Achille Lebel, forgeron, et Jérémie Levêque, charron, ont abattu trois outardes à Fraserville, Comté de Temiscouata. — Le Canadien 29 mars 1887.
  2. La Blanche Diane avait ses hauts peints en blanc, couleur moins voyante, pour ne pas alarmer le gibier.
  3. Il s’en est loyalement acquitté. Voir Mémoires de P. A. De Gaspé, p. 367, édition, 1866.