Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/La Dernière Fée

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LA DERNIÈRE FÉE


Air d’Angéline, de Willem.


Près du rivage où le druide austère,
Chez les Bretons, ensevelit ses dieux,
Au vieux curé qui bêche son parterre
Vient d’apparaître un messager des cieux.
C’est un ange. Oui : l’auréole, les ailes,
Tout le lui prouve. Il se signe, et soudain,
Malgré la brume, il voit dans son jardin
Oiseaux s’ébattre et fleurs briller plus belles.

Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

bis.


Parmi ses fleurs l’ange aussitôt moissonne.
Ah ! dit le prêtre, il veut parer nos saints.
L’ange sourit : — Pour mettre une couronne
Sur un tombeau, je te fais ces larcins,
Dit-il ; entends des plaintes étouffées
Traverser l’air ; vois ce ciel triste et noir.
Dans l’anse où croule un noble et vieux manoir,
Vient de mourir la dernière des fées.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

                            LE PRÊTRE.
Comment ! chez nous, encore un pareil être !
                                L’ANGE.
Certes ; bien loin des savants, des penseurs,
Sous le dolmen qui jadis la vit naître,
Dieu lui permit de survivre à ses sœurs.
Croire à ses dons tenait lieu d’abondance ;
D’heureux efforts naissaient de vœux ardents ;
Même à sauver vos pêcheurs imprudents
La bonne fée aidait la Providence.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

                            LE PRÊTRE.
Ses dons jamais n’ont fécondé nos grèves.
                                L’ANGE.
Non ; mais sais-tu combien sur le malheur
Elle a versé d’espérance et de rêves ;
Combien versé de baume à la douleur !
Le pauvre, en songe, atteignait aux délices
Des plus grands rois : Dieu point ne le défend,
Ce Dieu qui sait de quoi pleure l’enfant,
Et qui bénit le doux chant des nourrices.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

Vient un savant que la vapeur amène.
La fée en rose était changée alors.
Il s’en saisit, l’effeuille ; ô phénomène !
Son doigt la tue : à ses pieds roule un corps,
Un corps de vierge à la beauté divine.
La mer, dit-il, jusqu’ici l’a jeté.
Car la science, aveugle majesté,
Ne croit à rien qu’au peu qu’elle devine.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

Le savant passe. Elle, aux concerts célestes,
Monte en esprit, et d’énormes oiseaux
Viennent creuser une fossé à ses restes.
Va croître un if où dormiront ses os.
Sur les débris d’un antique trophée,
Ombre immortelle, un barde en ce moment
Apparaît là : — Guerrier, poëte, amant,
Pleurez, dit-il ; vous n’avez plus de fée.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

Je vois dans l’air tous les dieux de l’Attique ;
Tous ceux du Nord, du Nil et de l’Indus.
Ces vieux parents de la vierge celtique
Vont l’entourer d’honneurs qui lui sont dus.
Prêtre, ainsi qu’eux du ciel favorisée,
Elle eut pour sœur la vierge que tu sers.
Dieu brille au fond de vos cultes divers,
Comme l’aurore aux gouttes de rosée.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

                            LE PRÊTRE.
Mais de son culte à peine a-t-on mémoire :
Contre l’oubli Dieu défend ses desseins.
                                L’ANGE.
D’un Empyrée elle eut sa part de gloire,
Temples, autels, prêtres, martyrs et saints.

Longtemps par elle a surnagé la race
Des nations que lui soumit le sort.
Né de leur sang, vieux Breton, plains sa mort,
Dernier soupir d’un monde qui trépasse.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.

                            LE PRÊTRE.
Quoi ! pur esprit, vous allez sur sa tombe
Vous joindre aux dieux, mensonges du passé ?
                                L’ANGE.
Hors le grand Dieu, tu le vois, tout succombe.
Crains pour le temple où la foi t’a bercé,
À tes autels si déjà l’homme insulte,
Prêtre, à la fée accorde quelques pleurs,
Et viens m’aider à suspendre ces fleurs
Sur l’humble fosse où descend tout un culte.
Sous un ciel sombre et les vents et les flots
Poussent au loin de funèbres sanglots.