Champollion inconnu/Champollion poète

III


CHAMPOLLION POÈTE


Bien éloigné de la vérité serait le moderne qui regarderait Champollion comme un absorbé, comme un renfrogné, comme un savant en us. Cet égyptologue avait une âme gracieuse et riante, une âme de poète, un tempérament plein de charme.

L’âme du savant n’est pas une âme sèche et froide. Il a écrit lors d’une épreuve :


L’amour et l’amitié remplissent mon âme tout entière : sans eux je serais bien à plaindre !


Et il compare poétiquement les deux sentiments :


L’amour a des ailes : l’amitié n’en a point, elle reste. L’amour a presque toujours un bandeau : l’amitié a des yeux de lynx, elle veille au bonheur de l’aimé.


Il écrit encore à son fidèle, Augustin Thévenet :


Le découragement est sur le point de me gagner. C’est alors que j’appelle à mon secours toute ma philosophie. Mais, pour mon malheur, elle ne peut rien sur l’âme. Il faut être calme pour écouter ses inspirations. Je conçois qu’elle adoucit les maux ordinaires de la vie, qu’elle préserve des peines de convention qui naissent des préjugés sociaux, mais, si le cœur souffre véritablement, la philosophie se tait parce qu’elle sent alors son impuissance, que reste-t-il à l’infortuné ? Les consolations de l’amitié ; je les attends de toi ; je te raconte mes peines et je me sens un peu soulagé. Aime-moi, comme par le passé, et plus encore s’il se peut, parce que j’en ai bien besoin : je t’embrasse de cœur !


La tendresse du cœur se concilie chez l’égyptologue avec un enjouement, une simplicité, une grâce rieuse qui attache, séduit, et amuse :


Mon ouvrage grossit ; il devient plus ventru, à mesure que je maigris davantage…

La fièvre à la mode c’est la plaçomanie, la rage des places. Il y a de furieux accès de cette fièvre. Pour monter, il faut ramper ; c’est la maxime du temps !…

Je ne suis qu’un pauvre diable qui reçoit beaucoup de compliments sur son savoir et ses belles découvertes, mais pas un seul petit traitement pour ses menus plaisirs…

Tout en Égypte respire le souvenir de l’expédition française. Sur les ruines de l’antique Alexandrie, un aveugle arabe m’a crié fort intelligiblement : « La charité, citoyen ! Je n’ai pas déjeuné ! »…

Je fais un grand signe de croix en action de grâces à mon bon génie quand je développe un attrayant papyrus…

Je demandai à un nubien qui m’offrait de l’eau-de-vie de dattes s’il connaissait le nom du sultan qui a construit le vieux temple de Deïr ? Il me répondit que d’après les vieillards du pays l’édifice date de trois cent mille ans, mais qu’on est incertain de savoir s’il est l’œuvre des anglais, des russes, ou des français…

J’ai donné une fête à mes jeunes gens le surlendemain de notre arrivée au Caire. Je fis venir six almées ou filles savantes (et très savantes), qui dansèrent et chantèrent de six heures du soir à deux heures du matin… le tout en tout bien et tout honneur…

À Akhmin, l’après-midi et la nuit se passèrent en fête, bal, tours de force et concert, chez l’un des commandants de la haute Égypte, Mohamed-Aga, brave homme, bon vivant, et bon convive, ne respirant que la joie et les plaisirs. L’air de Malborough que nos jeunes gens lui chantèrent en chœur le fit pâmer de plaisir, et ses musiciens eurent aussitôt l’ordre de l’apprendre…

Les sots de tous les siècles ont eu ici de nombreux représentants ; égyptiens, grecs, romains, coptes, européens, ont cru s’illustrer en griffonnant leurs noms sur les peintures et en défigurant les bas-reliefs. Mais à Béni-Hassen j’ai trouvé écrite au charbon et presque effacée une inscription bien simple qui m’a ému « 1800, 3e régiment de dragons. » J’ai repassé pieusement ces traits à l’encre noire, avec un pinceau…

Je te ferai le détail des charmes et des beautés occultes de plusieurs belles momies de marquises égyptiennes dont j’ai examiné déjà la charmante carcasse…

À mon retour je te ferai voir le portrait de la reine Atari, fort jolie femme, quoique négresse…

Mon escadre (sur le Nil) est composée de six superbes barques à trois lits et d’un vaisseau amiral à quatre lits, armé d’une pièce de canon. Ma caravane de vingt-huit bouches, sans compter celle du canon, risque de mourir de faim au fond de cette triste Nubie…

Je donne ce soir à nos jeunes gens une fête mangeante dans une des plus jolies salles du tombeau d’Ousireï, pour la naissance de Mlle Zoraïde ma fille. Je ménage une surprise à notre jeunesse, un morceau de jeune crocodile à la sauce piquante…


On peut aussi dire que la poésie la plus colorée coule à pleins bords dans ses enthousiastes descriptions des sites et des monuments, admirés en Italie ou en Égypte. Il est vrai qu’il boude le Vésuve :


Je lui en veux un peu de n’avoir point célébré notre venue par une petite illumination. Il est d’une tranquillité bête !


Mais quel lyrisme, à Terni, à Paestum, et sur mer !


J’ai vu la cascade della Marmora : c’est le plus magnifique tableau que l’œil humain puisse contempler !…

Il est impossible de communiquer la profonde impression qu’on éprouve à la vue de l’antique Possidonia (Paestum), de ces trois temples grecs isolés au milieu des pâtres, des bandits et des troupeaux de buffles. C’est du vieux style tout pur, c’est-à-dire du grandiose et du vrai beau ! À une certaine distance et surtout lorsque ces monuments se détachaient en jaune doré sur le bel azur du ciel et de la mer, je crus voir des temples égyptiens ! J’étais déjà amoureux du vieux style : c’est maintenant ma passion déclarée ! On n’entend d’autre bruit dans cette enceinte que le cri des corbeaux ou des buffles ; les uns voltigent dans ces forêts de chapiteaux ou se perchent sur les corniches ; les autres reposent à l’ombre des robustes colonnes du péristyle : Je n’oublierai jamais un tel tableau !…

Un orage violent éclata ; notre vaisseau volait aussi rapide qu’une flèche au milieu des flots rugissants comme des bêtes féroces ! C’était un spectacle aussi beau qu’effrayant !…


En Égypte plus encore la poésie des grands spectacles enflamme Champollion. Ce n’est pas qu’il s’étudie à tout voir en beau :


Je me suis bien gardé dans mes dessins d’oublier les reines soit égyptiennes, soit grecques : il y en a de toutes les couleurs, blanches, brunes, noires, jaunes, voir même des châtaignes ; les unes jolies, les autres laides, comme il a plu au grand Ammon de les octroyer en temps et lieu.


Il ne s’aveugle pas davantage sur l’Égypte moderne :


Sachant que les anciens représentaient cette contrée par une vache, Méhémet-Ali la trait et l’épuise du soir au matin, en attendant qu’il l’éventre ; ce qui ne tardera pas. L’Égypte fait horreur et pitié ; je dois le dire malgré le beau sabre monté en or dont le Pacha m’a fait présent, comme une marque de sa haute satisfaction.


Mais sauf ces réserves, le voyageur vibre d’admiration et la poésie de son sujet l’enlève, le passionne : c’est le délire sacré du barde en toute sa fougue et sa flamme. Ses descriptions sont de véritables chants imagés et fleuris.


À Bathn-el-Bakarah, la vue est magnifique : la largeur du Nil est étonnante : à l’occident, les pyramides s’élèvent au milieu des palmiers. Une multitude de barques et de bâtiments se croisent dans tous les sens. À l’Orient le village très pittoresque de Schoraféh dans la direction de Héliopolis. Le fond du tableau est occupé par le mont Mokatham que couronne la citadelle du Caire et dont la base est cachée par la forêt de minarets de cette grande capitale…

Nous arrivâmes enfin à Dendérah. Il faisait un clair de lune magnifique et nous n’étions qu’à une heure de chemin des temples. Pouvions-nous résister à la tentation ? Je n’essaierai pas de décrire l’impression que nous fit le grand propylon et surtout le portique du grand temple ! On peut bien le mesurer ; mais en donner une idée, c’est impossible ! C’est la grâce et la majesté réunies au plus haut degré ! Nous y restâmes des heures en extase courant les grandes salles avec notre pauvre falot !…

À Karnac apparaît toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand. Tout ce que j’avais vu, tout ce que j’avais admiré avec enthousiasme me parut misérable en comparaison de ces conceptions gigantesques ! Je me garderai bien de vouloir rien décrire. Car de deux choses l’une : ou mes expressions ne rendraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets : ou bien, si j’en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, tranchons le mot, pour un fou ! Nous ne sommes en Europe que des Lilliputiens ; aucun peuple ancien n’a conçu l’art de l’architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, et aussi grandiose, que les vieux égyptiens. Ils concevaient en hommes de cent pieds de haut ; et nous avons tout au plus cinq pieds huit pouces ! L’imagination, qui, en Europe, s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête ici et tombe impuissante au pied des cent quarante colonnes de la salle hypostyle de Karnac !…

Thèbes, c’est ce que la main de l’homme a fait de plus grand et de plus merveilleux. Tous les superlatifs du monde ne sont que bagasse quand il s’agit de parler de cette aînée des villes royales. J’y courais comme un fou au milieu des colosses, des obélisques, et des colonnades qui passent ce que l’imagination peut concevoir de plus grandiose. C’est un monde de monuments ; ou plutôt c’est Thèbes, et c’est tout dire ! C’est le plus grand mot qui existe dans aucune langue !…

Notre soirée a été égayée par un superbe écho découvert par hazard en face de Dandour. Il répète fort distinctement et d’une voix sonore jusqu’à onze syllabes. Nos compagnons italiens se plaisaient à lui faire redire des vers du Tasse tout entiers, entremêlés de coups de fusil que l’écho nous rendait en coups de canon et en éclats de tonnerre…

Les brisants du Nil me rappellent le bruissement de nos torrents des Alpes…

Toutes les descriptions ne sauraient donner une idée d’Alexandrie. C’est une véritable apparition des antipodes et l’on se trouve tout à coup dans un monde nouveau. Des couloirs étroits et bordés d’échoppes, encombrés d’hommes de toute couleur, de chiens couchés, et de chameaux attachés en chapelets ; des cris rauques mêlés à la voix glapissante des femmes et d’enfants à demi-nus ; une poussière étouffante ; et, par-ci par-là quelque seigneur magnifiquement habillé et maniant un superbe cheval ; voilà ce qu’on nomme une rue d’Alexandrie…

La place de l’Ezbékieh, au Caire, pour la fête du Prophète, est couverte de monde entourant les baladins, les danseuses, les chanteurs et de très belles tentes sous lesquelles on pratique des actes de dévotion. Ici, des musulmans assis lisent en cadence des chapitres du Coran ; là trois cents dévots rangés en lignes parallèles et mouvant le haut de leur corps en avant et en arrière comme des poupées à charnières, chantent en chœur : Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu ! Plus loin quatre cents énergumènes debout, rangés circulairement et se sentant les coudes, sautent en cadence en lançant du fond de leur poitrine épuisée le nom d’Allah mille fois répété, mais d’un ton si sourd, si caverneux, que je n’ai entendu de ma vie un chœur plus infernal, cet effroyable bourdonnement semblait sortir des profondeurs du tartare, nous en fûmes réellement terrifiés. À côté de ces religieuses folies circulent les musiciens et les filles de joie. Des jeux de bague, des escarpolettes de tout genre sont en pleine activité, ce mélange de jeux profanes et de pratiques religieuses joint à l’étrangeté des figures et à l’extrême variété des costumes forme un spectacle infiniment curieux et que je n’oublierai jamais.


Encore une vraie poésie dans cette expansion qu’exprime le savant devant certains fragments de papyrus égyptiens.


Décrire les sensations que j’aie éprouvées en étudiant les lambeaux de ce grand cadavre d’histoire est chose impossible ! L’imagination la plus froide en serait ébranlée ! Comment se défendre d’un peu d’émotion en remuant cette antique poussière des siècles ! Je philosophais à outrance. Aucun chapitre d’Aristote ou de Platon n’est aussi éloquent que ce morceau de papyrus. J’ai vu rouler dans ma main des noms d’années dont l’histoire avait totalement perdu le souvenir, des noms de dieux qui n’ont plus d’autels depuis quinze siècles ; et j’ai recueilli, respirant à peine, craignant de le réduire en poudre, le petit morceau de papyrus, dernier et unique refuge de la mémoire d’un roi qui, de son vivant, se trouvait peut-être à l’étroit dans l’immense palais de Karnac ! Dans ces restes si fragiles et si mutilés d’un monde qui n’est plus, j’ai vu, comme dans celui d’aujourd’hui que du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ; que le temps réduit au même niveau et entraîne sans distinction ce qu’il y a de plus grand et de plus petit, de plus grave et de plus futile, de plus triste et de plus gai. À côté d’un fragment soit d’acte du règne de Ramsès le Grand, soit d’un rituel contenant les louanges de Ramsès Miamoun ou de tout autre grand pasteur des peuples, j’ai trouvé un débris de caricature Égyptienne représentant un chat qui garde des canards, la houlette à la main, ou un cynocéphale qui joue de la double flûte. Près des nom et prénom du belliqueux Mœris, un rat armé en guerre et décochant des flèches contre un combattant de sa force, ou bien un chat montant sur un char de bataille. Ici, un morceau de rituel funéraire, sur le dos duquel l’intérêt humain avait écrit un contrat de vente ; et là, des débris de peinture, d’une obscénité monstrueuse !…


L’égyptologue est donc souvent un poète en prose dans ses descriptions. Mais si le mot de poésie ne doit s’appliquer qu’à des œuvres versifiées, Champollion peut aussi réclamer sa petite place sur le Parnasse.

Ce n’est pas sans surprise que parmi ses lettres, adressées à son frère, parmi ces monuments qui attestent un si profond savoir, une attention si tenace aux matières les plus ardues, on trouve les productions toutes différentes d’un esprit enjoué, on rencontre des facéties et des vers !

Entre une question de grammaire arabe et une discussion sur les papyrus égyptiens, entre une reproduction de caractères hébreux et un dessin de cartouches pharaoniques, s’intercale parfois une œuvre poétique, épître ou comédie, écrite sans prétention, gaiement, simplement, pour l’amusement de la famille et des amis.

Il semble même que l’auteur ait eu conscience de quelques défaillances prosodiques ; il s’en est tant bien que mal justifié en ces termes :


Mon imagination fougueuse ne peut s’astreindre à une symétrie qui semble froide, mes vers comme ma tête sont pleins de mouvements, bons ou mauvais. Les disparates sont de l’essence de la poésie.


Peut-être serait-il donc excessif de vanter le mérite littéraire de ces morceaux faciles : du moins empruntent-ils une saveur marquée au nom de leur savant auteur et à ses occupations ordinaires.

La curiosité publique, en nos temps, s’attache volontiers aux peintures d’une cantatrice, à la musique d’un sculpteur ; l’opinion se montre bénévole pour ces œuvres inattendues, qui bénéficient de la surprise et rencontrent l’indulgence.

Il en pourra être ainsi pour ces légers produits de l’esprit le plus solide et le plus puissant, pour ces vers français d’un savant égyptologue. Ceux que l’on va lire n’accroîtront assurément pas sa gloire ; ils susciteront quelque intérêt, uniquement à cause du grand homme qui s’en est diverti.

Les premiers en date sont envoyés du collége ; l’auteur a treize ans :


Je t’envoie la copie du discours du vieil Horace qui défend son fils devant le peuple. C’était une version de Tite-Live qu’on nous avait donnée. Comme il y avait de grandes idées j’ai tâché de le mettre en vers et je l’ai mis sur une copie. Qu’en penses-tu ?


Discours du vieil Horace
Tite-Live, Narration IV. Art. IV.

Peuple, le verras-tu, ce héros triomphant,
Le verras-tu souffrir un supplice infamant ?
À peine les Albins pourraient, d’un œil tranquille,
Voir dans ce triste état le fléau de leur ville !
Viens enchaîner mon fils ! Viens, approche, Licteur !
Viens courber sous le joug notre libérateur !

Celui qui nous acquit une nation nouvelle
Sera victime, hélas, d’une loi trop cruelle !
Bourreaux, allez voiler son front victorieux !
Si mon fils doit périr, que ce soit en ces lieux !
Qu’il teigne de son sang ces glorieux trophées,
Ces armes au combat par lui-même enlevées !
Si, loin de cette enceinte, il trouve le trépas,
Sur la tombe de ceux que t’immola son bras,
Rome, reçois son sang ! Oui, reçois cette vie
Qu’il exposa toujours pour servir sa patrie !
Nos neveux rougiront d’être appelés Romains !
Ils rougiront du sang que vont verser vos mains !
Sa mort ne peut flétrir les lauriers de sa gloire :
Pour nous sera la honte, et pour lui la victoire !


La naïve pièce suivante est encore œuvre de lycéen :


Conaxa
Conte

Un commerçant, au déclin de son âge,
Voyait depuis longtemps fructifier ses fonds ;
 Et ses vaisseaux bravant l’orage
Couvraient des mers les abîmes profonds :
Ils venaient à bon port. Riche dans peu d’années,
Il vit l’or et l’argent s’amonceler chez lui,
Et tout lui présageait d’heureuses destinées.
Du probe Conaxa la jeunesse avait fui :
 Déjà la vieillesse craintive
Lui faisait redouter les caprices des flots,

Sa démarche lente et tardive
L’avertissait de songer au repos :
Le seul espoir de sa vieillesse
Consistait dans ses deux enfants
De qui les soins et la tendresse
Lui faisaient oublier les outrages des ans.
« Vous êtes, ô mes fils, au printemps de votre âge,
« Leur dit-il, mes vieux jours
« M’ôtent la force et le courage
« De suivre mes travaux, d’en reprendre le cours.
« Je vais vous céder ma fortune
« Puissiez-vous, ô mes enfants,
« De cette faveur peu commune
« Être envers moi reconnaissants.
« Imitez votre vieux père
« Soyez toujours laborieux,
« Et que tout dans vos mains prospère !
« C’est le plus ardent de mes vœux ! »

Bientôt il tint ses promesses :
À ses deux fils tout est livré…
À l’instant cessent les caresses,
Le vieillard est abandonné !
On le fuit, on le délaisse,
Il est seul avec son ennui.
Plus de fils, plus de tendresse.
Avec son or, tout s’est évanoui !

Tout lui reprochait sa sottise,
Et tout la lui faisait sentir.
Cette tranquillité qu’il s’était tant promise,
Elle fait place au repentir !


Un ami lui restait, et ce malheureux père
Lui dépeignant son affreuse misère,
Court dans son sein épancher sa douleur.
Il pleure, il crie, il se désole ;
Son fidèle ami le console,
Et lui promet une ombre de bonheur.

« Il nous faut employer la feinte.
« Écoute : voici mon dessein,
« Lui dit l’ami, pour mettre fin
« À ces douleurs dont son âme est atteinte.
« Quelqu’un viendra t’apporter de ma part
« Une somme considérable.
« Aussitôt après son départ
« Étale l’argent sur la table
« Et fais que tes deux fils puissent l’apercevoir :
« Et tu verras bientôt changer leur train de vie.
« Dans peu de temps tu vas les voir
« Se conduire à ta fantaisie. »

Ainsi parle l’ami ; le vieillard rassuré
Conserve cependant un peu d’humeur chagrine.
Ses fils arrivent et l’on dîne.
Par un homme inconnu le repas est troublé :
Le père reçoit l’or, l’envoyé se retire.
« Écoutez, mes enfants, ce que je vais vous dire :
« Vous êtes étonnés de me voir tout cet or ;
« En vous donnant mon bien j’ai fait une imprudence,
« Mais cet argent me reste encore,
« Et ce sera la récompense,
« Lorsque la mort m’enlèvera,
« De celui de vous deux qui le méritera. »

Il dit, et feint de renfermer la somme.
Dévoré de la soif du gain,
Chaque fils se promettait bien
D’avoir le trésor du bonhomme.

Conaxa voit déjà ses désirs prévenus.
Caresses, devoirs assidus,
Il n’est rien qu’on n’eût voulu lui faire
Pour réjouir et charmer le bon père.
Zélés, soumis, respectueux,
Ses fils rivalisaient tous deux.
C’était le plus content des vieillards de ce monde,
Tant leur hypocrisie était noire et profonde !
Enfin, la mort vient l’enlever
Aux soins de leur feinte tendresse.
Le père étant mort sans tester,
Loin de montrer de la tristesse,
Les fils, au coffre-fort coururent promptement,
(Car ce fut là leur première pensée !)
Mais quel est leur étonnement,
Quand au lieu de trouver la somme désirée,
Et de voir l’immense trésor
Que leur avait promis la mort,
Ils ne trouvent qu’une massue,
Plus une inscription en ces termes conçue ;
Cette arme est pour punir les pères imprudents,
Pour les guérir de la sottise
D’abandonner leur bien à leurs enfants.
Ah ! Victime de ma tendresse !
Si je l’ai fait, d’affreux malheurs

Et des chagrins et des douleurs
Ont assiégé ma trop longue vieillesse !


Un peu plus tard, à dix-sept ans, Champollion, quittant Grenoble pour étudier à Paris, compose, le 1er janvier 1807, cette fraternelle et reconnaissante prière que je cite avec empressement parce qu’elle dément les sentiments irréligieux qu’une école attribue gratuitement au grand égyptologue :


Maître de l’univers, toi mon Dieu, toi mon père,
D’un œil compatissant, si tu vis ma misère,
Si tu jetas sur moi des regards de bonté,
Écoute, entends ma voix ! Que je sois exaucé.
Un frère, tu le sais, dès ma plus tendre enfance
Acquit des droits sacrés à ma reconnaissance,
De la vertu m’apprit à suivre le chemin,
Des vices de mon cœur arracha le levain.
Le faux éclat de l’or, la richesse trompeuse
Ne pourraient lui fournir une carrière heureuse.
Ces biens empoisonnés causeraient son malheur,
Et loin de l’assurer, détruiraient son bonheur.
Des craintes, des chagrins, il deviendrait la proie.
Mon père, tu le peux, mets le comble à ma joie,
Fais-le vivre content dans la tranquillité.
Que ses jours soient filés par la prospérité.
Fais qu’un heureux amour verse sur lui ses charmes,
Qu’il quitte pour lui seul le venin de ses armes,

Que l’hymen sous des fleurs cache ses fers pesants,
Qu’il voye ses vertus revivre en ses enfants.
Arrête le ciseau de la Parque cruelle !
Qu’elle file longtemps une trame si belle !
Oh ! fais que mes succès justifient son espoir,
Que je sois vertueux, et qu’il puisse le voir !
Fais qu’à mon tour enfin lui prouvant ma tendresse,
Je puisse par mes soins soulager sa vieillesse !


Le 1er janvier de l’année suivante, 1808, nouveaux vers de Champollion, adressés cette fois à son frère et à la nouvelle épouse de celui-ci, Zoé Berriat :


Apologue Arabo-Persan

Le chantre de la nuit, le tendre rossignol,
Ignorait l’amour et ses charmes.
Vers un bosquet un jour il dirigea son vol,
Content, tranquille, exempt d’alarmes,
Il allait chercher sa fraîcheur,
Lorsqu’une jeune et belle fleur
Se présente à ses yeux. Il la voit, il soupire
Et de l’amour il reconnaît l’empire.

Il n’abandonne plus ce bocage charmant.
Aussitôt, de plaire il s’empresse,
Jours et nuits le sensible amant
Chantait l’objet de sa tendresse,

Heureux de se voir, de s’aimer,
Ce doux bonheur filait leur vie.
Mais l’hiver vient ; il faut quitter
Pour toujours sa brillante amie !

Le vent destructeur de l’automne
Déjà fait frémir le bosquet,
La verdure qui le couronne
Se flétrit, tombe, et disparaît
L’hiver approche, et les nuages
Déjà noircissent l’horizon,
Les fleurs voient jaunir leurs feuillages.
Tout ressent les effets de la triste saison !

Il vit s’évanouir la fraîcheur de la belle
Et son tendre incarnat et son parfum divin.
Que devint-il alors ? Ô fortune cruelle !
Hélas, ainsi le veut le sévère destin.
Contant sa peine à toute la nature,
Le rossignol déplore son malheur
Et court au fond des bois dépouillés de verdure
Cacher son amère douleur.

Le rossignol est ton image.
Et celle qui fait ton bonheur,
L’aimable reine du bocage
C’est la maîtresse de ton cœur !

Comme ces deux amants, dont j’ai chanté les peines
Votre amour fait votre félicité.
Loin de Paris, loin de ses pompes vaines,
Vous voyez fuir le temps avec sérénité.


De cette rose que j’ai peinte,
Ma chère sœur vous différez ;
Car rien ne peut porter atteinte
Au bonheur dont vous jouissez.

Loin que de sa pesante main
Le froid hiver vous décolore,
Nous voyons, près de votre sein,
Qu’un jeune bouton veut éclore !

Oui le ciel nous l’accordera :
Je joins mes prières aux vôtres ;
Et je crois même qu’il sera
Accompagné de plusieurs autres.

Et lorsque reviendra l’agréable printemps,
Quand le zéphir aux fleurs donnera la naissance,
Ô mon frère, cet heureux temps
Verra doubler ton existence !

Vous qui joignez au flambeau des amours
Celui d’une aimable sagesse,
Dans la joie et dans l’allégresse
Tendres époux coulez vos jours.

Et toi dont l’univers nous retrace l’image,
Toi qui les créas pour s’aimer
Si leur bonheur est ton ouvrage,
Ô Dieu, daigne l’éterniser.

Et quant à celui de ma vie,
Je l’abandonne à leur tendre amitié.
Être longtemps témoins de leur félicité
Est mon unique et seule envie !


Déjà, lorsque son frère s’était marié, Champollion, avait composé ces deux couplets :


Enfin de Minerve et Cypris
En ce jour cessent les querelles ;
Par leur accord sont réunis
Les ris, les sages, et les belles,
Chantons, célébrons ce beau jour
Pour nous si digne de mémoire,
Il voit aux roses de l’amour
S’unir les lauriers de la gloire.

Chacun a ses penchants, ses goûts,
Mais je crois que dans cette vie,
Le plus sage d’entre nous tous
Est le sage qui se marie.
Le sage dont l’austérité
Souvent nous effraie et nous blesse,
Pour plaire, doit à la beauté
Faire hommage de sa sagesse !


Même inexpérience prosodique, dans ses odes de vacances :


Plaisirs de la Campagne

Dans une aimable solitude,
Éloigné de ces ennuyeux
Qui viennent troubler votre étude
Par des discours fastidieux,

Je coule des jours pleins de charmes,
Mes plaisirs sont délicieux,
D’Apollon j’emprunte les armes ;
Et quand, sur ces monts sourcilleux
Les frimas ont fixé ma vue,
Pénétré de l’immensité
Je sens que mon âme est émue,
J’adore la divinité.

Armé d’un hameçon perfide
Ou d’un plomb rapide et léger
Je trompe le poisson avide,
Ou j’atteins l’habitant de l’air.
Dans un bois frais et tranquille
Je me plais souvent à rêver,
Loin du tumulte de la ville ;
J’aime toujours à l’oublier !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le fracas des cités pour plusieurs a des charmes ;

D’autres aiment les camps, toujours remplis d’alarmes.
Un autre chérira du Dieu Mars les travaux.
Le sage vient ici voir les riants coteaux.
Les campagnes en fleurs sont mes seules délices ;
Et je fais au Dieu Pan de fréquents sacrifices.
Les nymphes des ruisseaux et les nymphes des bois
Par cent bienfaits divers justifieront mon choix.
Quand le midi brûlant dessèche la prairie,
Sans craindre Syrius ni toute sa furie,
Sous un ombrage frais, Homère dans les mains,
Je lis les faits guerriers des Grecs et des Troyens.
Ou bien, lorsqu’à mes pieds un clair ruisseau murmure
Buffon ouvre à mes yeux le sein de la nature !


Voici des vers datés de la campagne romaine :


À Mme la Comtesse du Brady
Devant la fontaine Égérie

Dans l’âge d’or de l’Italie,
Un roi comme il n’en fut jamais,
Pour le seul bien de la patrie,
Faisait la guerre ou bien la paix,
Une naïade fort jolie
Le conseillait, dit-on, tout bas…
Pourquoi tous les rois n’ont-ils pas,
Comme lui, leur nymphe Égérie ?


Les madrigaux sont fréquents sous la plume du grand savant.


À Mme B…

On ne vous connaît qu’un défaut ;
C’est d’arriver trop tard et de partir trop tôt !


À Mlle B… (Hébé)

Pour quelque temps encor vous nous êtes rendue,
À votre aspect, Hébé, tout connaît le bonheur,
Nos barbons rajeunis ont retrouvé leur cœur,
Que tous nos étourdis perdent à votre vue !


À Mme Adèle ***
Pour le jour anniversaire de sa naissance.

Heureuse l’aurore
Qui de vos beaux ans
Vit la fleur éclore
Et parer les champs.

Après vingt printemps
On vous voit, Adèle,
Jeune, aimable et belle,
D’un époux fidèle
Charmer les instants.
L’esprit et les grâces
Comptent sur vos traces
Des succès constants.

Mais l’amour jaloux
Doit dit-on défendre
Aux cœurs de se rendre
En foule chez vous.

Amour n’y voit goutte.
Lorsqu’il y verra
Il s’apercevra
Malgré qu’il en coûte,
Que fêter ce jour
C’est fêter l’amour.
Il se calmera,
Il applaudira
Et répétera :


Heureuse l’aurore
Qui de vos beaux ans
Vit la fleur éclore
Et parer nos champs !


Protestation du même auteur
contre ses vers précédents.

Souffrez du moins que je proteste
Contre la satire et l’auteur.
Il a menti : moi, j’en atteste
Mon innocence et ma candeur.
Je soutiendrai toujours, quoi qu’on dise et qu’on fasse,
Que vos perfections dépassent son audace.
Ne lui souhaitez pas cependant trop de mal,
(Je suis parfois un peu sensible) :
Il vous reproche un mauvais cœur :
Pardonnez-lui, s’il est possible,
Et le pardon sera son brevet de menteur !


Une pièce, intitulée Le Matin, est dédiée par Champollion à Mlle Rosine Blanc, qui devint plus tard sa femme ; c’est l’une de ses poésies les plus correctes.


De nouveaux feux l’Orient se colore ;
Déjà Phœbé penche vers son déclin,
Et dans les airs la renaissante aurore
A répandu la fraîcheur du matin.

Devant le char du Dieu de la lumière,
Vers l’Occident les ténèbres ont fui.
Le doux sommeil a quitté ma paupière
Le triste réveil me rend mon ennui.

Ah ! de Morphée éprouvant la puissance,
Mon triste cœur goûtait quelque repos,
Il oubliait les peines de l’absence,
Et sa douleur cédait aux doux pavots.
L’illusion m’enlevant à moi-même
Portait le calme à mes sens agités.
Songes flatteurs qui m’offrez ce que j’aime
Au jour naissant hélas vous me quittez !

Au sein des nuits votre aimable imposture
Me rend du moins une ombre de bonheur,
Mais le soleil ranimant la nature
Vient dissiper ce prestige enchanteur.
Je voudrais fuir la lumière importune ;
Lent et pensif je parcours nos bosquets
Je reconnais alors mon infortune :
Avec le jour renaissent mes regrets.

Oui, du matin je vois briller l’étoile
Et son aspect chasse l’obscurité,
Pourquoi la nuit en repliant son voile
À l’univers rend-elle la clarté ?
Hélas, en proie au chagrin qui me presse,
Sans ma Rosine il faut passer ce jour !
Vous redoublez mon amère tristesse,
Lieux où naquit le plus ardent amour !


Soyez témoin qu’amant tendre et fidèle
Son souvenir occupe seul mon cœur
Et que l’espoir de me rapprocher d’elle
Seul adoucit ma constante douleur.
Hâte, ô soleil, ta carrière brillante !
Fais que bientôt ils arrivent ces jours
Où je dois être auprès de mon amante !
Astre éternel, suspends alors ton cours !


Mais si Champollion épanchait en vers ses sentiments, selon les occasions, c’est surtout la muse héroï-comique, la muse rieuse de la parodie qui amusa ses loisirs.

On ne transcrira ici, — à titre de spécimen — qu’une de ses facéties, assez nombreuses, quelque peu grand’mères des œuvres folles qui ont diverti la jeunesse de notre génération : Orphée aux enfers ou la Belle Hélène.

C’est très probablement cette œuvre littéraire que Champollion se permit un jour de soumettre au vieil académicien Andrieu ; elle lui attira de ce critique bougon l’amusante réponse que voici :


Je refuse de lire les manuscrits de tragédies et de comédies… Ah, Monsieur, combien il s’en fait !… Quelle perte de temps !… Natio comæda est !… Enfin, l’estime que votre nom et vos travaux m’inspirent, le désir de faire quelque chose qui vous soit agréable, me font passer par-dessus les désagréments, et je pourrais dire les dégoûts auxquels ces sortes de complaisances m’ont cent fois exposé. Je lirai donc votre manuscrit avec impartialité, sine irà nec studio ; et, puisque vous le voulez je vous en dirai mon avis, sous la condition, s’il vous plaît, que vous ne me demanderez pas une seconde fois de perdre mon temps à une lecture, qui, je le sais par expérience ne sert presque jamais à rien…


BAJAZET
Pièce jouée à Grenoble, le mardi-gras 1814.

PERSONNAGES
Bajazet, frère du Sultan Amurat, (prince des plus beaux, des plus parfaits et des plus amoureux).
Roxane, Sultane favorite du Sultan Amurat, (grosse mère, dont la figure rubiconde et sentimentale a un pied de largeur, et la taille trois mètres de circonférence).
Atalide, fille du sang ottoman, (jeune princesse ornée de grâces, de malice et d’entêtement).
Acomat, visir, (occupé en toute occasion à conserver sa tête sur ses épaules).
Gardes.

(La scène est à Constantinople.)

ACTE PREMIER


Scène I

Roxane (seule)

Oublions, s’il se peut, les soins de notre empire ;
Pour égayer le temps, amusons-nous à lire ;
Depuis que les combats retiennent mon époux
La lecture remplit mes moments les plus doux.
Ah ! loin de son mari l’épouse solitaire
Peut bien innocemment chercher à se distraire !
Mon terrible Sultan, le superbe Amurat,
A pris depuis un mois le chemin de Bagdad ;
Il va comme un pétard, fondre sur Babylone ;
Il veut venger l’affront qu’on fait à sa couronne.
Prophète Mahomet ! qui fais ce que tu veux !
Seconde mon époux, remplis ces nobles vœux !
Et que frais et gaillard, aux rives du Bosphore
Il vienne retrouver l’épouse qui l’adore !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais je ne comprends pas la plupart des maris

Malgré nos petits soins, nos séduisants soucis
Nos coups d’œil assassins, enfin malgré nos charmes
Au mépris de nos cris, de nos pleurs, de nos larmes,
De nos crispations, de nos tendres soupirs,
On les voit du ménage oubliant les plaisirs,
À l’ardeur des combats abandonnant leurs âmes
Pour aller s’échiner quitter leurs tendres femmes…
Cela ne se fait point ainsi dans les romans :
On n’y trouve partout que fidèles amants,

Que maris pleins de feu sous les glaces de l’âge,
Amoureux de leur femme après le mariage.
Auprès de leur moitié s’endormant tous les jours,
Et sans les faire taire, écoutant leurs discours.
Ah ! que c’est beau ! voilà comme tous devraient être ;
Mais à notre destin puisqu’il faut se soumettre,
Oublions un instant la triste vérité !
Que la fable succède à la réalité.
Je ne puis sans bailler étudier l’histoire ;
Sur le meurtre et le sang on y fonde la gloire :
On s’y tue, on s’écrase, on se bat… Fi ! l’horreur !…
Un roman au contraire, est plus selon mon cœur ;
Fardant la vérité l’auteur par son adresse
En me trompant, me plaît, me charme et m’intéresse
J’abhorre un grave écrit…Vive la fiction !
Jamais femme n’aima la méditation.
Trop souvent la raison nous fatigue et nous blesse,
L’ennui naquit un jour d’un excès de sagesse.
Je veux pour m’amuser achever ce récit,
C’est là que j’en étais… Voyons donc ce que fit
Conduit par le destin, guidé par Mélusine
L’amoureux et le beau prince de Cochinchine.


Elle lit

« Déjà le prince Titi ne voyait plus le balcon de son adorable princesse, il tira son mouchoir de sa poche, leva les yeux au ciel, soupira profondément et se moucha de la meilleure grâce du monde, bientôt il perdit de vue les hautes tours de la fameuse Londres ; il suivait tristement à pied le chemin qui mène directement à Trébizonde ; c’est là qu’il devait être assez heureux pour rencontrer l’effroyable géant Fierabras possesseur du serpent sans queue, des cerises sans noyaux et des pommes sans pépins, objets rares et précieux qui seuls pouvaient lui faire obtenir la main de l’infante d’Angleterre ; car l’aimable Titi n’avait pas lui-même d’autre avantage sur ses rivaux que d’être le plus noble, le plus riche, le plus puissant, le plus beau et le mieux fait de tous les princes de la terre qui se disputaient la main de la fille du Sultan de la Grande-Bretagne ; cela ne suffisait point, il fallait encore posséder les trésors inestimables que le géant Fierabras avait traîtreusement enlevés au roi Arthus…


Pour prouver son amour, qu’il est beau qu’un amant
Affronte sans péril, la gueule d’un géant !


« … Le beau prince Titi suivait donc, comme nous avons eu l’honneur de le dire, le chemin de Trébizonde, il était seul… non il n’était pas seul ; la princesse Mimi lui avait donné un chien Danois ; le plus beau chien Danois de toute l’Asie ; il s’appelait Constant emblème ingénieux, touchant et sentimental de la fidélité que le prince Titi avait promise à la princesse Mimi et que la princesse Mimi avait promise au prince Titi…


Ah ! que c’est donc touchant ! quelle délicatesse !
Comme il devait aimer son chien et sa maîtresse.


« … Le prince Titi et le chien Constant cheminaient ensemble ; l’un la tête courbée, l’autre les oreilles basses ; l’un les mains dans ses goussets, l’autre la queue entre les jambes, car quoique ce chien ne fût qu’une bête, il devinait cependant que son maître, ce maître qu’il aimait de tout son cœur, était bien loin d’être satisfait et content, car il était triste comme un bonnet de nuit quand on n’a pas envie de dormir…


Que cette pauvre bête avait donc de l’esprit !
Oh ! que j’aurais eu peur que quelqu’un ne la prit !
Trop aimable animal comme il savait connaître
La cause du chagrin qui chagrinait son maître.


« … À peine avaient-ils fait un demi-quart de lieue sur la grande route, que tout à coup un énorme et gros serpent, un dragon aussi gros qu’un gros éléphant de la plus grosse taille, sortit de dessous une pierre où il s’était caché et avala en un clin d’œil et comme un grain de sel le chien Constant, compagnon du prince Titi. Celui-ci fut au désespoir…


Ô ciel ! quel coup affreux ! quel malheur accablant !
Pauvre prince Titi ! trop malheureux amant !
Tu perds, trois fois hélas ! cet animal fidèle !…
Pour la triste Mimi quelle triste nouvelle !…
Ah ! si mon cher époux, cet époux si constant,
Si l’aimable Amurat, m’avait fait en partant
Cadeau d’un jeune chien qui fut sur ce rivage
De la fidélité la douce et tendre image,
Un petit épagneul, un carlin, un barbet,
Un joli chien canard, fut-ce même un roquet,
Me rappelant sans cesse un époux trop aimable
Comme il partagerait et ma couche et ma table !
Et si dans mon boudoir paraissait à l’instant
Un énorme dragon, gros comme un éléphant,
S’il voulait m’arracher le chien que j’idolâtre,
Contre cet éléphant j’essaierais de me battre ;

S’il était le plus fort, et que ce monstre affreux
Le croquât, il faudrait qu’il nous croquât tous deux !!


« … Ce serpent était l’enchanteur Kara Lacaramoussa, amoureux de la princesse Mimi et ennemi du prince Titi ; il avait pris cette forme pour… »


Ah ! vilain enchanteur !… Quel bruit se fait entendre !
Quel mortel sans mon ordre, en ces lieux veut se rendre.
Ah ! c’est le grand visir !… Acomat, est-ce toi ?



Scène 2

Roxane, Acomat

Roxane

Que tu viens à propos pour calmer mon effroi !
Ne suis-je pas bien pâle ?… Ah ! parle, réponds-moi.

Acomat

Hélas !

Roxane

Hélas !Le pauvre chien ! que j’aime cette histoire !
Tu ne me croiras point…

Acomat

Tu ne me croiras point…Hélas ! que faut-il croire ?

Roxane

J’avouerai que j’éprouve un plaisir sans second
À lire cet écrit instructif et profond.

Son auteur mélangeant l’art avec la nature
Vous offre de nos cœurs une vive peinture.
Dans les moindres détails, quelle précision !
Comme il sait nous tenir dans l’indécision !
Comme il sait embrouiller dans chaque circonstance,
La nature, l’amour, le plaisir, la constance,
Les désirs, la terreur, les soupirs, les appas…

Acomat

Madame, pour le coup, je ne vous comprends pas…

Roxane

Ah ! ne t’étonne point si tu ne peux m’entendre,
C’est du sublime, ami, c’est là qu’il faut l’apprendre !
Moi-même (et je le dis sous le sceau du secret),
Je n’ai pas du roman bien saisi le sujet
Car je n’en suis encor qu’au treizième volume.
Quel fécond écrivain ! Quelle fertile plume !
Je te le prêterai…

Acomat

Je te le prêterai…Sultane en vérité
C’est pour votre désir avoir trop de bonté…
Hélas ! hélas ! hélas !

Roxane

Hélas ! hélas ! hélas !Tombez-vous en faiblesse
Grand visir, qu’avez-vous ?

Acomat

Grand visir, qu’avez-vous ?Ô coup dont la rudesse
Me perce l’estomac, le cœur et le cerveau !!
Ah ! quel crêpe il faudra coudre à votre chapeau !

Roxane

Attends donc… que dis-tu ? Visir prends la parole.

Acomat

Ce que je vous dirai ne sera pas très drôle.

Roxane

Je suis prête, allons donc !

Acomat

Je suis prête, allons donc !Madame, votre époux…

Roxane

Eh bien !

Acomat

Eh bien !Votre mari…

Roxane

Eh bien ! Votre mari… Visir ! finirez-vous ?

Acomat

Le sultan…

Roxane

Le sultan…Le sultan ! que veux-tu donc me dire ?

Acomat

Amurat…

Roxane

Amurat…Amurat !… Mahomet quel martyre !

Acomat

Le grand Turc…

Roxane

Le grand Turc…Pour le coup cela devient trop fort…
Parle ou sinon…

Acomat

Parle ou sinon…Eh bien ! le grand sultan est mort.

Roxane

Ah ! cruel ! je te vais faire couper la langue !

Acomat (se jetant à ses pieds)

Voilà donc quel sera le fruit de ma harangue…

Roxane

Barbare ! tu n’as donc ni boyaux ni pitié !
Eh quoi ! sans ménager une tendre moitié,
Ne la préparant pas à cette triste épreuve
Oses-tu sans façon lui dire qu’elle est veuve,
Est-ce ainsi qu’on se joue avec les sentiments !
Je vois bien que jamais tu n’as lu de romans !

Acomat

Vous m’avez ordonné d’être bref…

Roxane

Vous m’avez ordonné d’être bref…Quelle audace !

Acomat

Je lirai des romans…

Roxane

Je lirai des romans…Eh bien ! je te fais grâce,
Relève-toi, visir, puisque j’ai pardonné,

Conte-moi longuement le coup infortuné
Qui ravit sans retour un bon maître à l’empire,
À Roxane… un époux… parle avant que j’expire.
Et visir sur le tout tâche de m’attendrir.
Ou bien devant tes yeux, tu vas me voir mourir.
La sensibilité me gonfle et m’assassine
Il faut l’évacuer… le sentiment me mine
Je perds mon embonpoint… parle donc.

Acomat

Je perds mon embompoint… parle donc.À l’instant
Où notre magnanime et sublime sultan
Quitta les murs sacrés du palais de Bizance,
Et que vers Babylone allant en diligence
Pour la dernière fois il vous fit ses adieux ;
Des larmes et des pleurs s’échappaient de vos yeux,
Malgré le mauvais temps vous prétendiez le suivre,
Vous voulûtes mourir, il vous força de vivre,
Oh ! que vous aviez chaud dans ce fatal moment !

Roxane

Ah oui ! c’était l’effet d’un noir pressentiment !
Il me faisait suer !

Acomat

Il me faisait suer !Je le pensais, Madame.
Hélas ! ce n’était point l’erreur d’une belle âme !
Ce noir pressentiment était le précurseur
D’un crime du destin qui l’égale en noirceur.
Écoutez en détail cette triste aventure :
Le sultan Amurat était dans sa voiture,

Il marchait en avant, sa garde le suivait.
Comme l’air était chaud, Sa Majesté buvait,
Non du vin, (vous savez que notre loi divine
En a très sagement purgé notre cuisine,
Elle en a craint pour nous les dangereux fumets),
Mais de cet innocent et savoureux sorbet,
De sucre, de piment, de cannelle, d’orange,
De citron et de musc, rafraîchissant mélange.
Tant pour tromper l’ennui d’un voyage si long
Que pour se procurer un sommeil plus profond,
Il lisait un roman triste et mélancolique.

Roxane

Ah ! quelle sympathie !

Acomat

Ah ! quelle sympathie !Un gaz soporifique
S’échappe du volume à mesure qu’il lit ;
Le sultan le pompait ; son œil s’appesantit,
Il baille malgré lui, puis se palpe et s’étire ;
Il baille encore plus fort, tousse, crache, soupire,
Et se jette en ronflant dans les bras du sommeil ;
Le roman à ses pieds attendit son réveil.
Tout à coup la voix du sultan se fait entendre ;
Les grands auprès de lui s’empressent de se rendre,
Il beuglait comme un veau ; les eunuques surpris
Écoutent en tremblant ses redoutables cris…

Roxane

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce donc qu’avait le pauvre sire ?

Acomat

Un gros torticoli !

Roxane

Un gros torticoli !Visir ! vous voulez rire !

Acomat

Un gros torticoli, madame.

Roxane

Un gros torticoli, madame.Rien que çà !

Acomat

Ah ! c’était bien assez puisqu’il en trépassa !…

Roxane

Ouf !…

Acomat

Ouf !…Pour le secourir en cette conjoncture,
On tire le Sultan du fond de sa voiture.
C’est en vain ! Car sa tête avant la fin du jour
Déjà vers son épaule a fait un demi-tour…
Rien n’arrête du mal l’extrême violence,
Le menton à grands pas vers la nuque s’avance,
Et les yeux éblouis par ce tour imprévu
Apercevaient alors ce qu’ils n’ont jamais vu ;
Il a le cou tordu, c’est une affaire faite !
Voilà ce que m’apprend, la dernière estafette.
Cependant il me reste une lueur d’espoir ;
Pour en être plus sûr, moi-même je veux voir…
Je pars sans plus tarder, tâchez d’être tranquille
Madame.

Roxane

Madame.Ah ! tu prendrais une peine inutile ;

Hélas je ne puis plus douter de mon malheur…
Il est mort, c’est très sûr…

Acomat

Il est mort, c’est très sûr…Qui vous l’a dit ?

Roxane

Il est mort, c’est très sûr…Qui vous l’a dit ?Mon cœur
Et mille pronostics ; les cris d’une chouette,
Un couteau mis en croix dessus une fourchette ;
Mon Amurat s’est mis en route un vendredi ;
Au milieu du festin un laquais étourdi
Sur la nappe avant-hier a versé la salière,
Dans la rue un gros chien pendant la nuit dernière
Pour troubler mon sommeil poussait des cris affreux,
Le pain mis à l’envers !…

Acomat

Le pain mis à l’envers !…Cela n’est plus douteux,
Le grand Turc est flambé.

Roxane

Le grand Turc est flambé…Le bonheur m’abandonne !
Acomat désormais je ne veux voir personne,
Soit juif, soit musulman, idolâtre ou payen…
Mais, visir, dites-moi, le deuil m’ira-t-il bien ?

Acomat

Qui pourrait en douter ?…

Roxane

Qui pourrait en douter ?…Puisque me voilà veuve
Je veux de ma douleur te donner une preuve ;

La terre, l’univers en seront étonnés.
Oui tant que dureront mes jours infortunés
Je fais le sacrifice…

Acomat

Je fais le sacrifice…Eh ! lequel donc, Madame ?

Roxane

Le plus grand de tous ceux que peut faire une femme
C’est de ne plus parler.

Acomat

C’est de ne plus parler.Laissez donc, quel fagot !

Roxane

Oui, de par Mahomet ! je ne dis plus un mot.

Acomat

Qui croirait qu’une Turque eût le cœur aussi tendre !…
J’espère cependant que vous voudrez m’entendre !

(Roxane fait signe que non.)

À quoi vous mèneront ces projets superflus ?…

Roxane

Avez-vous oublié que je ne parle plus ?

Acomat

On ne peut que louer cet excès de tendresse,
Quel effort, juste ciel !… que de délicatesse !…
Pour l’univers entier quel spectacle touchant !…
Ah ! comme cela doit réjouir le Sultan !…
De la cime des cieux, sans doute il vous contemple,

Car vous donnez au sexe un furieux exemple !
Et qu’il sera content de voir (car c’est très beau !)
Votre langue avec lui tomber dans le tombeau…
Comme un coup de canon votre tendresse éclate.
Amurat ne peut plus bouger ni pied ni patte,
Et puisque pour toujours notre sultan est frit
Pourquoi ne plus parler ! Vous avez de l’esprit…
Sultane ! vous avez la langue bien pendue,
Le public croira-t-il que vous l’avez perdue ?…
Rompez, au nom du ciel ! ce silence accablant ;
Quiconque ne dit rien passe pour ignorant ;
Et puisque vous voulez en faire à votre tête,
Tous les gens du bel air, vous croiront une bête.
C’est très dur, mais fort dur !… Vous n’avez plus d’Époux,
Madame, en vous taisant le rattraperez vous !…
Amurat vous a-t-il ordonné de vous taire !….
Hélas le pauvre Turc ! tant s’en faut qu’au contraire !
Pour payer votre amour, vos soins, votre vertu,
Il vous donne son bien.

Roxane

Il vous donne son bien.Que ne le disais-tu !

Acomat

Voici son testament fait pardevant notaire ;
Sultane, vous verrez que la chose est très claire,
Hem ! écoutez-moi bien.

(Il lit.)

Hem ! écoutez-moi bien.« Au nom de Mahomet !
« L’an mil quatre cent soixante et dix-sept
« Le treize Ramazan au lever de l’aurore,

« Moi notaire juré du canton de Bosphore
« Michaël Haraiktan double meim, soussigné
« Par Sultan Amurat, nommément désigné,
« D’ailleurs connu de tous par ma grande sagesse,
« J’écris le testament de sa dite hautesse ;
« J’affirme que j’ai vu, couché sur son sopha,
« Le susdit grand Sultan, fils à feu Moustapha,
« Lequel indisposé de douleurs corporelles
« Était, ce néanmoins, très sain de sa cervelle,
« Comme de ses cinq sens, mémoire, entendement,
« Lequel m’a fait alors l’exprès commandement
« De m’asseoir sans tarder pardevant une table
« Pour écrire ; lequel d’un ton fort lamentable
« M’a de suite dicté le présent testament ;
« Dont voici la teneur noncupatoirement :
« Puisqu’il me faut mourir, je vais cesser de vivre.
« Ceux qui ne meurent point doivent donc me survivre,
« Il est donc bien certain qu’il faut avant ma mort,
« Assurer à chacun un convenable sort.
« Aussi de mon plein gré, je lègue à la sultane
« Mon écrin, mes bijoux ; et mes eaux de senteur,
« Mes joyaux, mes bonbons, mon bonnet d’empereur,
« Mon palais des soupirs avec ses dépendances,
« Je lui donne le sac qui contient mon magot,
« L’argent aussi s’entend…

Roxane

L’argent aussi s’entend…Ça y est-il ?

Acomat

L’argent aussi s’entend… Ça y est-il ?Mot pour mot !

(Il continue à lire.)

« Je donne au grand visir, à cet ami fidèle
« Ma fourchette d’argent, mon couteau, mon écuelle.

(Il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.)

« De plus mon gobelet, à sa fille une dot
« De cent mille sequins… (À Roxane.)

Roxane

De cent mille sequins…Ça y est-il ?

Acomat

De cent mille sequins… Ça y est-il ?Mot pour mot !

(Poursuivant sa lecture.)

« Je veux aussi régler le destin de l’empire,
« Voici ce que j’ordonne et ce que je désire :
« Pour mon fils Ibrahim, ce n’est qu’un animal
« Il ne montera point au trône impérial ;
« Peu m’importe, après tout, qu’il jure, qu’il se fâche ;
« Je l’exclus à bon droit, car c’est une ganache ;
« Ses droits reviennent donc à son frère cadet ;
« J’élis pour successeur le jeune Bajazet
« Quoique prince du sang il a la tête bonne ;
« Qu’il soit élu grand Turc, je le veux et l’ordonne !
« Qu’on procède de suite à son couronnement
« Pour qu’il puisse pleurer à mon enterrement.
« Amurat.
Amurat.« Ainsi fait dans la ville de Brousse.
« Ont signé les témoins, Passivan, Barberousse,
« Chef des eunuques noirs, Mamamouchi pacha,
« Mahomet Bridoison. ― Tambourini Bacha
« En foi de quoi je mets mon nom et mon paraphe
« Doublemain. »

Roxane

Doublemain. »Cher époux ! quelle belle épitaphe
Je veux faire poser devant ton monument !
Grand visir, donnez-moi ce divin testament

(Elle lit.)

Grâce au ciel ! c’est très vrai que je suis légataire !

(Elle relit.)

Bajazet empereur !… Visir, il faut vous taire,
Je viens de concevoir un étrange projet…
Ne parlez point encore à l’heureux Bajazet.
Courez chez Atalide, il faut sans plus attendre
Qu’elle se rende ici. Comme elle a le cœur tendre
Elle partagera mon amère douleur.
Contez-lui toutefois la mort de l’empereur,
Rien de plus, allez donc.

Acomat

Rien de plus, allez donc.J’y cours.



Scène 3

Roxane (seule)

Rien de plus, allez donc. J’y cours.Eh bien ! Roxane
Vas-tu dans ce moment perdre la Tramontane ?
Pour la seconde fois il faut te couronner,
Sinon on pourrait bien t’envoyer promener…
Choisis !… ô Mahomet ! que faut-il que je fasse !
Saurais-je sans maigrir supporter ma disgrâce ?
Non, je ne me sens pas les rognons assez forts,
Mais je puis, si le Ciel seconde mes efforts,

Remplacer en ce jour l’époux que je regrette
Et voir le diadème assuré sur ma tête ;
Il ne faut pour cela qu’épouser Bajazet…
Mon enfant, réfléchis, ce serait bientôt fait !
C’est un joli garçon, puis il sera le maître.
Allons, que la douleur sorte par la fenêtre,
Vite, vite, la joie, oublions nos chagrins,
Remercions le ciel de nos heureux destins.
J’épouse Bajazet… aimais-je tant son frère ?…
Mon Dieu non !… car c’était un mauvais caractère,
Un vrai fesse-mathieu, hargneux, triste, grondeur,
Un petit libertin, et de plus un boudeur.
Bajazet au contraire, a la jambe bien faite,
Surtout je lui connais plus de cœur que de tête,
Je pourrais le mener, il aime les romans.
Oh ! comme nous allons passer d’heureux moments !
Je l’épouse, c’est sûr, très sûr, et tout de suite.
Il doit bientôt venir me faire une visite,
Crac, je le lui propose… Et s’il allait biaiser !…
Et si ce Nicodème osait s’y refuser !…
Un moment, mon bijou, je saurai t’y contraindre,
Si tu veux m’aimer, je puis me faire craindre.
Quel bonheur… en mes mains je tiens le testament,
De ma félicité ce sera l’instrument.
Au prince Bajazet il assure l’Empire ;
S’il ne fait à l’instant tout ce que je désire,
Je le brûle à sa barbe !



Scène 4

Atalide, Roxane

Atalide

Je le brûle à sa barbe !Ah ! sultane, est-ce vous…
Est-il vrai que le ciel vous ravit votre époux ?…
Ah ! racontez-moi donc cette triste aventure,
Le sultan est-il cuit ?… en êtes-vous bien sûre ?
Le visir Acomat n’aurait-il point craqué ?

Roxane

Je sens par ce malheur mon esprit détraqué…
Hélas ! il est trop vrai, ma chère, je suis veuve.

Atalide

Le Ciel vous réservait une bien rude épreuve ;
Je ne puis que mêler mes larmes à vos pleurs,
Atalide saura partager vos douleurs.
Mon cœur est délicat comme une sensitive,
Ma sensibilité, vive, prompte, expansive,
S’échappe par mes yeux en toute occasion,
Et je perds à l’instant la respiration.
L’aspect de l’infortune et m’accable et me touche ;
Je ne puis sans pleurer voir souffrir une mouche :
Même (vous me croirez ou ne me croirez point),
Mon extrême pitié se montre en si haut point,
Que si sur mon sopha lorsque je vais m’étendre,
Une puce flairant ma peau mollette et tendre
De son dard assassin me pique et me poursuit,
J’endure sans pâlir le tourment qui me cuit ;

Et quoique la douleur soit poignante et fort vive,
Je sais me dire, il faut que tout le monde vive !
Ah ! que n’éprouve point un cœur comme le mien !…
Des animaux je suis le plus ferme soutien ;
J’ai toujours eu pour eux un faible irrésistible ;
Cela prouve pourtant que j’ai l’âme sensible.
Le malheur a des droits à ma compassion,
Que ne ferais-je pas dans cette occasion ?
Hélas ! pour adoucir votre amère souffrance,
Je me mettrais en quatre, en cette circonstance,
Mon cœur saigne, Madame, en voyant vos douleurs ;
Votre teint se flétrit, vous perdez vos couleurs ;
Il faut se chagriner, mais sans perdre courage…
À quoi pensez-vous donc ?

Roxane

A quoi pensez vous donc ?Je pense au mariage…

Atalide

Quoi ! Madame, sitôt !…

Roxane

Quoi ! Madame, sitôt !…Voyez donc ! pourquoi pas !…

Atalide

L’hymen a donc pour vous de terribles appas ?
Moi, je crois que ce dieu nous attrape et nous leurre
Qu’il nous donne toujours plus de pain que de beurre…
Donc puisque votre époux vous est escamoté,
Jouissez en repos de votre liberté
Au lieu de rechercher un nouvel esclavage.

Roxane

Ah ! tu ne connais pas les rigueurs du veuvage !…

Atalide

Mais madame…

Roxane

Mais madame…Je sais tout ce qu’on en dira…
Quelque soit le bavard il s’en repentira,
Et si la calomnie ou m’attaque ou me touche
Par quelque bon firman je lui ferme la bouche.
Il me faut un mari.

Atalide

Il me faut un mari.Quel est l’heureux mortel
Que vous avez dessein de traîner à l’autel ?

Roxane

Devine.

Atalide

Devine.Est-ce Ibrahim !

Roxane

Devine Est-ce Ibrahim !Fi donc, c’est une bête !

Atalide

Le visir Acomat.

Roxane

Le visir AcomatAs-tu perdu la tête ?…
Vais-je unir mes destins avec ceux d’un sujet !

Atalide

Et qui sera-ce donc, madame ?

Roxane

Et qui sera-ce donc, madame ?Bajazet…

Atalide

Grand Dieu du ciel…

Roxane

Grand Dieu du ciel…D’où vient que ce nom t’émerveille ?

Atalide

Madame, il est bien jeune.

Roxane

Madame, il est bien jeune.Et moi suis-je si vieille ?

(Avec dépit.)

Mais voyez donc un peu…

Atalide

Mais voyez donc un peu…Sultane, pardonnez…
Ce n’est point ma pensée et vous vous méprenez…
Je dis que Bajazet est étourdi,… volage,…
Qu’il n’appréciera point le charmant avantage…
Le bonheur sans pareil de vous appartenir…
L’homme est un être enfin qu’on ne peut définir.
Madame, que sait-on !…

Roxane

Madame, que sait-on !…Il a des yeux, ma bonne,
Et Roxane n’est pas si mal de sa personne…
Bajazet l’aimera.

Atalide

Bajazet l’aimera.Madame, je le crois…
Et ne puis, après tout, qu’approuver votre choix.

Roxane

Écoute, je te veux faire une confidence.
Ma tendresse pour toi date de ton enfance,
Tu passes au sérail pour un joli sujet,
Et ma vive amitié m’inspire un bon projet.
Tu connais mes desseins, si le ciel les couronne
Je veux te marier… Ah ! vous riez friponne !…
La petite rusée !… en honneur c’est charmant !
Un bon petit mari…

Atalide

Un bon petit mari…Madame en ce moment,
Un mari quel qu’il soit n’offre rien qui me touche.

Roxane

Quoi ! vous voulez trancher de la petite bouche !…
Mais vous faites l’enfant !…

Atalide

Mais vous faites l’enfant !…Je ne veux point d’époux.

(Elle se jette aux pieds de Roxane.)

Roxane

Eh bien ! n’en parlons plus, mon fifi, levez-vous !
À coup sûr, mon projet n’est pas de vous contraindre,
Je veux me faire aimer et non me faire craindre.

(Elle la met sur ses genoux.)

Asseyez-vous ici… là, bien, mon petit chou,

Ah ! je ne croyais pas vous faire de boubou,
Pauvre rat, j’ai pour vous une tendresse extrême ;
Il faut faire plaisir à celle qui vous aime,
N’est-il pas vrai, mon cœur ? Aussi dès ce moment,
Vous ferez mon éloge à mon futur amant,
Dites-lui que je suis une bonne personne ;
Que je vaux un royaume, un sceptre, une couronne ;
Que j’ai l’âme fort tendre, il faut lui dire encor
Que par mes qualités je vaux mon pesant d’or ;
Enfin à tous propos entonner ma louange :
Vous le ferez… pas vrai ? C’est bien… adieu, mon ange.
De mes jardins, je vais parcourir les détours
Et penser un moment à mes tendres amours…
Seule je veux rêver à ma nouvelle flamme,
Adieu donc, mon bijou, je m’en vais.



Scène 5

Atalide (seule)

Adieu donc, mon bijou, je m’en vais.La bonne âme !
Elle veut m’enjôler avec son ton mielleux ;
Mais je hais à la mort les discours doucereux,
Je sais ce qu’en vaut l’aune ; elle est bonne la gouaille,
Quoi !… devant Bajazet tu prétends donc que j’aille,
Pour te faire adorer, cherchant mille raisons,
Étaler tout l’éclat de tes perfections !!
De tes mâles beautés, lui coiffer la cervelle !…
Sultane de mon cœur, ma douce tourterelle,
Attends-toi-zy. D’abord, il faut penser à soi,
Et le beau Bajazet ne sera pas pour toi.

As-tu connu Giraud ?… Torche ! ma toute belle,
Il n’est pas pour ton nez… Je ne suis pas cruelle,
J’ai le cœur assez tendre, et dès le premier jour,
Où mon cher Bajazet m’avoua son amour,
Je sus l’apostropher par une douce œillade,
Ça le ravigota, car il était malade.
Je lui donnai mon cœur… Il est constant, discret,
Et malgré les jaloux, il m’adore en secret.
Pour adoucir un peu son douloureux martyre,
Mon amour complaisant lui permet de m’écrire.
En venant dans ce lieu, j’ai reçu ce poulet.
Voyons ce que m’écrit mon petit Bajazet.

(Elle lit.)

Bajazet à Atalide.

Lumière de mes yeux ! charme de mes prunelles !
 Ô vous que j’aimerai toujours !
 Ô vous mes uniques amours !
Il faut donc obéir à vos rigueurs cruelles ?
Si vous ne révoquez vos ordres absolus,
Je me sens de calibre à faire une incartade.
Je ne puis vous parler qu’à votre promenade,
Et le reste du jour je ne vous parle plus !…
 Je voudrais vous voir à toute heure,
Si vous vous refusez à mon tendre désir,
 De douleur il faut que je meure :
Si vous le remplissez, je mourrai de plaisir !

Comme c’est délicat, que d’esprit, que de grâce !
Un amour aussi vif fondrait un cœur de glace…
Comme je l’aime donc ce petit Bajazet !

Et comme il m’aime aussi, si j’en crois son billet :
Lumière de mes yeux : accrochez ma Roxane,
Mes uniques amours ! rien que ça ma sultane.
Ah ! ah ! vous avez beau me guincher de travers,
C’est cependant pour moi qu’on fait ces jolis vers !…
Oui, madame, pour moi !! pour moi, ne vous déplaise ;
Maintenant, vous pouvez l’aimer tout à votre aise,
Je m’en bats l’œil ! on vient et j’entends quelque bruit,
C’est Roxane, grands dieux ! et Bajazet la suit.



Scène 6

Roxane, Bajazet

Roxane

Le fait est très certain !

Bajazet

Le fait est très certain !Que dites-vous Madame ?

Roxane

Oui, le sultan est mort.

Bajazet

Oui, le sultan est mort.Dieu veuille avoir son âme !
Quel est son successeur ?

Roxane

Quel est son successeur ?Vous, si vous le voulez,
Mais il faut avant tout…

Bajazet

Mais il faut avant tout…Quoi, sultane, parlez…
Je ferai tout cela, j’en donne ma parole !

Roxane

Ah ! sans doute, à vos yeux, je vais passer pour folle ;
Mais prince, je ne puis dompter mes sentiments,
S’il est avec le ciel des accommodements,
L’amour n’en connaît point quand ses ardentes flammes
Comme un torrent de feux, ont calciné nos âmes…
L’amour règne en tyran sur nos sens étonnés ;
Il sait, quand il le veut, nous mener par le nez ;
Rien ne peut résister à sa toute puissance,
Il dispose de nous…

Bajazet

Il dispose de nous…Madame, en conscience,
Je ne vous entends pas : torrent, sens étonnés,
Puissance, amour, tyran, âme, nez calcinés…
Qu’ont-ils donc de commun, ces mots, avec l’empire ?

Roxane

Prince, un petit moment, je m’en vais vous le dire.
Un objet s’est ouvert la porte de mon cœur,
Mais il ne connaît point les feux de mon ardeur ;
Je lui tais mon penchant, et le trait qui me larde.
Mais, hélas ! malgré moi, lorsque je le regarde,
Mon œil, languissamment, décèle mon amour…
Je tremble, je pâlis, et rougis tour à tour…
Cependant le cruel, droit comme une statue,
Écoute le récit du tourment qui me tue…

Comme un manche à balais planté pour reverdir,
Mon discours le surprend et semble l’étourdir…
Il m’entend de ses yeux, me voit de ses oreilles,
Mais au lieu de parler, le sot baille aux corneilles ;
Il voit mon embarras croissant à son aspect,
J’attends une réponse… il n’ouvre pas le bec !…
Cependant, je l’adore, et le lui dis en face,
Un autre danserait… et lui reste à sa place…
De mon attachement peut-être est-il touché ?
Prince m’entendez-vous ?

(Bajazet fait signe que non.)

(Avec impatience, Roxane continue.)

Prince m’entendez-vous ?Que vous êtes bouché !

Bajazet

Parlez d’une façon moins inintelligible.

Roxane

Je parlais comme parle un cœur neuf et sensible ;
Mais, prince, puisqu’il faut vous parler clairement,
J’use d’un style bref, simple et sans ornement ;
Garde à vous ! Écoutez ; Bajazet, je vous aime,
Il faudra m’épouser de suite, à l’instant même,
Si vous voulez régner… Vous paraissez surpris !…
Cependant, pensez-y, l’empire est à ce prix.

Bajazet

(Toise Roxane et dit avec un geste de dégoût.)

Il est trop cher !

Roxane

Il est trop cher !Ingrat !!!

Bajazet

Il est trop cher ! Ingrat !!!Mais vous parlez pour rire ?

Roxane

Cruel ! c’est pour de bon.

Bajazet

(Après l’avoir toisée de nouveau.)

Cruel ! c’est pour de bon.Je renonce à l’empire.

Roxane

Ah ! barbare, ah ! perfide !

Bajazet

Ah ! barbare, ah ! perfide !Eh ! voyez donc un peu.
Elle prend le haut ton, elle se pique au jeu.
Quoi ! parce qu’elle m’aime il faut que j’épouse !…
Oh ! je ne donne pas comme ça dans la blouse,
Et nous avons un peu de caboche après tout.
Mais, de par le prophète ! elle est d’assez bon goût,
J’ai bien une encolure à faire une conquête ;
Je suis assez joli quand j’ai la barbe faite…
Le mollet bien formé, du feu dans le regard…
À tout prendre, je suis un jeune et beau gaillard…
Pas mal… c’est bien choisi… mais on vous en ratisse !
Si je vous épousais, je serais un Jocrisse ;
Car enfin de quel droit venez-vous à l’instant
De m’offrir et le titre et le rang de sultan ?
Seul, mon frère Ibrahim a droit à cette place.
Vous vouliez m’attraper, pas vrai ? Je vous en casse !

Roxane

Eh bien ! s’il faut parler avec sincérité
Votre frère Ibrahim sera déshérité ;
Le sultan Amurat vous lègue sa couronne
Et sans condition, mon prince, il vous la donne.
Pour que vous ne puissiez en douter nullement,
Je pourrai vous montrer, son propre testament.

(Elle le tire de sa poche.)

(Elle le tire de sa poche.)Le voici…

(Le cachant précipitamment.)

(Elle le tire de sa poche.) Le voici…Disparais !!!

Bajazet

Le voici… Disparais !!!Que dites-vous, Madame !
Je suis donc grand sultan ?…

Roxane

Je suis donc grand sultan ?Oui, si je suis ta femme.
Écoute, en m’épousant tu deviens empereur,
Ton hymen avec moi te mène à la grandeur
Mais si tu ne veux point consentir à me prendre,
Tu vois ce testament !… je le réduis en cendre
Et ton frère Ibrahim devient ton souverain.
Si tu veux m’épouser n’attends pas à demain…

Bajazet

(Bas à part.)--------------------(Haut.)

Dissimulons mon fils !… Eh bien ! ma main est prête
Donnez-moi ce papier… donnez donc.

Roxane

Donnez-moi ce papier… donnez donc.Pas si bête
Non ce n’est pas ainsi que l’on peut m’abuser…

Bajazet

Voulez-vous le donner ?

Roxane

(Bajazet tend la main pour le prendre.)

Voulez-vous le donner ?Non, non !!!

Bajazet

Voulez-vous le donner ? Non, non !!!Eh bien ! Madame !
J’en jure par le ciel ! j’en jure par mon âme !
J’en atteste le grand et sage Mahomet !
Son tombeau de Médine et son divin Baudet !
Je ne veux point de vous !… C’est une affaire faite !…

Roxane

Prince, gardez-vous bien de faire un coup de tête
Vous y réfléchirez avant la fin du jour
Adieu, mon étourdi !…

Bajazet

Adieu, mon étourdi !Salut grosse m’amour !

(Il s’en va en mettant le pouce horizontalement contre son nez et en remuant en même temps tous les doigts de la main, il fait plusieurs grimaces comiques.)



Scène 7

Roxane (seule)

Ah ! c’est un peu trop fort !… refuser un empire
Cela se concevrait… mais moi c’est bien plus pire !…

Aurais-je par hasard, négligé ce matin
Avec l’eau de Ninon de m’éclaircir le teint ?…

(Elle prend un miroir et se contemple.)

Mais non… ma peau toujours est fraîche et délicate
Elle brille partout d’albâtre et d’écarlate ;
Le fard est bien placé… le blanc l’est encore mieux…
Aurais-je ce matin moins d’éclat dans les yeux ?…
Ils sont très vifs… les cils sont teints d’un noir qui tranche
… Eh mais ! mon ratelier branlerait-il au manche ?…
Il tient très bien d’abord… en honneur je m’y perds…
Ah !… mes deux coussinets sont-ils mis de travers ?…
Mon Dieu non ! que serait-ce ? en vain je m’évertue
Le prince Bajazet avait donc la berlue !…
Pour ne pas voir le prix d’un minois si charmant…
Il n’en est pas touché… non… bien joli pourtant…
Mais quel est ce papier ?…

(Elle se baisse et ramasse un billet.)

Mais quel est ce papier ?…Quelle est cette écriture ?
Je ne la connais point…

(Elle lit.)

… Ô fatale lecture !
Le voilà découvert le secret plein d’horreur ;
Ce secret si caché qui me bouchait son cœur…
Ô traître Bajazet ! très traîtresse Atalide !
Amoureux enragés ! couple ingrat et perfide !!!



Scène 8

Acomat, Roxane

Roxane

Accourez grand visir ! partagez ma fureur ;
Apprenez un secret qui me glace d’horreur…

Non, tout ce que l’enfer produit de plus féroce
N’est que petite bière auprès du crime atroce
Que je vais vous conter, j’apprends par ce billet
Qu’Atalide accrochant le cœur de Bajazet
Partage avec ardeur sa tendresse coupable.

Acomat

Je n’en suis point surpris, Atalide est aimable
Elle a de jolis yeux, des charmes, du caquet,
Se fait aimer de tous comme de Bajazet ;
Elle met à parler une grâce touchante,
En tout ce qu’elle fait, Madame, elle est charmante,
Enfin elle me plaît, mais beaucoup quant à moi !…

Roxane

(Avec colère et jalousie.)

Tais-toi, toi, toi, toi, toi, toi, toi nommément toi !!!
Apprends que Bajazet a su toucher mon âme
Que je l’adore enfin !…

Acomat

Que je l’adore enfin !…C’est différent, Madame !
Que ne le disiez vous !…

Roxane

Que ne le disiez vous !…Sais-tu qu’en le charmant,
Ma rivale me souffle un époux un amant ?…
Que je veux Bajazet… qu’elle se croit plus belle
Que Roxane.

Acomat

Que Roxane.Vraiment ? Voyez la péronnelle
Comme ça lui va bien !

Roxane

Comme ça lui va bien !Ah ! n’ai-je pas raison !…
Ne vaux-je pas mieux qu’elle ?

Acomat

Ne vaux-je pas mieux qu’elle ?Eh ! sans comparaison !

Roxane

C’est un morceau friand avec sa face blême !…

Acomat

Il lui sied de montrer sa mine de carême !…

Roxane

Voyez comme mon teint relève mes appas !

Acomat

Madame, vous avez un teint de mardi-gras.

Roxane

Comme il a de l’esprit !… mais, visir, ma tournure ?…

Acomat

Charmante !… c’est un vrai chef-d’œuvre de nature…
Atalide d’abord marche comme un fagot…

Roxane

J’ai bien quelque embonpoint.

Acomat

J’ai bien quelque embonpoint.Madame, rien de trop !
Voulez-vous ressembler à la maigre Atalide…

Roxane

Eh ! point du tout, mon cher, mais regarde, décide.

Acomat

Le joli petit pied !… Sultane, Cendrillon
Ou je me trompe fort devait l’avoir plus long.

Roxane

Et ma taille, visir !

Acomat

Et ma taille, visir !Comme elle est élancée !
Finette !…

Roxane

Finette !…Dis-tu vrai ?

Acomat

Finette !… Dis-tu vrai ?Je vous dis ma pensée,
Ma petite parole…

Roxane

Ma petite parole…Ah ! c’est bien je te crois ;
Tu vois de Bajazet quel doit être le choix
Laquelle de nous deux penses-tu qu’il préfère ?…

Acomat

Ce sera vous, Madame !

Roxane

Ce sera vous, Madame !Eh ! mais, oui, je l’espère…
À propos, ces romans que tu m’avais promis
Où sont-ils ?

Acomat

Où sont-ils ?Ce matin, on me les a remis,
Je viens de recevoir, Madame, à votre adresse
De ces contes légers une très lourde caisse !

Roxane

Cher visir, de ce pas je veux les aller voir
Ils pourront me calmer et nourrir mon espoir.

(Acomat lui donne la main pour sortir.)



ACTE II


Scène 1

Bajazet (seul)

C’est ici, mon garçon, qu’il te faut réfléchir !
Et de ton embarras t’efforcer de sortir…
Ce n’en serait pas un pour un homme ordinaire ;
Qui sait bientôt trouver la fin de son affaire ;
Mais je ne puis sitôt brusquer le dénouement,
Les combats dans le cœur, prouvent le sentiment,
Commençons. À l’amour sachons tenir la bride
Au grand galop sans quoi j’irai voir Atalide ;
Et contre mes transports, contre ma passion
Laissons un peu parler la noble ambition…
Voilà donc, d’un côté, les traits de la maîtresse,
De l’autre la bouteille et son heureuse ivresse,
Si je suis le grand Turc Dieu sait le joli train
Où du beau Bajazet va rouler le destin ;

Les plaisirs à sa voix vont en foule se rendre,
Il n’a qu’à se baisser chaque jour pour en prendre,
Mais mon gosier surtout avec ardeur promet
De faire un fier accroc aux lois de Mahomet.
À tire Larigot, comme un nouveau Grégoire.
Du matin jusqu’au soir je fais serment de boire,
Et du meilleur j’entends… sans peine on le conçoit.
Voilà ce que mes yeux trouvent du côté droit…
Mais à gauche, j’entends chanter à ma maîtresse :
Il n’est point de plaisir, de bonheur sans caresse
La meilleure liqueur et le vin le plus fin
Sans le sucre d’amour ne font que chicotin…
Ah ! quels cruels combats ! Déplorable misère !…
Mon cœur et mon gosier en moi se font la guerre,
Et maîtresse et bouteille, et tendresse et bon vin,
Ensemble, tour à tour, se battent dans mon sein :
Dans ce bel embarras, lorsque je m’envisage,
L’âne entre deux boisseaux est ma parfaite image ;
Comment donc m’en sortir !… mettons la main au cœur
Comme il bat !… ah ! bouteille à ton air enchanteur…

(Il se tourne à gauche.)

… Mais tes coups redoublés vont crever ma poitrine !…
Tu l’emportes enfin, ô charmante cousine
C’en est fait.


Scène 2

Bajazet, Atalide

Bajazet

C’en est fait.Accourez, aimable et doux objet !
Savez-vous aujourd’hui ce que fait Bajazet ?

Atalide

Quand vous me l’aurez dit, je le saurai peut-être
Faut-il rire ou pleurer, faites-le-moi connaître.

Bajazet

Madame, écoutez-moi, je vous laisse le choix
Et mon destin encor dépend de votre voix ;
À Roxane, Amurat prêt à fuir la lumière
A fait signifier sa volonté dernière.
En place d’Ibrahim je dois être sultan ;
Mais Roxane en ses mains garde le testament,
Et pour moi se prenant d’un amour ridicule,
Si je ne brûle pas pour elle, elle le brûle…
Fidèle à vos appas j’ai voulu refuser,
Elle me donne encor du temps pour y penser…
Mais comme l’on n’a plus ce qu’on s’est laissé prendre
Mon cœur est tout à vous il ne peut plus se rendre.

Atalide

Ô tendre souvenir de mes tendres secrets !
Étoile de mes vœux ! de mes soupirs discrets !
Doux soleil de ma vie ! Arc-en-ciel de mon âme
Miroir étincelant qui réfléchit ma flamme !

Qu’à ce trait généreux je connais en ce jour
Dans un parfait amant, le plus parfait amour !
Mais, c’est assez, Seigneur, pour une infortunée
Suivre sa passion contre sa destinée…
Il en coûterait trop pour vouloir m’épargner :
Il faut me planter là, mon cousin, pour régner.

Bajazet

Vous planter là, Madame, ah c’est me faire injure !…

Atalide

Eh ! seigneur, croyez-vous ma tendresse assez dure
Pour ne me vouloir pas aussi sacrifier.
Un amour sans tourment, ce serait trop grossier…
Ce n’est pas que le sort d’une triste fortune
Quand vous le partagez ait rien qui m’importune
Ah ! cousin, croyez-moi, si nous étions encor
À ces temps trop heureux de l’ancien âge d’or
Où le lait en ruisseau coulait dans les prairies,
Où les grives tombaient au bec toutes rôties,
Où les champs présentaient des biscuits pour moissons
Où les ondes, tout frits nous donnaient les poissons,
Que j’eusse aimé vous voir près de moi sous un hêtre
Quitter la royauté, pour un repas champêtre,
Soupirant nuit et jour, filer l’amour parfait,
Et vous accompagnant du tendre flageolet
Vous même roucouler quelque douce romance ;
Ou danser avec moi l’aimable contredanse ;
Je te dirais alors : que sert d’être empereur ?
Ah ! n’avons nous pas tout, quand nous avons un cœur ?…
Si j’avais seulement la lampe merveilleuse,

Tu verrais de t’aimer ton amante orgueilleuse
Te cachant loin des yeux des profanes humains
Chaque jour te verser l’amour à pleines mains,
Pour un trône quitté, te régalant sans cesse ;
Des vins et de l’amour réunissant l’ivresse,
Mes soins sauraient remplir ta bouche de douceur ;
Sorbets, glaces, café, sucre, bonbons, liqueurs…

Bajazet

Ah ! que dis-tu, mon rat, femme aimable et sensible !…

Atalide

Oui mon chat !… mais du sort la rigueur inflexible
Si votre frère vient à tortiller de l’œil
Sans qu’à Roxane, hélas ! vous fassiez plus d’accueil
Votre legs est flambé !… la chose est évidente !…
Mais croyez-vous qu’encor Roxane mécontente,
Par vous mystifiée en veuille rester là ?…
Il lui reste Ibrahim… elle l’épousera,
Et Dieu sait contre nous ce qu’elle saura faire !
Moi-même sans le sou, peut-être à la misère,
D’une vieille il faudra tourniller le chignon
Devenir de princesse, une simple fanchon…
Les romans bien plutôt nous offrent le contraire ;
Le mien ne peut avoir une fin si vulgaire.

Bajazet

Que vous m’attendrissez !… mais si je vous suis cher
Tirez-moi s’il vous plaît votre discours au clair
Vous êtes je le sais passablement jalouse
Que deviendriez vous si Roxane m’épouse ?

Atalide

Je ne demande point ce que je deviendrai…
Je passerai le temps du mieux que je pourrai ;
Je deviendrai dans peu morte ou peut-être folle,
Mais si quelque pensée en ceci me console,
C’est de voir qu’adorant mes ordres absolus,
Vous aurez fait, seigneur, ce que j’aurai voulu.

Bajazet

Qui ?… moi… j’épouserais cette grosse figure,
Vrai type de poupard ou de caricature ?…

Atalide

Pourquoi médire d’elle, ô mon petit cousin !
Il ne se faut jamais moquer de son prochain ;
Je sais qu’elle a les yeux, la voix d’une harangère,
Et qu’elle est gracieuse ainsi qu’une mégère ;
Qu’elle a l’air dégagé, leste, comme une tour,
Et la taille avec ça faite comme un tambour ;
Je sais bien qu’elle prend du tabac comme un suisse,
Que son teint est toujours rouge comme écrevisse…
Au lieu qu’on voit en moi cette aimable pâleur
Qui marque des amours la charmante langueur…
Mais votre cœur par là me rendra mieux les armes…
Quand vous comparerez ses appas et ses charmes…
D’ailleurs le sacrifice en sera bien plus beau,
Faut-il que seule enfin, je souffre dans ma peau !…

Bajazet

Non, vous ne verrez point cette union cruelle…
Plus vous me commandez de vous être infidèle,

Madame, et plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez…
Ainsi donc mes serments s’en iraient en fumée !

Atalide

Non pas ! Je prétends bien toujours seule être aimée,
Et je ne vous dis pas, Seigneur, de me trahir ;
Point du tout… il ne faut seulement que mentir.
Amusez-la, cousin, d’un bon petit mensonge,
Tant qu’enfin vous meniez l’ânesse dans la longe.
Dès qu’une bonne fois vous serez empereur
Vous lui direz alors : Madame, serviteur !
Je vous casse et je mets mon Atalide en place…
Quand on ment pour l’amour on trouve toujours grâce,
Faites-la moi tomber vite dans le panneau.

Bajazet

Je vous entends enfin… non, non, ce n’est pas beau !
Je ne pourrai jamais faire cette bassesse…
J’ai plus de sentiment, plus de délicatesse…
À Roxane je vais le dire de ce pas,
Et je vous quitte…

Atalide

Et je vous quitte…Et moi je ne vous quitte pas.
Jusque dans son boudoir je m’en vais te conduire
Me tuer à ses yeux.

Bajazet (à part)

Me tuer à ses yeux.Ô Ciel ! qu’elle me scie !

Atalide

Que je suis malheureuse !… Ô destin trop affreux !

Un amant ne veut pas faire ce que je veux…
Aveugle à mes discours, il est sourd à mes larmes,
Tandis que pour attraits n’ayant que peu de charmes,
Une femme jadis obligea son amant
De rester douze mois sans parler un instant !
Et moi…

Bajazet

Et moi…Qu’on me rencontre une seule maîtresse
Qui voulut à ce prix s’acquérir ma tendresse ;
Oui, pour avoir menti, le pauvre Bajazet,
Madame, en son enfance eut trop souvent le fouet.
J’en ai pris trop d’horreur pour toute menterie ;
C’est comme je vous dis une affaire finie.
Adieu !



Scène 3

Atalide (seule)

Adieu !Que faites-vous ?… conte-moi ton dessein…
Faut-il rire ou pleurer ?… c’est toujours mon refrain…

(Voyant qu’elle est seule.)

Il est parti !… cruel !… quel aimable jeune homme !
Il n’est pas son pareil de Paris jusqu’à Rome !
Qu’il séduit ma raison ! j’ai voulu l’éprouver,
Que d’un noble transport il vient de se sauver !
Que l’innocence en lui paraît sans artifice !
Quelle fidélité !… quelle horreur pour le vice !
De quel enthousiasme il charme mon esprit !
Relisons son billet, cet adorable écrit…

Je ne le trouve pas ! oh ! que me voilà sotte…
Quoi donc ? l’aurais-je pris pour une papillote ?
Mais non, je n’ai pas fait ma toilette aujourd’hui…
Oh ! comment de mon sein se serait-il enfui !
Aussi je suis toujours dans un trouble terrible ;
A-t-on la tête à soi quand on est si sensible.

(Roxane entre.)



Scène 4

Atalide, Roxane

Roxane

Retirez-vous !

Atalide

Retirez-vous !Madame, excusez l’embarras…

Roxane

Retirez-vous… non, non, ne vous retirez pas,
Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée ;
De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

Atalide

On m’a dit que du camp un courrier est venu !
Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

Roxane

Mais vous devez savoir que le sultan expire,
Que son frère Ibrahim lui succède à l’Empire.

Atalide

Je croyais que c’était, Madame, Bajazet…

Roxane

De quoi vous mêlez-vous. Madame, s’il vous plaît ?…

Atalide

Enfin, c’est mon cousin, on nous nourrit ensemble,
Je peux bien de son sort m’informer, ce me semble.

Roxane

Eh ! bien j’en aurai soin.

Atalide

Eh ! bien j’en aurai soinJe l’avais bien pensé.
Je sais que vous avez le cœur si bien placé !

(À part.)

La mauvaise guenon !

Roxane (à part)

La mauvaise guenon !Voyez la bonne pièce !…
On dirait que ces mots cachent quelque finesse,
Je te vais attraper !…

(Haut.)

Un nouveau testament
Contredit le premier, mais moi décidément
Je trompe d’Amurat la volonté bizarre.

Atalide

Sultane, vous montrez un courage bien rare !

Roxane

Oui, je le brûlerai pour que votre cousin…

Atalide (vivement)

Soit empereur ! Madame, ah ! le noble dessein,
Qu’il est digne en effet d’une âme généreuse !

Roxane

Je vous trouve, ma mie, aujourd’hui bien parleuse !

Atalide

Madame, qui pourrait malgré tous ses efforts,
Voyant ce que je vois, retenir ses transports !…
Qu’en effet Bajazet est bien fait pour un trône !
Qu’il aura bonne grâce avec une couronne !

Roxane (impatientée)

Ô langue de serpent !… Quand vous aurez fini !…

Atalide

Madame je me tais.

Roxane

Madame je me tais.Mahomet sois béni !

Atalide

(À part.)

Qu’elle a mauvaise grâce.

Roxane

Qu’elle a mauvaise grâce.Eh bien !

Atalide

Qu’elle a mauvaise grâce. Eh bien !Je vous écoute.

(À part.)

Quelle voix de Rogome ! elle a pompé la goutte.
C’est sûr.

Roxane

C’est sûr.Vous sentez bien, après ce que j’ai fait
Que je ne puis avoir laissé là mon projet ;
J’aime votre cousin, il m’aime à la folie…

Atalide

Vous déploriez pourtant sa froideur inouïe…

Roxane

Oui, mais en cet instant, par les plus doux aveux,
Il vient de rendre enfin son cœur à mes beaux yeux.

(À part.)

Tu la gobes ; c’est bon.

Atalide

Tu la gobes ; c’est bon.Est-il bien vrai Madame ?

Roxane

Croyez si vous le voulez.

Atalide

Croyez si vous le voulez.Là… foi d’honnête femme ?

Roxane

En pouvez-vous douter ?

Atalide (avec dépit)

En pouvez-vous douter ?Que les hommes sont faux !
Le parjure !… Osez-vous écouter ses propos ?
C’est un enfant, Madame, un fade petit maître
Qui fait le joli cœur, ou voudrait le paraître,
Et qui ne peut sentir le moindre sentiment.
C’est un pauvre cousin, mais un plus pauvre amant !

Dans un temps il voulut me conter des fleurettes,
Mais mon cœur délicat l’envoyait aux soubrettes ;
Même s’il faut ici vous parler clair et net,
Je crois qu’il a souvent offensé Mahomet,
Car j’ai souvent senti de sa bouche amoureuse,
S’exhaler en hoquets son haleine vineuse !

Roxane

Tais-toi, langue d’aspic ! quand tu l’as cru constant,
Dis… tenais-tu sur lui ce langage insultant ?…
Vous vous aimez tous deux, j’en ai le témoignage…
Vois ce billet… j’étouffe et suffoque de rage…

(Elle s’évanouit.)

Atalide

Ciel ! nous sommes trahis ! ô billet malheureux !
En te perdant, hélas ! tu nous perds tous les deux !
Pleure, pleure à présent, malheureuse Atalide !…

(Elle s’évanouit.)

Roxane (regardant du coin de l’œil)

(À part.)

Sauvons ce bon billet des mains de la perfide,
Il pourra me servir contre mon vil ingrat.

(Elle retombe.)

Atalide

Je n’en puis plus…

Roxane

Je n’en puis plus…Je meurs…

Atalide

Je n’en puis plus… Je meurs…Ah ! Comme mon cœur bat !

Roxane (reprenant connaissance)

Quand on se trouve mal, quelle excellente chose
De porter avec soi toujours du sel de rose !

Atalide

Par pitié, laissez-moi renifler ce flacon,
Car ce matin du mien j’ai cassé le bouchon.

Roxane

Tiens… prends… il n’est pas temps qu’ici ta vie expire…

Atalide

Parlez si vous voulez, je n’ai rien à vous dire.

Roxane

Ah ! tu restes muette après la trahison !…
Regardez-moi ce teint couleur de sang d’oignon,
Pour m’oser disputer un cœur tendre et novice !…
Te crois-tu le nez fait pour être impératrice ?…

Atalide

Vous avez beau crier, puisque de mon amant
Le cœur me reste encor, brûlez le testament.
Épousez Ibrahim ! bien loin que ça me pique,
Avec mon Bajazet je vous ferai la nique…
Demandez-moi, grands Dieux, où se niche l’amour !
Oui, oui, c’était pour vous que se chauffait le four !
Allez, quoiqu’on ne soit qu’une pauvre princesse.
On redoute fort peu reine de votre espèce…
Oui, oui, je l’aime, il m’aime et nous nous adorons,
Et nous nous chérirons tant que nous le pourrons…

Roxane

Comment ! sur mon sopha me dire des injures,
C’est trop fort !… Eh ! bien, oui, vous êtes deux parjures.
Je sais que ton cousin, ton ingrat de cousin ;
Malgré tous mes appas veut refuser ma main,
Mais il n’est pas au bout : puisque l’offre d’un trône
Ne peut le faire enfin pencher vers ma personne,
De Roxane au sérail tous adorent la loi,
Je prétends l’épouser malgré lui, malgré toi.

Atalide

Oui comptez là-dessus ! attendez-le sous l’orme !
Avant qu’il ait commis cette sottise énorme,
Il pourra s’écouler bien de l’eau sous le pont !
C’est moi qui vous le dis et qui vous en réponds !
Adieu.

Roxane

Adieu.C’est bon, c’est bon, fais-moi bien la grimace
Tu me paieras bientôt un tel excès d’audace !

(Aux gardes.)

Qu’on me fasse à l’instant arriver Bajazet…

(À part.)

Sur la gorge il lui faut mettre le pistolet.



Scène 5

Roxane, Bajazet

Roxane

Je ne vous ferai point de reproches frivoles.
Quoique je ne sois point avare de paroles.
Depuis que le grand Turc est absent, vous savez
Comme je vous nourris et comme vous vivez ;
Vous savez les mets fins qui chargent votre table,
Vous savez que pour vous Roxane favorable
Osa même braver le décret souverain,
Qui pour un gosier Turc a supprimé le vin.
Avec de si doux soins je n’ai pas su vous plaire !
Je n’en murmure point, quoique à ne vous rien taire
Je n’eusse pas besoin de tous ces grands bienfaits :
À des yeux connaisseurs suffisaient mes attraits.
Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,
Pour prix de tant de soins qui pansaient votre panse,
D’un assez mince objet ici comme un vrai sot
Vous soyez amoureux, et sans m’en dire un mot !

Bajazet

Qui, moi Madame !

Roxane

Qui, moi Madame !Oui, toi… Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
Me pousser quelque bourde en faisant l’innocent ?
Abuser la candeur de mon tendre penchant ?

En me dissimulant d’un silence perfide
Le sot amour qu’a su t’inspirer Atalide ?…

Bajazet

Atalide… Madame, ô ciel qui vous a dit…

Roxane

Tiens, sais-tu lire au moins ce que ta main écrit ?…

Bajazet

Mais oui, je ne suis pas un âne de nature
Et je sais, s’il vous plaît, lire mon écriture…
En ce billet, Madame, est ma confession,
Atalide toujours m’aime et de passion,
Et moi je la payais d’une amour mutuelle.
Ce n’est pas que pourtant je la trouve aussi belle
Que vous…

Roxane

Que vous…Me dis-tu vrai  ?… Si tu savais, mon choux !
Que tu serais heureux en étant mon époux !…
Atalide, crois-moi, n’est qu’une minaudière.
Qui n’aime que sa peau dont on la voit si fière ;
Mais elle est maigre et pâle… Ah ! le friand morceau
Pour porter la couronne et le royal manteau !
Toujours sentant la fièvre, et, par-dessus, maussade !
Tu ne serais jamais que son garde malade.
Regarde-moi mon cœur : que ce visage rond
Près de toi sur un trône aura bonne façon !…
Par mille petits soins tu verras que je t’aime ;
Chaque soir à souper je te coiffe moi-même ;

En batiste, je veux te broder un jabot,
Je te tricoterai des gilets de tricot ;
Cela te touchera bientôt, je le parie,
Tu m’aimeras, mon choux, jusques à la folie…
Allons, oublions tout, je te vais pardonner,
Avec moi, n’est-ce pas tu consens à régner ?…

Bajazet

Mais, Madame, Atalide ?…

Roxane

Mais, Madame, Atalide ?…Encor cette Atalide !…
Parle… Veux-tu régner mon aimable perfide ?
Une fois ?…

Bajazet

Une fois ?…Non !…

Roxane

Une fois ?… Non !…Deux fois ?

Bajazet

Une fois ?… Non !… Deux fois ?Eh non !

Roxane

Une fois ?… Non !… Deux fois ? Eh non !Eh bien : trois fois ?

Bajazet

Non !… encore un coup non !!!

Roxane

Non !… encore un coup non !!!Ah ! tu hausses la voix ?
Eh ! bien pour cette fois ce sera la dernière.

Il faut tous de ce pas venir chez le notaire
Signer notre contrat au gré de mon désir,
Puis unir, d’un second, Atalide au visir ;
Sinon dès aujourd’hui n’écoutant que ma rage
À l’hôpital des fous je te fais mettre en cage,
Et cela sur le champ, sans forme de procès.

Bajazet

Je serais bien plus fou si je vous épousais !…
Si vous voulez ce prix de mon obéissance,
C’est trop cher, et je vous tire ma révérence.

Roxane (furieuse)

Ah ! ce n’est pas ainsi que tu pourras sortir…
Holà gardes, à moi ! qu’on vienne le saisir
Et que sans plus tarder on l’entraîne, on le lie
Par ordre du sultan et pour toute sa vie !
À l’hôpital des fous qu’on l’enferme soudain !
Et surtout je défends qu’on lui donne du vin !

(On entraîne Bajazet.)



Scène 6

Roxane, Atalide

Roxane

(À part.)

Mais qui vient me troubler ?… C’est vous belle mignonne,
Eh bien ! Vous me traitiez tantôt à la dragonne,
On mène votre amant à l’hôpital des fous…

Atalide

(À part.)

Ah ! ma pauvre Atalide, il te faut filer doux !…

(Haut.)

Madame, c’est le fait d’une âme trop commune
De vouloir dans le cœur nourrir de la rancune,
Surtout lorsqu’abjurant un discours assez vain
Votre esclave, à vos yeux, met de l’eau dans son vin.
Ah ! par ces yeux si beaux, qui regardent mes larmes,
Ah ! par tous vos appas, vos attraits et vos charmes,
Madame, écoutez-moi, pardonnez à l’amour
L’artifice innocent de mon cœur sans détour !
Ne l’excusez-vous pas ? Vous êtes si sensible !…
La reine de Doline était-elle inflexible
Quand, malgré son amour pour le prince Titi,
Elle voulut le rendre à la belle Mimi ?…

Roxane

Ah ! sans doute à présent je suis délicieuse,
On a besoin de moi !… belle capricieuse,
Larmoyez, pleurnichez et désespérez-vous,
Comme si vous chantiez ! Entendez-vous, mon choux !

Atalide

Ô vrai cœur de rocher ! barbare Impératrice !
De mon amour, pour toi, je fais le sacrifice :
Épouse mon amant, je le cède à tes vœux !
Que je sois malheureuse et Bajazet heureux !

Roxane (durement)

Madame il est trop tard.

(Acomat paraît.)



Scène 7

Roxane, Atalide, Acomat

Roxane

Madame il est trop tard.C’est vous visir ?

Acomat

Madame il est trop tard. C’est vous visir ?Madame,
Vous voyez Acomat l’étonnement dans l’âme…
Hélas ! vos beaux projets ont fait naufrage au port,
Mahomet vous en veut : le sultan n’est pas mort !
Il arrive ce soir.

Roxane

Il arrive ce soir.Adieu mon mariage…

Atalide

Son mari n’est pas mort, voyez comme elle enrage !

Roxane (éperdue)

Atalide… visir… je ne sais où j’en suis…
Quel coup de foudre, ô ciel !

Acomat

Quel coup de foudre, ô ciel !Ah ! vos amours sont cuits ;
Mais il vous en cuira.

Atalide

Mais il vous en cuira.Bonne petite femme !…
Quand son mari revient qu’elle a de joie en l’âme !

Roxane

Ô ma chère Atalide ! ô mon cher Acomat,
Donnez-moi vos conseils dans ce funeste état…

Atalide

Madame, il est trop tard.

Roxane

Madame, il est trop tard.Tous deux veulent se taire.
Visir, aidez-moi donc.

Acomat

Visir, aidez-moi donc.Ma foi que faut-il faire ?
Le sultan va savoir que j’ai suivi vos plans.
Je suis dans de beaux draps !

Atalide

Je suis dans de beaux draps !Battez-vous bien les flancs
Pour trouver un moyen de vous tirer d’affaire…
Faut-il que je vous donne un conseil salutaire ?

Roxane

Ah ! parle, c’est…

Atalide

Ah ! parle, c’est…De faire ainsi que vous voudrez.

Roxane

Ô vrai cœur de rocher.

Atalide

O vrai cœur de rocher.Chacun son tour ; tenez ;

Je suis bonne pourtant ; écoutez-moi, Roxane ;
Si vous voulez rester dans la pourpre ottomane,
Courez, et sans retard, délivrez Bajazet,
Il est bon et d’ailleurs je suis son tendre objet,
Aisément j’obtiendrai que pour vous il s’apaise,
Et qu’à votre sultan sur le tout il se taise.

Roxane

Ah ! vous êtes ici mon ange protecteur,
Oui, je vais accomplir l’ordre de votre cœur.

Atalide

Ah ! sans doute à présent je suis délicieuse.
On a besoin de moi !… mais courez donc, causeuse !
Vite, dépêchez-vous… le temps presse, allez donc !…

(La sultane sort avec Acomat.)



Scène 8

Atalide (seule)

Comme je fais marcher cette grosse don-don !
Livrons-nous aux transports de mon âme ravie !
Le beau temps vient, dit-on, toujours après la pluie !
Après avoir si bien essuyé dans ce jour
Les coups de la fortune et les tourments d’amour,
Je touche presque au port ! quelle belle aventure !
Mon roman vient de prendre une fière tournure !
Abaissez votre orgueil, princesse Rosina,
Vous Mathilda, Laura, vous, belle Celina !
Que les amants futurs en lisant mon histoire,

Au-dessus de vos noms vont mettre ma mémoire !
Ce soir vient Amurat, j’aurai mon Bajazet.



Scène 9

Atalide, Acomat

Acomat

Ô de pleurs et de cris déplorable sujet !
Ah ! vous voilà, c’est vous que je cherchais, princesse…

Atalide

Quel est donc le chagrin qui cause ta tristesse,
Visir ?

Acomat

Visir ?Puis-je espérer que sans vous trouver mal
Vous prêterez l’oreille à ce récit fatal ?…
Car quand je parle enfin j’aime assez qu’on m’écoute.

Atalide

Parle.

Acomat

Parle.En sortant d’ici nous avons pris la route
De l’hôpital des fous ; enfin nous arrivons.
Nous frappons à la porte, on ouvre, nous entrons.
Après mille propos que je ne puis vous dire,
On dit que Bajazet était dans le délire,
Et qu’enfin votre amant soupirant comme un veau,

Sur le ventre couché rampait sur le carreau…
Nous le voyons bientôt… Ciel ! il était mort ivre !…

Atalide

Ah !

Acomat

Ah !Si vous n’écoutez je ne puis pas poursuivre.

Atalide

Je t’entends.

Acomat

Je t’entends.La sultane avait bien ordonné
Qu’aucun verre de vin ne lui serait donné.
Pour charmer sa douleur, par un trait de génie
Alors il demanda…

Atalide

Alors il demanda…Quoi donc ?

Acomat

Alors il demanda… Quoi donc ?De l’eau-de-vie !

Atalide

Ah ! quel excès d’amour ; quel tendre dévouement !

Acomat

Là-dessus l’on n’avait aucun commandement.
On servit Bajazet… Il lampe, lampe, lampe,
Tant qu’enfin de ses jours il éteignit la lampe !
Madame, je l’ai vu : sa mâchoire craquait.
Et son âme s’enfuit dans un dernier hoquet !…

Atalide

Ah !

Acomat

Ah !Ce n’est pas fini…

Atalide

Ah ! Ce n’est pas fini…Que peux-tu dire encore,
Après que j’ai perdu cet objet que j’adore ?

Acomat

Après ce coup…

Atalide

Après ce coup…Hélas !

Acomat

Après ce coup… Hélas !Mais écoutez-moi donc !…
J’aurais bien fait mon vers sans exclamation !
Après ce coup fatal, de la reine enragée,
La tête au même instant s’est aussi dérangée…
Elle court, je la suis, elle échappe à ma main
Et se jette à la mer du haut du pont Euxin !
Vous pouvez à présent faire vos doléances,
Mais moi je sais trop bien plier aux circonstances ;
Voyant que tour à tour chacun se tue ici,
Pour vouloir refuser de me tuer aussi ;
La mort de votre amant pour moi seul a des charmes,
Et je vais dans le vin submerger mes alarmes…

(Il sort.)


Scène 10 et dernière

Atalide (seule)

Me voilà bien lotie !… inexplicable sort !…
Je n’avais qu’un cousin, qu’un amant, il est mort !…

(Sanglotant)

Ah ! oui… que je suis fraîche ! ô pauvre infortunée !…
L’innocence, grands dieux ! est ainsi condamnée !
Où trouver des mouchoirs pour essuyer mes pleurs ?…
Montagnes, fendez-vous aux cris de mes douleurs !…
L’amour est dans la vie, hélas ! une autre vie :
Quand je n’ai plus d’amant la mienne est donc finie !
N-i ni, c’est fini… vous pouvez m’enterrer,
Je suis morte et le jour cesse de m’éclairer…




Je rapprocherai ici de ces spécimens plus ou moins poétiques une fantaisie drolatique en prose, qui date d’un voyage scientifique à Turin, et qui montre, comme la poésie précédente, une tournure d’esprit très humoristique, très inattendue, chez le traducteur, si laborieux et si absorbé, des hiéroglyphes.


Pétition du Pharaon Osymandias
à S. M. le Roi de Sardaigne

  Sire,

Un vieux proverbe égyptien dit : Pierre qui roule n’amasse pas mousse ! J’en fais la triste et bien cruelle expérience.

Lorsque sur la proposition de M. Drovetti, qui me vantait la courtoisie et la civilisation de l’Europe, je consentis à quitter Thèbes, ma chère patrie, pour voir les contrées de l’Occident, je dus, puisque la course ne pouvait se faire autrement, me soumettre à être placé sur un vaisseau d’une manière fort incommode, et très peu convenable soit à mon rang, soit à mon illustre famille. Une seule espérance adoucissait l’ennui de la traversée, celle des honneurs qui m’attendaient sans doute au milieu de peuples qui doivent en très grande partie les lumières dont ils se vantent à la vieille nation que j’ai longtemps gouvernée avec tant de gloire. Je prenais donc en patience et le mal de mer et les dégoûts perpétuels dont m’abreuvaient mes compagnons de voyage, qui feignaient d’ignorer avec quel personnage ils avaient l’honneur de faire route.

J’arrive à Livourne, et on me loge dans une espèce de magasin. On m’y laisse plusieurs mois sans s’enquérir seulement si le local pouvait ou non me convenir, j’aurais cent fois perdu patience et tenté quelque coup d’éclat, car en ma qualité de conquérant je suis fort vif, quoique très posé en apparence, si mes compatriotes Thoutmosis et Amenophis, personnages assez flegmatiques de leur naturel, et renfermés dans la même cave que moi, ne m’eussent déterminé à m’y tenir en paix, en attendant l’événement.

Quant à Sésostris que j’y retrouvai aussi, le pauvre garçon était si malade et tellement brisé du voyage, qu’il avait double raison pour ne s’occuper que de lui.

Grâce à ces bons camarades, je ne suis point mort d’ennui, car Thoutmosis me contait les vieilles histoires de son temps, et Amenophis, qui sous le nom de Memnon s’est fait jadis une très belle réputation comme musicien, me chantait de temps en temps un de ces jolis airs, qui dans la plaine de Thèbes faisaient autrefois courir en foule à ses pieds les Grecs et les Romains.

Mais Votre Majesté peut se figurer quelle fut ma douleur, lorsque je demeurai seul, et que je vis partir successivement pour sa capitale, non seulement tous les Pharaons mes amis, mais encore trois ou quatre petits typhons qui eussent pu du moins charmer ma solitude par leur mine et leur caractère grotesque, quoique ce soit, au fond, du fort petit monde et des gens d’assez méchante compagnie. Je restai pétrifié de cet affront ; aucune plainte ne sortit de ma bouche, mais immobile et l’œil fixe je dévorais mon cœur, comme on disait autrefois dans mon pays. Bref, je ne repris quelque mouvement que le jour seul où l’on m’embarqua pour Gênes.

C’est là que je dus encore faire une longue station, abandonné sans honneur près d’une des portes ; mais je me raidissais contre le malheur ; j’étais déjà endurci par les souffrances passées, et je sus, en attendant que Votre Majesté m’appelât dans sa ville royale, supporter froidement les manques de respect d’un peuple grossier auquel ma figure ni mon costume n’en imposaient aucunement. Je fis plus, je conservai mon impassibilité, aucun mouvement de dédain ne sillonna même mon visage, lorsque un certain savant du pays accourut à moi prétendant me connaître et ne sachant pas voir sur mon front le diadème des rois et les insignes du fils aîné d’Amnon, osa publier que je n’étais qu’une espèce d’intendant ou sous-intendant et soutenir que je m’appellais Ozial, nom inconnu à l’Égypte entière, moi qui suis le roi du peuple obéissant, le soleil gardien des mondes, l’enfant du soleil, Osymandias !

C’est du milieu de telles tribulations, qu’on m’entraîne enfin, couché sur un charriot grossier, sur lequel je me laissai placer sans la moindre résistance, pensant que c’était enfin la dernière des épreuves qui m’étaient réservées. J’arrive à Turin dans ce triste équipage, et au lieu de me conduire directement dans le palais de Votre Majesté, on me fait mettre pied-à-terre dans la cour de l’Académie des sciences, où j’appris toutefois en arrivant qu’il avait été question de moi, et que même mon véritable nom avait été prononcé. Je supposai donc encore qu’il avait été jusque-là dans les intentions de Votre Majesté que j’eusse voyagé incognito ; mais du moment que mon rang était connu, je m’attendais d’un instant à l’autre à ce qu’on vint me rendre les honneurs dus à ma naissance. Une foule d’individus m’environne en effet ; la cour brille de l’éclat des flambeaux… Mais on me passe sans respect une corde au cou, et bien malgré moi, car j’avoue que je faisais le pesant, on me mit droit contre un mur, et sur un grand piédestal, sans faire attention seulement que j’en avais apporté un avec moi, lequel ne m’a point quitté depuis mon départ de Thèbes.

Dans une posture aussi gênante, exposé à toute heure aux regards du public, auquel mes insignes royaux n’en imposent pas toujours, j’attendais depuis plusieurs mois, que Votre Majesté mit un terme à mes souffrances. J’avais de plus le déplaisir d’apercevoir, grâce à ma haute taille, à travers les fenêtres voisines, mes anciens compagnons de voyage, dans une situation bien préférable à la mienne. Je voyais par exemple Moeris perché sur une espèce de théâtre, tout juste comme nos hiérogrammates lorsqu’ils racontaient les métamorphoses d’Osiris au peuple assemblé dans les temples : plus loin Sésostris entièrement remis de ses blessures et se carrant au milieu d’une vaste salle sur un socle même de beaucoup trop élevé pour sa taille ; je voyais de pauvres diables déjà fermés sous des centaines d’aunes de bandelettes et calfeutrés déjà très chaudement dans deux ou trois caisses, recouverts à ma barbe, par un surcroît de soins, d’une belle robe neuve de toile jaune bordée de galons verts. Je voyais enfin de mon observatoire incommode, telle petite bourgeoise de Thèbes, que je n’eusse jamais honorée d’un simple regard, accueillie avec une galanterie raffinée et gracieusement fermée, je ne sais trop pourquoi, dans une petite maison de verre.

Mais ce n’est point assez, c’est au milieu de ces mortifications si cuisantes pour mon amour-propre, qu’on est venu, Sire, mettre le comble à tant d’outrages. Au lieu de me conduire dans un somptueux palais, maintenant que la température de ces contrées devient d’une âcreté jusqu’ici inconnue pour moi, on me laisse dans une basse-cour, exposé à toutes les rigueurs dans la solitude la plus complète ; et c’est là surtout ce qui me décide à recourir enfin à la justice et à la piété de V. M. Au lieu de me garantir des injures de l’air, en me donnant un bel habit jaune bordé de vert, comme à quelques-uns de mes collègues, et même à certains chats et autres animaux, qui ne s’attendaient point à des attentions si délicates, on me couvre grotesquement sous des monceaux de paille. Je me hâte de profiter de l’instant où cette ridicule enveloppe ne me recouvre encore que jusqu’au menton, pour ouvrir enfin la bouche et me plaindre hautement de telle indignité. Quoi ! le Pharaon qui conquit la Bactriane à la tête de 700.000 hommes, qui éleva le plus merveilleux édifice de Thèbes, ne sera plus désormais qu’un roi de paille, ou pour trancher le mot, qu’un roi empaillé ? Non, Sire, Votre Majesté ne le souffrira point : Elle connaît maintenant la longue suite de mes tribulations, j’en appelle à son équité ; c’est en roi qu’il faut qu’on me traite. Ce mot dit tout ce que j’attends. Je demande aussi comme réparation indispensable, que l’inventeur du costume ridicule dont on m’affuble, soit lui-même empaillé, pour être déporté au muséum d’histoire naturelle, et ce sera justice.

22 décembre 1824.


Cette dernière pointe visait le chevalier de Saint-Quentin, conservateur du musée de Turin, qui avait jalousé l’égyptologue Français, sa faveur marquée auprès du roi Charles-Félix, de la cour Piémontaise, et du ministre d’État comte Costa. Au grand scandale du monde savant, M. de Saint-Quentin avait même plagié Champollion dans un ouvrage technique : celui-ci ne s’en vengea que par les derniers mots de la plaisante requête pharaonique ci-dessus relatée.