A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


CHALLEMEL-LACOUR


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




CHALLEMEL-LACOUR



La France républicaine, privée de Thiers et de Gambetta, ne pouvait pas rencontrer un ministre des affaires étrangères qui s’exprimât sur ses intérêts au dehors et sur son rôle dans le monde avec plus de hauteur de vues que M. Challemel-Lacour ne l’a fait à la séance du Sénat, le 13 mars 1883, quand il disait :

« … Nous croyons que notre pays ne saurait demeurer étranger à ces entreprises d’exploration et de conquête définitive de la planète, dont les succès, achetés quelquefois bien cher, sont cependant l’honneur de notre époque…

« Nous prenons toutefois, pour guides, deux règles que je crois devoir soumettre au Sénat. La première est de nous tenir en garde contre les entreprises romanesques, de nous défier de ces mirages qui ont déjà causé plus d’un désastre … Ainsi, messieurs, point d’entreprises chimériques, point de conquêtes hasardées ; mais, là où nous avons des droits, une action suivie, ferme, prudente, et, s’il le faut, un effort suffisant pour ne laisser aucune place à ce soupçon d’indécision et de faiblesse qui est un encouragement pour toutes les résistances.

« Notre seconde règle, messieurs, c’est que, si nous avons une politique coloniale, comme nos intérêts et nos traditions nous le commandent, nous ne devons pas oublier que nous sommes une nation continentale et que la concentration de nos forces est la première condition de notre sécurité. »

Ces déclarations n’étaient interrompues que par les acclamations réitérées de la majorité républicaine. La droite monarchique se réservait et se taisait. Elle, si glorieuse de ses traditions parlementaires et diplomatiques, elle regardait non sans surprise cet homme nouveau qui défendait à la tribune du Sénat les droits et les intérêts de la République avec une noblesse de sentiments et d’un ton que les plus vieilles monarchies seraient fières de rencontrer pour elles-mêmes plus souvent.

M. Challemel-Lacour est le type le plus accusé peut-être, le plus rigoureusement arrêté dans ses lignes et le plus en relief de la démocratie classique et républicaine : jacobin, disent quelques-uns ; soit, nous n’y voyons pas de mal. Si l’esprit jacobin est l’esprit de gouvernement, d’autorité et de méthode, l’esprit de la ligne droite et correcte, l’esprit qui va à son but sans sourciller, parce qu’il a un grand but national et humain, l’esprit nourri de l’histoire et de la philosophie de ce monde, qui entend faire des choses nouvelles suivant des méthodes anciennes, car il n’y a pas dans l’intelligence de l’homme des méthodes essentiellement différentes : il n’y a qu’une ou deux manières de trouver et d’exprimer le vrai ; si l’esprit jacobin est tel, il faut dire que c’est lui qui a fondé les gouvernements et qu’on n’en a pas fondé sans son secours.

Mais si jacobin signifie sectaire, d’une étroitesse d’esprit incurable ; si l’on peut dire du jacobin ce qu’en dit M. Taine : « Des hommes réels il n’a nul souci ; il ne les voit pas, il n’a pas besoin de les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la nature qu’il pétrit ; jamais il ne songe à se figurer d’avance cette matière, multiple, ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curés, des nobles contemporains, à leur charrue, dans leur garni, à leur bureau, dans leur presbytère, dans leur hôtel… Rien de tout cela ne peut entrer et se loger dans son esprit ; les avenues en sont bouchées par le principe abstrait qui s’y étale et prend à lui seul toute la place, etc… » Certes, si c’est là l’esprit jacobin, il ne peut se retrouver chez un homme aussi nourri de lettres, d’histoire et de critique, qui a parcouru l’Europe et s’est frotté à tous les peuples et à toutes les civilisations comme à tous les livres ; qui a connu l’exil, la pauvreté, toutes les angoisses et puis, par un revirement soudain, les jouissances du commandement et du pouvoir ; toujours pauvre, sans morgue et sans faste, mais non pas sans la conscience de sa valeur, dédaigneux des aristocraties vides qui ne s’appuient ni sur le caractère, ni sur le savoir, ni sur le bon goût, et portant alors le dédain jusqu’à sa suprême expression ; mais non pas dédaigneux de son temps ni de sa patrie, en quelque état qu’il la voie ; plein d’ardeur pour le bien public, les yeux ouverts sur le monde entier, s’appliquant incessamment à découvrir les occasions et les rivages où il lui sera possible de relever légitimement la fortune de son pays et l’honneur de la civilisation française.

Dans les types des principaux personnages de la démocratie contemporaine que nous essayons d’esquisser, nous aimons toujours à voir en quelque sorte cette démocratie elle-même, si éprouvée, si battue de flots et de tempêtes, grande et émouvante parmi ses chutes, et qui, sortie on ne sait d’où, de la poussière, du fond obscur de l’atelier, des sillons, de la misère, de la fange, a rêvé et réalisé la conquête du souverain pouvoir.

C’est là sans doute l’un des plus extraordinaires spectacles de l’histoire, et quand on l’a une fois entrevu, on se sent tout envahi de sa grandeur étrange et tragique. Cette démocratie a des accès de nerfs, des susceptibilités maladives, des vibrations impatientes et terribles, comme un parvenu de génie qui, sorti de rien, arrive à tout et en est digne. Et ce n’est pas le trait le moins profond ni le moins vivant de son caractère que l’acharnement qu’elle met à détruire ses plus brillantes créations, à bafouer, à piétiner les hommes qui, échappés comme elle et avec elle du néant, ont su organiser la domination de leur influence. Mais aussi comme elle a des retours d’attendrissement, d’humanité, de pitié, et comme elle sait aimer et honorer ses serviteurs, autant qu’elle les a blessés et méconnus ! Nous avons eu des preuves de sa gratitude aussi éclatantes que celles de son injustice. Elle est bonne, douce, aimante à l’excès, autant qu’irritable et farouche. Jamais la conscience humaine n’a été plus complexe et plus complète. Voilà notre société, notre démocratie, et ces traits que nous trouvons en elle, nous les retrouvons un à un, on peut les compter exactement, chez les principaux personnages qui sont sortis de son sein. Ce sont les consciences les plus vives, les plus nerveuses, les plus tendues par une lutte incessante, mais aussi les plus remplies de nuances, de sentiments, d’impressions, les plus tournées vers une critique sans rêve et une investigation sans repos. Des jacobins ? des sectaires aux yeux clos ? comme dit M. Taine. Quelle vue fausse de la politique contemporaine et de la démocratie de ce temps ! S’il y a quelque part des sectaires aveugles « qui prétendent imposer leur moule à la nature », c’est bien plutôt parmi ces représentants du passé qui s’obstinent contre la démocratie triomphante, pour qui ce grand jeu des révolutions n’est qu’une charade triviale et sans esprit.

Le petit écolier obscur du lycée Saint-Louis, le brillant élève de l’École normale qui obtint en 1849 le premier rang au concours d’agrégation de philosophie, le professeur des lycées de Pau et de Limoges, l’humble et laborieux universitaire a pris l’une des situations les plus fortes parmi les ministres des affaires étrangères qui dirigent les intérêts européens, non seulement à cause de la grande autorité qui demeure attachée à tout ce qui vient de la France, mais à cause de sa haute valeur personnelle, de l’élévation et de l’étendue de son intelligence, de la fermeté de son langage, de la netteté de ses dépêches, de sa correction impeccable, de la méthode qui brille en toute sa conduite. Ce n’est pas lui qui souffrirait dans les services extérieurs de la France ce décousu sceptique, ce débraillé à la mode que la monarchie y a introduit et entretenu par sa faiblesse. La démocratie se fait une toute autre idée de la distinction, du patriotisme, de l’élégance et de la gloire. Elle a son orgueil, sa fatuité même, mais d’un autre genre, et quand elle veut se revêtir de flegme et d’arrogance à son tour, si cela lui plaît, elle y ajoute une suprême nuance dont les plus fins talons rouges n’approchent guère.

Elle ne s’oublie jamais, par exemple, à railler la France ; elle ne met point sa vanité, comme on a vu les ministres et les diplomates de l’école monarchique, à se montrer sceptique à l’égard de la patrie. L’ambassadeur ou le ministre de la République ne dénonce point le peuple français aux appréhensions et aux inquiétudes du monde, comme aimaient à le faire, il n’y a pas bien longtemps encore, les ministres d’une réaction expirante. Tout patriotisme mis à part et la loyauté des uns et des autres placée en dehors de la contestation, ces allures raffinées, ce goût faux et suspect, n’entrent point dans le bagage des républicains ; cela ne fait point partie de la mode, des mœurs, des traditions de la démocratie. Elle a des succeptibilités patriotiques plus naïves et plus effarouchées, une probité nationale plus sûre et plus dense, une sorte de pudeur pour la patrie qui ne permet pas qu’on y touche et qui prend vite ombrage dès qu’on parle de la France.

La presse monarchique s’est plu à dire que M. Challemel-Lacour n’avait pas réussi à Londres, que l’altière et froide société britannique avait été toute glacée au contact de cette raideur abrupte et sauvage. C’est assez difficile à croire ; ce serait, en tout cas, la rivalité, la jalousie des glaçons qui se heurtent aux pôles ou des rocs qui se froissent dans la montagne. Mais ceux qui connaissent M. Challemel-Lacour savent qu’on trouve chez lui, au milieu des frimas et derrière les tapisseries de givre artistement déployées, des coins pleins de tiédeur, caressés d’un rayon de soleil. Nous ne disons pas que l’aspect rocailleux soit le simple effet d’un art profond et soutenu, que les apparences pittoresques d’une nature boréale et les glaces éternelles d’un paysage polaire soient un décor savamment arrangé pour les curieux du parterre de ce monde. Cette forme géométrique, si nettement arrêtée dans ses lignes, est bien l’enveloppe naturelle, sincère, loyale et adéquate d’un esprit fortement nourri de doctrine. Mais cette nature est riche et diverse, pareille à certaines saisons de l’année ou à certaines régions de notre planète : il suffit d’écarter un peu la neige pour y trouver des fleurs odoriférantes et de monter ou de descendre de quelques degrés pour changer de climat. L’œil s’anime, la lèvre s’épanouit, l’esprit souffle tiède et charmant, c’est le zéphire que nous voulions dire : il a dépouillé toute son âpreté d’aquilon et il porte sur ses ailes le rire léger, sans fiel, qui vibrait naguère aux feuilles harmonieuses des mûriers de l’Attique.

Nous ne faisons pas de comparaisons autres des hommes très différents et des caractères très dissemblables ; mais quand nous nous rappelons cette large envergure du génie de Gambetta, cette admirable bonhomie dans la force, qui lui permettait de se faire tout à tous et de passer d’une assemblée populaire où tous les cœurs avaient sympathisé avec le sien, dans une de ces premières loges de la politique où le problème devenait tout autre, où il s’agissait de jouer contre les puissances de ce monde la plus serrée et la plus scabreuse des parties ; quand nous nous rappelons les ressources inépuisables d’Adolphe Thiers, son pétillement sans trêve, toujours plein de feu et de clartés, avec cela sa tête de fer, ses mines de ruses et de calculs, plus riches que ses mines d’Anzin, sa vigilance de ses intérêts particuliers et sa science de la richesse positive jointe à un amour ardent de la puissance de la France, sa force infatigable, quoique bornée, et merveilleuse dans un cercle d’action plus étroit que celui de Gambetta ; et quand après ces hommes nous en trouvons d’autres moralement et intellectuellement si dissemblables à eux, et encore supérieurs en leur genre et profondément originaux, nous ressentons une confiance illimitée dans l’avenir de la démocratie française. Nous voyons combien elle est féconde en expressions successives et diverses que sa veine n’est pas près de tarir, et que, heureuse ou malheureuse, prudente ou téméraire, elle sait faire sortir de ses flancs des hommes nouveaux qui tiennent tête aux hommes d’État de la vieille Europe et paraissent nés exprès pour débattre de pair à pair avec eux les intérêts du monde.

Si l’ambassadeur de la France républicaine à Londres ne s’est pas dissipé dans les salons de l’aristocratie britannique, s’il a observé cette grande réserve dont on lui a fait reproche et qui pourtant convient si bien à la situation extraordinaire et unique où doivent se sentir, s’ils ont la conscience de leur rôle, les représentants officiels de la Révolution française et les ambassadeurs d’un peuple souverain ; on ne dira pas que M. Challemel-Lacour a perdu son temps dans un poste où d’autres ne voient qu’une occasion d’apparat et de somptueuses frivolités. Il était là dans le foyer de toutes les grandes affaires internationales, au point juste où convergent et se réunissent tous les rayons de la diplomatie européenne. Il n’y a pas de plus haute école politique que Londres. Tout fait croire que M. Challemel-Lacour y a beaucoup travaillé et médité, qu’il y a puisé des lumières abondantes et précises sur une foule de choses qu’on n’apprend pas ailleurs, et que, quant à lui, il n’avait pas rencontrées dans les conditions de sa vie première et dans les relations ou les études de sa jeunesse laborieuse.

Il est à peine au quai d’Orsay, et la presse étrangère ne peut s’empêcher de constater la haute autorité que notre ministre a acquise en peu de temps, la forte et grande situation qu’il s’est faite, comme s’il y avait été préparé par des traditions spéciales ou mieux que s’il y avait été préparé. C’est là le triomphe de l’étude, de la critique, de la philosophie, de l’histoire, la démonstration de la force effective de cette grande chose, qui est aussi une tradition, la tradition classique française. L’enfant de la démocratie instruite et lettrée, qui a son origine, ses sources intellectuelles chez les Grecs et les Romains, puis dans Pascal et Descartes, et qui plus tard a sondé l’Allemagne, a creusé l’Angleterre, cet homme-là est bien fort, doublement fort ; il est prêt pour toutes les luttes, il possède le premier instrument du gouvernement des nations.

On sait que M. Challemel-Lacour, professeur de philosophie à Limoges en 1851, jeta le gant à la face du coup d’État ; sa conscience, sa raison, son savoir, sa méthode et tout son classicisme, son jacobinisme, si l’on veut, se révoltèrent irrésistiblement et tout d’un coup à l’apparition scandaleuse de cet empire de contrebande. Ce fut le premier et naturel mouvement de l’Université de France, qui tressaillit tout entière sous l’attentat, se cabra douloureusement ; elle retomba sous le mors et la bride, mais ses membres les plus vigoureux, les plus dégagés des soucis de l’existence, se séparèrent d’elle, reprirent leur autonomie. M. Challemel-Lacour, jeté en prison, en sortit quelques mois après, proscrit, mais libre ; expulsé de France, il demanda à l’étranger, à la Belgique, à la Suisse, à l’Angleterre, avec le pain de chaque jour, la grande et multiple instruction, l’éducation variée, l’expérience des choses européennes qui devaient servir plus tard au ministre et à l’homme d’État. Sans cette aventure, bien probablement, M. Challemel-Lacour n’eût pas été ce qu’il est. Peut-être a-t-il gardé de là quelques-uns de ces plis accusés de sa physionomie morale ; la lutte pour l’existence lui a dû être plus d’une fois pénible ; la rage patriotique, le regret amer de la France lui ont dû causer plus d’une nuit sans sommeil. L’étude, le goût éclairé des arts étaient sa consolation et lui apportèrent sans doute aussi des jouissances morales et des plaisirs d’un grand prix. Il a dû passer plus d’une journée heureuse à Anvers, en Allemagne, en Italie, visitant les palais et les collections, plein d’enthousiasme, de rêves et d’idéal. Né en 1827, il n’avait pas trente ans quand les horizons les plus variés se déroulaient ainsi à ses regards. Il jouissait des chefs-d’œuvre des grands artistes de tous les temps, il jouissait aussi de ses propres succès à lui-même, car il allait de ville en ville, bien parlant et bien pensant, recueillant les sourires et les bravos que ses conférences lui attiraient sans peine. Il se fixa en Suisse vers 1856, où il fut chargé de professer la littérature française au Polytechnicum de Zurich.

C’est là qu’il reçut la nouvelle de l’amnistie. Il rentra en France en 1859, riche d’une foule de notions intéressantes, nouvelles pour le public français, et il entreprit de faire un cours des beaux-arts. Mais la critique d’art ou de littérature devenait bientôt pour lui le véhicule élégant et moelleux d’une autre critique, tout acerbe et mordante, dirigée contre le gouvernement impérial. Il était dur en vérité et intolérable de se voir déchiré et mis en pièces à propos de Rubens ou d’Holbein. L’empire supprima ce cours des beaux-arts, il ferma la bouche à cet intelligent admirateur de tous les genres de beauté, qui n’entendait rien à la beauté du coup d’État ; mais il ne put supprimer le développement général de la critique qui prenait sous toutes les formes des dimensions prodigieuses.

M. Challemel-Lacour se retira dans un cercle d’études plus tranquilles, attendant l’heure du destin. Il publia une traduction de l’Histoire de la philosophie de Ritter (1861), collabora au journal le Temps, à la Revue moderne, à la Revue des cours publics, à la Revue des Deux Mondes, dont il fut pendant quelques mois le gérant. On lui doit aussi une étude sur Guillaume de Humboldt, intitulée la Philosophie individualiste (1864), qui fait partie de la Bibliothèque de philosophie contemporaine. En 1868, rédacteur en chef de la Revue politique, il prit part à la souscription pour élever un monument à la mémoire de Baudin. Le bruit de tonnerre de ce simple événement de presse retentit encore à nos oreilles. C’est alors que Gambetta eut la première occasion de jeter à l’empire ces paroles vengeresses qui seront répétées dans les siècles. M. Challemel-Lacour fut condamné à 2,000 francs d’amende et l’empire à mort, pour la première occasion favorable.

Au 4 septembre 1870, le gouvernement de la Défense nationale ne crut pouvoir mieux confier qu’à M. Challemel-Lacour la tâche difficile d’administrer la ville de Lyon.

M. Challemel, dans cette grande et orageuse cité, au milieu du feu des passions les plus vives et les plus opposées, déploya des qualités de premier ordre, une énergie, un courage à toute épreuve, une volonté supérieure. Ce n’est pas sans une certaine épouvante, selon sa propre expression, qu’il avait accepté dans de telles circonstances la mission de gouverner une telle ville. Lyon, qui avait devancé Paris même dans la proclamation de la République, éprouvait au plus haut degré ce sentiment qui fait que dans les désastres communs chacun ne compte plus que sur soi-même et entreprend de se sauver par ses propres forces.

Alors toute hiérarchie est brisée, toute discipline anéantie. Au fond de chaque conscience, de chaque esprit, s’agite une terrible et unique question qui ne laisse de place pour aucune autre, qui chasse tout respect de l’autorité, tout amour des lois, tout sentiment de devoir : c’est la question de l’existence même. Chaque individualité, chaque partie de l’État, chaque province, chaque commune, revendique son indépendance, son autonomie. Tout ce qui vit et respire n’est plus animé que d’une seule irrésistible passion, aveugle et forcenée : conserver la vie. Alors il n’y a plus de patrie, et bientôt il n’y aura plus même de commune, plus de famille. Chaque fragment de la société se prend pour le tout, ne voit, ne connaît, ne sent plus rien en dehors de son propre et immédiat intérêt. L’égoïsme individuel devient une monstruosité énorme, qui touche au suicide par l’exclusif amour de soi et chaque molécule du corps social est sur le point de se perdre dans la dissolution universelle.

La France s’est trouvée dans cet état après Sedan et nous ne pouvons savoir ce qu’elle fût devenue, s’il ne s’était rencontré des hommes tels que Gambetta au centre du gouvernement, tels que M. Challemel-Lacour à Lyon, pour rassembler dans leurs mains les liens du faisceau national.

Quand il arriva à Lyon, le 6 septembre, l’antique métropole de la Gaule celtique avait son gouvernement ; elle revendiquait sa propre souveraineté. Que pouvait-elle attendre de Paris ? C’était l’inconnu. Lui viendrait-il de là une force morale et gouvernementale capable de sauver l’unité de la France moderne ? Elle l’ignorait. Cette ignorance était partout, et par conséquent aussi partout se propageait une autonomie pleine d’effervescence. Toutes les provinces, toutes les communes du midi flottaient au milieu d’un chaos océanique, se cherchant entre elles dans cette nuit tumultueuse et s’efforçant de se rapprocher, de s’accrocher les unes aux autres, de former un agrégat nouveau, capable de surmonter le déchaînement de la tempête.

Le comité central de Lyon avait réuni tous les pouvoirs et n’entendait pas s’en départir entre les mains du premier venu qui se présenterait. M. Challemel-Lacour se vit dans un isolement à glacer le cœur des plus intrépides. Ni troupes, ni police, ni administration organisée : il était un étranger, bien plus, un prisonnier dans sa préfecture. L’hostilité des militaires et la défiance de la population l’enveloppaient, le cernaient de toutes parts. Pour élargir ce cercle de fer qui l’étreignait, recule peu à peu les limites de son champ d’action, pour rétablir sur le terrain reconquis l’autorité des lois et de la France, il n’avait rien, rien que deux choses : le nom de la France, il est vrai, et ses propres facultés de persuasion, cette langue diserte et habile qui est la clef d’or de tous les problèmes.

Alors se produisit cet effet admirable qui s’était vu pendant la révolution, qui ne manquera jamais de répondre à ceux qui le solliciteront avec confiance ; le délégué du gouvernement, n’ayant que ces deux ressources morales : ses talents, son courage et le nom de la France, fut plus fort que la force. Il amena d’abord le comité central à remettre en liberté les prisonniers politiques incarcérés le 4 septembre, puis il l’amena à accepter les élections municipales pour le 15. On rentrait ainsi dans la légalité, la loi reprenait son empire, et dès lors M. Challemel-Lacour devait avoir ville gagnée. Le respect de la loi rétabli, le représentant de la loi redevenait tout naturellement le maître de la situation. Il s’en fallut bien cependant que toutes les difficultés fussent dès lors aplanies. Le conseil élu ne différait guère du comité central pour l’ardeur des passions politiques, la profondeur de l’inexpérience et l’instinct irrésistible de la domination et de l’empiétement sur toute autre autorité. Un jour Cluseret envahit la préfecture à la tête de ses hommes et la captivité morale de M. Challemel-Lacour se change en une captivité corporelle et effective. Délivré grâce au secours de quelques citoyens dévoués qui font battre le rappel et reprennent possession de l’hôtel du gouvernement, M. Challemel-Lacour est investi de pleins pouvoirs civils et militaires par la Délégation de Tours. Il expulse Cluseret et les principaux chefs de l’émeute. Mais, à peine dégagé de ce côté, un autre péril le menace : C’est maintenant le général, le chef de l’armée qui refuse de reconnaître les pouvoirs du délégué civil. M. Challemel-Lacour donne l’ordre d’arrêter le général Masure.

Que de cris, que de reproches contradictoires, mais égalements violents, lui valurent l’énergie et la modération de sa conduite ! On l’accusa d’avoir été faible, on l’accusa d’avoir été dictateur. Il gouverna Lyon, — car ce fut un véritable gouvernement, dans toute l’acception du mot, que les circonstances l’obligèrent à exercer — il gouverna Lyon encore plus par l’autorité morale, par la modération, par la prudence, par la négociation incessante et habile avec les partis et les clubs que par la police et la force, gouvernement parlementaire, en vérité, beaucoup plus que dictatorial. Dans les circonstances les plus difficiles, alors que les hommes accablés par le malheur semblent perdre la raison, au milieu de la panique et du délire d’une grande ville, M. Challemel-Lacour a gardé la fermeté de ses desseins et toute la clarté tranquille de son âme. Pour demeurer en rapport quotidien avec l’opinion, pour l’éclairer chaque jour sur la conduite du gouvernement et des affaires, il fonda un journal. Dans le trouble qui suivit la bataille de Nuits, le commandant Arnaud fut assassiné à Lyon. M. Gambetta accourut ; il marcha avec M. Challemel-Lacour en tête du convoi du commandant, prêta à son ami le grand appui de son autorité, l’aida à rétablir l’ordre. Les réunions publiques furent interdites. Le proconsulat de M. Challemel-Lacour ne fut plus dès lors troublé par aucun événement grave, mais il ne cessa d’être en état de lutte sourde et difficile avec des ardeurs et des passions dangereuses.

Quand M. Gambetta quitta le gouvernement, M. Challemel-Lacour quitta sa préfecture. Quelques mois après, il devenait rédacteur en chef de la République française, et l’année suivante, aux élections complémentaires de janvier 1872, il était élu représentant de Marseille à l’Assemblée nationale par près de 50,000 suffrages.

Les partisans les plus éclairés de la majorité monarchique de l’Assemblée nationale conviennent qu’elle a perdu sa cause, qu’elle s’est rendue odieuse à la France, surtout par son attitude dans les questions de patriotisme, par sa passion de dénigrement et d’outrage à l’égard du gouvernement de la Défense. Jamais on n’a manqué aussi complètement sinon de cœur, au moins de goût ; jamais on n’a blessé plus follement la conscience délicate d’un grand peuple. La commission des marchés avait cru pouvoir flétrir l’administration de M. Challemel-Lacour à Lyon ; elle mit dans son rapport d’autant plus de fiel qu’elle trouva moins de griefs sérieux à y introduire. Le document parut aussi vide dans le fond que maladroitement passionné dans la forme. M. Challemel-Lacour fut admirable d’indignation contenue, de sang-froid, de modestie, puis de dédain pour ses adversaires. Il discuta pied à pied le rapport, prouva qu’il n’y avait rien, excepté un désir insensé d’avilir la République et la Défense nationale. Son triomphe fut complet : il était monté pour la première fois à la tribune du parlement ; quand il en descendit, il fit dire de lui unanimement qu’il était l’orateur le plus accompli du parti républicain. On ne laissait à Gambetta la première place que pour son inspiration triomphante et l’élan même du génie.

M. Challemel-Lacour est mordant, caustique, ironique, d’une brièveté magistrale et d’une sobriété hautaine, qui n’emploie que le moins de mots pour exprimer la pensée ; il ne compte que sur sa force, sur la supériorité de sa dialectique et la perfection de sa parole, et il le fait voir, non sans quelque dédain des autres. Aussi, est-il attaqué, est-il mis en demeure de réfuter une argumentation spécieuse, de repousser une insinuation malséante, voilà son vrai triomphe ! M. Challemel-Lacour est terrible dans la riposte. Je plaindrais le malheureux qui l’attaquerait publiquement avec raison ; mais s’il l’attaque à tort, son exécution sera exemplaire. Il aura non seulement la douleur, mais la mortification suprême d’être percé, dans toutes les règles de la grammaire et du bon goût, de deux ou trois coups mortels, qui sont des chefs-d’œuvre de tactique.

La commission des marchés, la majorité monarchique d’alors, très ignorante, très naïve, qui ne connaissait pas les ressources de la démocratie et ne savait pas quel homme était M. Challemel-Lacour, avait pensé le mettre sur la sellette au 30 janvier 1873. À sa grande surprise, elle s’y vit bientôt placée elle-même, d’abord criant et trépignant de dépit, puis pâle et balbutiant. L’accusé était devenu l’accusateur. M. Challemel-Lacour rappelait la commission au respect des efforts de la France malheureuse et à la pudeur du patriotisme. Dédaigneux de se défendre lui-même, au milieu des périls cependant redoutables dont le menaçait la passion aveugle de la majorité, il se plaisait à rendre hommage au dévouement de l’un ou l’autre de ses collaborateurs lorsque quelqu’un lui cria : « Ne parlez pas des autres ! N’intervertissez pas les rôles ! » — Et alors, sans colère, sans émotion, avec une sérénité admirable dans cette circonstance : « Comment ? Les rôles sont intervertis ? dit-il simplement. Me prendriez-vous par hasard pour un accusé ? » Toute la gauche éclata en applaudissements enthousiastes. Il rappela les 26,000 hommes équipés, armés par ses soins, la cavalerie montée, une école d’artillerie organisée, de l’artillerie fabriquée, agencée et mise en usage contre les ennemis. Voilà ce qu’a fait le Rhône, dit-il : « Vous n’en parlez pas. » La commission n’en avait pas dit un mot, de sorte qu’en lui demandant compte de ses dépenses, elle en supprimait l’objet et en effaçait la cause. Vous n’en parlez pas !…, et il ajoutait, toujours de ce grand air simple et noble : « Je ne vous le reproche pas. Et je n’en aurais pas parlé s’il ne se fût agi de l’honneur du département du Rhône et de la France. » Il rappelait aussi les 11,000 Alsaciens-Lorrains qui s’étaient rangés autour de notre drapeau et qu’on avait vus sur la place de Lyon apportant à la patrie française un suprême témoignage de fidélité. Il les avait soutenus, entretenus des deniers de la France. La commission n’en parlait pas non plus. Elle avait oublié les Alsaciens-Lorrains. « Permettez-moi de réparer cet oubli, disait M. Challemel-Lacour, et d’envoyer d’ici un souvenir à nos frères malheureux. » La droite, qui devait commettre toutes les fautes, cria à l’orateur : « Passez aux marchés ! » — « Pour l’honneur de cette assemblée, répondit M. Challemel-Lacour, je demande que cette interruption ne figure pas au Journal officiel. »

Puis il reprenait doucement pour finir par un trait des plus cruels : « Quoi que vous disiez, je regrette de n’avoir pas mieux fait pour remplir ma tâche qui était lourde alors. Un jour, au mois de janvier, on vient me dire qu’une sédition a éclaté au camp de Satonay. Je trouvai là des hommes grelottants. Vous en souvenez-vous, monsieur le général Pélissier ? Vous y étiez. Ah ! si j’avais eu des capotes, je les leur aurais jetées sans regarder. Peu m’eût importé d’encourir la disgrâce de la commission ! » On comprend comme les applaudissements de la gauche devaient éclater à chacune des phases de cette admirable défense, comme la république était bien vengée !

M. Challemel-Lacour n’a jamais besoin de se corriger ni de se revoir. Telle la phrase tombe de ses lèvres, telle elle se fixe sur le papier, sans éclaboussure ni tremblement. Sa parole est du style tout fait et naturellement définitif ; à peine lui est-elle échappée toute fluide que déjà elle est figée en bronze poli et reluisant qui n’attend plus la lime. Sans doute il travaille beaucoup ses discours, mais il ne les récite pas ; il écrit comme il parle et il parle comme il écrit, dans une forme qui a tout de suite sa perfection propre et relative, parce que c’est ainsi qu’il pense. Son accent, sa voix, qui ne possède pas la grande ampleur, a un nerf extraordinaire ; elle coupe et tranche, elle sonne d’un ton métallique qui ne s’oublie pas quand on l’a une fois entendue. Il semble qu’il y ait chez lui entre ces trois choses : la parole, le style et la voix, une concordance d’une absolue justesse. C’est là, probablement, l’unité vivante d’un esprit qui s’est discipliné par un travail opiniâtre, avec une inflexible méthode. Dans une assemblée orageuse et mêlée, M. Challemel-Lacour doit avoir une faiblesse qui est grave, c’est sa perfection même qui est désespérante. Cependant on l’a vu plus d’une fois, pris à l’improviste par une interruption, la relever et réussir en maître dans ces larges développements progressifs qui enveloppent les grandes réunions d’hommes et les emportent en leurs replis ondoyants et superbes. Mais même alors, il a peu d’écume et sa tempête est gouvernée d’une main ferme.

En janvier 1876, M. Challemel-Lacour fut élu sénateur des Bouches-du-Rhône. Il prit part, comme sénateur, à la discussion de la loi sur la collation des grades et prononça un remarquable discours sur la politique de l’Église, en réponse à M. Dupanloup. Il eut, à peu près vers le même temps, deux procès à soutenir, l’un contre les frères de la doctrine chrétienne, qui avaient eu leur école de Caluire occupée militairement pendant la guerre et qui réclamaient des dommages-intérêts au préfet de Lyon ; l’autre contre le journal la France Nouvelle qu’il attaquait pour calomnie. M. Gambetta reprit sa robe d’avocat et défendit son ami, qui obtint 10,000 francs de dommages-intérêts. — Les frères de Caluire gagnèrent, d’autre part, leur procès après trois ans de luttes. Ils obtinrent à peu près 100,000 francs de dommages-intérêts pour avoir été obligés d’abriter des soldats français pendant la guerre. C’est ainsi qu’une magistrature, une Église, un parti politique se ruinent irréparablement.

Quelques jours après son procès contre la France Nouvelle, M. Challemel-Lacour fut nommé ambassadeur de France auprès de la Confédération helvétique. C’est de là qu’il fut envoyé à Londres, où il parut différer d’avis avec Gambetta sur plusieurs points secondaires de l’attitude de la France dans la question égyptienne. Il donna sa démission et rentra au Sénat, où il a pris part à la discussion de la loi sur les princes. Au lendemain de cette discussion, il fut nommé ministre des affaires étrangères dans le cabinet Ferry, et c’est alors qu’il a prononcé ce beau discours du 13 mars par lequel nous avons commencé cette étude.