Auguste Brancart (p. 109-114).
Deuxième partie




III



Café-Concert blablablabla Arras, le 9 mai 18..
DES ALLÉES
Maison HUCHEZ
Consommations
de premier choix
BILLARD
Boulev. Crespel
Arras
—o—


« Ma chère amie,

« Depuis que je t’ai écrit je ne suis plus couturière, j’ai remercié la vieille dame où on m’avait placée par la raison qu’elle ne me payait pas assez et que j’avais toujours des raisons avec elle au sujet de ce que je regardais par la fenêtre. Alors je me suis mise chanteuse dans un concert où on m’a tout de suite acceptée quand on a vu ce que je savais ce qui fait qu’à présent j’ai repris mon ancien métier. Je gagne huit francs par jour c’est assez pour une femme seule et j’ai un grand succès à Arras auprès des jeunes gens et la vieille m’a joué un sale tour quand elle a vu que j’étais chanteuse. Elle a dit à ma propriétaire qu’elle me dise de m’en aller parce qu’on lui avait fait des rapports que j’avais pas bonne conduite. Alors ma propriétaire elle est venu me dire qu’elle ne pouvait pas faire autrement parce qu’elle gagnait tout par elle. On m’a mise à la porte ce qui a été très embarrassant car les gens d’Arras ne veulent pas louer aux femmes seules. J’ai couru dans toute la ville à me faire refuser partout. Heureusement qu’un monsieur bien aimable a loué une chambre pour moi en me garantissant, je n’ai pas voulu coucher avec car je veux rester sage comme nous l’avons promis toutes les deux avant de sortir de l’hospice et comme tu me l’as écrit encore dans ta dernière lettre.

« Enfin tout ça c’est bien embêtant. J’ai peur que tu t’ennuyes toute seule à Douai comme ça et que tu n’ailles pas bien. Il y a six mois que je ne t’ai vue ça me semble bien long. Si j’étais libre quelquefois j’irais te voir seulement je ne suis jamais libre parce que je me couche très tard et il faut que je me repose dans la journée pour pouvoir travailler le soir. Tu viendras me retrouver ici à Arras. Tu trouveras facilement une place de couturière car les magasins ne manquent pas ou, si tu voudrais, tu te mettrais chanteuse avec moi car on y est très bien, tout le temps on est libre à part le concert du soir même le lundi on a la permission pour aller au théâtre. J’y ai été lundi ; on jouait La Mascotte, celle qui faisait la Mascotte te ressemblait beaucoup, elle était fort jolie et chantait très gentiment comme toi. Hier il est venu au beuglant un monsieur de Paris qui m’a dit que je chantais aussi bien que les chanteuses de Paris qui chantent à la Scala et il voulait me faire aller à la Scala. Mais j’ai refusé car je compte bien que tu vas venir ici chanter avec moi. Nous chantions très bien à l’hospice quand nous allions mieux. La sœur Sainte Thérèse était une bien bonne femme, tu lui feras mes compliments si tu la vois. Ma maladie est guérie mais je reste sage tout de même car je t’ai promis et je t’aime trop pour te faire de la peine. J’espère que tu es aussi en bonne santé. Si tu pourrais venir ici nous serions bien heureuses toutes les deux nous nous promènerions tout le temps ensemble seulement quand nous aurions soif nous ne pourrions pas aller prendre une consommation dans un café car il est défendu ici aux femmes d’entrer dans les cafés c’est un bien drôle de pays. Mais si tu voulais me faire plaisir tu viendrais tout de même je t’aimerais bien assez pour te faire oublier tous ces embêtements. Avec 15 francs tu auras assez pour commencer car on trouve des robes pas chères aux ventes du Mont-de-Piété et j’en ai acheté une crème avec des paniers pareils et des entre-deux de dentelle et j’en ai vu vendre une grenat pour 10 francs ce qui t’aurait très bien été elle m’a fait penser à toi parce que je crois que c’est la couleur que tu préfères. Si tu viendrais je t’aurais des costumes de soirée pour le concert à une couturière qui est bien bonne fille car on n’a pas besoin de payer tout de suite et elle avance les fournitures. On lui paye seulement 3 francs par semaine. Tu chanteras des chansons comme : Ah ! Cidalise, fais pas de bêtises ! que tu chantais si bien à l’hospice. Et puis tu étais si gaie, que vraiment ça me manque de ne plus te voir. Il n’y a pas besoin ici pour être bien applaudie d’aller avec les types car du moment qu’on boit avec eux c’est tout ce qu’ils demandent parce qu’il y en a beaucoup qui ont des maîtresses et les autres s’en servent ce qui fait qu’ils ne courent pas beaucoup après les femmes qui ne sont pas d’ici. Je compte que tu viendras à la fin de la semaine il y a une place de chanteuse de libre et aussi une chambre de libre à côté de la mienne. Si tu pourrais venir samedi ce serait bien commode tu débuterais dimanche et je suis sûre que tu aurais un vrai succès. J’irai t’attendre donc à la gare samedi soir à six heures et puis j’aurai retenu ta chambre. Tu m’écriras si je dois prendre l’omnibus pour ta malle voici mon adresse :

« Mademoiselle

« Mademoiselle Dosia, artiste, chez M. Huchez au Café des Allées entre la citadelle et le jardin du gouverneur,

« Boulevard Crespel
« Arras (Pas-de-Calais). »

« Il y a tout près de mon hôtel une église toute neuve qu’on a construite à cause d’un miracle qu’il y a eu avec une chandelle. J’y vais à la messe tous les dimanches. Tu irais tous les jours si tu veux tu n’aurais pas de changement dans tes habitudes.

« Au revoir ma chère amie à bientôt donc, je t’embrasse mille fois.

« Ta petite Dosia qui t’aime beaucoup, beaucoup.

Dosia. »

« P. S. — J’attends une lettre tout de suite pour que je puisse dire au directeur et au patron que tu arrives. Surtout dis oui ou je ne t’aimerai plus du tout. Excuse-moi si j’ai mal écrit, j’ai un rhume de cerveau qui m’empêche de voir clair »

Cette lecture achevée, Lucie Thirache, dans une vague crainte de se raviser, réveilla la masse qui grogna plus fort, lui fit indiquer la place du papier et des plumes, se mit à répondre à Dosia qu’elle acceptait.

Le samedi suivant, elle arrivait à Arras, se jetait avec une joie pleurante dans les bras de son amie, qui l’attendait à la gare.