Firmin-Didot et Cie éditeurs (p. 7-16).


I. — L’HÔTEL SAINT-POL
ET LES TOURNELLES


Dans le plus ancien quartier de Paris, entre la rue Saint-Antoine et le quai des Célestins, un réseau de vieilles rues couvre l’espace où s’étendaient, au xive siècle, les nombreux bâtiments et les jardins composant l’Hôtel Saint-Pol. Charles V, régent du royaume pendant la captivité de son père Jean le Bon, avait eu la fantaisie d’ajouter, en plein Paris, une demeure royale à son palais de la Cité, à son château de Vincennes, à sa forteresse du Louvre, car cet excellent souverain était possédé, comme le fut plus tard Louis XIV, par le démon de la bâtisse.

Il acquit d’abord la maison appelée « Hôtel Saint-Pol », puis il arrondit son domaine en achetant l’Hôtel des archevêques de Sens, l’Hôtel Saint-Maur, l’Hôtel Pute-y-musse, et de vastes terrains avoisinants et, sur ces terrains, il construisit l’Hôtel de la Reine, et les Hôtels de Beautreillis, des Lions, de la Pissotte, du Pont-Périn. Cela fit une petite ville dans la grande, et cela coûta fort cher. Il est vrai que, dans un édit de 1364, le roi déclara que l’Hôtel Saint-Pol « hostel solennel des grans esbatements » avait été payé de ses propres deniers. À la vérité, il n’avait payé que les réparations, et les Parisiens, par taxe, ou taille particulière, durent acquitter le prix d’achat. Ils subirent la charge de cet impôt et se consolèrent peut-être en pensant que les dépenses en bâtiments profitent à tous les corps de métier et à tout le commerce. Hélas ! le roi Jean revint d’Angleterre un peu trop tôt. Il prit l’argent de la taille, l’employa pour d’autres besoins, et leva un second impôt. Deux fois payé, l’Hôtel Saint-Pol ne parut pas au brave peuple une occasion de « grand esbatement ».

Charles, devenu roi, fit ce qu’il avait fait étant régent : il bâtit. Il éleva le Louvre de deux étages, acheva et décora le château de Vincennes, créa dans un site charmant le manoir de Beauté où l’on admirait des orgues et des tapisseries de Flandre et des volières peuplées de rossignols. L’Hôtel Saint Pol s’agrandit encore. Entre tous les logis qui le composaient, Charles V avait élu pour l’habiter celui des archevêques de Sens. Il y voulut tout le luxe et tout le confort possible en un temps moins barbare qu’on ne l’a représenté. Il eut sa chambre de parade, et sa chambre à coucher plus intime, dite « la chambre où gît le roi » ; sa chambre d’étuves pour ses bains, et deux pièces formant appartement d’hiver, bien pourvues de poêles ou chauffe-doux. Certes, la sagesse de ce roi n’était ni austère ni chagrine. Sagesse ou plutôt sapience. Charles V était un homme de cabinet. Il détestait les jeux violents, y compris les tournois. Son plaisir était de construire, de décorer ses maisons, d’y amasser des trésors secrets et d’y goûter les loisirs de l’esprit, dans une belle bibliothèque. Il aimait les livres autant que les moellons. On le voit, ce bon roi au long nez un peu dévié, au chaperon de brocart d’or, à la robe fourrée d’hermine ou de vair, on le voit dans sa librairie chatoyante de cuirs gaufrés et de vitraux qui colorent le soleil. Des tapisseries couvrent les murs et des tapis d’Orient les dallages, de leurs teintes violentes et fraîches, car le Moyen-âge, prétendu triste et sombre, ne craignait pas la couleur, et les intérieurs de palais comme les intérieurs d’églises resplendissaient, tels des jardins fleuris ou des coffrets de pierres précieuses.

La reine avait son logis, et les princes ses fils, avaient le leur. Le futur Charles VI était à l’Hôtel Saint-Maur, avec son frère Louis, duc d’Orléans. Disposition excellente pour maintenir l’accord familial (chacun chez soi), mais coûteuse pour le contribuable. L’Hôtel Saint-Maur n’était pas moins beau que l’Hôtel Saint-Pol. On y pouvait admirer la chambre verte, toute lambrissée ; la salle de Theseus et la salle de Mathebrune, ornées de peintures qui montraient les aventures de ces personnages fabuleux. Et il y avait aussi un oratoire, « le retrait où dit ses Heures Monsieur Louis de France ». Les chapelles ne manquaient pas. Le roi allait aux offices de la chapelle de Puteymusse, bien qu’il eût la sienne en son hôtel. De ces édifices disposés sans ordre, dépendaient une quantité de bâtiments séparés par des cours et basses-cours. Les désigner par leurs noms, cela semble une parodie de Rabelais : cours des joutes, cours des cuisines, pâtisserie, saulceries, cellier, colombier, gelinière, garde-manger, bouteillerie, cave au vin des maisons du roi, cave de l’hypocras, et cent autres. Gargantua se fût trouvé à l’aise dans ce « logis solennel des grans esbatements » et Pantagruel eût approuvé le choix des livres — auteurs grecs et latins traduits en français — qui remplissaient les armoires de la chambre des études et il n’eût rien trouvé à redire en l’Hôtel Saint-Pol, sinon que l’air y était quelque peu puant, gâté par l’affreuse haleine des égoûts et les fauves relents de la ménagerie où grouillaient les sangliers, où rugissaient les lions en cage.

Charles VI fut moins bâtisseur que son père, mais sa femme Isabeau eut le goût d’acquérir des châteaux et des maisons de plaisance. Ce couple royal passait son temps à aller d’un palais à l’autre, comme Louis XIV allait de Versailles à Fontainebleau et à Marly. Il semble que Vincennes ait été leur séjour préféré. Cependant, ce fut à l’Hôtel Saint-Pol que la petite Bavaroise fluette et brune, plus séduisante que jolie, reçut, lors des fêtes du sacre, l’hommage des bourgeois de Paris. Elle accueillit, dans sa chambre appareillée, « quarante des plus notables Parisiens superbement vêtus. » Avec eux, entrèrent « un ours et une licorne portant une litière richement ouvrée ». Ces animaux étaient, bien entendu, des hommes déguisés eh bêtes. Nos ancêtres avaient des fêtes officielles une autre idée que nous. Ils célébraient l’entrée d’un roi ou d’une reine par des scènes de théâtre en plein air, des cortèges de demoiselles peu vêtues, coiffées de chapeaux de fleurs, des troupes de chevaliers de la Table-Ronde, joutant sur les échafauds et des essaims d’anges acrobates qui descendaient du ciel en chantant. Et toutes les maisons étaient tendues de tapisseries « comme si l’on fût en Alexandrie et Damas ». C’était plus gai qu’un défilé de landaus ou d’automobiles occupés par des personnalités officielles en frac ou en jaquette. L’ours et la licorne convenaient parfaitement à la cérémonie. Les bourgeois partis, arrivèrent « les povres prisonniers » graciés par la reine « pour contemplacion de son joyeux abvénement ». Ils la « mercièrent » en exprimant leur repentir, et s’en furent recommencer leur industrie larronnesse, si bien qu’en peu de jours ils réintégrèrent le Châtelet. Les plus illustres de ces repris de justice s’appelaient Marguerite la Pinèle et Gelsain de Sous le Mur.

L’Hôtel Saint-Pol vit d’autres fêtes qui marquèrent dans l’histoire du royaume. La reine y mit au monde plusieurs de ses nombreux enfants, dont le futur Charles VII, son troisième fils, et, la fécondité aidant la paresse et la gourmandise, elle devint une grosse dame. Le 14 juin 1432, fête du Saint-Sacrement, le roi et la reine assistèrent à un tournoi dans l’Enclos Saint-Pol, et les dames « étant en humeur de persévérer en joie », les amusements et le bal se prolongèrent tard dans la nuit. Le connétable Olivier de Clisson, quittant l’Hôtel Saint-Pol, fut assailli par son ennemi Pierre de Craon, posté en embuscade dans la rue noire. L’assassin s’enfuit chez le duc de Bretagne, ce qui obligea Charles VI d’aller combattre le duc Jean V. Il était déjà malade et, le 5 août, en traversant la plaine du Mans, il fut pris de folie furieuse. Ramené à Paris, il parut guérir. Les médecins recommandèrent à la reine et aux princes de ne point le « charger et travailler de conseils. Déduits et oubliances lui sont plus profitables que tout autre chose ». L’ordonnance fut bien suivie. Le duc de Bourgogne gouverna et la reine donna des fêtes à l’Hôtel Saint-Pol. Le duc d’Orléans, beau, gracieux, spirituel, léger de scrupules, assistait sa belle-sœur, un peu plus que fraternellement. Le 28 janvier 1439, il y eut bal et mascarade. Le roi et cinq de ses amis déguisés en sauvages, pour intriguer les dames, portaient des maillots de toile imprégnée de poix et roulée dans la plume. Enchaînés en file, ainsi que des captifs menés par un vainqueur, ils entrèrent à l’improviste dans la grande salle. Il était tard. Les flambeaux étaient sans doute consumés en partie, puisque le duc d’Orléans voulut éclairer le cortège grotesque. Il approcha une torche et, soudain, le feu prit au maillot d’un des sauvages. Tous flambèrent, parmi les bousculades et les cris. Isabeau s’évanouit. Par bonheur, la jeune duchesse de Berry, qui avait reconnu Charles, jeta sur lui la lourde et longue traîne de sa robe, étouffa la flamme et le sauva. Les cinq malheureux compagnons du roi moururent et Paris, consterné, commença de se fâcher contre l’Étrangère. « Là ne s’en peuvent les vilains taire, dit le duc de Bourgogne à Charles VI, et disent que si le meschef fût tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. »

La folie du pauvre roi s’aggrava dans les années suivantes. Il refusait de se laver, de se raser, de changer d’habit et tombait à l’abjection de la bête. Son épouse engraissée et voluptueuse répugnait à la vie commune. Elle se consolait avec le duc Louis qui oubliait près d’elle sa tendre et triste Valentine. Tous deux avaient des rendez-vous nocturnes dans le jardin d’Isabeau, un jardin clos de murs et fermé de portes à serrures, pris sur le terrain dit « le Champ au plastre, sis en la rue du Petit-Musc ». Et le prédicateur, frère Jacques Legrand, prêchant devant la Bavaroise, le jour de l’Ascension, exprima la pensée de Paris en s’écriant : « La déesse Vénus règne seule à votre cour, ô Reine, l’ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, corrompant les mœurs et énervant les cœurs. Partout l’on parle de ces désordres et de beaucoup d’autres… » Isabeau, qui était vindicative, n’osa pas châtier le prédicateur et le roi, ayant eu connaissance du sermon, s’en déclara très content, car il avait dans ses ténèbres des éclairs de lucidité.

En ce temps-là, il n’habitait plus l’Hôtel Saint-Pol. On l’avait installé, ou relégué, à l’Hôtel des Tournelles, où ses successeurs s’établirent délaissant l’Hôtel Saint-Pol. En 1516, François Ier vendit par morceaux l’ancienne demeure de Charles V. Jacques de Genouillac, grand-maître de l’artillerie, en acheta une partie, au lieu où s’éleva plus tard l’Arsenal.

Les Tournelles, construites en 1380 par le chancelier Pierre d’Orgemont, avaient passé, en 1404, au duc de Berry, en 1422 au duc d’Orléans, puis cette merveille d’architecture gothique était devenue anglaise. Henri VI et le régent Bedford avaient occupé ce logis qui redevint français aux mains de Charles VII. Louis XI, Charles VIII, Louis XII, François Ier l’habitèrent et l’embellirent. On y voyait le même dédale extraordinaire de bâtiments, de jardins, de cours, de ruelles, qu’à l’Hôtel Saint-Pol ; quatre chapelles, deux parcs, un labyrinthe, des salles pavées d’admirables mosaïques, la « salle de brique », la salle des Écossais, la galerie des Courges, la chambre somptueuse de la duchesse de Bedford et celle où était mort Léon de Lusignan, dernier roi d’Arménie. Palais de la Fantaisie, déconcertant par ses détours, éblouissant par sa décoration, presque trop riche ; c’était, a dit F.-V. Hugo, « l’Alhambra de la France ».

Henri II le préférait au Louvre. Il y résidait en juin 1559 et lors du double mariage de sa fille Elisabeth avec Philippe II, roi d’Espagne et de sa sœur Marguerite avec le duc de Savoie, il donna des fêtes et des joutes d’armes. La lice des tournois couvrait un grand espace de la rue Saint-Antoine, belle piste sablée et tribunes de velours frangé d’or, surchargées de dames. Bon cavalier, bon escrimeur, le roi Henri portait les couleurs blanc et noir de sa maîtresse, Madame Diane de Poitiers, et certes il songeait à lui faire honneur plutôt qu’à contenter la reine Catherine dont l’inquiétude était cruelle, car son astrologue, Luc Gauric l’avait avertie que le roi courrait un extrême danger vers l’âge de quarante ans « par blessure à la tête entraînant la cécité ou la mort ». Le dernier jour des tournois, Henri II voulut jouter contre Montgomery, capitaine de garde écossaise. Un coup de lance dévia sur la visière de son casque et pénétra profondément dans son œil droit. Après une agonie de dix jours, il mourut. La reine Catherine, dans sa douleur, prit en haine les Tournelles qui furent abandonnées et démolies. Dans leurs ruines, des bohémiens et des tire-laines établirent une nouvelle Cour des Miracles. En 1578, sur ce terrain où s’écroulaient les pans de murs, où un marché aux chevaux remplaçait les jardins enchantés et les allées du Labyrinthe, trois mignons favoris d’Henri III, Livarot, Caylus et Maugiron, se battirent contre trois partisans des Guises, Balzac d’Entragues, dit Antraguet, Schomberg et Riberac. Trois sur six des combattants furent tués. Alexandre Dumas père a tiré de ce duel célèbre un épisode de son roman, la Dame de Montsoreau.

Sur l’emplacement des Tournelles, Sully, en 1605, commença la belle place Royale et le quartier dit « le Marais » se développa tout à l’entour. Ce quartier, cœur et cerveau de Paris au xviie siècle, perdit la faveur de la mode au siècle suivant. Ses vieilles rues, livrées au petit commerce, aux petites industries qui travaillent « en chambre », envahies par la lie de tous les ghettos européens, menacées aujourd’hui par les urbanistes, sont restées chères aux poètes. Leurs noms — rue Beautreillis, rue de la Cerisaie, rue du Petit-Musc (Pute-y-musse), rue des Lions-Saint-Pol, rappellent le souvenir des hôtels royaux et, derrière les ombres des mignons et des raffinés, on voit au lointain de l’histoire, se profiler les fantômes du roi sage et du roi fou.