Alphonse Lemerre (p. 287-294).

IX

camille à allan

« Ô Allan, Allan ! Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je sens, depuis hier ? Il y avait des bonheurs encore, quand je croyais les avoir tous épuisés ! Il y avait de la vie au fond de la vie, un amour encore dans notre amour ! Dis-moi, y en a-t-il encore ? Sera-ce ainsi toujours, mon ami ? Oh ! alors, que cela est bon de vivre ! et toi qui parlais de mourir ?

« Ah ! j’ignorais la puissance d’une caresse quand on aime, et pourtant je connaissais tes caresses, et je ne t’aimais pas moins qu’aujourd’hui ! Tes baisers, ô mon frère, avaient la douceur du miel sur mes lèvres. Quand mon cœur faisait chaud dans ma poitrine, tes baisers semblaient descendre comme un lait exquis et rafraîchissant. Ils étaient un calmant pour mon âme. À présent, Allan, quelle différence ! Ils bouleversent ! Ils écrasent ! Ils font mourir ! — mais ces défaillances qu’ils produisent sont plus délicieuses encore que le calme qu’ils m’apportaient autrefois !

« Mon ami, est-ce donc qu’on ne sait jamais rien de soi ? Est-ce qu’on s’abuse, même en pressentant ? Tu te rappelles que je pliais sous la vie ? que je désirais mourir pour toi ? que j’invoquais le sacrifice ? Eh bien ! depuis cette caresse inconnue je ne demande plus de sacrifice. T’aimé-je moins ? Ah ! mon Allan, quand je mets la main sur mon cœur, je sens que je t’aime davantage. Je sens que je mourrais encore pour toi avec joie ; mais j’aurais plus de regret à mourir.

« C’est qu’il y a toute une vie nouvelle dont nous n’avons pas vécu, ô mon tendre ami ! Le bonheur est comme un astre qui ne se lève pas d’un trait dans notre âme. C’est son premier rayon qu’on prend pour lui tout entier !

« S’il en était autrement, mon Allan, qu’est-ce qui pourrait résister ?… La nature humaine serait vaincue. On mourrait comme frappé de la foudre, ou peut-être deviendrait-on insensé. Sans cela même, hélas ! suis-je bien sûre que la démence ne suive pas l’impression de ce bonheur sans pareil. Est-ce que je n’ai pas été folle, cette nuit ?… Ce matin, ma tête brûle encore. Mon œil est trouble, et des frissons me passent sur le cou et dans les épaules comme si j’étais auprès de toi !

« Mais, du moins, je ne me crispe plus pour me cacher. Je ne crains pas de soupirer tout haut, de t’appeler mon Allan, de me croire toujours à tes côtés. Ah ! lorsque ma mère est tantôt revenue, qu’il a fallu reprendre la vie accoutumée, toute émue de cette phase nouvelle de notre amour qui venait de commencer ; quand il a fallu se taire, s’étouffer, se dévorer de frémissements, j’ai tremblé de ne pas en avoir la force. J’ai cru que mon cœur allait se briser. Involontairement je le pressais de mes deux mains dans l’obscurité, et tout le soir, ami, crois-tu que j’aie réussi à calmer mes agitations intérieures ? Tu as pu causer avec ma mère. Tu es un homme, toi ! Mais moi, je me taisais et je n’osais te regarder.

« Je ne me suis sentie soulagée que quand j’ai été dans ma chambre. Oh ! du moins j’ai pu me livrer, sans témoins, à l’impétuosité de mes souvenirs ! Quand je te dis que je suis folle, je ne te trompe pas, Allan. Je me suis jetée sur mon lit comme je me serais élancée à ton cou. J’ai trouvé sur mon oreiller la trace du parfum de mes cheveux. Croirais-tu que cette faible odeur respirée, cette odeur qui est la mienne et que j’y retrouve tous les soirs, m’a jetée dans une langueur inouie ? J’ai été obligée de m’arracher de ce lit pour ne pas m’évanouir, et je suis allée me mettre à la fenêtre. Il faisait froid. Les étoiles dardaient leurs pointes dans l’air pénétrant. Eh bien, je n’ai rien senti de cette piquante nuit, et pourtant j’étais tête nue, sans boa et sans châle, et ma robe était dégrafée. J’ai joui avec délices, et pour la première fois, de cette nature d’hiver qui m’a toujours serré le cœur à regarder. J’en ai joui comme d’une soirée de printemps ! Ô mon ami ! quelle puissance as-tu donc sur Camille pour ainsi tout changer, autour de moi et en moi-même ?…

« Je suis restée longtemps les yeux fixés sur la fenêtre de ta chambre, où j’apercevais de la lumière. J’ai pensé que tu m’écrivais alors, et cette idée m’a fait interrompre ma rêverie pour aller t’écrire aussi, — pour aller t’écrire que je t’aime, car pour ce qui est dans mon cœur, je ne saurais te le confier, ô mon tendre ami ! Tâche de le deviner, si tu peux… Mais, hélas ! j’étais trop émue. Il m’a été impossible de t’écrire… Même te dire que je t’aime, je ne le pouvais pas… Ô Allan, as-tu été ainsi ? As-tu passé la nuit comme moi, à moitié mort, parce que la vie et l’amour débordaient à torrents de ton cœur ?…

« Et ce matin, que je suis moins émue et que j’ai retrouvé la force de t’écrire, te raconterai-je cette longue, délicieuse et tuante insomnie ? cette nuit écoulée, le front appuyé sur mon lit, à répéter ton nom adoré ? Oh ! tu aurais été là, Allan, que tu n’aurais pas ajouté un délire de plus à tous mes délires ! Tes lèvres n’auraient pas couvert mes épaules de baisers plus enivrants que ceux que j’y ai répandus !… Pourquoi une cuisante rougeur me monte-t-elle au visage en t’écrivant ce qui n’eût été qu’un enfantillage si mes lèvres n’avaient pas été touchées par les tiennes, et si cette caresse, de moi à moi, n’avait pas été toute imprégnée de toi encore !…

« Ô Allan ! je t’aimais comme mon frère. Maintenant, ce n’est plus comme un frère que je t’aime. C’est comme celui auquel on donne son existence, comme celui que j’aurais rêvé si je ne t’avais pas toujours connu. Hier, de ta sœur que j’étais je suis devenue ta fiancée. Jamais, je te le jure, Allan, je n’appartiendrai à un autre que toi. Seulement, je t’en conjure, ami, ne me demande pas tout de suite à ma mère ! Elle sera heureuse de donner sa fille à celui qui est déjà son fils d’adoption, mais ne nous hâtons pas d’épuiser la vie dont une goutte suffit actuellement pour nous rendre heureux. Tu ne sais pas, tes livres m’ont fait peur, Allan ? Ils montrent tous que le mariage empêche l’amour de durer. C’est absurde, car, moi ta femme, je ne t’aimerai que davantage. — Mais quelle est la pauvre fille bien aimante qui puisse se défendre de n’être pas toujours aimée, ô mon Dieu ?

« Avec quelle joie je vais te retrouver, ce matin, ô mon cher Allan ! Je compte les heures qui me séparent de toi. Il y a de longues bandes blanches à l’horizon. Le jour se fait de plus en plus. C’est à sa lueur que je t’écris ces dernières lignes. Hier je te paraissais souffrante et abattue. Tu m’en exprimais ta tendre inquiétude. Aujourd’hui, si je suis plus pâle et plus défaite, mon bien-aimé, ne t’en inquiète pas. Je dépose dans ton cœur le secret de ma pâleur et de ma nuit. Tout à l’heure, je viens de me regarder dans la glace. Mes yeux sont enflammés et mes joues livides, mais il me semble qu’on voit à travers mes traits fatigués que ce n’est pas la souffrance qui les altère ; et toi, Allan, tu ne t’y méprendras pas ! »

Allan ne s’étonna point de cette lettre. Il n’ignorait plus quel foyer de passion renfermait le cœur de Camille. L’épouvante qui l’avait saisi à la première lettre qu’il en avait eue ne recommença pas. Les plus lâches finissent par ne plus trembler. À regarder longtemps le danger qui avait effrayé d’abord l’âme ne remue plus, mais ne la croyez pas plus forte. Elle est aussi faible que jamais. Avoir peur, c’est être actif encore, et le dernier pas dans la dégradation c’est la passivité. Cette lettre de Camille consternait Allan.

Son bonheur, son pur bonheur d’être aimé d’elle, venait d’expirer dans la première sensualité de la caresse… Ce qui était pour Camille l’ère d’une vie nouvelle, avait été pour lui un cruel déboire. Il reconnut qu’il s’était trompé. Il s’était imaginé qu’il pouvait vivre auprès d’elle comme auprès d’une sœur ; que son amour serait comme un sanctuaire où les émotions de la nature passionnée de Camille viendraient s’épurer. Il demeurerait — croyait-il — ce qu’il avait été pour elle jusque-là. Pauvre dupe, qui pouvait rire comme rient les coupables de la comédie qu’ils se sont jouée et à l’aide de laquelle ils ont endormi leurs scrupules !

Et, en effet, ce n’était pas même elle, dont il redoutait les ardeurs, qui l’avait entraîné. Il n’avait pas cette chétive excuse à se donner. Il croyait avoir soulevé son âme de la borne des amours vulgaires. « Elle n’est qu’innocente, cette enfant, — pensait-il, — mais moi, je suis vraiment coupable, car tout ce qu’elle ignore, je le sais. » Et, cependant, ils s’étaient rencontrés tous les deux à moitié chemin de la caresse. Il s’était bien méprisé pendant son amour pour Yseult ; maintenant, il recommençait cet abominable mépris. Les souffrances que ce mépris de soi lui avait fait endurer étaient peu de chose en comparaison de celles qui l’attendaient désormais. Douleurs cachées ! Ah ! puisse-t-il ne pas les trahir ! Mais, lâche de son amour pour elle, il n’osait prendre de ces résolutions décisives qui l’eussent arraché à ce rapace mépris qu’il prévoyait. Il voilait à ses propres yeux les profondeurs de son égoïsme, et il cachait son besoin de voir Camille sous les craintes de son amour pour elle, peut-être en les exagérant : « Si je la quittais, elle se tuerait, » disait-il, et il restait.

Quant à l’avenir, il se hérissait à son approche.

Il se demandait, avec une anxiété qui allait grandir, ce qu’il deviendrait avec cet amour sur lequel il s’était mépris et qu’il avait cru longtemps une tendre amitié fraternelle ?… Comment avouer l’amour de Camille à cette mère de Camille qu’il avait aimée et qui s’était donnée à lui par le fait d’une pitié, le seul sentiment qui fût resté à sa grande âme ? La figure d’Yseult se levait maintenant dans sa pensée à côté de celle de Camille et l’épouvantait, et il fallait cacher son épouvante à Camille pour ne pas lui déshonorer sa mère. Effroyable effort vis-à-vis de cette fille ivre d’amour, mais dont il ne pouvait plus partager l’ivresse. Trop de crainte et de honte s’y mêlaient. Les jours passèrent, creusant cette nouvelle souffrance qu’il cacha sous un front menteur.

Ah ! mentir avec la femme qu’on aime, ne pas pouvoir arracher son âme des triples gonds de sa poitrine pour la lui étaler sous les yeux, être seul avec le vautour caché d’une pensée jusque dans les bras de sa bien-aimée, croyez-vous que ce soit là une douleur ? Elle était si acharnée et si poignante pour le malheureux Allan, que l’amour et les caresses de Camille ne pouvaient qu’un moment l’endormir. Mais quand son front en reflétait quelque chose, elle imaginait que ces tristesses venaient de la disposition noire et défiante dont il lui avait parlé, et elle s’étonnait que cette disposition résistât à l’opiniâtreté de ses baisers.

Mais ce n’était là, dans son bonheur à elle, qu’une nue rapide que le plus léger souffle emportait ! À être triste, elle le trouvait plus grand et plus beau. Il devenait un type de poésie sombre et mâle qui plaisait, comme tous les contrastes, à son imagination de jeune fille, et qui excitait ses transports. C’est là un des prestiges de la douleur, mais Camille ne se doutait pas à quel prix son amant l’achetait. Dieu avait ouvert pour cette enfant le trésor de ses miséricordes, et n’est-il pas vrai, ô vous qui n’avez pas tant reçu, que, plus tard, elle pouvait être malheureuse sans avoir à l’accuser d’injustice !

Camille ne savait pas, elle-même, quel était le plus doux de l’avenir qui s’ouvrait à ses espérances ou du moment dont elle jouissait. Non seulement elle éternisait son amour, audace qui semblait lui être permise car à l’encontre de ce bonheur il ne s’élevait pas une apparence ; mais tout ce qu’une femme aimée peut se promettre de félicités, elle les embrassait dans son cœur. Allan l’aimait plus encore depuis le jour où ils avaient appris qu’ils n’étaient pas seulement frère et sœur. Jamais, quand il était le plus morne et le plus découragé, il ne lui exprimait que de l’amour. On aurait dit qu’il voulait oublier dans les caresses ce qui faisait ombre dans sa pensée. Mais il ne les implorait jamais davantage qu’à ces instants où elle lui parlait de l’avenir et que, de sa voix de vierge et d’amante, elle l’entretenait des images du bonheur domestique, des joies de la mère venant augmenter celles de l’épouse, de tout ce qui devance la vie et la surpasse dans les épanchements de l’amour, — car qui sait si tous ces poèmes de bonheur ne sont pas plus beaux que le bonheur même ?… Il aurait voulu vivre comme de vive force ces temps heureux qui ne viendraient pas, ou bien la dédommager des espérances auxquelles elle se fiait trop et qui allaient bientôt la trahir. Et Camille lui savait gré de cette foi dans le bonheur qu’elle pouvait lui donner, et, parce qu’elle en était heureuse, elle l’aimait encore davantage… Ainsi dominés, entraînés par le sentiment le plus irrésistible, ils s’abandonnaient et se laissaient vivre ; elle parfaitement heureuse, lui déchiré, misérable, mais ne pouvant se détacher de cette jeune fille qui lui avait donné de l’amour quand il avait tant souffert de n’en pouvoir inspirer.