Alphonse Lemerre (p. 271-274).

VII

Cette lettre fit faire à Allan de nouveaux pas dans l’épouvante. Elle lui découvrait des horizons et des orages au fond de ceux qu’il avait aperçus dans l’avenir. Quelle était donc cette jeune fille qui s’attachait à lui de toute la force d’une affection unique, faible créature dont les besoins de bonheur étaient d’une telle intensité ?… Il comprenait que ce n’était pas en vain qu’elle l’aurait aimé et qu’elle ne lui faisait grâce d’aucune des possibilités d’être heureuse… Essai cruel qui finit par le désespoir ! Il se demandait comment il soutiendrait la lutte avec cette femme d’une passion si désordonnée d’être heureuse à tout prix, quand elle était déjà si forte de l’amour qu’il s’était surpris pour elle. S’ignorer tant d’un côté, se savoir si bien de l’autre, lui paraissait une chose étrange et menaçante. Quel cri tout humain retentissait à travers ces merveilleuses puretés de soupirs et ces tendresses fraternelles ! Oui, c’était une chose étrange et formidable. Quand les passions n’ont pas encore perdu le caractère de l’innocence, elles cachent l’infini dans leur sein.

Les dernières lignes de la lettre de Camille lui revenaient à l’esprit comme un doute. Soupçonnait-elle le secret scellé aux lèvres de madame Scudemor et aux siennes, à lui ?… et, moitié par respect pour Yseult, moitié par complaisance pour sa passion qu’il sentait déjà grande, il essaya de l’abuser : « Tu as raison, Camille, — lui répondait-il, — aimons-nous toujours davantage ! Aimons-nous et soyons heureux. Ah ! s’il ne te faut pour être heureuse que l’adoration de ton frère, comme tu le seras désormais ! Ta lettre a redoublé pour moi l’affection que je te portais. Ô ma chérie ! comme ton âme est vaste ! Je veux la remplir toute entière ; si profonde qu’elle soit, je la comblerai avec mon amour.

« Pardonne-moi ce mot qui t’a fait un mal inutile, mon enfant bien chère ! Le mot incompréhensible pour toi, qu’il le soit toujours ! Tu as deviné juste en croyant qu’il ne m’isolait pas de toi par un regret. Pourquoi me repentirais-je de t’aimer ? Mais, comme tu me l’as dit toi-même, il y a des différences dans la manière d’être heureux, et si à t’aimer je me sens ton égal, ô Camille ! en bonheur, mon âme vaut moins que la tienne. Je n’ai pas ton immense capacité d’être heureux. Toujours je me suis défié de la vie. Toujours je lui ai trouvé l’air perfide, alors qu’elle me souriait davantage. Superstition dont ma raison rit, mais qui s’en venge ! J’ai toujours cru que le jour de ma naissance, — t’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière ? — oui, j’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée. Te rappelles-tu, ma sœur, que, dans notre enfance, je t’ai bien souvent affligée de mes tristesses ? Te rappelles-tu que je t’ai souvent repoussée pour être seul ? Tu ne savais pas ce que j’avais, innocente pauvrette ! C’était cela, Camille, c’était l’idée de l’Inconnu, informe encore mais déjà comprise, qui m’atterrait de pressentiments inexplicables.

« Mais je ne dois pas troubler ta vie de ces inquiétudes de la destinée, ô Camille ! Quand tu me demandes du bonheur avec une voix suppliante, quand tu as mis sur ma tête tout ce que tu as eu d’amour à donner et de félicités à attendre, je ne dois pas te renvoyer ta prière avec les funèbres imbécillités de mon cœur ! Non, je veux plutôt partager ton enthousiasme au bonheur que tu fais sortir de l’amour. D’ailleurs, cet amour n’a-t-il pas déjà endormi mes sombres pensées ? Et, puisque ces deux mois ont été pour moi aussi doux que la Voie lactée dans un ciel de nuit épuré, pourquoi les jours à naître encore différeraient-ils de ceux qui ne sont déjà plus ? Pourquoi ne me serait-il pas permis de croire en toi plus qu’à moi-même ?… Ah ! j’ai eu tort. Je m’en accuse, et je reprends l’imprudente parole qui a pu faire couler tes larmes.

« Mais écoute, ô ma tendre amie ! Si parfois près de toi que j’aime, au sein de cette existence comme on la rêve et que nous avons réalisée, un nuage allait voiler mon front, une pensée glacer mon sourire, oh ! ferme les yeux et oublie. Ce ne sera jamais qu’un instant rapide, un éclair aussitôt éteint qu’aperçu. Quand tu les rouvriras, tes yeux adorés, tu me trouveras rassuré et serein comme toi. Ne t’inquiète pas de ces mouvements subits qui traversent le bonheur même, de cette nature obstinée qui revient alors qu’on la croyait vaincue et désarmée. Absous-moi de cette éternelle défiance, si jamais elle reparaît et surnage pour être de nouveau perdue dans les délices de notre union. Cette défiance, ô ma sœur chérie, ne s’adressera jamais à l’amour. Ne t’en afflige pas ; ta pitié me serait trop cruelle. Puisque mon amour te suffit, me punirais-tu, en n’étant pas parfaitement heureuse, de ce que je ne puis être, Camille, aussi heureux que toi ? »

Certainement, Allan était vrai en écrivant ainsi à mademoiselle de Scudemor. Mais l’idée de la prédestination au malheur, cette idée qui peut prendre les hommes sans folie, — tant le malheur est certain ! tant il est inévitable ! — était-elle tout le secret de ses tristesses ? Non, sans doute. Seulement il dissipait un soupçon ou le prévenait, en insistant sur cette défiance, un des côtés de son caractère. À tout prendre, il agissait ainsi encore plus en vue de madame de Scudemor que de lui-même, car il se regardait comme violenté par une fatalité implacable, — l’amour de Camille, — mais, du moins, il espérait que ces deux femmes qui devaient lui briser le cœur, chacune à sa manière, ne se briseraient pas l’une contre l’autre, après le lui avoir écrasé.

Quand on est le jouet d’une fatalité qu’on adore et qu’elle pousse au but redoutable par la route que l’on eût choisie, on oublie aisément que l’on est victime. C’est moins parti-pris que stupidité de la passion, et l’homme, distingué de la bête par la prévoyance de l’avenir, paît les fleurs de la vie comme le taureau engraissé pour le sacrifice. Allan était aimé. Ce bonheur de l’amour avait de si délectables ivresses qu’il aurait souhaité qu’elles ne se fussent jamais dissipées. Mais l’intelligence venait-elle, de temps en temps, se faire jour à travers, il avait horreur de ses ivresses et s’y rejetait, tête baissée, avec désespoir. Prévoyait-il le moment où il les invoquerait encore, mais alors en vain ?