Alphonse Lemerre (p. 256-266).

V

On était en plein hiver. La santé de madame de Scudemor ne s’améliorait pas, mais n’empirait pas non plus. Camille et Allan vivaient toujours dans la même intimité, moitié cachée, moitié montrée, sous ses yeux. Ils ne se quittaient pas. Leur conversation roulait le plus souvent sur leurs souvenirs d’Italie. Causeries à ce qu’il semblait innocentes, confiance parfaite, — quoiqu’ils ne se dissent pas, alors, ce qu’en cherchant bien dans leur vie de l’époque qu’ils se rappelaient ils auraient trouvé à coup sûr. Mais confiance parfaite, néanmoins, puisqu’ils l’avaient tous les deux oublié.

Un jour que ces causeries avaient eu un caractère plus tendre que jamais, — un de ces jours où les âmes se serrent les unes contre les autres avec un embrassement plus réchauffant, jour de ciel chargé, de vent qui sonne la pluie, de moineaux mourant de faim sous la bise cruelle et qui s’en viennent plaindre inutilement au bord des fenêtres à travers lesquelles nous les regardons s’envoler, (madame de Scudemor était occupée sur sa causeuse à feuilleter des livres nouveaux qu’on lui avait envoyés de Paris et ne se mêlait nullement à ce qu’Allan et Camille pouvaient se dire l’un à l’autre), — il leur prit, à ces heureux enfants, un accès de tristesse étrange. Ce fut, dans la même seconde d’une simultanéité rapide, une sensation indivisible dont on ne sait pas le pourquoi. Leur conversation n’avait pas même été, ce jour-là, de celles qui nous poussent, comme des souffles auxquels on s’abandonne, au vague infini des secrètes mélancolies. Effilure de quelque nuage déchiré et évanoui dans leur grand ciel si profond, si pur et si vaste, goutte de pluie dans leur Océan, soupir étouffé dans leur bonheur immense, ce n’était rien… Ah ! c’était tout plutôt ! Là où se font les destinées, la leur venait de se briser et c’en était le contre-coup.

Vous avez raison d’être superstitieuses, pauvres femmes ! La superstition est la compréhension plus vive des mystères de la vie humaine. Bien avant que le bonheur soit détruit on sent qu’il vient d’éclater tout à coup dans le fond du cœur, et c’est avec cette idée terrible qu’on se remet à en jouir encore. Ainsi, dans la plénitude de la vie, il passe une palpitation — une seule ! — qui ne ressemble pas aux autres au milieu des joies positives et des gonflements de la jeunesse, et on a beau vivre des années fortes et écumantes, on a senti le doigt fatal et c’est comme si la Mort était venue !

Camille regardait Allan, qui la regardait aussi ; il semblait que l’une et l’autre ne se reconnussent plus. Ils ne se dirent pas une parole… Une larme, qui sécha le long des paupières qui la burent, fut tout ce qui trahit la femme, l’être inéprouvé encore, — le plus grand bonheur et la plus grande faiblesse. Ce fut toute la différence qu’il y eut entre elle et Allan. Cette larme n’était pas un de ces pleurs frais et chauds comme on en a dans la jeunesse, un de ces larges pleurs qui coulent et lavent le cœur et le visage comme un flot de délices divines ; mais un de ceux qui viennent seuls, rares et brûlants… Allan ne demanda pas pourquoi cette larme. Il le savait.

C’était fini, déjà fini ! Cette tristesse ne dura que le temps que met une larme à sécher. Camille reprit son travail suspendu, Allan la conversation interrompue, sans un mot qui eût trait à cette sensation inconnue qui les avait saisis en même temps, et ils atteignirent, front contre front et dans les épanchements de la causerie, la fin du jour, à cette embrasure, comme si rien de solennel ne se fût passé tout à l’heure entre eux !

Lorsque la nuit fut tout à fait venue, Allan sortit de l’appartement. D’ordinaire il se plaçait autour de la table à ouvrage, qu’on approchait de madame de Scudemor, et, à la clarté de la lampe, il dessinait quelque feston pour Camille. La veillée se prolongeait ainsi jusqu’au moment où la fatigue contraignait la comtesse à se retirer. Alors, on dosait la journée par un bonsoir, muet résumé de toutes les tendresses de la journée, et on se couchait avec la perspective de recommencer le jour du lendemain à peu près dans les mêmes termes que celui de la veille, — routine qui n’ennuyait pas parce qu’elle était l’unité d’un sentiment adorable ; parce que le bonheur, quand il est profond, est monocorde comme le cœur et comme la pensée.

En vain Camille regarda-t-elle plusieurs fois vers la porte avec impatience. Allan ne revenait pas. Où était-il ?… Il n’avait pas l’habitude de se retirer à cette heure. Une inquiétude vague la prit. Elle n’en pencha que plus obstinément le front sur son ouvrage. Inquiétude insensée, car pourquoi était-elle inquiète ?… Ne pouvait-il être à la bibliothèque, ou même au jardin, à respirer l’air du dehors après une journée écoulée dans un appartement fermé ? D’ailleurs, ne la quittait-il pas souvent ainsi ?… N’était-ce pas un enfantillage que de vouloir l’attacher éternellement à sa ceinture ? Mais ces raisons qu’elle se donnait à elle-même n’empêchaient pas son front de se pencher toujours sur ses mains plus lentes. L’impatience en gonflait les veines, et plus encore les efforts qu’elle faisait, en retenant sa respiration, pour mieux surprendre le bruit des pas dans le corridor. De vague, l’inquiétude devenait oppressante. Elle la sentait croître dans le silence. Elle était courbée, toute écrasée sur elle-même… Elle ne disait pas un mot à sa mère qui lisait de l’autre côté de la table, mais sa pensée délirait. Ah ! ces douleurs que je raconte, quelle femme ne les connaît pas ?…

Allan, qui ne se doutait pas de l’inquiétude dont il était la cause, avait pris un fusil et un chien et s’était dirigé vers le marais. Il ne chassait jamais, mais abattait parfois quelques canards sauvages tout en rôdant dans ces parages, abondants en toute espèce de gibier. Ce soir-là, il avait un besoin machinal de mouvement, de grand air, de pensée libre et à soi seul, et, pour donner un prétexte à une absence et à une promenade par le temps rude qu’il faisait, il avait résolu d’ajuster, à tout hasard, les blanches et noires volées de sarcelles dont le marais était couvert. Submergé de partout, il n’était plus qu’un seul lac immense sur lequel on aurait pu naviguer. Allan sauta dans une barquette appartenant aux gens du château et que, l’hiver, ils amarraient au pied d’un saule. Une clarté blafarde flottant sous le ciel, chargé de gros nuages, noyait tous les objets dans une couleur blanchâtre. L’œil se perdait, découragé, sur les longs plis de ces steppes humides et dont l’eau luisait comme une glace, rayée, de temps en temps, par le raz du vol des sarcelles. Mais Allan semblait avoir oublié son projet de chasse. Il s’était assis dans la barquette, absorbé dans ses pensées, son fusil à côté de lui. Un vent du Nord lui flagellait la figure, et il caressait d’une main distraite la tête de son chien, aux longues soies noires, posée familièrement sur son genou. Du côté de la Douve, perdu dans le lointain, le butor, cet énorme faucon des marais, déchirait par interruptions le pesant silence de son cri rauque. Cette corbeille blanche et bleue que formait le château des Saules, avec son toit d’ardoises et ses guirlandes de roses mignardes sculptées dans ses murs, ternis par les pluies, grelottait dans son bouquet d’arbres verts, plus sombres encore qu’à l’ordinaire, à travers le taillis dépouillé.

« Elle m’aime, et moi je l’aime aussi ! — se disait-il. — Qu’allons-nous devenir ? Je ne le sais que de tout à l’heure. Sans cela j’aurais fui, et il n’est plus temps ! Elle m’aime. Oh ! pourquoi, moi qui ai voulu de l’amour dès mes plus jeunes années, moi qui en ai tant donné en pure perte, pourquoi cette idée d’être aimé ne me comble-t-elle pas de joie et ne me ferme-t-elle pas les yeux sur l’avenir ? Pourquoi ne pas me venger de ce passé qui m’a torturé, en me lançant bravement à cet amour que j’ai rêvé comme la plus belle chose de la vie ? Ah ! voilà le moment, voilà enfin le moment d’être heureux, Allan ! Voilà l’instant venu de réaliser tous tes rêves. Mes rêves ! Est-ce que mon amour pour Yseult en a laissé un seul debout ?… Est-ce que je puis être heureux, maintenant ? Est-ce qu’au sein de l’amour partagé je pourrais oublier cet amour qui m’a vieilli avant l’heure ?… Est-ce qu’il ne m’apparaîtrait pas comme un spectre ricaneur jusque dans les bras de Camille ?… Est-ce que je suis digne de cette enfant pure, virginale, passionnée et à son premier amour, moi qui ai usé mon cœur dans une passion inutile, — et pour sa mère ! et à laquelle je ne pense plus qu’en rougissant depuis que la raison m’est revenue… Pourquoi cette passion n’a-t-elle pas tari les sources d’amour qui sont en moi ? Je ne suis pas encore comme cette funeste Yseult ! Je le sens, puisque j’aime sa fille. Sa fille ! Ah ! cette idée est désolante ! Pourquoi Yseult est-elle sa mère ? Ou pourquoi ai-je aimé Yseult ?… » Et il allait, se heurtant à ces deux questions redoutables qui se le renvoyaient tout rebondissant contre elles deux !

C’était, en effet, une situation effrayante que celle d’Allan de Cynthry. Aujourd’hui seulement il l’entrevoyait, et il ne pouvait se défendre d’une terreur secrète. Le voile de l’avenir se déchirait dans l’esprit de ce jeune homme, et, quoiqu’il fît obscur derrière, il distinguait à travers les ténèbres des pressentiments quelque grand malheur inévitable. La vie douce et reposante dont il jouissait depuis deux mois était finie, et il recommençait de descendre dans un cercle nouveau de l’Enfer des passions et des larmes. Dominé par les plus noires pensées, il déchirait sans avoir conscience de ce qu’il faisait les longues soies du cou de son chien, qui ne bougeait pas, mais livrait tendrement sa tête aux caprices brutaux de son maître, en exhalant seulement un petit gémissement plaintif.

Infortunée Camille ! et il se prenait aussi de pitié pour la jeune fille ignorante ; mais sa pitié avait un autre caractère que celle de madame de Scudemor. Chez lui, c’était une face de l’amour… Cependant les clartés pâles du soir s’effaçaient et l’eau devenait à chaque instant plus noire. La lumière des fenêtres du château, que l’on voyait de loin, lui rappela que ces dames pourraient être inquiètes s’il tardait à rentrer. L’air âpre et les aspects désolés de cette nature d’hiver ne l’avaient pas beaucoup soulagé. Comme il venait de rattacher la barque au saule, un vol pesant l’avertit de la présence d’un oiseau au-dessus de sa tête. Il crut que c’était quelque cigogne qui s’en retournait à son gîte de roseaux. Moitié pour justifier son éloignement du château, moitié pour sortir par un acte, un mouvement quelconque, des pensées pénibles dont il était obsédé, il déchargea sans trop viser son fusil sur l’oiseau qui tomba, et que le chien alla chercher. Mais quand le chien revint, il s’aperçut que ce n’était pas une cigogne, mais Acis, le cygne favori de Camille, qu’il venait de tuer. Cela lui parut d’une signification terrible, et il en frissonna comme un faible enfant. Il y a des jours où nous avons, plus ou moins, l’âme ouverte à tous les présages, et c’était un de ces jours néfastes pour Allan. Aussi regagna-t-il le château l’âme abîmée, plus que jamais, par des pressentiments sinistres…

Lorsqu’il rentra dans le salon, éclairé seulement du demi-jour de la lampe et du reflet rougeâtre du brasier dans le foyer, il n’y trouva personne. Madame de Scudemor sortait quelquefois du salon, pendant la soirée. Elle pouvait être souffrante, et avoir eu besoin de sa fille. Cette circonstance l’inquiéta peu. Il approcha un siège de la chaise vide de Camille, mais son pied heurta quelque chose sur le tapis.

Il regarda et reconnut Camille entièrement évanouie. La prendre, la soulever et la poser sur le canapé fut pour lui l’affaire d’un instant. Il la réchauffait de son souffle et contre sa poitrine, ne songeant pas à la laisser dans cet état pour appeler du secours. Au bout de quelques minutes d’efforts désespérés et de transes pour la faire revivre, elle r’ouvrit les yeux et le reconnut.

— Ah ! c’est toi ! c’est donc toi ! — s’écria-t-elle en voulant s’élancer à lui, mais en retombant de faiblesse.

— Oui, c’est moi, Camille, — répondit-il, et il l’interrogea sur son évanouissement subit.

— Tu étais sorti, — dit-elle, tout en tremblant encore.

— Je ne sais pas ce que j’avais, mais je souffrais. Ma mère m’a quittée un instant. J’ai entendu un coup de feu et l’effroi m’a fait évanouir.

— Folle ! — lui disait à genoux Allan, devant elle, en embrassant ses mains, qui de glacées devenaient moites comme quand on s’est trouvé mal.

— Oh ! oui, bien folle — reprenait-elle — d’avoir eu tant de peur pour rien, n’est-ce pas, mon frère ?… Gronde-moi donc de ma poltronnerie. N’est-ce pas que je suis bien enfant ? Mais, vois-tu, — jouta-t-elle en se penchant vers lui et en le parcourant tout entier d’un regard altéré, — ne me quitte jamais le soir ! Je ne le veux pas. Aie pitié, — et déjà sa bouche revenait au sourire, — aie pitié des sottes craintes de ta pauvre sœur.

Et comme elle faisait souvent, dans l’admirable innocence de son âme, elle voulut l’embrasser sur les yeux, — mais lui, qui venait de se rendre compte dans la solitude du sentiment dont elle ne discernait pas la nature, la repoussa par un généreux instinct d’honnête homme. Noble mouvement que Dieu seul jugea, car elle s’y méprit et, avec une voix des entrailles, quand les entrailles saignent :

— Pourquoi me repousses-tu, Allan ? — s’écria-t-elle. — Ô Allan ! pourquoi me repousses-tu ?… Qu’est-ce que je t’ai fait ?…

En la voyant retomber dans l’état où elle était tout à l’heure, ne réfléchissant plus, sous l’effroi qui le dominait :

— Mais je ne te repousse pas, ma Camille, — dit-il, et il l’embrassa précipitamment sur le front. — C’est encore un reste de peur, — ajouta-t-il, en essayant de sourire. — Te repousser, ma sœur chérie ! — et il s’assit près d’elle sur le canapé.

— Oui, tu m’a repoussée, mon frère, — répondit-elle d’un ton bas et grave. — Dis que c’était involontaire. Dis que tu ne pensais pas à ce que tu faisais. Mais tu m’as repoussée… Écoute, tu as peut-être dans l’âme, comme moi, des choses que tu ne sais pas. Pour la première fois depuis que tu m’as juré que j’étais bien ta sœur, pour la première fois, aujourd’hui, je me suis sentie presque changée. Au fond de moi, il s’est passé… je ne sais quoi te dire. Mais ce n’était plus comme tous les jours… Oh ! je vais te paraître bien folle encore, — et sa voix n’était plus grave, mais accentuée d’une émotion, — mais, dis-moi que tu me comprends bien, que tu es de même…

— Oui, je te comprends bien… Oui, je suis de même… — disait lentement Allan, comme un écho fatal, en suivant le cours de ses pensées qui, malgré lui, l’entraînaient.

— Et tu ne sais pas plus que moi ce que tu as ?… — reprit la jeune fille, avec une grâce curieuse de femme et la peur d’une réponse qu’elle implorait toutefois. — Toi, mon frère aîné, tu ne sais pas non plus ?…

— Si ! — répondit brusquement Allan, puis il s’arrêta, et, se rejetant tout à coup en arrière devant ce qu’il allait révéler :

— Dis-le ! — reprit-elle, avec un de ces regards qui font tomber de l’arbre le rossignol sur l’herbe où l’attend le serpent, et un secret des lèvres d’un homme au sein d’une femme.

— Eh bien, ma sœur, — dit Allan vaincu, après une pause, — je crois que nous nous aimons trop tous les deux !

La lueur formidable de ce mot éclaira-t-elle tout à coup le fond du cœur de Camille ? Vit-elle à nu sa misère ?… Le passé réveillé à cette suprême parole lui montra-t-il l’avenir qui n’était pas encore ?… Comprit-elle ?… Ou chercha-t-elle à comprendre ?… Toujours est-il qu’elle n’eût pas courbé la tête avec une consternation plus grande et un silence plus atterré, quand elle eut compris…

Madame de Scudemor rentra et, se replaçant sur sa causeuse : — Qu’est-ce donc que vous faites là-bas, mes enfants ? — dit-elle avec sa grâce tranquille.

— C’est Camille qui s’est trouvée mal de la chaleur de l’appartement, — répondit Allan. — Elle s’est éloignée du feu. Mais c’est passé maintenant.

— Est-ce bien sûr ? — dit madame de Scudemor en fixant Camille avec un intérêt aimable. — Veux-tu qu’Allan ouvre une fenêtre, si tu as besoin d’air ?

— Merci, maman, — fit Camille, — je suis tout à fait bien maintenant, — et elle reprit son ouvrage. Allan, que la comtesse n’interrogea pas sur sa sortie du salon, se plaça à côté de Camille et demanda à madame de Scudemor quels étaient les livres qu’on lui avait adressés de Paris. À cela près de trois à quatre questions insignifiantes, ils achevèrent tous les trois silencieusement la soirée jusqu’au moment où la pendule sonnât onze heures et demie, heure à laquelle ils avaient assez l’habitude de se retirer.