Alphonse Lemerre (p. 392-400).

XX

Mais Allan, ni cette nuit-là ni les suivantes, n’obéit à l’ordre désespéré de madame de Scudemor, et elle ne le répéta pas. Elle le laissa veiller à son chevet, lui donner de temps en temps quelque breuvage, la soulever sur son lit chaque jour plus écrasé et plus dur. Soins physiques qu’elle payait d’un merci doux et découragé, et qui ne la tiraient pas de son silence. Que lui aurait-elle dit maintenant ? Tout était dit. Sa parole lui était retombée sur le cœur comme un lourd rocher. D’un autre côté, peut-être la douleur qu’elle endurait était-elle la cause de son retirement en elle-même ? Dans les âmes d’une certaine trempe, toutes les douleurs isolent, même les moins nobles.

Le mal s’aggravait. Le médecin avait entretenu Camille de ses funèbres prévisions. Celle-ci ne se rendait pas compte de ce qui faisait mourir sa mère, mais elle voyait bien qu’elle allait mourir. Un soir elle baisa, avec le respect attendri dont les mourants nous émeuvent, la main froide et gluante d’Yseult et elle se retira chez elle, au désir d’Allan à qui un pressentiment annonçait que cette nuit serait la dernière à veiller auprès de la couche d’où s’exhalaient déjà, dans les souffles de la femme expirante, un avant-goût d’odeur de la tombe. L’air de la chambre était asphyxiant de chaleur fiévreuse, et comme Allan craignait que cet air vicié ne fût mortel à la fleur délicate de quelques jours qui y était exposée, à cette pauvre enfant qui le respirait péniblement, tant il était épais pour sa jeune poitrine, dans les tissus échauffés du lit de sa mère, il l’en arracha et la porta auprès de la fenêtre qu’il ouvrit. Les jasmins jaunes répandaient leurs méridionales odeurs. La campagne était silencieuse. On eût entendu frémir les étoiles dans l’air profond, si leurs scintillements n’étaient pas aussi muets qu’une pensée heureuse. C’était une nuit placide à faire croire à l’éternité de toutes choses. Allan semblait puiser de la vie pour l’enfant fragile à ce réservoir de l’Être, à ce beau lac bleu dans lequel nageait toute la création endormie, et l’enfant, au sein des jasmins et sur la musculeuse poitrine de son père, recevait par torrents sur la tête et sur les épaules un baptême de force et de vie dans ces mystérieuses ondées qui tombent, sans qu’on les voie, du ciel.

La respiration d’Yseult traînait, comme un râle, dans le silence. La rosée fécondante dans laquelle Allan trempait sa fille et dans laquelle se rajeunissait la nature, aurait-elle lubrifié le marbre de ce front obscurci et suintant péniblement cette sueur de l’instant suprême, huile dont s’oint l’athlète pour le combat dans cette grande gymnastique de la mort ?… Aurait-elle apporté le bien d’un rafraîchissement éphémère aux ardeurs de ces veines dont le bleu devenait de plus en plus noir ? Allan n’y pensa même pas. Il inondait sa fille d’air pur, de nuit, de parfums, de caresses et la mère mourait à l’autre extrémité de la chambre, et, dans l’égoïsme de son sentiment paternel, il ne songeait pas à cueillir pour la mère une tige de ces jasmins embaumés qui posée contre la bouche de la mourante lui eût apporté une sensation douce et bonne, à l’heure où tout est supplice et angoisse !

Tout à coup, Yseult l’appela auprès d’elle. Il y alla, après avoir déposé sa fille sur le canapé, surpris qu’elle eût recouvré une connaissance qu’il croyait perdue… Elle s’était soulevée sur son coude, — la position de toute sa vie depuis que les passions avaient cessé de l’agiter, depuis que des quatre points cardinaux nul souffle n’était venu se jouer autour de la colonne écroulée. Elle ressemblait au convive antique rassasié et qui va quitter le festin. Mais le poison tari aux coupes vides se répandait, comme une mortelle ciguë, en teintes verdâtres et mobiles aux surfaces du sein qui l’avait englouti :

— Allan, Allan, écoutez-moi, — lui dit-elle, — car je sais que je vais mourir. Les hommes croient que la volonté des mourants est sacrée. Si vous le pensez aussi, vous, écoutez-moi. Ne donnez pas mon nom à ma fille. Je ne veux pas que mon souvenir reste après moi. Je ne veux pas que vous lui parliez jamais de sa mère. Ce n’est pas pour moi, ce que je vous demande, c’est pour elle. Que ma fille me méprise ! mon mépris me fait plus de mal que le sien. Mais pour elle, au nom de Dieu, si vous avez le bonheur d’y croire, ne la faites jamais rougir et souffrir en lui parlant quelquefois de moi !

— Quel abîme êtes-vous donc ? — fit Allan, en prenant la main qu’elle tendait vers lui. — Ah ! Yseult, Yseult, Être de continuel sacrifice ! qui aurait le droit de vous mépriser ici-bas ?

— Moi-même ! — répondit-elle avec une voix rigoureuse.

— Les approches de la mort jettent un jour inattendu sur le passé, jusque-là mal jugé par nous. Depuis trois jours vous m’avez crue accablée, et je repassais au dedans de moi ma vie entière. Cette vie n’a pas trouvé grâce devant moi. Il n’y a pas un des faits de cette misérable vie qui soit sain et sauf de mon mépris. En vain, dans l’amour comme après l’amour, me suis-je toujours sacrifiée. En vain ai-je été bonne encore quand je ne pouvais être aimante. Ce n’était pas assez que cette bonté d’instinct qui décidait de mes résolutions. Ah ! sans doute il y a quelque chose de plus parfait que de pareils sacrifices, puisque de pareils sacrifices ne nous absolvent pas à nos propres yeux !

Mais quoi ? quoi encore ? — répétait-elle avec une anxiété pensive, sans grands tourments mais bien touchante, laissant sa main dans celle d’Allan et ne regardant plus que dans son âme avec ses yeux fixes. — Comment s’appelle ce but manqué, qu’on a cherché et qu’on avait cru atteint depuis si longtemps ? Est-ce une ironie du sort ? Un châtiment de la Providence ? Dites-nous lequel est moqueur ou stupide ! Ah ! c’est moi qui blasphème et non pas lui, car il y a un monde de pécheurs — comme disent ceux qui croient — réconciliés avec eux-mêmes, des âmes qui se croient pardonnées dans leur cœur, des créatures réfugiées et tranquilles dans la loyauté de leurs intentions. Il y en a. J’ai un jour compté parmi elles, quand la pitié m’entraînait comme l’amour m’avait entraînée, quand la fierté était immolée chaque fois que s’offrait une douleur à apaiser. J’ai connu cette paix qui me fuit… et si, aujourd’hui, elle m’abandonne, est-ce donc que mourir m’a frappée d’une imbécillité nouvelle ?

Ô Allan ! il est des mystères dans lesquels la pensée de l’homme jette sa sonde, mais, femme, je n’ai rien sondé, rien découvert ni rien appris. J’ai passé sur cet Océan de la vie dont j’ai bu l’écume et le sel, et je n’ai pas jeté une seule fois mes filets démaillés au fond de ses gouffres car je savais qu’ils ne me rapporteraient ni une joie, ni une espérance. J’ignore ce qu’il y a de l’autre côté de la tombe, mais je ne m’en épouvante pas. Seulement, en cet instant, pourquoi ma pitié me paraît-elle petite et mauvaise autant qu’autrefois elle me paraissait grande et bonne ? Pourquoi ne fais-je pas quartier à cet instinct irrésistible que j’ai cru si longtemps généreux ? Pourquoi l’insulté-je à mon dernier jour ?… Ah ! j’ai l’âme encore assez ferme pour ne pas rejeter l’insulte que le monde répond aux intentions pures. Qu’ils m’appellent, s’ils veulent, une prostituée ; ils n’ont pas vu l’amour, ils n’ont pas vu la pitié qui m’emportaient, errante, aux bras d’hommes lâches et inexorables ! J’accepterai sans effort le mot sanglant qui résume ma vie. Pourquoi donc maintenant ma pitié, que je frappe et que j’apostasie ? Ah ! si, au lieu de mourir comme je meurs, il fallait recommencer de vivre, que me resterait-il sans ma pitié ? L’amère chose que cette ignorance ! Ne plus croire en ce qui dirigeait la vie, chercher en vain un autre motif dans les ténèbres de la conscience muette, et se punir par le remords et le froid du mépris de ne l’avoir pas su trouver ! La douleur d’Yseult était presque sainte. Elle l’élevait au-dessus d’elle-même. Allan se rappelait le temps où il l’avait nommée une créature supérieure. Il voyait à quoi se réduit la supériorité de la femme, qui n’a jamais que des facultés sensibles et qui est toujours la victime, en vertu autant qu’en bonheur. Ce quelque chose qui échappait à Yseult, quand le roseau sur lequel elle s’appuyait avait percé ses mains, ne lui échappait pas, à lui… Il comprenait à ce moment solennel, comme par une intuition subite, quelle doit être l’austérité de l’existence ! Ainsi, l’homme reprenait sa place, pendant que la femme mourait à la sienne…

Il lui prenait la main en silence, et souhaitait pour elle que la mort, dont son visage portait l’empreinte, vînt finir des souffrances morales pour lesquelles il ne connaissait plus de soulagement. Yseult avait roulé sur son lit dans l’agitation de ses dernières paroles. Sa voix s’attachait de plus en plus à son gosier. L’œil avait fui sous sa paupière. Une roideur convulsive tendait ses membres à les déchirer, et, du sein de cette cruelle agonie, elle disait encore :

— Eh bien ! je revivrais ma vie que cette pitié deux fois maudite, inutile pour ceux à qui elle se sacrifie, vide de la sainteté du plus simple devoir pour ceux qui l’éprouvent, que cette pitié involontaire serait obéie et que j’encourrais de nouveau mon mépris ! Oui, Dieu me dirait : « Voilà le but que tu ignores », et dans sa miséricorde infinie il le mettrait à la portée de ma main, que je n’écouterais pas Dieu lui-même et que je me précipiterais comme une folle dans cette pitié qui n’est pas une vertu, et qui fut seulement la mienne. Ô femmes ! que sommes-nous, puisque nous ne nous corrigeons pas de nos faiblesses ? Nous nous méprisons, et nous ne nous repentons pas !

Sa voix se perdit dans ces derniers mots. Sa respiration devint muette… Le silence du dehors envahit la chambre. L’enfant même, sur le canapé, reposait d’un sommeil paisible. Allan était debout auprès du lit funèbre, comme un prêtre ; mais il est des âmes qu’on n’assiste pas et pour qui toutes les religions humaines, amour, amitié, respect, souvenir, sont impuissantes comme la religion même de Dieu. Tantôt il attachait ses yeux sur cette tête livide où couraient déjà, aux suaves clartés d’un albâtre timidement rosé, les teintes hâves et violacées d’une décomposition prochaine ; et tantôt il les relevait, comme pour les purifier, vers le ciel qu’on voyait par la fenêtre ouverte d’un azur aussi fleurissant que s’il venait d’éclore, à l’heure même, comme une des belles-de-nuit du jardin. Il comprenait mieux le culte de l’Invisible. Yseult, quoique son visage fût tourné du côté de la fenêtre, ne souleva pas une seule fois les yeux sur ce ciel si beau… Non, elle mourait sans poésie, comme elle avait vécu, ne se doutant pas qu’il y eût au monde une nature à aimer encore quand le cœur épuisé n’aime plus rien. Parfums, silence, ombres, rayonnements d’étoiles, cette nature parait le lit de mort de celle qui l’avait méconnue de toutes ses sérénités. Tout à coup, à travers l’immense et diaphane espace, minuit sonna au clocher d’Ifs, paroisse qui n’était pas loin de là. Il sonna en heures légères et perlées qui tintèrent et s’évanouirent dans l’air amorti de cette nuit sans échos, quand, poussée par je ne sais quelle vague et fatale inquiétude, Camille entra dans la chambre d’Yseult. N’y avait-il que le pressentiment de l’agonie de sa mère qui l’avait troublée dans son sommeil ?…

Allan, en la voyant entrer, ne devint pas plus pâle. Son œil qui cinglait, dans le mouvement plus fier et plus pur de sa pensée, du lit de la mourante vers le firmament éternel, alla droit à Camille et resta sur elle. Nulle horreur n’effleura son front d’où s’exhalait la teinte automnale d’une souffrance qui va fuir. Il demeura calme comme l’avait été, durant sa vie, la femme qui mourait pour lui. Pour la première fois il se sentit fort, contre la colonne de cette couche, fort de toute une destinée qu’il acceptait, et doux comme l’âme qui l’accepte… Mais à peine si Camille le remarqua… Du seuil de la chambre, son regard était tombé sur cet enfant qui dormait, dans les plis ouatés d’une couverture de satin rose, comme un Amour antique dans sa conque de nacre.

Elle poussa un cri déchirant, — puis elle se précipita vers le lit de sa mère et, saisissant de ses deux mains l’agonisante par ses longs cheveux, elle la souleva ainsi, malgré les efforts d’Allan pour lui faire lâcher prise, et, désignant l’enfant qui dormait :

— Si tu n’es pas morte, Yseult, — hurla l’impie, — réponds-moi ! À qui est cet enfant ?

La douleur que la cruelle Camille lui causa n’arracha pas un cri à Yseult. Elle ouvrit un œil sans courroux, et répondit : — Il est à moi.

— Et à qui encore, femme menteuse ? — reprit avec rage la jalouse trompée.

Yseult, qui expirait, eut assez de force pour prononcer distinctement le nom d’un de ses valets.

— Cela n’est pas vrai ! — dit mélodieusement Allan. — Vous avez deviné, Camille. Cet enfant est à moi.

À cet aveu de son mari la malheureuse roula, comme une masse, sans connaissance sur le tapis. Mais ses mains, qu’elle avait impliquées dans les cheveux de sa mère, entraînèrent la tête débile d’Yseult et la firent pendre du lit vers la terre. Allan chercha à les en dégager. Il ne put jamais. Il fut obligé de couper avec des ciseaux les cheveux d’Yseult. Au moment où il la relevait sur le lit, elle lui dit : « À elle plutôt… » parole presque inintelligible qu’elle ne put achever.

Alors, comme il avait relevé celle qui était trépassée, il releva celle qui était évanouie. Camille reprit bientôt connaissance. Quand elle r’ouvrit les yeux, elle aperçut son mari debout, mais près d’elle, le drap rejeté par lui sur la figure d’Yseult morte et les cheveux coupés, épars, sur e tapis. Elle fut saisie d’amertume en voyant ces choses… « Tu ne m’aimais plus ! — dit-elle à Allan, avec angoisse. — À présent, tu vas me haïr » ! Et elle se mit à pleurer. Il ne répondit point, mais il l’embrassa sur le front. Baiser paisible, qu’il donna d’une lèvre pleine et fraîche. Ce fut un châtiment pour elle. Ce ne fut pas même un effort pour lui. Ce ne fut qu’un bon sentiment. Quand il l’eut embrassée il retourna vers le lit d’Yseult, s’assit auprès et continua de veiller. Il ne dit point à sa femme : va-t-en ! — et elle ne s’en alla pas. La lampe s’éteignit vers une certaine heure, et le reste de la nuit s’écoula, noir et silencieux… Quand le jour vint, l’enfant réveillée criait dans sa couverture de satin rose. Camille, pliée en deux à la même place où Allan l’avait mise après l’avoir relevée, poursuivait sa stupide insomnie sans se retourner aux cris de l’enfant qui pleurait. Les entrailles du père entendirent mieux. Il se leva, prit la petite créature, qui chercha vainement la mamelle à la poitrine de son père. Spectacle étrange ! c’était l’homme qui tenait l’enfant. Il l’emporta de cette chambre, odorante et malsaine, où sa mère venait de cesser de vivre… Camille le suivit, la tête basse et en silence, repassant, brisée et confondue, sur le seuil qu’elle avait franchi, rapide et terrible…

Quelques heures avalent suffi pour cela.