Alphonse Lemerre (p. 371-375).

XVII

Cette lettre calma un peu Allan. Il avait dit nous à celle dont il avait respecté longtemps la haute infortune, et ce nous lui fit quelque bien. Repliement de la vanité ! Il eut l’orgueil du coup qui le foudroyait. Avant de tomber si bas il avait un mortel dégoût de sa souffrance ; maintenant elle lui parut plus poétique, et, de fait, elle l’était. Le côté poétique des douleurs humaines, c’est leur côté infini.

Mais à se grandir jusqu’au niveau d’Yseult de Scudemor, à jeter sur sa situation longtemps maudite et enfin acceptée le regard concentrique de l’orgueil, ce qu’il y avait de générosité dans ses relations avec Camille disparut. Il l’oublia, quoiqu’elle ne fût pas absente. L’indifférence est l’absence de ceux qui sont là. Tutoiements et baisers ne furent plus que les banalités familières d’un mariage sans signification et sans douceur. S’il avait été dur pour sa femme, il cessa de l’être. Les indifférents sont si doux ! Hélas ! ce ne fut que plus cruel pour elle ; mais l’homme a tant besoin de sincérité dans sa vie que, tôt ou tard, tout est trahi de ce qu’il avait voulu faire un secret !

Les dernières larmes qu’il versa, il les avait répandues avec Camille, un jour, dans une promenade silencieuse. Ce jour-là, elle pleura comme lui, et ni l’un ni l’autre ne se demanda pourquoi les larmes muettes dont il était témoin. Nul baiser ne les essuya, et ils ne détournèrent pas le visage pour mutuellement se les cacher. Toute question était inutile. Ils s’étaient aimés, ils avaient vingt ans et à peine un mois de mariage. Quelle était la plus malheureuse de ces jeunes créatures, — de celle qui ne se savait plus aimée, ou de celle qui sentait ne pouvoir plus aimer désormais ?…

Mais Allan ne pouvait se détacher aussi vite de cette vie sensible qui tarissait en lui et il essayait de se donner le change, quoiqu’il ne se rejetât pas à l’amour : « Soyons, — disait-il à Yseult avec laquelle il passait une partie des journées, pendant lesquelles il oubliait sa femme qui ne descendait plus que rarement au salon, — soyons du moins amis par la pensée, si nous ne pouvons plus l’être par le cœur. Traversons la vie solitaires, sans rien lui demander de ce qu’elle ne nous a pas donné. Jugeons-la sans lui reprocher nos espoirs trahis. Je veux accepter comme toi, Yseult, ce détachement de toutes choses qui s’est fait plus tôt et plus complet en nous que dans le reste des hommes. Marchons comme deux frères d’armes, à travers la mêlée humaine, sous le froid acier de nos armures trempé dans les angoisses de la vie, et restons amis et camarades du même malheur. Le veux-tu ?… Que je t’aie aimée, Yseult, que tu aies été pour moi ce que le monde appelle une maîtresse, qu’importe ? Que tu soies la mère de Camille, qu’importe encore ? Dominons ces liens brisés dans lesquels nos âmes n’ont pu vivre. Laissons à d’autres, plus heureux que nous, le respect de la famille et la religion des souvenirs ! L’amour nous a abandonnés, désolés et vidés de ce qu’il n’arrache pas aux autres en les abandonnant comme nous. Mais ne saurais-tu pas, Yseult, être quelque chose de plus ou de moins que ce que tu m’as été autrefois ?… N’y a-t-il, entre l’homme et la femme, que les rapports d’amant à amante ? N’y a-t-il pas plus grand et plus beau ? Ne peux-tu devenir ma sœur par la pensée comme je suis ton frère par la souffrance ? Ne pouvons-nous pas nous retrouver dans ces immensités qui nous appartiennent : la réflexion et la douleur ? Quoi ! parce que le cœur a cessé de battre, parce que les organes ont défailli, parce que Dieu n’a pas voulu que l’amour durât autant que la vie d’un homme, on ne vivrait plus, passé l’amour ? Mais notre nature n’est-elle donc pas spirituelle ? L’intelligence n’a-t-elle pas de chastes embrassements ? Se lasse-t-elle, comme nos faibles bras, à retenir le but vers quoi elle aspirait quand une fois elle l’a atteint ? Ce n’est plus du bonheur, je le sais ; mais c’est un état plus triste, plus idéal et plus fier. Les hommes ne l’ont pas nommé parce qu’ils l’ignorent. C’est l’union de deux âmes éprouvées dans la compréhension de la vie. Ah ! j’ai lu quelque part, dans un grand poète, un mot digne de la foule impure : c’est que ceux qui s’étaient aimés ne pouvaient plus s’aimer quand l’amour avait fui, et que le sentiment qui avait partagé le ciel à deux pauvres créatures était toujours suivi de la haine, de l’oubli ou de la honte dans leurs âmes. Cela serait-il vrai, grand Dieu ? N’y a-t-il pas des femmes par le monde, des femmes plus fortes et plus vraies que les lâches courtisanes de cœur dont les chemins sont pavés et qui, braves seulement comme à l’Opéra, avec un masque partout ailleurs, quand elles veulent avoir la hardiesse de porter leur moi sur leur face, apostasient tous les sentiments de l’amour dans des repentirs d’apparat et de comédiennes vertus ? Et, s’il n’y en a qu’une forte et vraie, Yseult, que ce soit toi ! Ce désintéressement de toute joie sensible, mets-le entre moi que tu n’as pas aimé et toi qui t’es pourtant donnée. Signons ce hardi pacte d’alliance, et donnons cet exemple au monde ! Il est assez stupide pour s’en étonner, mais il s’en étonnerait bien davantage s’il savait à quel amour va succéder cette intimité, plus haute et plus rare que l’amour ! Peut-être même la calomnierait-il ?… L’homme est si profondément vil qu’il fait des viletés des actions qu’il ne comprend pas, parce qu’ainsi il est toujours sûr de les comprendre. Mais nous, les insultés du monde, nous nous rapprocherions davantage l’un de l’autre, trop vieux et d’une trop fière insouciance pour nous donner les airs du martyre sous tous ces index levés sur nous avec mépris. »

Mais à ce jeune homme épris de la force, — la plus belle chose qu’il y ait dans le monde après la vertu, — à cette imagination de poète qui parlait si ambitieusement de donner au monde un noble spectacle et qui se drapait de si haut dans la douleur solitaire et les méprisantes huées de la foule, la femme découragée répondait :

— « Ce que vous me proposez n’est plus possible, Allan ! Non, cela même, Allan, pas même cela ! Vous vous imaginez, ô poète ! que ce serait plus beau que l’amour, cet incompréhensible sentiment qui ne serait plus l’amour mais qui serait, croyez-moi, le désir de l’amour encore, un désir insensé qui s’élève fatalement de nos désespoirs les plus grands ! Quand donc le cœur se corrigera-t-il d’enfanter cette illusion éternelle ? Vous ne savez donc pas qu’il n’y a que le sentiment qui rapproche ? Que me parlez-vous de la pensée ! Penser isole et concentre. La pensée est un triple glaive qui fait l’espace autour de soi. J’ai la main trop lasse pour soulever cette arme. Et, d’ailleurs, être frère et sœur comme vous l’avez dit, mon enfant, c’est encore s’aimer, et je ne saurais. Vous êtes un homme, vous ! Vous avez des facultés actives et fraîches ; les miennes sont énervées et ne s’élèveraient pas jusqu’à la hautaine et sublime sagesse que vous rêvez. Vous avez raison, cependant, il y a quelque chose d’imposant et de sincère dans la conduite de celles qui disent tout haut au monde : « J’ai été la maîtresse de cet homme, et ne plus l’être ne nous a pas séparés. Nous n’avons pas fait comme ceux-là qui, furtifs, se glissent du seuil mystérieux dans l’ombre, essuyant leurs bouches avec des mains frissonnantes comme s’il y était resté quelque trace vengeresse et honteuse. » Hélas ! ce rôle qui m’aurait tentée à une autre époque ne me va plus. Vous m’avez toujours exagérée à moi-même, mais, Allan, vous finirez par croire en ce que je suis ! »

Ainsi elle refusait tout, parce qu’elle n’était capable de rien. Le dernier enthousiasme de l’homme — l’enthousiasme de l’orgueil — se brisait contre la réalité de son infortune. Arrivé là, Allan fut sur le point de la mépriser, mais il n’en eut pas le courage. Cette tête dévouée lui imposait. Ce mépris d’Allan devait-il atteindre plus tard cette malheureuse Yseult pour compléter la somme d’amertumes qui avaient empoisonné sa destinée, et démontrer, une fois de plus, l’ingratitude native et impérissable du cœur humain ?