Alphonse Lemerre (p. 322-329).

XII

Lorsque Camille entra chez sa mère, son esprit était dans une telle agitation de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle et Allan, qu’elle n’éprouva pas l’émotion de timidité que lui causait toujours la présence de madame de Scudemor. Une fièvre violente s’était emparée de son âme, une fièvre de jalousie et de curiosité qui l’entraînait comme un instinct. Sa volonté ressemblait à de l’involontaire. Ce n’était plus la jeune fille de tout à l’heure qu’Allan avait trouvée défaite d’insomnie et de larmes, et qui s’était roulée convulsivement à ses pieds. C’était une femme blessée dans l’âme, et qui marchait au devant de la destinée avec la peur et la hâte que cette destinée inspire toujours. Sa respiration était courte, presque imperceptible. Son sein ne remuait pas plus que si sa vie avait été suspendue. Ses mouvements seuls avaient une rapidité extraordinaire.

Quand elle demanda sa mère à une des filles de chambre qui se trouvait alors dans l’appartement de madame de Scudemor, son accent avait la brièveté de la sécheresse des malheureux poussés à bout, et qui veulent en finir avec le doute qui les tourmente. La fille qui était là répondit que madame de Scudemor venait d’entrer dans son cabinet de toilette et qu’elle en sortirait bientôt. Mais Camille, qui sentait en elle l’impossibilité d’attendre une seconde de plus, se précipita dans le cabinet de sa mère.

Celle-ci était dans tout le désordre du matin, occupée de ces mille soins mystérieux de toilette imposés par son organisation à la femme. Elle fut extrêmement étonnée de voir Camille chez elle à cette heure, et quoiqu’elle sût très bien qu’il n’y avait au monde que sa fille qui pût se permettre de passer le seuil de l’appartement où elle se tenait alors, le mouvement qu’elle fit pour se couvrir de son manteau de nuit trahissait presque de la frayeur. Le mouvement était d’autant plus remarquable, chez madame de Scudemor, que sa lenteur de patricienne ne l’abandonnait jamais. Mais Camille était trop la proie de ses sentiments pour apercevoir en sa mère le premier geste qui ressemblât à du trouble.

— Ma mère, — fit hardiment Camille, — je viens vous dire le secret de ma vie. Vous ne l’avez pas pénétré. Vous ne l’avez pas demandé. Mais il faut que vous le sachiez. Il le faut !

Et il n’y avait rien de tendre dans cette voix qui tremblait. On voyait qu’elle tremblait de colère, d’anxiété, de haine, de tous les sentiments contenus qui frémissaient, dans cette poitrine immobile, comme un vase plein aux mains de qui retient son haleine pour ne pas jeter la liqueur qui va s’échapper des bords envahis et couverts. Ah ! le cœur, n’est-ce pas le vase où vacille notre destinée ?…

Madame de Scudemor était assise sur une espèce de chaise longue en maroquin noir. Elle regarda sa fille, debout devant elle, et dont les yeux, aussi secs alors que les siens, avaient une extrême expression de courroux et de ressentiment. Le sang de la mère semblait s’être réfugié, de ses veines épuisées, aux joues de la fille en deux taches de vermillon, âcre et brûlant, tel qu’on en voit sur les joues des malades pendant le délire. C’eût été un saisissant spectacle que ces deux femmes l’une vis-à-vis de l’autre, pour qui eût pu voir surgir derrière elles leurs deux passés.

Madame de Scudemor ramenait sur son sein amolli les plis fuyants de son manteau, grande Niobé qui n’avait qu’à l’âme le marbre éternel. Un rayon de soleil tombant par la fenêtre ouverte frappait son front, qu’il ne vivifiait pas. Son attitude faisait saillir à sa taille, autrefois de reine et de guerrière, l’arcure de la fatigue de la vie. Elle se hâta de passer la main sur son front terni.

— Je devine tout, — dit-elle de sa voix basse et rompue. — Vous aimez Allan.

— Oui, je l’aime ! — reprit la jalouse et orgueilleuse fille, cherchant avidement sa rivale. — Oui, je l’aime, et il y a longtemps ! Vous ne vous êtes donc pas aperçue, ma mère, que j’en étais folle ? que je ne vivais que de sa vie ? que j’en suis enivrée chaque jour ? Mais vous n’avez donc rien vu, absolument rien vu, ma mère ! Votre instinct maternel — ajouta-t-elle avec une féroce ironie — ne vous a donc pas avertie de la passion de votre fille ? J’étais à vos côtés, et pas une fois vous n’avez soupçonné que je l’aimais ! Et il n’y a qu’aujourd’hui que vous pouvez le lire dans mes yeux et l’entendre dans mes paroles !

À ces mots, madame de Scudemor baissa la tête. Y avait-il dans les insolentes paroles de sa fille une lourdeur d’insulte plus insupportable que celle du crachat d’Allan ?… Sentait-elle qu’elle s’était abusée et qu’elle en était punie ; que si elle avait aimé sa fille davantage elle eût été plus clairvoyante ? C’était la première fois que la fille coupable par le sentiment qu’elle proclamait avec cette audace, oublieuse de toutes les retenues de son sexe, restait sans larmes dans d’effrontés aveux, irrespectueuse et sans pitié pour la douleur qu’elle allait causera sa mère !… Mais c’est qu’il n’y avait plus là de mère. Il n’y avait là, pour Camille, qu’une rivale, qu’elle voulait connaître et punir.

— Et vous n’avez pas vu davantage, — reprit-elle avec le ton de plus en plus exalté de l’insulte et de la puissance, radieuse de l’effet qu’elle croyait avoir produit et sentant toute sa fureur jalouse se réveiller en présence de l’accablement de sa mère, — et vous n’avez pas vu davantage que lui m’aimait ! et que j’étais heureuse ! et que c’était le bonheur d’être aimée qui changeait ma voix, cernait mes yeux, les emplissait de larmes ; que j’en étais malade, que je ne pouvais plus m’en soutenir ? Vous ne l’avez donc pas vu, mon Allan à moi, me regarder une seule fois ? car ce regard l’aurait trahi et vous eût avertie. Mais où donc aviez-vous les yeux, ma mère ?… Vous ne nous avez pas surpris une seule fois dans une caresse trop lentement interrompue, et pourtant nous en avons assez vécu, de caresses, pour qu’une seule fois du moins vous nous ayez découverts !

Madame de Scudemor ne répondait pas. Rougissait-elle intérieurement pour la déhontée ?… Non, elle savait que la passion a de ces violences que les hommes ont appelées impudeurs, et elle l’acceptait comme elle est, cette passion connue et fatale. Camille, qui se méprenait sur le silence de sa mère, se livrait au plaisir de l’avoir humiliée… Il y avait une glace derrière madame de Scudemor. Les yeux de Camille se portaient sur cette glace qui, étincelante, lui renvoyait sa beauté à laquelle sa passion mettait comme un fard de feu et une couronne d’éclairs, et sa mère accablée et flétrie, plus flétrie que l’eau qui stagnait à trois pas dans le bassin de vermeil, image accusatrice d’une jeunesse à jamais tarie. Aussi était-ce un sourire de vengeance satisfaite qui se mêlait aux impudiques aveux de Camille, car elle se sentait la plus forte, car elle se voyait la plus belle ! Et, cette idée l’excitant encore, avec la lâcheté du triomphe qui pousse le pied sur la gorge de l’ennemi abattu, avec cette rage qui poignarde d’un mot et les yeux bouillonnants comme un cratère allumé, elle mit sur l’épaule de sa mère une main presque matricide, et la secouant à la briser :

— Ma mère ! ma mère ! regardez-moi donc ! — lui cria-t-elle, — ne voyez-vous pas que je suis grosse ? Doutez-vous encore qu’il m’ait aimée ?…

Ce fut alors que la comtesse Yseult releva sa noble tête. Elle était toujours impassible, car le seul sentiment de son âme — molécule perdue au sein du bloc opaque — n’avait pas même l’énergie de se faiblement empreindre au visage immuable et glacé. Elle prit lentement la main de sa fille, et l’attirant à elle avec une douceur pleine de force :

— Que tu l’aimes, ma pauvre fille ! — lui dit-elle avec la pitié qu’elle retrouvait en face de toutes les douleurs, — qu’il faut que lu l’aimes, pour parler ainsi à ta mère !

— Et vous ? — répondit Camille, redevenant pâle d’espoir et de joie, — et vous, vous ne l’aimez donc pas ?

— Ah ! l’amour t’a bien égarée, mon enfant ! — reprit madame de Scudemor. Et déjà Camille était à ses genoux. Elle était brisée. Elle était heureuse. Oh ! c’en était plus que la nature humaine n’en pouvait supporter à la fois !… Madame de Scudemor essaya de la relever, mais elle s’attacha à ses genoux.

— Laisse-moi là, laisse-moi à tes pieds, ma mère, et pardonne-moi de t’avoir parlé ainsi ! J’étais folle de douleur. Pardonne-moi. Ah ! si tu savais ce que c’est que la jalousie !…

Et elle arrosait de larges pleurs les mains de sa mère, qui lui répondait, avec son sourire défait et vide : — Crois-tu donc que je ne le sache pas ?

Une heure après encore, Camille était assise sur le canapé de sa mère. Soulagée par ses sanglots, elle lui racontait les détails de son amour pour Allan… Cette jeune fille, que la froideur de sa mère avait repoussée, se trouvait presque avoir de la confiance avec elle. Depuis que la colère ne la possédait plus elle avait repris toutes les pudeurs oubliées, rappelé toutes les modestes rougeurs enfuies. Le sentiment de la démarche qu’elle venait d’oser et qu’elle commençait de juger, la couvrait de confusion. Avec ses yeux baissés et les soupirs entrecoupés de son sein, elle ressemblait à une statue de la Pudeur, mais de la Pudeur outragée et souffrante.

— Mon enfant, — lui disait madame de Scudemor, — je ne te demande pas compte de tes combats et de tes défaites. Me garde le ciel d’être dure envers toi, que l’amour a entraînée, quand je suis plus coupable que toi ! N’aurais-je pas dû veiller sur vous deux ? Ne me suis-je pas trop laissé abuser par cette amitié d’enfance, qui cachait le danger d’un amour ? N’aurais-je pas dû te garantir, ou du moins te fortifier contre ton propre cœur, ma pauvre fille ? Je ne l’ai pas fait. Mes torts sont plus grands que les tiens. C’est à toi de me pardonner.

Et cette mère disait cela sans larmes, sans expansion et sans caresses, mais avec une tristesse si morne qu’en l’écoutant le cœur de Camille se fondait… Elle savait pourtant bien, Yseult, pourquoi sa sécurité avait été si grande. Elle n’aurait jamais osé croire qu’Allan eût pu aimer la fille de celle qu’il avait tant aimée aussi, et il y avait si peu de temps ! Sa connaissance des passions ne lui avait rien fait soupçonner ou craindre, et sa divination était en défaut. C’est que les plus chenus d’expérience ont aussi leurs aveuglements, et les passions toujours quelque secret gardé pour plus tard, quand on croyait les leur avoir tous arrachés, et dont la révélation est si souvent inattendue que l’on dirait une perfidie de ce qui n’est pourtant qu’un mystère.

— Rends grâce à Dieu, ma chère enfant, — continuait madame de Scudemor en flattant de la main le contour du visage de Camille, — rends grâce à Dieu de ce que la faute qu’il pardonne, mais que les hommes ne pardonnent pas, peut être cachée à leurs yeux. Dans quelques jours, tu seras madame de Cynthry. Moi, je rends grâce à cette jalousie qui t’a fait m’avertir à temps encore. Tu es bien jeune, ma fille ; tu n’auras pas toujours une mère vieille et séparée du monde. Tu dois y vivre, dans ce monde, comme j’y ai vécu. C’est assez, crois-moi, de la destinée que les hommes nous ont faite, à nous autres femmes, sans être encore à leur merci par les faiblesses de ton cœur !

Quand elle entendit ces paroles, Camille se douta-t-elle que sa mère avait été autrefois malheureuse ? Rendue à sa confiance par cette douceur qui avait si généreusement répondu à l’offense, Camille eut-elle le désir de connaître mieux l’âme de sa mère qu’elle avait souvent calomniée ?… Mais elle ne hasarda aucune question, ne manifesta aucun désir de savoir, et refoula sa sympathie comme un attendrissement bientôt surmonté. Les habitudes de toute leur vie se posaient entre ces deux femmes comme un infranchissable obstacle. Elles ne sont jamais brisées, ces habitudes… Si Camille avait pleuré aux pieds de sa mère c’est qu’elle souffrait de l’injustice cruelle qu’elle se reprochait, c’est que le bonheur de n’avoir pas de rivale, plus encore que la bonté d’Yseult, avait inondé son âme d’une joie et d’une reconnaissance infinies. Mais ce n’était pas de si peu que l’affection qui n’avait jamais existé entre madame de Scudemor et sa fille pouvait naître. Il était trop tard !