Alphonse Lemerre (p. 217-225).

I

Avez-vous jamais, vous qui lisez ces pages, voyagé à travers ces marais du Cotentin qu’on a essayé de décrire, et qui sont assez vastes pour que seulement les traverser puisse vous paraître un voyage ?… Si c’est vers la fin de l’automne ou en plein hiver que vous les avez parcourus, vous avez pu juger ce qui appartient à la nature de ces parages, qui coupent sur le fond si riant ailleurs de la Normandie, et à l’originalité mélancolique qui les distingue. Or, c’est surtout l’hiver qu’il faut voir ces marais, devenus des vallées d’eau infinies, désolées, monotones et que rien n’anime plus, sinon les pauvres bateliers, — qui, par tous les temps, tirent au grelin leurs bateaux à tangue le long des chemins de halage, engloutis et couverts par la Douve débordée, — et quelques rares et intrépides chasseurs de sarcelles et de canards sauvages, plongés dans l’eau stoïquement jusqu’aux reins pour ajuster de plus près, sur le gibier qu’ils veulent abattre, les coups de leurs longues canardières. Excepté ces deux espèces de gens il n’y a plus un être humain dans ces solitudes inondées, et s’il y a encore un être vivant, c’est parfois un héron taciturne qui rêve, planté debout dans sa touffe de joncs isolée, ou un fort poisson qui saute lourdement par dessus un barrage en remontant péniblement vers la mer. Les bestiaux, cette vie tachetée des marais, sont presque tous rentrés aux étables. Leurs mugissements ne traînent plus dans le silence et dans l’espace. À ces mugissements ont succédé les cris sinistres et redoublés des corbeaux croassants du fond des nuées, sans qu’on les voie, ou dans l’épaisseur des brouillards. L’eau qui sourd du sol et qui s’amoncelle traîtreusement, sans avoir l’air de bouger, n’est plus bleue et n’étincelle plus, sous un ciel opaque uniformément gris, foncé très souvent jusqu’au noir, précurseur des averses. Elle ne forme plus les mille petits lacs aux facettes mobiles dans lesquelles se mirait l’été. Elle s’est changée en nappe énorme, dont le morne aspect vous transit et vous noie l’imagination et le cœur comme le plus triste des désastres, — le désastre d’une inondation qui a consommé sur toute la surface d’un pays son ensevelissement liquide, et où il n’y a plus rien à sauver !

C’est pour ce terrible paysage d’hiver qu’ils étaient revenus d’Italie. Après un séjour de deux ans dans le pays du soleil, ils se retrouvaient dans leur pluvieux château des Saules. On était alors en décembre, et ils se tenaient au coin du feu dans un des pavillons qui faisait face au marais, madame de Scudemor, Camille et Allan de Cynthry. L’appartement autour d’eux était un salon de forme ovale, un appartement de famille, de vie domestique et recueillie, arrangé avec un grand goût de simplicité. Quoique le froid ne fût pas très sensible dans ce salon bien clos et dont le parquet était recouvert d’un tapis épais, un large feu brûlait dans la cheminée. Ce n’était pas la flamme claire et gaie du bois de pommier, mais l’acre consomption du chêne. Feu sombre qui a des tisons et peu de lueur, et dont le frémissement, ennuyeusement incessant, se mariait au clapotement de la pluie fine et pressée que le vent chassait aux vitres des fenêtres et qui les cinglait.

C’étaient là les seuls bruits qu’on entendît dans le salon et au dehors. Madame de Scudemor, sa fille et Allan ne se disaient rien, soit qu’ils fussent livrés à quelque rongeante pensée intérieure, soit que cette matinée de décembre les eût jetés dans une de ces tristesses sans autre motif que le temps qu’il fait, et comme si le meilleur motif de toutes les tristesses n’était pas d’être des créatures humaines ! Le jour, grâce à la blancheur du plafond et des rideaux, était plus grand dans le salon que dehors, où il tombait d’un ciel sale et bas, cerné des fumées de la pluie à l’horizon que l’on découvrait de la fenêtre.

Était-ce ces deux ans de séjour en Italie, était-ce les fatigues du voyage ou quelqu’autre cause du même genre qui avaient altéré la santé de la comtesse de Scudemor ? mais elle était visiblement souffrante. Les médecins lui avaient conseillé beaucoup de repos. Les veilles de Paris ne lui valaient rien. À la prière de Camille et d’Allan, elle s’était enfin décidée à attendre le printemps aux Saules. Ces deux ans d’absence avaient durement pesé sur elle. Le soleil à moitié plongé dans la mer était entièrement englouti. L’Italie avait tout dévoré.

Ce jour morne seyait à son front morne, sur lequel sa main lissait, comme autrefois, avec le geste que nous lui connûmes, ses bandeaux envahis d’une cendre maintenant cruelle. À demi couchée sur une causeuse, elle regardait avec la distraction d’un être souffrant et désoccupé le feu de l’âtre, assez semblable à son regard, d’une flamme, pour ainsi dire, épaissie… Sa taille avait perdu de son habitude d’imposance, et quoique la trace en fût indélébile, son attitude était affaissée et abattue. Les aigles blessés à mort ne pendent-ils pas l’aile comme les colombes ? Une robe de négligé en soie brune l’entourait de longs plis, et la statue avait encore, sous cette soie collant aux contours, des moulures d’une telle énergie qu’on aurait facilement oublié que l’argile avait remplacé le marbre.

Allan était debout contre la cheminée et le dos tourné à la glace. Ce n’était plus l’Allan d’autrefois, à la beauté d’Androgyne. Le rêve enchanté de Polyclès s’était évanoui. Il avait perdu ses lignes féminines et sa joue d’Aurore. Ce n’était plus le céleste séraphin sans ailes qui faisait rêver les deux sexes. C’était un homme, moins beau de la beauté de la forme et de la couleur, plus beau de la beauté morale. L’âme avait usé son fourreau de chair, et le glaive resplendissait à travers. Les hommes superficiels appellent cela vieillir ! Il avait extrêmement bruni et sa barbe, rasée de fort près, bleuissait le contour d’un menton qui, sans cette teinte d’azur, aurait trop gardé de sa voluptueuse mollesse d’adolescent. La trace de ses longues souffrances se marquait dans la dépression de l’angle des yeux. Combien de temps faut-il à la goutte de pluie, tombant toujours à la même place, pour trouer le granit d’un roc ?… Combien, pour qu’une larme acharnée incruste la sienne sur nos visages ?… Son front byronien, qu’il devait à l’enthousiasme de sa mère, avait sous ses cheveux juvéniles, luisants et bouclés, quatre-vingts ans de pensées moroses et de douleurs hâtives. Front génial et grandiose comme celui d’un buste sophocléen, quoique sans laurier alentour. Il n’était ceint que de ces premières rides, chevrons de la vie qu’on porte haut pour que mieux on les voie, seule couronne qui accompagne bien nos calvities prématurées dans nos fatuités de César ! Du reste, partout ailleurs qu’aux sommités de la face il respirait la jeunesse, une jeunesse pleine, écumante, souple, cambrée, cette jeunesse qui fait de nous des demi-Dieux parce que nous ne sommes des hommes qu’à moitié.

Aussi distrait que madame de Scudemor, il avait les yeux vaguement tournés vers Camille, placée en face de lui à une des fenêtres et travaillant à une broderie. Elle était alors ce que les femmes, dans leur singulier langage de pudeur et d’indécence, appellent tout à fait formée. Sa tête, d’un roux sombre qui touchait au noir, tant, comme Allan, elle avait bruni en Italie, s’harmoniait bien avec la tenture feuille-morte du salon ; mais on ne voyait que les courbures du front incliné et la ligne idéale du cou, se perdant sous une pèlerine modeste et se retrouvant au corsage pour se perdre encore dans la robe flottante. Bain à mi-corps, dans des tissus épais ou légers, de toutes ces syrènes des jardins d’Armide pour qui les indolences de la démarche ont des souffles trahissants ; perspectives distinctes et tout à coup troublées, à travers les limpidités de ces voiles.

Tels étaient les changements qu’on pouvait remarquer en ces trois personnes. Placées dans la vie à ces âges de transition, pentes plus rapides, sentiers qui tournent, il devait toujours se trouver des espaces entre elles ; mais à présent qu’elles avaient avancé toutes les trois dans la spirale de la montagne, des pics arides séparaient Allan de madame de Scudemor, tandis qu’entre Allan et Camille à peine y avait-il quelques genêts faciles à franchir.

Soit qu’il y eût un secret embarras dans le silence prolongé dont on est parfois heureux de sortir par une réflexion indifférente ou vulgaire ; soit qu’il lui fût resté au bord des yeux et de la pensée quelque splendeur de l’Italie — étincelante écume non séchée encore aux grèves du souvenir — et que cette image, comme un précieux flacon d’essence, substantiel débris de toutes les roses de Trébizonde qui nous jette à respirer dans les mortelles langueurs du pays quitté, la lui fît, de douce qu’elle devait être, douloureuse par l’effet du contraste avec la pluvieuse et glauque Normandie :

— Quelle différence — dit Allan — de ce pays avec celui que nous venons de quitter !

— C’est vrai ! — répondit Camille, dont la voix n’était plus la céleste musique d’autrefois. Il y a dans la voix comme un bouton de rose que la puberté déchire. — Depuis que nous voici revenus, je suis comme vous, Allan, je sens bien mieux cette différence. Là-bas on vit tant ! le luxe de la vie vous éblouit. Plus loin, on en juge mieux. L’Italie n’est vraiment belle qu’à la réflexion.

— Savez-vous que ce que vous dites-là, tout en enfilant votre aiguille, — repartit Allan, — est presque profond, ma jolie penseuse ?

— Oh ! je ne pense point, monsieur le mauvais plaisant, — dit-elle avec une légèreté charmante. — Quand j’ai une impression dans l’âme, je la dis. Voilà tout.

Et si celle qui disait cela n’était pas la plus naïve des jeunes filles, elle en était la plus hypocrite. Qui n’a pas frémi en songeant à ce que pourrait cacher le naturel ?…

— Vous rappelez-vous — ajouta-t-elle en le regardant soudainement — nos longues promenades à Venise, sur la mer toute rouge, au soir ? et à Florence, près de l’Arno où vous nous lisiez si souvent Pétrarque ? Nous ne croyions pas alors que des jours qui nous paraissaient si beaux nous le paraîtraient davantage encore, aux Saules, l’hiver suivant.

— C’est l’effet du souvenir, — dit Allan.

— Tous les souvenirs ne resplendissent pas, — murmura madame de Scudemor, qui s’était toujours tue jusque-là. Et comme si elle se fut repentie de ce mot qui ressemblait à une plainte :

— Vous rappelez-vous aussi, Allan, — continua-t-elle avec une indéfinissable expression et en changeant d’attitude sur sa causeuse, — quel peu d’empressement vous aviez de voir l’Italie lorsque nous partîmes ? Avec quel dédain vous en parliez ? Je vous en faisais la guerre. Je ne concevais pas qu’une imagination comme la vôtre ne fût pas remuée par la perspective d’un voyage dans ce beau pays. Avouez que, depuis, vous avez bien expié vos préventions méprisantes ? Et que vous l’avez aimée, cette contrée, pour tout l’amour que vous refusiez imprudemment de lui donner ?

Ces paroles, d’une gaîté apparente dans l’accent, renfermaient une intention dont Camille n’avait pas le secret, mais qui n’échappa pas à Allan. Il ne répondit point, il s’était retourné à demi et il torturait un des chenets avec sa botte.

— Et j’en fus bien joyeuse, mon ami, — reprit la comtesse. — J’ai bien joui de votre enthousiasme quoique je ne le partageasse pas toujours, ce qui vous fâchait quelquefois. C’était comme ce monde dans lequel vous ne vous laissiez entraîner qu’à regret, et que bientôt vous ne quittâtes plus. Le solitaire devint presque un dandy. Me diriez-vous bien, mon sauvage rêveur, combien vous avez dansé de contredanses chez l’ambassadeur de Naples ?

Certainement il se jouait une fanfare dans cette gaîté douce, — une fanfare pour les échos du cœur d’Allan. Sons de victoire longtemps attendus, et qui constataient une défaite dont il était intérieurement humilié.

— Eh, mon Dieu ! — continua-t-elle, — on dirait, mon enfant, que vous êtes honteux d’aimer le monde, comme si vous n’aviez pas vingt ans ! Aimez-le, allez, et d’autant plus que vous ne l’aimerez pas toujours. Écoutez ! — ajouta-t-elle en se penchant vers lui et lui prenant la main pour l’attirer sur la causeuse, — je veux que vous me trouviez bien aimable aujourd’hui.

Et elle souriait avec une grâce un peu coquette, mais adorable. L’élégante simplicité de ses manières était irrésistible. Camille releva la tête et oublia sa broderie, en souriant aussi sous l’impression du charme de sa mère dans certains moments. Chose admirable que ces deux sourires face à face, l’un juvénile, de nacre et de pourpre, l’autre qui n’était plus, hélas ! que spirituel.

— Si vous avez été assez généreux, mon ami, — reprit-elle, — pour vous enterrer tout un immense hiver aux Saules, je le suis trop pour accepter un pareil sacrifice. Je ne vous exilerai point de Paris et de ses fêtes. Retournez-y : je vous le permets, je vous en prie, je le veux même. Retournez-y. Écrivez-nous, et revenez au printemps nous raconter vos plaisirs.

— Je vous remercie, — fit Allan avec un embarras visible, — mais je tiens beaucoup à vous prouver que je n’aime pas autant le monde que vous le supposez ; du moins que je ne le cherche pas. Ma place est ici, et non ailleurs. Vous êtes souffrante. C’est à celui à qui vous avez tenu lieu de mère et que vous avez sauvé de la mort ici-même, c’est à moi, — insista-t-il en pressant expressivement la main qu’il tenait dans les siennes, — à vous soigner.

Elle voulut combattre cette résolution, mais elle était indestructible et tous ses efforts furent perdus, quoique Allan, à cause de la présence de Camille, ne pût pas objecter à madame de Scudemor un sentiment qui n’admettait pas de réplique. Seulement pourquoi, si ce sentiment existait toujours, les allusions de la comtesse à l’Italie et à l’amour du monde qu’Allan y avait montré ?… Pourquoi le désir exprimé de le voir passer l’hiver à Paris ? Et, si c’était une suite de la dissimulation à laquelle ils étaient obligés l’un et l’autre, pourquoi l’embarras d’Allan ? N’était-il pas permis de penser, plutôt, que les quinze mois qui venaient de s’écouler cachaient un changement bien autrement profond que le changement extérieur qui était en eux ? C’est bien plus sur l’âme que sur les traits qu’il faut compter les années. Les Anciens, pour symboliser l’immortalité, avaient posé sur une tête de mort un papillon les ailes ouvertes. Mais l’ingénieuse image se retournait contre l’idée même qu’elle voulait exprimer, car le papillon ne pouvait-il pas signifier les années fragiles, et la tête de mort l’âme humaine, qui, du moins dans ses sentiments, n’est pas immortelle, et sur laquelle le papillon, la vie, les ailes ouvertes, restent trop souvent comme une ironie du Destin ?…