Alphonse Lemerre (p. 59-62).

VII

madame de scudemor à allan.

« Oui, vous avez raison, Allan, pourquoi vos larmes m’ont-elles fléchie ? Celui-là qui a fait le cœur de la femme le sait seul. À l’autre extrémité de la vie, blessée par les hommes et les choses, cicatrisée par la réflexion et le mépris, je me croyais forte à tout jamais, et des pleurs encore, des pleurs quand j’en ai vu tant verser qui n’étaient que des hypocrisies abominables, m’ont empêchée de vous éloigner de moi. Ah ! la cuirasse de la femme est toujours faussée à l’endroit du cœur. Si vous aviez été un homme, peut-être la pitié ne m’eût-elle pas saisie. Mais à votre âge, on ne trompe point. On est vrai. Être vrai, c’est presque être pur. C’est être le contraire de tout ce que j’ai vu, et, le dirai-je ? aimé aussi. Voilà probablement, Allan, pourquoi vos larmes m’ont fléchie !

« Et puis, ma pitié s’est augmentée de la superstition de la douleur. J’ai tant souffert, mon jeune ami, que la douleur m’est chose sacrée. Vous paraissiez tellement à plaindre que je n’ai pas voulu rendre votre chagrin plus cuisant encore ; misérable calcul, puisqu’en refusant de prendre sur ma tête la responsabilité de vos larmes, j’en appelais une autre bien plus pesante à porter.

« Oui, je me suis trompée ; oui, j’ai été aveugle quand votre amour m’a semblé n’être qu’un premier sentiment et un résultat de votre âge, de votre imagination exubérante et embrasée, et des circonstances dans lesquelles vous étiez placé. J’ignorais à quel point votre sentiment pour moi était profond… J’espérais qu’il ne serait qu’une préoccupation éphémère. Accusez-moi, — condamnez-moi, je vous le pardonne ; mais sachez que, depuis le jour où je vous vis embrasser Camille avec répugnance, je voulus n’avoir plus à m’abuser sur le sentiment silencieux qui se trahissait de manière à m’épouvanter pour l’avenir.

« Vous comprendrez plus tard, mon ami, pourquoi j’ai ravalé votre amour jusqu’à n’être que… ce qu’il n’est pas. Il y a du passé dans tous les jugements d’une femme ; mais, c’est au nom de ma pitié même que je reprends ma pitié. Maintenant que je ne crois plus à un caprice qu’il était dangereux d’irriter, maintenant que vous m’avez dénudé votre âme, je vous répéterai le mot qui vous afflige, mais qui doit vous sauver : Allan, il faut que vous partiez. Quittez-moi. Voyagez. Vous êtes jeune et poétique. Vous vous déprendrez aisément de moi pour vous prendre à tant de choses ! De nouveaux amours écloront dans ce cœur qui s’essaie à aimer. Un avenir s’ouvre devant vous, brillant et vaste. Ne restez pas lâchement à l’écart de cet avenir et laissez-moi, sur les confins de ma vie terminée, assise à terre, défaite des fatigues du voyage et du temps trop long qu’il a duré.

« D’ailleurs, Allan, que voulez-vous de moi ?… J’ai trop vécu, et je ne fus jamais assez prude pour ne pas savoir, à leur premier souffle, quelles sont les exigences des passions. C’est de l’amour que vous voulez, Allan, et je n’en ai point à vous donner. Mon Dieu ! je comprends que l’on joue son immortalité à pile ou face ; je conçois que toute la vie on la mette sur le dé pipé d’un amour fragile et qu’on la risque ainsi, sans sourciller ; mais ne faut-il pas qu’un autre amour soit à l’enjeu ?… Ne faut-il pas que quelque chose d’actuel, mais d’enivrant, une chance de bonheur rapide, mais immense, contre le millier de chances de dépérissement, de regret, de misère, de néant qui vous menacent !… Gonflez, exagérez la passion, encore suppose-t-elle cette pauvre chance qui trop souvent lui manque… Mais si jusqu’à cette supposition est impossible, est-ce de la passion qu’il faut appeler un pareil désordre dans la nature humaine ? et n’est-ce pas plutôt une honteuse et incurable extravagance que l’on dignifie avec ce nom-là ?…

« Vous partirez, Allan ; cela est sûr, maintenant. J’aime mieux que vous souffriiez pendant quelques instants d’une jeunesse qui vous dédommagera plus tard, que de vous exposer à des regrets affreux, et moi à des remords éternels. Il ne m’est plus permis d’être légère, et, de vanité, je ne crois pas qu’il en soit resté beaucoup dans mon cœur. Vous partirez donc, cruel enfant, puisque vous n’eûtes pas assez de l’amitié maternelle d’une femme de mon âge. Seulement pour rendre, non pas vos adieux, mais votre séjour loin de moi moins pénible, j’aurai le courage de briser votre dernière espérance… si vous en nourrissiez une encore, sans le savoir, dans l’ombre de votre cœur… Je vous ferai encore ce mal-là pour que vous me le pardonniez et que vous m’en remerciiez un jour. Ce jour n’est pas éloigné, Allan. Vous serez guéri, et moi tout à fait vieille. Vous resplendirez de l’auréole de la jeunesse, et, de cette gloire de la vie, il y aura de quoi faire un rayon doux pour mes cheveux blancs. »