Alphonse Lemerre (p. 182-202).

XXI

Le souvenir de cette nuit cruelle vint se mêler, comme une funèbre vision, à toutes les pensées de madame de Scudemor. Poursuivie par le spectacle d’un malheur sous lequel Allan de Cynthry succombait, elle regarda dans sa grande âme et chercha s’il n’y avait pas à faire un sacrifice encore, pour attester la pitié au nom de laquelle elle avait agi. Ce qu’il y avait en elle d’admirable, ce qui ne faiblissait pas, ce qui la soutenait, c’était cette horrible espérance que la passion d’Allan était mortelle. En présence d’un amour que toute autre femme aurait été fière d’inspirer, elle n’avait pas eu un instant de trouble dans sa désolante certitude. Le scepticisme d’une illusion ne l’avait pas reprise et elle conservait, pure et profonde, cette foi au néant qui reposait dans son sein. Athée tranquille qui se confiait à la mort comme le Juste à des promesses d’immortalité ; qui attendait patiente parce qu’elle était convaincue ; qui ne s’en vantait pas, car l’athéisme est silencieux comme le mépris.

Mais le médecin allège les souffrances de l’homme attaqué d’une maladie incurable, en attendant qu’il tombe, lui et sa pensée, dans l’étouffoir d’une fosse ouverte, et cela s’appelle de l’humanité. Que si la douleur est plus forte que la vaine science, que reste-t-il à faire sinon de précipiter violemment à la tombe l’être qui fut créé pour mourir ?… Mais quand cette terrible conséquence, devant laquelle ont reculé des hommes plus lâches que leurs doctrines, quand cette ressource suprême manque aussi, chose inerte et lugubre ! la Pitié humaine se voile la tête, et attend, dans une horreur muette, qu’il n’y ait plus là qu’un cadavre pour la relever.

Et c’était ce qu’avait fait Yseult pour la passion d’Allan. Mais la passion ne s’était pas endormie avant de mourir. Elle veillait, toujours plus cruelle. Prolongerait-elle sa veille longtemps encore ? Résisterait-elle bien des jours à la fatale agonie ? Yseult s’était mise à attendre, enchaînée auprès du malade, lui donnant sa main quand il la voulait, sa bouche quand il la voulait, son sein quand il le voulait, — tous poisons, mais trop lents au gré de sa compassion intrépide.

Cependant la souffrance devint si atroce, cette dernière nuit avait été d’une horreur si nouvelle, que cette pitié, réduite à l’inertie, se releva de terre et voulut agir. Ô folie d’un sentiment, mais d’un sentiment qui briserait la langue de l’homme s’il essayait de le nommer !

« Peut-être, — se dit-elle, dans un de ces repliements sur soi qu’ont tous les caractères profonds et qui contiennent un secret reproche, — peut-être ne suis-je pas allée assez loin encore. J’ai rejeté tous les motifs de vanité, étouffé toutes les répugnances d’une vulgaire délicatesse, foulé aux pieds tous les semblants de vertu, mais n’y a-t-il pas autre chose encore à sacrifier ? N’est-ce pas un reste d’orgueil qui met entre moi et Allan la négation qui le désole ? » Et la voilà qui se prit à broyer sous sa volonté ce dernier schiste d’une âme de poussière, cet orgueil qui vit dans les blessures. Hélas ! ce travail sur elle-même, cette apostasie d’une véracité qu’elle avait jusque-là conservée, cet embrassement tout rougissant du mensonge, cette résolution à la bassesse, ne furent pas l’affaire d’un seul jour. Elle eut besoin d’y aller à plusieurs reprises pour consommer sa dégradation à ses propres yeux.

Soit l’effet des combats qu’elle livrait à l’orgueil, soit le commencement de l’essai qu’elle voulait tenter, elle changea subitement de manières et Allan dut promptement s’en apercevoir. Le calme infini de sa personne, si grand qu’il semblait s’en répandre et qu’Allan en avait été plus d’une fois saisi comme d’un froid soudain, ce calme s’altéra quelque peu… Le regard se voila comme un acier poli sous une haleine, le sourire, pauvre rose morte feuille à feuille, se pencha plus triste au bord des lèvres. Cette voix déjà étouffée, s’étouffa davantage. Quand Allan lui parlait de son infatigable amour, elle l’écoutait avec une expression de physionomie qu’il ne lui avait jamais vue. D’un autre côté, elle s’abandonnait moins à ces longs tête-à-tête, à cet ensemble de toutes les minutes passées avec lui. Est-ce que Brutus lui-même ne portait pas quelquefois à sa bouche un pan de sa toge, pour cacher le rire de mépris qui y revenait peut-être à travers la magnifique imposture qui aurait trahi la volonté et le génie sous le masque de la stupidité ?…

Allan s’étonna de ce changement dans une femme d’une donnée si simple et si droite. Ce qu’il en avait compris jusqu’ici l’avait rendu, il est vrai, le plus malheureux des hommes, mais lui ôtait du moins toutes les anxiétés de l’avenir. Au contraire qu’à présent Yseult ne se montrât plus l’inaltérable femme qu’elle avait toujours été avec lui, fallait-il penser que sa compassion fût la cause d’un changement, ordinaire dans une autre femme, inexplicable dans celle-ci ? Et pourquoi changée, si son stérile sentiment ne l’était pas ? Quoi pouvait troubler, en s’y mêlant, l’unité profonde de cette vie ? Avec l’activité d’Allan, avec les ressources d’un esprit aiguisé par ce qu’il craignait, il eut bientôt parcouru tout le champ des possibilités, mais toutes le conduisaient à l’absurde. Toutes étaient une flagrante contradiction de ce qui faisait de madame de Scudemor une créature d’exception. Toutes lui voilaient la vérité de cette femme, vérité si désintéressée et si humble qu’il fallait être aveugle pour n’y pas croire comme on croit à soi-même, et c’était ainsi qu’Allan y croyait.

On ne juge pas toujours bien la personne aimée, et d’ailleurs qu’importe ! l’illusion n’est-elle pas la plus reposante des certitudes ? Mais ne plus la comprendre, ni par l’illusion ni par la réalité, parce qu’elle porte en soi d’irrévélables pensées, demandez aux femmes des hommes de génie quelle douleur c’est que cette douleur… Allan éprouva quelque chose d’analogue à cette peine. Il savait tout de la vie et de l’âme d’Yseult. Rien d’extérieur ou d’intime n’apparaissait qui pût l’inquiéter dans cette vie dont tous les jours étaient d’une uniformité monotone, rien qui pût justifier les différences dont la soudaineté le frappait… Il hasardait bien une question, mais d’un mot ou d’un silence elle réduisait la question au néant. De frère à sœur on se dit mille choses, d’amant à maîtresse on se dit toutes choses ; mais ici les rapports étaient de juxta-position, non de confiance, et de quel droit Allan aurait-il exigé que les secrets fussent mis en commun ? Il ne se sentait vraiment pas le droit de dire à madame de Scudemor, ni tendrement, ni impérieusement : « Qu’as-tu ?… » Il avait réfléchi sur sa vie actuelle. C’est la marque des sentiments profonds, que la réflexion à laquelle ils plient l’esprit. Cette réflexion découvre les anfractuosités de l’âme, ces côtés crevassés, branlants, poussiéreux, qui, dans la vie de deux cœurs, croulent au moindre choc et dépouillent le roc chaque jour davantage… Cette situation est angoissante et on n’y peut rien. Il faut se voir. Il faut se juger. Il faut rougir de soi. On s’arracherait les yeux de la tête et on les jetterait à la première borne du chemin, qu’on ne s’arracherait pas la conscience ! Souvent la Honte est le boulet que traîne le pied saignant d’un sentiment dans nos cœurs. Elle était rivée à celui d’Allan.

Mais ce sentiment, qui porte avec soi un châtiment parce que tout sentiment renferme peut-être quelque culpabilité inconnue, ce sentiment, on y tient encore ; on s’y cramponne ; on le serre contre son sein ; on l’y renfonce à deux mains avec une ferveur d’avare qui ensevelit un trésor, avec un frissonnement de lâche qui se cache, avec la tenace folie d’une jeune femme qui meurt et qui ne veut pas mourir. L’unité seule est grande et belle, mais la dualité ronge l’homme par les deux bouts et jusqu’au cœur. Ô vous qui mettez la lutte au-dessus de l’harmonie, connaissez-vous bien ces combats où l’on est vaincu sans le repos de la défaite ?

« C’est une vileté, une immense vileté à moi, — se disait Allan quand la vérité sillonnait l’esprit corrompu, — d’accepter la vie que cette femme m’a faite, et encore, je l’accepte moins que je ne la subis… J’ai sali les conceptions candides et lumineuses que j’avais de l’amour en l’enfermant dans d’impudiques vouloirs, et quoique les satisfactions de mon brutal égoïsme aient toujours été impuissantes à rassasier la faim et la soif placées à la source même de mon être, cependant n’aurais-je pas dû les répudier ?… L’amour n’est donc pas un sentiment dont on doive être fier quand on est un homme, ou j’ai manqué du plus vulgaire orgueil. » Dilemne effroyable, qui se refermait sur sa conscience comme le chêne fendu sur les bras rompus du Crotoniate ; mais, comme le chêne n’ôtait pas la vie à l’athlète, la conscience blessée se plaignait mais l’amour restait sain et sauf.

Ce jugement, qu’il ne s’épargnait pas et qui n’atteignait pas sa passion, l’empêchait de se livrer avec Yseult à ces abandons inévitables quand on vit ensemble, et dont la froideur de celle-ci avait extrêmement diminué le nombre. N’est-il pas des jours où, malgré tout, on a besoin de dépouiller la chlamyde de la vie cachée, de la pensée solitaire, de l’amour non partagé pour respirer un peu mieux ; où, quoiqu’on n’ait qu’une épaule pour appuyer son front las, on porte sa pensée plus lasse encore, comme si cette épaule entendait ; où l’on ne craint pas d’exposer la sueur de ses peines au froid tombant durement dans l’ombre des piédestaux de granit, comme à la fraîcheur bienfaisante d’un bois d’oliviers… Funeste imprudence expiée presque toujours plus tard ! Mais, pour Allan, il fallait que la passion renversât fougueusement la coupe. Jamais, plus doucement inclinée, l’épanchement retenu aux bords n’échappait, dans les longs et calmes ruissellements des confidences. Il gardait furtives toutes les profanations de lui-même, car il ne savait plus lequel était le plus flétri de sa fierté ou de son amour.

S’il vivait tellement retiré en lui-même, à plus forte raison ne cherchait-il plus que madame de Scudemor l’initiât à tous les mystères de sa pensée. Il en avait fait le tour. Il la savait. Cependant il se croyait généreux vis-à-vis d’Yseult en ne l’interrogeant jamais plus, — en ne sollicitant plus les révélations nonchalantes qui viennent du cœur aux lèvres quand on s’aime, éternelle inauguration de l’un par l’autre, qui n’apprend rien que le désir de s’apprendre davantage tous les deux. Son regard à lui traversait, pour ainsi dire, le calme inouï d’Yseult, et semblait se jouer de l’autre côté. Femme réduite maintenant à l’indécomposable, n’ayant sauvé du grand naufrage de toutes choses que cette faculté de compatir, qui est au sentiment ce que la notion est à l’intelligence et l’atome à l’univers. Mystérieuse essence de ces cœurs étranges pour lesquels il n’y a point de Tirésias.

Et lui, qui se donnait les airs d’une superbe délicatesse, lui qui, à force de vanité, s’illusionnait sur les motifs de son silence, il put bientôt le reconnaître quand madame de Scudemor lui apparut sous un point de vue si nouveau. Ce n’était presque rien encore, un pli de jonc sur la torpeur des eaux immobiles, un cercle fuyant sous la chute de quelque graine tombée du bec de l’oiseau qui passe, un caprice, ce quelque chose de la femme dont elle ne sait pas le premier mot, et ce caprice, ce presque rien fut une énigme tourmentante, une énigme dont Allan aurait payé cher la solution. Une supposition l’eût soulagé, mais quoi supposer à propos de cette femme unique ?… Tout, plutôt qu’elle pût l’aimer jamais ! Tout, plutôt que de l’urne tarie dont les eaux pluviales avaient fui, sous le ciel de l’amour devenu d’airain, il s’en retrouvât une goutte, non séchée encore, filtrant à quelque angle caché.

Harassé, mécontent de lui-même, voulant en finir avec la curiosité qui le tenait comme une inquiétude : — Avouez, Yseult, — lui disait-il ce jour-là, d’un rire presque farouche et d’une voix sombre, — avouez que vous êtes lasse de moi et que votre pitié vous est bien à charge !

Elle était assise devant un piano, dans un cabinet de travail exclusivement réservé pour elle, d’une élégance simple, et qui ouvrait sur un balcon. Elle venait d’essayer une fantaisie. Ce n’était pas une musicienne que madame de Scudemor. L’âme manquait aux doigts habiles. Aussi, presque jamais n’achevait-elle le morceau qu’elle avait commencé. Elle se levait ordinairement du piano comme on ferme un livre qui n’intéresse pas. Mais ce jour-là, il y avait dans sa paresseuse manière de rester là, les mains éparses au clavier, toute l’inaccoutumance dont Allan recherchait avidement la cause. La fantaisie avait passé de l’âme du musicien dans la sienne. Elle mêlait, à des intervalles inégaux, un son distrait aux notes du thème interrompu, brisant pour reprendre, renouant pour briser, avec langueur, la série des idées que cette musique exprimait. Errantes clématites de la rêverie que l’art avait enguirlandées avec caprice ! chûtes d’harmonies éphémères qui tombaient une à une dans le silence, comme les gouttes d’eau des avirons soulevés, quand la barque s’arrête, sur les longues et sonores tranquillités de la mer au soir !

— Oh ! Allan, me suis-je jamais plainte ? — répondit-elle avec le sentiment de l’injustice.

— Oui, car c’est se plaindre que de ne plus être ce que vous étiez, — fit Allan. — Vous changez, Yseult, et pourquoi la tristesse vous prendrait-elle si vous n’étiez pas à bout de courage contre mon amour ?…

Elle ne répondait pas. Elle avait l’air évidemment embarrassé. Ses longs cils étaient baissés. Son sein soulevé. Les camélias du balcon, dont la porte était ouverte, ressemblaient à des désirs mourants. Elle passait au souffle de ses narines l’extrémité de ses doigts, imprégnés d’une vague odeur d’ambre par le contact de ses cheveux, dont elle lissait pensivement à ses tempes, si souvent, les luisants bandeaux.

— Ah ! vous aviez bien raison, Yseult, — poursuivit Allan, avec la sécheresse d’une ingratitude révoltante, — vous aviez bien raison quand vous disiez que votre âme était morte. La pitié dont vous n’aviez pas pu vous défendre, la pitié que vous vous étonnâtes de vous trouver encore, n’a été qu’une exaltation de peu de durée qui vous a poussée à des sacrifices dont vous vous repentez à présent. Allons, avouez-le ! Dites-moi que je vous fatigue de mes transports, de mes chagrins, de mes exigences ! Dites-moi que je vous deviens insupportable et que vous finirez par me haïr !

— Je ne le dirai point, — répondit-elle d’une voix très basse, — car cela n’est pas.

Et, vaincu par tant de douceur : — Eh bien, alors, qu’avez-vous donc, Yseult ? — reprit-il avec une prière agile, ardente, infatigable, et ce regard éloquent noyé d’espérance étincelante et qui précède le : « À la fin, je vais le savoir ! » mouvement égoïste et hostile que nous avons parfois contre l’être que nous aimons le plus !

— Allan, — dit-elle en soupirant et après une pause, — si je m’étais trompée sur moi-même ? si j’avais…

— Ah ! je vous le disais bien. Madame, — interrompit-il avec un éclat plein d’ironie, — que vous vous êtes trompée ! Vous n’avez pas su voir que, de mon amour et de votre pitié, mon amour serait ce qui résisterait le plus ! Vous n’avez pas prévu la vie d’enfer que vous vous êtes faite, et que mon amour insensé accepta, comme vous me l’aviez donnée, les yeux fermés. Car je le sens bien, Yseult, cette vie est affreuse, — plus affreuse que celle de la jeune fille croyant au bonheur de la force de toute son âme et victime de son mariage avec un vieillard. Et si je n’ai pas le courage de vous en affranchir, Yseult, c’est que je t’aime comme un lâche, c’est que l’irrévocable pèse sur moi !

— Non, vous ne m’avez pas comprise, — reprit-elle, toujours plus émue. — Si j’ai dit que je m’étais trompée sur moi-même, je voulais parler d’une autre erreur…

Il la regarda hébété.

Les rideaux étaient baissés et l’appartement très sombre. La lumière et l’obscurité y luttaient, vaincues l’une par l’autre, à certains angles, à certains endroits, — comme, dans l’âme d’une femme, la vérité et la fausseté, la candeur et la perfidie. Seulement l’obscurité y était carminée du reflet des rideaux baissés. Coquetterie ou trahison de plus, que cette teinte du carmin qui diffondait aux plus pâles et aux plus froides les apparences de l’émotion ! Le piano était posé contre les rideaux pleins d’artifices… et le jour ne venait que par la porte du balcon à laquelle madame de Scudemor avait alors le dos tourné.

— Oh ! oui, — reprit-elle après une pause encore plus longue que la première, et d’une voix si douce qu’il semblait que ce fût une voix qui éclosait, nouveau phénix, dans les cendres de son autre voix, — oh ! oui, je sens que je me suis trompée… Je sens que la femme n’a pas le droit de s’affirmer elle-même, au moment où elle croit l’avoir assez péniblement acquis.

Allan ne comprenait pas davantage. Il se suspendait à cette bouche d’où glissaient, molles et presque harmonieuses, des paroles qui n’avaient pas un sens encore. Il attendait que le jour se fît. Yseult avait levé lentement son long regard, sous sa longue paupière, jusqu’au visage étonné du jeune homme, et elle le rabaissa aussitôt avec confusion. Ce n’était plus l’être calme, le front désert, la bouche au froid sourire. À travers l’être calme, on voyait poindre la femme troublée. Le désert du front s’emplissait d’on ne savait quelles vagues pensées, et la bouche se nuançait de mélancolie. Le Christ sur son Thabor ne se transfigura pas tout à coup.

— Moi, plus qu’une autre, — continua-t-elle, — n’ai-je pas répondu de moi-même ? N’affronté-je pas des dangers que je ne redoutais plus ? et pourtant…

— Et pourtant ? — dit Allan, avec une curiosité plus dévorante que jamais, et qu’un coin du ciel entr’aperçu éblouissait.

— Et pourtant, — reprit-elle, en cachant sa tête dans ses mains, — nous ne sommes jamais quittes d’aimer… — Et dans ce mouvement de jeune fille honteuse et trahie, dans ce brisement de voix mourante, l’identité d’Yseult de Scudemor était perdue. Il n’y avait plus là qu’une femme qui venait d’oser, en tremblant, un aveu. Un nuage voila les yeux d’Allan, et il dit d’une voix faible, hachée par l’oppression du dernier mot de madame de Scudemor :

— Ne vous jouez pas de moi… Ne vous jouez pas de moi, en grâce ! C’est impossible. Je ne vous crois pas !

Pour toute réponse, elle ôta ses mains. Elle était pourpre. On ne savait pas si une larme de tendresse ou l’humidité d’un désir noyait ses yeux. Ils étaient toujours baissés comme ceux des vierges qui n’ignorent pas, plus divines que celles qui ignorent. Elle se leva toute chancelante en s’appuyant sur l’angle du piano, et elle vint s’asseoir, avec une langueur presque malade, sur les genoux de son jeune amant.

— Le crois-tu, maintenant ? — lui dit-elle, en lui plongeant dans les siens ses yeux adoucis comme sa voix. Mais le regard d’Allan doutait encore… Elle ne le soutint pas, et, comme pour l’éviter, elle posa sa tête sur la poitrine du jeune homme que le cœur soulevait sous ses bonds.

— Vous m’aimer, vous ! — répétait Allan, — mais je suis donc fou, ou vous l’êtes ! Vous m’aimer, après m’avoir tant torturé en ne m’aimant pas !

— Oh ! pardonnez-le-moi, Allan ! — lui murmurait-elle, la tête toujours sur sa poitrine, — pardonnez-moi d’avoir été vraie avec vous. Hélas ! je ne me doutais pas que plus tard vous seriez vengé si vous vouliez.

— Ah ! je ne veux qu’être heureux, mon Yseult ! — dit-il, entraîné par la puissance de ce dernier mot, et il coula un baiser entre les épaules de Madame de Scudemor qui en frissonna, et ce fut aussi pour la première fois.

— Tu m’as crue bien orgueilleuse, n’est-ce pas ? — reprit-elle avec un sourire plein de délices. — Et c’était vrai, Allan, je l’étais. Mais je veux être bien humble à présent. Mon orgueil venait de ce que j’avais été malheureuse. Je me croyais inaccessible aux douleurs autrefois éprouvées, et mon humilité venait de cet amour, que je me suis nié à moi-même avant de te l’avouer, à toi. Il n’y a pas longtemps que je l’ai découvert dans mon âme, et si tu n’avais pas, ingrat sans le savoir, calomnié une tristesse dont tu étais cause, peut-être ne t’eussé-je pas livré mon secret. Je craignais que tu ne me crusses pas. Pourtant je savais bien que je te le ferais croire. Mais tout cela n’était pas bien sûr. Tiens, vois-tu, je ne savais plus ce que je voulais, et je ne sais plus ce que je dis !

Et, dans son égarement, elle lui mettait ses bras autour du cou, et elle était affolante avec ce langage passionné. Allan avait des larmes dans les yeux. Abondante nature, cœur plein de l’inépuisable trésor des pleurs de la jeunesse. Il les répandait dans la joie comme dans la douleur. Âge heureux où, pour tout, nous avons de ces bonnes larmes qui nous empêchent d’étouffer !

— Eh quoi ! tu pleures ?… dit-elle avec effroi.

— Oh ! n’aie pas peur ! — répondit-il. — C’est du bonheur que tu me donnes. Je crois que j’en mourrais, si je ne pleurais pas !

— Eh bien, pleure et pleure longtemps, âme de ma vie, pourvu que tu me laisses recueillir tes larmes ! — Et elle approchait son visage de celui d’Allan, et elle prenait chaque larme brûlante dans ses lèvres. — Pour qu’elles tombent dans mon cœur, — ajoutait-elle avec une coquetterie d’amour qui n’est déjà plus l’autre coquetterie, — il faut qu’elles prennent ce chemin.

Ô vous qui ne l’avez pas vu, vous ne savez pas quel charme inouï ces grâces soudaines d’une passion entraînante communiquent à la femme qui n’est plus jeune. Vous ne savez pas comme le contraste entre le cœur retrouvé et la beauté perdue sied à ces pauvres êtres que Dieu n’a pas permis au Temps de dépouiller tout à fait. Il n’y a rien dans la nature à qui on puisse comparer cette ravissante anomalie. Est-ce donc merveille que la femme d’une jeunesse éclatante emprunte un charme de plus à l’amour ?… Mais quand les feuilles de la rose ne sont pas seulement tombées mais que les feuilles du rosier s’en vont aussi, quand ce par quoi la femme vit aux yeux mortels expire, l’amour en paraît plus divin. On est plus en présence de l’âme, et comme elle avait une immatérielle manière de se révéler à travers les visibles beautés de la jeunesse, poses, mouvements, physionomie, célestes expressions d’une langue désapprise mais non pas oubliée, elle se relève encore, mais mieux, réduite à ses plus purs symboles, solitaires maintenant à la place où la beauté s’éteignit et où, plus grands et plus doux qu’elle, ils dédaignent de la pleurer.

Ce jour-là, Yseult se revêtit de cette suavité ineffable qui n’est nulle part et qui est partout. Jamais Allan ne l’avait vue sous cet adorable aspect. Il ne l’avait pas même rêvée ainsi, quand il se faisait heureux par la pensée aux premiers instants de son amour. Magie du sentiment que les femmes expriment ! Un reflet d’adolescence se retrouvait à son front, aurore boréale de la vie ! Et, quoique Allan fût le jeune homme et elle la femme à son déclin, on eût dit que cet amour tardif avait effacé la distance qui les avait séparés si longtemps…

Tout ce qu’elle savait de choses délicieuses, tout ce qu’elle put imaginer de plus passionné, elle le lui prodigua. Il ne l’eût pas aimée jusque-là, qu’elle l’eut bien forcé à l’aimer. Voyez-vous ! les femmes savent des choses irrésistibles. Ne les écoutez pas, si vous ne voulez succomber. Qu’elles aiment ou qu’elles n’aiment pas, il faut les croire, il faut périr. Quand un enfant ne peut dormir, elles le bercent une ou deux fois et elles l’endorment. Quand un homme leur oppose sa vertu ou les mâte de son génie, voilà qu’elles en font comme de l’enfant ! Sommeil qu’elles surveillent avec des yeux moqueurs, les habiles fées ! mais qui n’a pas toujours cent ans, car la perfidie a beau être profonde, il ne faut qu’un mouvement de paupières pour la dévoiler.

Le langage de madame de Scudemor aurait appartenu à cette science redoutable qu’ont toutes les femmes quand elles veulent s’en servir, qu’il en eût été le plus subtil raffinement. Artifice consommé, si c’était un artifice ! Elle ne lui disait pas un mot qui ne fût de l’amour plus délicatement exprimé que si elle lui avait dit : « Je t’aime, » épreuve où viennent se déchirer bien des impostures, parole rebelle qu’il ne faut pas prononcer avec imprudence, et qui, dans une bouche menteuse, éclate comme une arme faussée dans les mains ! Des caresses sont plus sûres, et elles en donnent avec cette pudeur qui est un calcul sous un trouble, honte embrâsante, ruse de qui n’a pas d’amour et qui le cache, en enivrant celui qui finirait par le voir.

— Viens au balcon, viens, mon Yseult ! — lui dit Allan, en l’entraînant par le corsage. La nature épuisée demandait de l’air. Il suffoquait de l’haleine embrasée de cette femme, et il voulait de l’air pur pour aspirer de nouveau les souffles étouffants qu’il avait dévorés jusqu’à s’en pâmer. Et puis, quand le bonheur moral nous tue, nous nous rejetons vivement à la vie physique parce qu’alors on ne voudrait pas mourir de ce qui fait tant de bien !

Ils allèrent au balcon ensemble. Il avait besoin de la voir mieux dans la lumière, de jouir mieux de la nudité de cet amour aux mille émotions entrevues dans les mille obscurités de l’appartement. Mais au grand jour, les rougeurs avaient fui ; c’était le visage pâle et tranquille d’Yseult, l’œil n’était pas plus humide que d’ordinaire. Seulement, l’amour était resté dans le sourire assez pour consoler de ce qu’il ne se montrât plus ailleurs.

Ils restèrent sans parler, debout, appuyés sur la rampe. Le marais était désert au loin, car c’était un dimanche, pendant les vêpres, heure où les campagnes sont le moins traversées et où tout semble mis sous la garde de ce saint jour. Un vent du sud faisait frissonner les herbes et les eaux du marais. Il faisait doux dans les couleurs comme dans l’air, comme dans les bruits. Avez-vous vu de ces femmes, au languir mol et indécis, qui ont des yeux sans étincelles, à moitié fermés, et une bouche à moitié ouverte et souriante, volupté pressentie ou souvenue ? C’était la nature, ce jour-là. Une mousseline de vapeurs blanches voilait le soleil et, devenant de plus en plus gaze aux autres espaces du ciel, en adoucissait le bleu de turquoise mat et pâle. Allan savourait cet enthousiasme intime qui ne déborde pas, quoique l’amour vienne d’y être versé à longs flots. Il regardait dans le miroir de son âme cet autre amour qui se souriait à lui-même. Il était silencieux comme un homme qui goûte la douceur d’un fruit perdu dans son extatique béatitude. Elle le regardait, sous ses couveuses paupières, comme un Dieu qui jouirait de la félicité de l’un de ses Élus.

— Yseult, dis-moi donc que tu m’aimes, pour m’avertir que je ne rêve pas ! — lui murmura-t-il, en sortant de son adoration intérieure.

— Ne le sais-tu pas ? — lui répondit-elle. — Aujourd’hui, n’est-ce pas le rachat de toutes les souffrances endurées par toi, et, pour tous les deux, le commencement d’une vie nouvelle ?…

— Oui, mais pas ainsi ! — reprit-il avec une instance qui ressemblait à uns fatalité. — Tu ne me l’as pas dit encore ! Dis-moi « je t’aime », et puis, que je vive ou que je meure, je n’aurai pas rêvé, je n’aurai pas pu me méprendre. Je l’aurai entendu réellement, distinctement, de cette bouche que j’adore. Dis-moi seulement « je t’aime » ! Le veux-tu ?…

L’altération revint sur les traits d’Yseult, mais n’y resta pas. Sa conscience avait-elle peur de l’épreuve, ou vraiment l’amour, dont les développements sont si souvent inattendus, l’avait-il reprise ? Son sourire devint plus suave que jamais, et, d’une voix troublée, comme celle d’un être qui craint et obéit, elle répéta timidement : Je t’aime !

Allan lui darda deux yeux pleins de l’illumination d’une pensée soudaine, mais les siens restèrent fixes sous ces deux flèches de flamme qui s’y plongeaient, et qui ne déchirèrent pas le voile intérieur dont les rayons caressants étaient voilés.

— Je t’aime ! — répéta-t-elle avec insistance, en le voyant sous le magnétisme de son regard, et sa voix n’était plus qu’un gazouillement confus, aérien, un soupir — le plus pur soupir — en deux syllabes indécises.

— Vous mentez ! — s’écria Allan, frappé de cette intuition formidable, sûre comme la vie, comme l’air qu’on respire et comme l’être, et qui unifie l’homme à Dieu ! La femme comprit qu’un sentiment vrai terrassait l’hypocrisie d’un masque de voix, de regard, de caresses, plus impénétrable qu’un masque de fer. Singerie infernale ou divine, à laquelle une dupe échappait ! Ce fut horrible… La menterie n’aboutissait qu’à une déception pour lui, une injure pour elle, et, toute brisée, elle courba la tête sous son néant.

— C’est faux ! Vous ne m’aimez pas ! — poursuivit-il en tremblant et en devenant verdâtre. — Mais que vous ai-je donc fait, Madame, pour que vous me broyiez le cœur dans ces jeux cruels ? Tu m’as trompé, Yseult, et tu t’es avilie ; tu as menti !

Une rage effrénée le rendait insensé. Il la poussait contre la rampe en fer du balcon, comme s’il avait voulu l’en précipiter. S’il avait eu une arme dans les mains, il l’aurait tuée, tant sa fureur était terrible ! Il voulait se venger et ne pouvait pas… et, dans cette impuissance absolue d’infliger une douleur inouïe qui nous fait courir au mépris, il lui cracha à la figure.

— C’est vrai, — dit-elle en relevant son noble front, sur lequel le crachat resta sans qu’elle pensât à en essuyer la trace, — c’est vrai, j’ai menti, je me suis avilie. Si j’avais été une coquette, une de ces femmes de vanité qui font croire qu’elles vivent, parce qu’elles savent sourire, j’aurais peut-être réussi à mieux vous tromper. Mais votre mauvais génie, Allan, vous a fait voir clair à travers mes artifices, car tous les hommes devaient s’y méprendre. Je mentais si bien ! Je mentais à des profondeurs si prodigieuses ! Je le croyais, du moins, à mes effroyables efforts ! Je n’ai pas eu tantôt sur vos genoux un geste, un soupir qui ne fût une combinaison atroce. Je me défiais tant de moi-même que je calculais toutes mes caresses. Si je baissais les yeux, c’est que j’y appelais vainement des larmes, et j’avais soin de réchauffer mes lèvres dans vos larmes pour que vous ne les reconnussiez pas ! La première sotte venue, qui fait la chatte sur son canapé, n’a qu’à mettre un peu de mignardise dans sa voix, et elle inonde un cœur amoureux de bonheur avec l’impudente moquerie de ses paroles. Que suis-je donc, moi, pour n’avoir pas pu ce que peuvent si souvent l’effronterie et la maladresse ?…

Ce calme qui la maîtrisait toujours, mais qui avait, à ce moment, une physionomie si surhumainement éclatante, tomba sur la colère d’Allan comme un morceau de glace sur un cœur dilaté par l’anévrisme.

— Vous m’insultez une fois de plus, et d’une façon plus sanglante que les autres fois ! — reprit-elle avec une haute tristesse. — Voilà ce que j’ai recueilli pour m’être ployée jusqu’à la bassesse de la feinte, tandis que les autres femmes ont des hommes à leurs genoux et des couronnes de gloire à la tête pour prix de leurs égoïstes impostures ! Et ce n’est pas cela qui m’humilie, — ajouta-t-elle, en désignant du doigt l’impur crachat sous lequel son front rayonnait plus beau, pour les âmes qui l’auraient comprise, que sous une étoile de diamant. — Ce ne serait pas plus sur la fierté que sur l’amour que je pleurerais, si j’avais encore des pleurs à répandre. Mais je sens ici — et elle mit la main sur sa poitrine — l’impuissance, la radicale impuissance qui est en moi, et l’avortement de mon dernier sacrifice.

Et cette dernière angoisse, acceptée sans horreur ni dégoût, la rendait plus grande qu’elle n’avait jamais paru à Allan, et c’est cette grandeur qui tua sa colère ! Il se sentait un remords dans l’âme, pis qu’un remords, une honte cuisante de l’insultant emportement dont il s’était rendu coupable. Il ne pleura pas, il ne tomba pas à genoux devant Yseult, il ne lui demanda pas pardon le front sur le pavé, car une voix intérieure lui soufflait que l’affront était irréparable. Il resta les yeux dans la poussière, — et l’âme aussi, — sous le poids d’une horrible et inénarrable confusion.

— Vous n’avez pas été assez pénétrant encore, Allan ! — reprit-elle. — Vous avez bien vu qu’il y avait un masque, mais vous n’avez pas vu ce qui était dessous… — Et, comme elle soupçonnait le supplice que la conscience de son action lâche et féroce infligeait à ce cœur nativement généreux : — N’est-ce pas — ajouta-t-elle, divine tentative de le réconcilier avec lui-même ! — que votre injure était une erreur, une méprise, et qu’elle ne s’adressait pas à moi ?…

Et du bout de son écharpe elle allait balayer à son front l’ignoble vestige de la fureur d’Allan, mais lui l’arrêta par le bras :

— Laisse-le encore ! — vibra-t-il. — Laisse-le là, pour que la honte de l’y voir m’étouffe et que j’expie ainsi mon crime envers toi !

— Cela ressemblerait trop à une vengeance, — fit-elle, et elle accomplit le mouvement qu’Allan avait suspendu. Il y a une bonté au-dessus des miséricordes du pardon, mais elle empêche toutes les absolutions du repentir. Les pleurs d’attendrissement d’Allan à ce trait d’une bonté céleste, ne l’innocentaient pas à ses propres yeux. Par une délicatesse admirable, qu’apprécieront seules les âmes d’élite, les êtres qui comprennent les exquises misères de nos cœurs, elle s’éloigna et le laissa seul au balcon. Elle retourna s’asseoir devant le piano, dans le fond de l’appartement. Elle, dont la douleur ne respectait pas la lassitude, elle était défaite, ce jour-là, comme si c’avait été son début dans la peine, son premier choc contre ce qui brise, la première larme du pleur éternel de la vie !

Hélas ! c’est que — comme elle l’avait dit à Allan — elle avait conscience qu’elle ne pouvait rien, pas même feindre, sans que l’Arimane de sa destinée ne vint donner un démenti flagrant à ses efforts de dissimulation et d’habileté. C’est qu’elle n’aimait pas Allan, et qu’elle n’avait pas pu l’abuser par les apparences de l’amour. C’est que, chétive actrice, malgré l’énergie de sa volonté et sa fascination de femme, elle n’avait pu s’identifier avec un rôle dont l’humiliation avait été comptée pour rien devant l’espérance du succès. C’est que la Pitié, toujours obéie, lui restait encore, mais sans une ressource ; pitié qui s’était prise à tout et à qui tout avait manqué, qui retombait une dernière fois sur elle-même, mais que cette chute au fond du désespoir brisait un peu plus, et ne faisait pas mourir !