Imprimerie de « l’Événement » (p. 404-435).

XIII

le père et le fils


L’enivrement de la douce confidence persiste, s’approfondit. Jean revient au chemin Saint-Louis… Le long de la Grande Allée méditative sous la lune et les étoiles, le tramway file avec impatience. Il y a peu de voyageurs, peu d’arrêts en la course vers la demeure paternelle. Jean, le plus tôt possible, va faire accepter par son père la tendresse qui le domine et si puissamment l’attendrit. Elle est devenue si entière, si impétueuse et définitive au cours de l’aveu, qu’il a fini par ne plus tenir compte de la vanité de Gaspard Fontaine et des répugnances qu’il en avait jusque là redoutées. L’opposition qu’il entrevoyait, par la violence et l’absolutisme qu’elle aurait, l’effarouchait au point d’avoir éloigné la confiance et l’effusion. Bien qu’il n’eût pas sondé l’orgueil de son père en toute sa profondeur, en toute son étendue, il en était malgré lui témoin assez pour qu’il en eût perçu la vigueur, l’essence. Et il n’ignorait pas que l’industriel peu à peu retirait son cœur au peuple au milieu duquel il avait d’abord battu, faisait rayonner sur les pauvres, les travailleurs, une presque royale indifférence, un mépris toujours grandissant…

La certitude qu’il aimait ne put s’aviver eu l’âme de Jean sans que l’obsédât le souci d’y rendre Gaspard sympathique. Mais outre la prétention surabondante qu’il n’ignorait pas, n’y avait-il pas l’obstination à laisser croupir dans l’oubli le projet d’action patriotique ? Plusieurs mois s’enfuirent à tire-d’aile et le père, habile, se tenait loin de toute allusion même au plaidoyer du fils pour la race. Ne fallait-il pas, surtout, battre en brèche et abolir ce périlleux antagonisme entre les classes, entre les parvenus et les modestes ? L’industriel s’empressant de méconnaître et de refuser la tâche de fraternité, Jean augura que Gaspard se camperait, despotique et agressif, entre Lucile et lui…

Aussi, Jean se torturait-il. Plus son amour l’empoignait, s’identifiait à la vie même et plus la nécessité, d’y faire consentir le père le harcelait, plus il vacillait en face de la décision à prendre. Non pas qu’il fût dénué d’assurance virile en lui-même : une énergie tenace lui circulait dans les veines. Il s’attendait, comme à un destin lié aux circonstances et à la nature exaltée de Gaspard, à un refus rude, inflexible. Et les conséquences l’en terrifiaient, le pétrifiaient à l’avance. Comment franchir un ultimatum de celui qu’il vénérait si fort ou se libérer d’un amour que tout lui-même voulait garder ? D’ailleurs, il ne se sentait plus le droit ni l’ignomineux courage de renoncer à Lucile. Il avait perçu, admis les responsabilités d’une courtoisie assidue auprès d’elle, s’en était de lui-même porté garant. Si maintenant la jeune fille l’aimait à ce degré d’admiration et de profondeur, lui-même l’y avait conduite et stimulée. La perspective de violer l’espérance qu’elle ne s’avouait pas à cause d’une humilité admirable, mais qui sourdement lui filtrait au cœur, révoltait Jean : comme il serait félon et dur !…

Ce n’était qu’une obsession éphémère dont il n’accueillait pas l’objet comme probable, qui servait du moins à décupler sa force de vouloir. Il ne se donnait un pareil effroi que pour en accroître son amour, pour s’enflammer à ne pas le trahir. Celui-ci devint extrême, invincible : il semblait à Jean que rien n’en pourrait comprimer la vie profonde, l’élan pour briser les obstacles. Le jeune homme en devait subir les entraînements et les ordres, parce que le meilleur de lui-même y adhérait, les croyait inséparables du bonheur et de la justice…

La prévision seule d’attrister son père, d’enfreindre son orgueil, de s’ériger en adversaire devant lui, tempérait cette ardeur. Et pourtant, elle ne se désespérait pas : elle se ferait si habile, si respectueuse, si émue, quelle dissiperait l’antagonisme. Il y eut une heure de triomphe, ce soir, où Jean cessa de l’appréhender, où il n’eut plus la crainte de dévoiler son amour, où l’indulgence paternelle lui parut facile à surprendre…

Au coin de l’avenue des Érables, il quitte le tramway. Une démarche fiévreuse l’emporte. Il est irrésistiblement déterminé : Gaspard entendra tout, s’il ne s’est pas encore livré au repos. Une lumière atténuée, bleuâtre, informe Jean que son père ne s’est pas retiré de la salle à fumer. Le cœur lui saute à grande allure, ses tempes sont battues de chocs rapides. Il est remué, il est nerveux, mais sa résolution ne bouge pas en sa volonté. Il n’entrevoit rien de la nuit belle et capiteuse, il gravit l’escalier de pierre comme si une meute l’eût traqué…

Gaspard Fontaine, les sourcils ramassés, le regard froid comme une lame, rumine de la colère. On l’a trompé, un profit gigantesque lui échappe, l’humiliation le hante. Sa renommée d’homme d’affaires perspicace est offerte en cible aux railleurs. Il est infatué sans mesure de son adresse à conduire les opérations commerciales. Il en tire sa plus grande félicité de vivre. Aux grands efforts de l’énergie qui ne se vouent pas à elles, c’est avec parcimonie qu’il accorde un éloge, qu’il décerne de l’estime. Il fallut toute la passion débordante et toute la supplication grave de Jean pour que, le soir où il réclama de lui une tentative énergique d’amour et de sacrifice, il obtînt de lui cet intérêt, cette émotion, ce penchant à se dévouer fugitif. S’il eût mieux vu l’âme de Gaspard, une adhésion aussi vague, même passagère, l’aurait confondu, émerveillé…

Il dura donc bien peu, l’acquiescement du père à l’idéal patriotique du fils. Dès le lendemain, celui-là révisait son assentiment superficiel, le discuta, le contremanda. Une espèce de honte le prit de ne pas l’avoir aussitôt refusé. Installé en sa chaise curule d’homme d’affaires, il s’étonna de lui-même presqu’avec douleur. Il était anormal qu’il se fût délecté d’un pareil sentimentalisme. Eh bien, oui, il avait failli parler, se compromettre, s’emballer, vouloir. Dieu merci ! il ne s’était pas mis en cette disgracieuse posture. Comme facteur de succès en des carrières spéciales, en politique surtout, le zèle patriotique avait de la décence. Que viendrait-il ajouter à sa veine, à sa richesse, le dévouement à la race ? Il en déduisit que ce serait accomplir une tâche risible. Un enthousiasme aussi candide ferait s’esclaffer l’opinion : cette peur n’aurait-elle pas suffi à paralyser en lui tout velléité d’un grand amour ?

Il ne restait plus qu’à détourner Jean d’une illusion, d’un nuage. Des ardeurs l’embrasaient souvent : la fourberie et la lâcheté facilement lui inspiraient de chaudes protestations. Était-ce l’activité jamais assouvie de l’intelligence qui les lui faisait oublier si tôt ? Pourquoi s’attacherait-il à ce rêve longtemps ? Bien qu’il eût soulevé tant de cœur et d’âme, l’apaisement n’aurait-il pas lieu ? Gaspard n’alla pas plus loin que cette logique. Il n’osait tout de suite et avec droiture braver la déception de Jean, il attendit que sa passion élevée d’elle-même s’effondrât… Et voici que tous les deux, avec mystère, silencieux et comme timides, ils s’interrogent d’un regard inflexible, le buste redressé. Le père occupe le fauteuil où il se prélasse d’ordinaire, il a cessé tout à coup d’y enfouir son dos et sa tête languissamment. Il ne sait pourquoi lui remonte en l’esprit l’idéal patriotique de son fils, avec une telle clarté, une force aussi violente. La résolution qui raidit les traits du jeune homme l’effraye et le tient sur le qui vive. Et Jean ne se laisse pas affaiblir par la rudesse et la méfiance épandues sur les traits de son père, les regarde bien en face pour en soutenir la colère, s’il le faut. Au premier choc, il a chancelé d’inquiétude. La décision trop ferme a repris l’offensive, il est prêt. Tous les deux, étranges, sans une parole, sans un geste, se préparent, devinent qu’entre eux accourent, des choses décisives et graves…

— Que je suis heureux de te trouver ici, mon père ! s’est écrié Jean, lorsqu’il a rejoint l’industriel.

— Ce n’est pas la première fois que tu m’y rencontres ! répondit l’autre, contrarié, maussade.

Depuis lors, depuis une minute écrasante, ils luttent à qui rompra le silence, la tension d’âmes…

Enfin, le fils interroge :

— Qu’y a-t-il ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? fait l’autre, sans désarmer.

— Avant que tu ne m’aies expliqué, je n’ai pas le droit de songer à moi…

— Je n’y comprends rien !

— Tu as l’air si… irrité, si dur ! Ton accent glace comme un vent d’Ouest !

— Tu as quelque chose à me dire ? Allons, qui doit se soumettre ici ?

— Je te respecte sans mesure, mais ce serait de l’égoïsme que de t’obéir. Il y a comme une souffrance en toute ta manière d’être, et je dois la savoir !

— Tu es trop roué, Jean !

— Ce n’est pas de la ruse, mais de la convenance, de l’amour de fils !…

Il est, sincère. D’abord, le renfrognement de son père lui a conseillé la vigilance. Il ne voulut pas exposer sa confidence aux risques d’une humeur aigrie, mais une impulsion soudaine l’attendrit : une angoisse visible obsédait, son père qu’il devait un peu guérir. Parce qu’il allait en requérir de la bonté, Jean lui-même se sentit, pour lui gonflé de compassion.

Gaspard, amolli par les dernières paroles de son fils, s’obstine à garder la bouche close. Le fils, pressant, répète :

— Si tu as des ennuis, de la peine, si on t’a humilié, pourquoi ne pas m’en rendre solidaire ? Il y a trop peu de confiance entre nous !

— À qui la faute ?

— Tu as raison, nous sommes tous deux coupables ! Commençons à vivre plus l’un de l’autre, dis-moi ce qui t’afflige…

— Que t’importe ?

Jean éprouva qu’on rejetait son offre de sollicitude, de vie plus absolument affectueuse : quelque chose d’aigu lui fouilla le cœur.

— Tu ne veux donc pas que nous soyons amis ? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

— Tu ne m’as pas saisi ! protesta l’autre, sincère. J’ai voulu dire que ça ne pouvait pas t’intéresser : tu t’en moques joliment, des affaires, du négoce…

Jean s’empressa d’interrompre :

— Tu sais bien que non ! Ce serait ridicule : je te dédaignais !

— Après tout, c’est vrai.

— Et bien ?

— Il s’agit d’affaires. La spéculation sur les immeubles nous prend tous, je me suis laissé emporter comme les autres. À quoi servent, des détails quand on a perdu ?

— Mais je les réclame, ces détails, mon père !

— Un joli magot me glisse entre les doigts, c’est tout !

— Il y a autre chose !…

— Et, quoi donc, s’il vous plaît ? railla Gaspard. Ma foi ! on dirait que tu en es sûr !

— Comme de ta parole d’honneur !

— Tu me flattes, tu veux me demander quelque chose… À tes ordres, mon cher !

— Une perte d’argent ; ne t’aurait pas aigri aussi profondément. Comme je le disais, on a dû t’humilier, te berner…

— Ah ! diable ! tu as touché juste, mon petit. Jean ! s’écria-t-il, exaspéré soudain. On m’a joué de la façon la plus malpropre, la plus inqualifiable, la plus… la plus outrageante ! C’est le mot, on m’a insulté ! On m’a exclu d’un syndicat après m’avoir supplié d’en faire partie. Ils vont faire des bénéfices gros comme le poing. Il y en a parmi eux à qui j’ai rendu des services. Ils m’ont tous flanqué là, sous prétexte que je n’avais pas accepté tout de suite. Dis, mon Jean, n’est-ce pas stupide ?… On dira que je n’ai pas eu de flair, qu’ils ont bien fait de me jeter par-dessus bord ! Ah ! les gueux !

— Es-tu bien certain qu’on fera des gorges chaudes à ton sujet ?

— Les jaloux, les farceurs, tous ceux qui s’amusent en déchirant…

— La jalousie ne tue que ceux qui doutent !

— Que tu me fais du bien ! Je me buttais à l’humiliation comme à un mur. Elle était devant moi, il n’y avait pas moyen de la faire bouger, et cela m’enrageait, me faisait mal, tu m’entends ? Je ne suis pas capable d’en dire plus long. Enfin, tu crois ? Il était si facile d’y penser, et c’est possible ! En somme, je n’ai que…

— En somme, tu as fini de te forger des alarmes ? À la bonne heure ! ton visage prend la forme d’un sourire !

Jean se réjouit d’avoir manœuvré avec délicatesse. Un rayonnement de sérénité adoucit les yeux de Gaspard : il ne traîne plus en lui que bien peu d’épouvante, il est si improbable qu’il devienne la risée de tout le monde… L’orgueil sûr de lui-même, à flots abondants, le remplissait de nouveau tout entier. Il redevenait, en quelques secondes, le dompteur habile du succès : voilà qu’il émane du crâne dressé avec arrogance, du regard fixe et contemplatif de soi, d’un coloris chaleureux et spécial dont les traits semblent vivre, d’une façon qu’ont les lèvres d’onduler l’une sur l’autre et qui leur donne une moue de bouche féminine.

Jean ne pense ni grotesque ni énorme cette fatuité, parce qu’elle va lui servir. Ne la regarde t-il pas s’élever comme un bon augure ? C’est elle qu’il faut assaillir, mais rassasiée, amollie de la sorte, elle sera moins sur la défensive, plus irrésistiblement prise de biais et captivée. Le peu d’hésitation qui voltigeait encore en l’esprit du jeune homme s’évanouit. Un peu d’émoi qui demeurait au cœur s’en éloigne. Quoiqu’il n’exploite pas cet orgueil du père sans un tressaillement de remords, Jean le caresse davantage :

— Il est impossible d’ébranler une réputation d’homme d’affaires enracinée comme la tienne ! dit-il.

— On ne sait jamais, nia l’autre d’une voix qui langoureuse acquiesçait.

— Si tu perdais la fortune, très bien ! Est-il dangereux que tu fasses banqueroute ?

— Elle est incomparable, celle-là !

— Alors, c’est convenu !

— Ma réputation ?

— Elle est plus forte qu’eux ensemble.

— Les envieux, mon fils… Après tout, c’est vrai ! Entre eux le malaise s’était dilué, l’hostilité involontaire affaissée. Un rapprochement bizarre de leurs êtres les unissait. Gaspard, indolent et jouisseur aux profondeurs du lourd fauteuil, un cigare de luxe aux lèvres, observe son fils d’un tendre et long regard. Sa vanité se transporte vers son fils en qui elle se repose doucement. Bientôt, il se rappelle qu’une confidence lui a été promise, il questionne, habile :

— À mon tour de t’arracher une épine du pied ! Tu rongeais quelque chose tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Dans le fauteuil Gaspard s’allonge avec plus de volupté encore. Jean s’apprête lui-même à devenir communicatif, et un frisson l’a remué pourtant. Les manières de dire qui s’offrent, lui déplaisent toutes, le stupéfient de leur gaucherie ou de leur insuffisance.

— Tu ne te dépêches pas ! fait l’autre, surpris et narquois.

— J’essaye de… Je voudrais…

— Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne suis pas allé du train de midi à quatorze heures, moi !

— Pardon, mon père, on a été obligé de te mettre l’épée dans les reins ! s’écria Jean, un sourire d’affectueuse raillerie lui détendant le visage.

— Et tu as le tour de cette épée-là, car j’ai marché de l’avant !

— Eh bien, mon cher père, en avant ! Tu m’as fourni le début qui me gênait, la confiance en moi-même et en toi ! J’ai besoin de ton cœur… Le cœur seul, vois-tu, doit s’ouvrir à de telles choses… Élargis le tien bien vaste, pour qu’il comprenne le mien tout entier, à chacun des mots, à chacune des secondes…

— Tout cela pour me dire que tu aimes une jeune fille, je suppose ? Tu appelles cela marcher de l’avant ? Mais on dit : j’aime Antoinette… Lucie… l’ainée de Pierre… de Jules… on fait claquer cela dru comme un nom de victoire !

— Nous le ferons claquer ensemble, tu me le promets ?

— Comme si tu pouvais avoir fait une bêtise !

— Tu connais bien François Bertrand, un de tes meilleurs ouvriers, mon père ? fit Jean, à brûle pourpoint.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici, lui ?

— Mon bonheur, mon cher et grand bonheur ! Sa jeune fille, Lucile, est ravissante, douce à l’extrême !… Te rappelles-tu que François Bertrand fut si malade ? Elle vint un jour, — tu étais absent — t’avertir qu’une rechute l’avait assommé. J’eus pitié d’elle, je ne pus faire autrement. Je me rendis souvent auprès de François, je soutins l’énergie de la famille, l’espérance de Lucile. J’aidai un peu à sauver le père, la jeune fille m’en témoigna une gratitude qui me bouleversait. Je l’aimais, vois-tu, je l’aimais de toute la franchise, de toute la bonté, de toute la puissance de mon âme. Je te vois durcir le visage, tes yeux s’esquivent… Il ne faut pas, ton refus serait un malheur ! Allons, mon père, sois bon, sois affectueux, donne-nous justice, à elle et à moi ! Nous nous aimons de cette force d’amour que rien n’arrête…

— Est-ce un défi ? intervint Gaspard, très sec.

Elle se soulageait enfin, par un cri de guerre, l’hostilité qui s’amassait en Gaspard. L’étonnement ne l’ahurit que trois ou quatre secondes : un flot mélangé d’horreur et d’autorité prête à jaillir l’inonda, l’oppressa. Quelque chose d’implacable lui durcissait la volonté comme du fer. Contre eux, François Bertrand, Lucile, de la colère l’a bientôt soulevé… C’est plus que de l’animosité impulsive, c’est de la haine irréfléchie, déjà profonde et tenace, qu’il subit, dont il accueille avec un plaisir de vengeance les invectives et les arrêts. Tant de choses lourdes se pressent qu’il ignore de laquelle il se déchargera la première. Oh ! qu’il voudrait, d’une seule explosion, faire éclater son dédain et son indignation ! L’appel du jeune homme à l’indulgence, à la largeur d’esprit, ses paroles à la fois énergiques et tendres tombèrent comme sur du granit : elles retardèrent un peu la fureur de Gaspard contre son fils…

Jean, que cette exclamation cinglante a pétrifié d’abord, qu’une anxiété plus brutale a ressaisi, dont une vague de défaillance a submergé l’âme, est redevenu certain de lui-même, de la bravoure à l’avance résolue. La conviction impérieuse qu’il gagnerait l’assentiment du père à son amour le possède : il se sent l’intelligence ferme et nette, le cœur inépuisable de constance à vouloir, à se défendre, à conquérir. N’a-t-il pas de l’ascendant, du magnétisme, grâce à l’instruction que l’autre vénère, à l’affection plus vivace entre eux qu’ils ne se le témoignent ? Oh ! comment choisir la formule qui sans délai va s’attaquer à l’objection formidable ? Il la pressent, mais il ignore de quelle façon, avec quelle virulence le père la médite, avec quelle rancune il la réfrène péniblement. Jean songe à la lui faire diviser pour en combattre, en affaiblir chacune des parties.

Il s’écrie, après un mutisme dont ils ont usé pour tendre leurs volontés jusqu’à l’extrême :

— Vous défier ? Mais ce serait ridicule, avant de savoir quelle est votre pensée !… J’ai cédé à la puissance de mon amour…

— Il est moins fort que moi, car je saurai bien te le faire passer !

— As-tu bien des raisons, profondes et infranchissables, de me défendre Lucile Bertrand ?

— Tes Bertrand, je les déteste !

— Le jour où tu connaîtras Lucile…

— Si tu la connaissais aussi bien que moi, ça ne te prendrait pas de temps à la lâcher, va !…

— Que veux-tu dire ? s’écria Jean, abasourdi, ne sachant guère ce que Gaspard venait de suggérer.

— Ah ! ils sont finauds, tes Bertrand ! ils sont rusés, ils t’ont bien fagoté ! Le fils d’un millionnaire, on n’en rit pas, c’est de la besogne superbe ! Je la vois d’ici, ta Lucile ! Une minaudeuse, une vertueuse, une perfection, un ange par ici, un ange par là ! Ça se comprend, « quel parti », quelle veine, ça vaut la peine d’être charmante et douce, et… tout le reste que tu m’as dit ! Et le père François, ça s’explique encore mieux : pourquoi n’est-il pas resté avec moi autrefois ? il a trouvé plus commode de se sauver, de me laisser tout seul ! En a-t-il fait, du mauvais sang, de me voir devenir si riche ! C’est un moyen pas banal de se venger ! Tu ne t’en es donc pas aperçu, de leurs courbettes, de leurs manigances, de leur vénalité ? Tiens, je ne veux plus en entendre parler, cela m’enrage, me… crispe !

Et, de fait, il avait débité cette tirade avec assez de véhémence et de rapide colère pour en être suffoqué, haletant, exaspéré.

— J’en appelle à ton bon sens habituel ! voulut expliquer Jean, avec tout le respect concevable.

L’autre lui trancha la parole, incisif :

— Si tu as perdu le tien, puis-je ne pas avoir conservé le mien ?

— Est-ce légitime, sans l’avoir vue, de me refuser celle que j’aime ?

— Il faut qu’elle t’ait, comme je l’affirme, enjôlé ! C’est impossible de le comprendre autrement, te dis-je !

— Admets-tu qu’elle puisse être bonne ?

— Je n’ai pas dit le contraire !

— Charmante ?…

— Cela va sans dire !

— Digne ?…

— Veux-tu dire par là qu’elle n’a pas eu recours à des roueries de femme pour t’entortiller ? Je ne le crois pas !

Son langage s’atténue, se précipite moins, relâche un peu de la vigueur. Un renouveau de confiance active l’énergie du fils. Diplomate, celui-ci concède :

— Supposons ensemble qu’elle m’a capté avec diplomatie…

— Avec hypocrisie, te dis-je !

— C’est très bien, mais toujours est-il que je ne m’en suis pas aperçu, que je l’aime profondément, comme si elle eût été loyale !

— Ton amour ? Prends-tu cela au sérieux ? Allons donc !

— Mon père !…

— L’indignation à présent ! Toute la rengaine ! Avant six mois, tu t’en moqueras bien, de ta grande passion !

— Je ne m’indigne pas, je souffre…

La voix de Jean tressaille d’une vive plainte. Il est torturé, plus que jamais auparavant, de la dissemblance morale entre son père et lui. Qu’il est douloureux pour lui de se heurter à l’étroitesse d’âme aussi irréductible, à un mépris si têtu de tout idéalisme ! Les mesquineries de la nature de son père, le fils n’en fut jamais aussi douloureux qu’à la minute où celui-là, vulgaire et bête à l’excès, ridiculise sa tendresse pour Lucile. Un frémissement de révolte lui secoue les nerfs, mais il ne tarde pas à la calmer : il lui répugne de forfaire à l’infini respect jamais violé. N’envenimerait-il pas l’antagonisme ainsi ? Non, de la déférence, du pardon, de l’amour sans bornes, de l’amour jusqu’au dernier instant de la lutte, jusqu’après la défaite, s’il faut en être accablé !…

— Mon cher père, tu ne tentes même pas de me comprendre, de nous comprendre, elle et moi ! dit-il, indulgent.

— Il suffit que je me comprenne et ce mariage ne se fera pas, je le déclare une dernière fois ! s’exclame l’autre, et dans ses prunelles éclatait une lueur farouche de décision.

Sans aigreur ou sans ironie, mais avec une solidité d’accent extraordinaire, le jeune homme rétorque :

— Tu as honte des Bertrand !

— Pour mon fils, oui !

— Une alliance avec la famille de l’un de tes ouvriers, fût-il irréprochable, la jeune fille eût-elle en son cœur le bonheur de ton fils, te ravale et t’humilie ?

— C’est un mariage de roman, de la folie, une mésalliance !

— T’allier par le sang au peuple, c’est un déshonneur, une déchéance ?

— Je m’abaisse !

— Mais qui donc es-tu ?

Cette interrogation imprévue, saisissante, foudroie Gaspard. Un effort violent lui meut le cerveau pour que lui vienne une réponse, et elle ne jaillit pas. D’une intuition confuse, il discerne l’impasse où il est acculé par elle : il sait qu’elle va le forcer à des admissions gênantes, il s’insurge contre la volonté de Jean qui les réclame. Son fils le cerne, le fascine, le maîtrise, l’irrite : sous des apparences d’amour et de respect, sans la moindre parole qui soit volontaire ou imprudente, il impose et il commande, et le père commence à être excédé par tant de courage, d’opiniâtreté, de tension à ne pas dévier du but ardemment voulu. Une conviction aussi inflexible entame sa propre assurance. Son refus avait éclaté prompt, fatal, irraisonné, indiscutable. Tout son être, d’une impulsion véhémente, avait protesté contre l’alliance à une famille d’ouvrier. Avec une sorte d’horreur, il éloigne la menace d’un tel mariage. La même crainte le saisit, lui fige le cœur, celle de l’opinion à l’affût des scandales pour les honnir, des maladresses pour les cribler de railleries. Entre celle-ci dont il est le serf, à laquelle il permet bien de l’envier, mais non de le rendre burlesque, entre elle et son fils, il n’hésite pas : il s’obstine à la craindre…

— Qui es-tu ? redit son fils, plus vibrant, certain de l’arme dont il frappe.

— Ton père ! s’écrie l’autre, avec une emphase autoritaire.

— Eh bien ?

— Quoi ?

— Ne me refuse pas le bonheur !

— C’est ridicule ! c’est…

— Qui es-tu, mon père ?

— Mais je le veux, ton bonheur ! Ta femme, on en rira ! Seras-tu heureux quand tous la mépriseront ?

— Oui, parce qu’elle tient plus de place en mon âme qu’eux tous !…

— Mon fils, un héros de mélodrame !

— Dans les mélodrames, ça finit toujours bien, répliqua Jean, avec une malice affectueuse.

— Ça finira bien, mais comme je le veux !

— Ah ! mon père ! je me suis donc trompé ! Tu ne te souviens plus de l’entretien que nous eûmes, ici même, il y a plusieurs semaines ? Je gardais l’espérance de t’avoir ému : ta physionomie devint pâle de gravité profonde alors… Souviens-toi de mes paroles, de ton attendrissement… Pourquoi dédaignes-tu le peuple ?

— Je ne l’insulte pas, que je sache !

— Y a-t-il une différence ?

— Je le fais vivre !

— Tu donnes sans amour ! Pourquoi n’aimes-tu pas l’ouvrier ? Il est la race aussi… Il y a si peu longtemps, il me semble, que tu fus ouvrier toi-même : tu l’as donc oublié ? Cela ne te remue pas d’y songer ? Les œuvres nationales ne te séduisent pas ? Le moins que tu puisses faire, n’est-ce pas d’aimer ta race en l’ouvrier ? Rappelle-toi combien la fraternité est nécessaire : le peuple a la haine de ceux qui montent et ceux qui montent renient le peuple d’où ils s’élèvent ! Arrogance, envie, indifférence, tout cela nous affaiblit, nous perd, et tout cela existe parce qu’il manque de la bonté, de l’amour… Allons, mon père, sois généreux, sois patriote, ne renie pas la noblesse du travail, permets-moi d’aimer une jeune fille admirable de notre race ! Enfin, tu l’accordes, n’est-ce pas ?

Gaspard a tressailli : la vigueur, l’autorité, la passion du fils émeuvent beaucoup le père, son visage est tendu par une hésitation poignante… L’opposition tenace amollit…

Un spasme d’émotion violente saisit le jeune homme, un souvenir lui a sillonné la mémoire d’un éclair, le cerveau d’un argument, terrible :

— Oui, rappelle-toi l’ouvrière qui fut ma mère ! s’écrie-t-il, avec tendresse, un sanglot lui rompant la voix.

Puis, silencieux, frémissant, il espère la magnanimité de Gaspard… Celui-ci, livide soudain, vacillant, s’attarde à une vision qui le possède et le tourmente. Il avait aimé vraiment la compagne morte à l’aube de leur prospérité. Pendant quelques semaines, il fut tellement broyé, tellement idiot, que le courage lui déserta les veines. Quand elle revint, l’ambition le pénétra davantage, l’apaisa, le captiva, l’empoigna tout entier. Bientôt se noua entre le succès et lui l’intime lien fidèle, obsédant, que rien ne pouvait détruire…

Les premiers sourires lointains de la richesse brillent en sa mémoire, il a défailli sous l’ancienne torture, il a blêmi d’un chagrin sincère, mais le défilé des spéculations hardies et des triomphes requisse en lui, l’éblouit, le hante, l’affole. Toute la volupté d’avoir anéanti les obstacles, entassé les gains, construit le million, de vouloir les autres millions et d’en être sûr lui allume le sang, lui afflue au cerveau qu’elle exalte. Devant la vision vaste de son orgueil, tout le reste s’efface : devant la conscience aussi aiguë d’être puissant et magnifique, rien d’humain n’égale son énergie, sa constance et sa fierté de lui-même. La véhémence habituelle de sa vanité l’inonde, irrésistible, absolue. Jean est un rêveur absurde : on a changé d’os et de chair, on n’appartient plus au peuple, quand on le dépasse ainsi, quand on le sent, esclave et misérable, si loin au-dessous de soi ! L’image de l’épouse lui apparaît encore, mais différente, agrandie, étincelante de l’auréole qui l’enveloppe lui-même. Si la compagne des années rudes leur avait survécu, ne diviserait-elle pas avec lui la puissance et l’éclat de sa victoire ? Elle aurait aussi la sensation de l’abîme entre le peuple et elle, se dresserait offensée contre le mariage stupide et inconvenant. Jean déraisonne : est ce qu’on aime l’inférieur ? Quand on ne l’insulte pas, quand on l’a payé, nourri, traité avec droiture, n’est-ce pas la justice et n’est-ce pas assez ? La fortune hausse, transforme, affine, irradie un homme : par la loyauté, l’audace, la renommée, la splendeur, n’a-t-il pas accompli sa tâche envers la race ? Quel est ce dévouement bizarre qu’on lui impose ? Faut il que pour sa race il devienne une espèce ridicule de sauveur, un héros de feuilleton panaché d’idéal ? Il entend déjà gazouiller et frémir les quolibets de ses amis au Club, il voit se dilater voluptueusement leurs sourires : il a l’effroi des envieux féroces dont l’ironie se fera plus joyeuse et plus meurtrière. Un frisson d’épouvante l’ébranle ; l’hostilité contre l’amie de Jean se referme plus étroite sur son âme, comme un étau de glace où elle devient rigide…

À la vue des traits qui se ramassent en une décision brutale, inflexible, des rides noires tendues à la racine du nez, Jean d’abord est fasciné comme par un mystère, inerte d’une paralysie morale. Un malaise bientôt s’insinue à travers son être, y devient intense, fouille le cœur d’une blessure intolérable. Eh quoi ! le nom de sa mère est lui-même impuissant ! Jean est épouvanté de lui-même, il endigue une accusation de mépris contre son père. Ah ! le supplice alors de lui garder la chère vénération, la tendresse inviolable ! Il appuie avec vigueur sa main sur le front, pour que n’en éclatent pas les mots qui flétrissent et châtient… Est-ce le paroxysme de la souffrance ? Toute la fureur comprimée se détend, se diffuse, s’affaiblit. Une indulgence presque lâche, croit-il, remue Jean au plus sensible de lui-même et noie ses yeux de quelques larmes adoucissantes…

— Ta mère dirait non, si elle vivait encore ! dit enfin Gaspard, avec sécheresse, le regard froid comme du marbre.

— Si tu savais comme j’ai souffert, il y a un instant !

— Tu commences à être plus raisonnable ! Il est temps !

— Tu ne m’as pas compris…

— Tu n’en démords pas ?

— J’aime Lucile, absolument, pour la vie !

— Comme elle t’a bien garrotté, la coureuse de fortune ! Il faudra qu’elle lâche prise !

— Tu n’as pas le droit de l’outrager !

— J’ai toujours bien celui de la refuser comme bru !

— Mon père ! supplia Jean, le cœur saignant de détresse.

— J’ordonne !

— Eh ! bien, non, mon père, mon bon père, tu ne feras pas cela ! Je ne le veux pas… ou plutôt, attends un peu, il faut que je réfléchisse, que je sache, que je me délivre de cette angoisse ! Oui, attends-moi un peu, n’est-ce pas ?…

Inébranlable et despotique, le voici donc le refus du père. Jean s’y heurte l’âme comme on se meurtrit la tête à du roc, à du fer, à des choses qui brisent, qui assomment… Il ne subit pas tout de même le désespoir qu’il redoutait : à force de l’avoir pressenti, ne l’a-t-il pas rendu impossible ? Le choc de l’orgueil paternel lui fait beaucoup de mal, il ne détruit pas son courage et sa lucidité. Plus forte que sa douleur, une autre sensation la lui fait maîtriser, la domine, bientôt l’engourdit, celle de rechercher et de vouloir une décision. Jusqu’ici, l’hypothèse du choix à faire entre son père et Lucile ne l’a pas réellement angoissé. La croyant imaginaire et déloyale envers Gaspard, il n’osait l’accueillir et l’affronter. L’image d’une impasse vers laquelle il serait peut-être forcé, mais d’une impasse mal définie, peu certaine, l’émouvait parfois d’une terreur brève. Il n’appréhendait que de la colère et un entêtement farouche, mais qui céderait à la prière, à l’amour… Tout ce qui abondait en lui d’affection douce et puissante, le fils en vivifierait sa réclamation de bonheur ! Malgré les retours du doute et les secondes poignantes d’effroi, une certitude lutta, prévalut en l’esprit de Jean, le rassura toujours après la crainte : elle était si débordante, si vigoureuse, si absolue, la tendresse pour la femme choisie, que l’obstacle devant elle sombrerait…

Hélas ! l’obstacle est là même, résiste, ne fléchira pas. C’est la première fois que Jean regarde en face longtemps, de toute son âme raidie et ferme, avec un besoin impérieux de se décider, l’alternative qui menace. L’acuité de la réflexion est telle que maintenant la douleur paraît s’abolir. D’une force qu’il reçoit des profondeurs de l’être, force inéprouvée jusqu’alors, le cerveau du jeune homme combat le doute, essaye de rejoindre une solution, de conquérir la vérité. Gaspard est rude et n’est pas généreux : tout de même, au cœur de Jean se presse et gonfle la tendresse filiale. Des souvenirs pêle-mêle défilent, attirent la volonté. Comment pourra-t-il renoncer au père chéri malgré tout, qu’il ne doit pas humilier, qu’il ne veut pas torturer ? C’est donc impossible…

Alors, il faut livrer Lucile et lui-même au chagrin lourd, inexprimable. Quelque chose de terrible, comme un spasme d’agonie, saisit l’âme de Jean : comme s’il fallait cela pour ne pas mourir, il se serre la poitrine d’une main violente… C’est fini déjà, l’atroce peine : il respire longuement plusieurs fois, il est délivré, il ne reste plus en lui que du mal paisible… Dès lors, l’intelligence a plus de force pour agir, plus de liberté pour savoir. Une clairvoyance plus intense l’illumine, elle entrevoit, elle analyse avec puissance. Jean est conscient d’une résolution qui se prépare en lui, de moins en moins craintive ou douteuse. Il faut qu’il ne déçoive pas Lucile, qu’il demeure fidèle à l’espérance dont lui-même l’a ravie. Fut il coupable de s’engager à la faire bienheureuse, avant qu’il eût rendu Gaspard solidaire de sa promesse ? Il est possible qu’il n’ait pas agi d’une façon inattaquable : mais il n’a songé ni à l’inconvenance, ni à l’irrespect d’une telle conduite, il s’est laissé diriger par une impulsion vigoureuse de tout lui-même, avec la certitude qu’il s’abandonnait au bonheur et au devoir… Il en est sûr, il en a l’esprit comme plus vaste, il n’est plus libre de balancer, de choisir ; il doit, si Gaspard ne faiblit pas, refuser de plier lui-même. Ah ! quelle tristesse profonde en lui, quel amour de fils, quelle révolte, quel supplice de ne pas obéir ! Et cependant, il faut qu’il désole son père, qu’il se torture lui-même. Il ne peut contenir l’élan d’un pouvoir soudain, irrésistible au plus vivant de son être : il s’agite en lui non de l’égoïsme seul, une passion extrême à laquelle il est malgré lui docile ou même une crainte d’être lâche envers la jeune fille, mais un enthousiasme bizarre, moins vague à chaque seconde, le pénétrant davantage et de lumière et d’énergie. D’une vie sourde et constante, l’idée patriotique en lui s’était développée, affermie : la conviction n’était plus seulement idéale, mais impatiente d’agir. Elle vient de s’émouvoir : une tâche lumineuse éclaire l’esprit de Jean, le sollicite à la décision, à la volupté d’être fort et d’être bon. Il se souvient de la rêverie intense en face des plaines d’Abraham, plusieurs mois auparavant, de l’ardeur un moment ressentie pour les humbles de la race. Comme il fut naturel alors de l’apaiser sans remords, avec la sécurité de l’égoïsme et de l’indifférence ! Il revient tout-à-coup, mais réel, mais puissant, le désir autrefois méprisé de « répandre le sourire là où il y avait des larmes »… Un autre chagrin l’oppresse : il abandonne le rêve du laboratoire, de la science inspiratrice, glorieuse. Oh ! quelle sincérité, quelle passion déjà l’unissait à lui ! Quelle angoisse de le briser en lui-même ! La volonté fixe est à ce point victorieuse qu’elle détourne sans effort le songe brillant, que la vocation admise par elle y domine avec absolutisme. Pourrait-il, d’ailleurs, sans la tendresse qu’il faudrait arracher de l’âme, garder le même courage et la même ambition devant l’avenir ? Il ne l’a jamais perçu aussi nettement ni aussi violemment senti qu’à la minute même, il aime Lucile de l’affection indicible, douce et forte, merveilleuse et vraie, qui pousse un homme à devenir le meilleur, le plus énergique et le plus noble qu’il puisse être. Déserterait-il à jamais l’épouse élue ? Oh ! la déchirure du cœur ! la tristesse effroyable ! la longue amertume ! la source d’aigreur et de faiblesse ! Il ne serait plus le même homme, il pressent qu’il aurait perdu la foi en l’amour… Or, il croit à l’amour, il veut y croire sans cesse. La grandiose vision d’amour, celle où la race grandit et s’auréole par le convergence des initiatives et des cœurs, l’illumine de nouveau, le fascine et le stimule. Ah ! que devant elle il est seul et chétif ! Mais qu’importe ? il ira droit au peuple, à l’âme des humbles, il saura, il parlera, il attendrira, il fécondera, il accroîtra la somme de vie et d’amour… Plus tard, quand son père aura tout compris, Jean n’aura-t-il pas fait l’apprentissage du dévouement et de la puissance ? Un tressaillement de joie, presque de délire, secoue le jeune homme. Il est en possession de la certitude qui l’affranchit du remords, sinon de la souffrance : Gaspard sera lui-même frappé d’amour…

Un bonheur âpre inonde Jean, l’obsède : il entrevoit, il sait, il veut, il exulte…

Gaspard, vaguement positif d’avoir le dessus, commande :

— Il y a dix minutes que j’attends ! s’écrie-t-il.

La douleur est soudain plus acérée aux entrailles du fils.

— Il faudra nous séparer, mon père ? dit-il, et sa voix crève aux profondeurs de la gorge.

— Es-tu fou ? Ah ! mauvais fils ! Ah ! m…

Jean l’interrompt avec effroi :

— N’en dis pas davantage, je te l’ordonne, ou mieux que cela, je t’en supplie ! Ne me déchire pas de blessures. Si tu savais comme j’ai déjà trop de peine !… Il faut que je te désobéisse, te dis-je ! Tu sais pourquoi ? Hélas ! rien n’amollit ta… ton orgueil. Même après ton refus bien… dur, je t’aime profondément : il me semble que je ne t’ai jamais aimé autant, parce que je te fais beaucoup de mal et que j’en souffre d’une façon inexprimable… Il le faut, te dis-je ! Je ne puis faire autre chose… Oh ! qu’il serait facile de nous guérir tous les deux ! Tu n’as qu’un mot à dire. Allons, mon père, je te le demande au nom de tout le cher passé entre nous, aie la générosité de vouloir, bénis mon amour !

— Tu ne feras pas cela, mon Jean, tu ne m’abandonneras jamais ! s’écrie Gaspard, dont l’âme de père a frémi, s’angoisse. À mon tour de supplier ! Je ne puis te permettre ce mariage, je ne puis faire autrement… Est-ce ma faute ? Ça ferait un scandale. Nous perdrons du prestige, le ridicule fait déchoir… Tu ne comprends donc pas ? J’ai eu tant de misère à monter, à me faire une place dans le meilleur monde… On rira de nous, te dis-je, on déguisera contre nous, on fera de nous des imbéciles, des bouffons, on… je te déclare que c’est stupide, que c’est impossible !… Et, puis, j’aurai bien du chagrin de te voir partir…

— Avant longtemps, mon père, tu me comprendras, je te reviendrai…

— Si tu pars… jamais ! crie soudain Gaspard, acerbe, impitoyable, avec de la rancune plus sombre, plus sauvage, plus concentrée.