Imprimerie de « l’Événement » (p. 202-252).

VII

le rêve de fraternité…


Gaspard, que les mélancolies d’un piano n’ont jamais remué, finit par s’énerver du mutisme où Jean s’attarde.

— Eh ! bien, tu n’es pas content ? Au lieu de jubiler, tu as la mine…

— Stupide ? fait le jeune homme, absorbé par la réflexion ardente et conscient d’avoir, sans le vouloir, manqué de chaleur et de tact.

— Pas ça… Stupide, on n’emploie pas ce mot à tort et à travers. C’est un soufflet, et les soufflets, il ne faut pas en être prodigue. Mais tu avoueras que j’avais le droit de m’attendre…

— À la plus chaude reconnaissance ! cria son fils, impulsivement. Ah ! mon père ! Tout mon cœur s’en est rempli ! Comment te dire cela ?… Tu m’as causé une joie telle que le seul moyen de t’en rendre compte, c’est de le croire profondément…

— Comme tu es drôle, ce soir !… Tu es distrait comme je ne me rappelle pas t’avoir vu. Depuis quelques jours, tu paraissais inquiet. À table, on n’obtient de toi que des réponses courtes ; on dirait que tu veux te débarrasser de nous… Yvonne, pendant le dîner, s’est moquée de toi ; rien n’y fait. Il doit y avoir autre chose que cette affaire de laboratoire… Je te l’ai accordé, tu n’as plus donc à t’en soucier !

— Tu m’as pardonné, n’est-ce pas ?

— Avant ta confession ? Avant que tu me répondes ? Allons ! tu me connais mieux que cela !

— La fatigue de mon doctorat n’a pas encore disparu, tu sais ? Les nerfs sont épuisés, inconstants. Ils sont d’une sensibilité extrême. Le moindre attendrissement les bouleverse. Cette musique d’Yvonne, au moment où je voulais te remercier, comme on remercie un père tel que toi…

— S’il vous plaît, Jean, ne parle plus de moi ! interrompt Gaspard, foncièrement joyeux d’être un père tel…

— Laisse-moi parler de toi, mon père ! Dans mon rêve de science, je pense beaucoup à toi, aussi. Ne seras-tu pas fier, plus tard, d’un fils qui portera victorieusement ton nom ? Il faut que ton or serve à ta race ! Il ne s’agit plus de la race des Fontaine, mais de la race canadienne-française : elle a besoin d’unités qui, sur elle, étendent le respect qu’elles attirent, l’étendent comme une sauvegarde. Oui, contre le sarcasme des autres races ! Par le travail, la constance, la vision nette de l’idéal vers lequel ta bonté me permet de monter, je sens que je l’atteindrai ! La preuve que je ne m’égare pas, que je réussirai, c’est toi, ton sang qui est le mien, et par lequel s’effondrent les obstacles ! Ce qui m’entraîne vers la science la plus haute, c’est la fièvre qui t’emporte vers les sommets de la richesse. Si l’on venait t’accuser d’être un orgueilleux mesquin, tu sourirais de mépris : « Allons donc ! dirais-tu, je désire toujours plus d’argent, parce que je ne puis faire autrement, parce que c’est ma destinée ! » On ricanera, on s’esclaffera même, on s’écriera : « Il devient fou ! Quel fat ! Il se croit plus futé que les autres ! » Eh ! bien, je leur répondrai : — « Vous n’en connaissez rien ! Je vous pardonne de me faire de la peine, mais je passe outre, parce que je ne puis pas faire autrement, parce que c’est mon destin ! » Quelque chose de plus fort en moi que l’orgueil frémit, c’est le devoir ! Est-ce ma faute, si j’en ai la conviction ardente ? Je ne m’appartiens plus, une conviction me possède ! Je peux me tromper, mais si je ne le crois pas, je dois lui obéir, je dois vivre pour elle ! Je pressens qu’un jour elle ajoutera quelque chose à ma race, de l’honneur, du prestige, un peu plus de raison de survivre. Le Dieu qui fait germer les devoirs au fond des consciences m’ordonne : je marcherai, j’essaierai !

— Mais tu n’es pas dans ta vocation, Jean ! Plonge-toi dans la politique !… c’est du feu, ça ! Quel discours !

— Ce n’est pas un discours, mon cher père, c’est tout moi-même qui a débordé. Tu me demandais pourquoi j’étais si étrange. Eh bien, tout cela avait besoin de jaillir. Je me sens libre, plus fort, plus heureux !…

Oui, tout cela devait jaillir à torrents. Lorsque, sans pouvoir les écouler au dehors, une âme, riche comme celle de Jean Fontaine, s’est remplie d’émotions lourdes jusqu’à souffrir de leur profondeur et de leur puissance, il faut qu’elles s’épanchent en une effusion presque délirante. Il ne peut y avoir la sérénité, la mesure, le choix, la réserve : le tout se précipite, rugit, s’écroule.

On songe au dégorgement des eaux quand s’ouvre une digue : elles se pressent, elles se mêlent, elles se repoussent, elles luttent pour s’unir en une vague qui tombe invincible. Et le grand calme de l’onde redevient maître des choses… Jean éprouve une délivrance de tout l’être, une paix sereine de vivre. Il en fut de même lorsque, la dernière question de l’examen franchie lestement, il eut le cerveau allégi de l’obsession pesante. À l’âge de seize ans, il avait aimé une jeune fille au cours d’un été à la Rivière-du-Loup, avec le ravissement, le culte, les surprises, la fougue naïve, le don absolu du premier amour. Peu avant la fin des vacances, un superbe garçon, étudiant, blond, le teint duveté, héros d’amourettes incontestable, après quelques sourires d’initié, après quelques badinages murmurés joliment à travers les dents pointillées d’or, avait détrôné le collégien plus respectueux, moins neuf, trop servile. Le collégien, dont le cœur était déjà large assez pour une affection grave, ressentit les affres du chagrin qui, derrière les yeux fièrement dédaigneux, grossit et broie toujours davantage. Un matin qu’un écrasement sous la poitrine, à gauche, l’oppressait douloureusement, il fut soudain terrifié par un choc au cerveau, et des sanglots crevèrent à jets brûlants durant quelques secondes. Il arrivait à Jean de se ressouvenir de la paix descendue en lui, lorsque finirent les sanglots d’alors. Depuis la longue et véhémente effusion à son père, Jean se les est rappelés encore, inondé par une vague semblable de repos et de douceur. Elle ne pouvait grandir sans éclater, la tension de l’esprit ; elle ne pouvait croître sans déborder, la fièvre du sang. La bonté de Gaspard avait déjà secoué Jean d’un tressaillement, une impulsion d’amour l’avait énergiquement poussé vers le bienfaiteur. La chanson de tendresse et de légende acheva de lui remplir l’âme, de la tendre pour enfin l’amollir : en un remous de force et d’enthousiasmes se heurtant, elle se dégonfla. Et maintenant, elle est paisible comme une rivière dont rien ne trouble le cours. Tant d’idées, de sensations, d’affaissements, d’entraînements l’agitèrent le long de la semaine ! Il ne tâtonne plus, il ne s’angoisse plus autour d’un idéal qui fuit, d’une tâche imaginaire que la race exige de lui : le jeune homme se complaît en une vision d’amour transparente. Il est soulagé des tergiversations : une certitude calme le tient. Oh ! le bonheur de rêver à elles, quand on est sûr de l’élan vers les hauteurs !…

Sans être charmé par si beau songe, Gaspard vit une minute de félicité. Il n’est pas uniquement joyeux de ses largesses, l’orgueil paternel aussi le grise. Il a de son fils un concept inviolable, exalté même, et il admire la noble maîtrise de sa personnalité. Jusqu’à un certain degré, les sentiments que l’un à l’autre se vouent Jean et son père, ont de l’analogie : ils sont à base d’admiration et d’habitudes harmonieuses, et aussi, d’une espèce d’effroi jamais avoué. Cette gêne entre eux se révèle quand la vigueur respective de leurs caractères se donne libre cours. Celle du fils, intellectuelle, disciplinée, dompte Gaspard ; celle du père, concentrée, violente, sauvage, brusque, fascine Jean. Les deux pouvoirs ne se heurtèrent jamais, n’eurent jamais l’occasion d’imposer, l’un ou l’autre, une supériorité d’endurance. Leurs discussions n’étaient pas des conflits, mais l’expression normale de leurs mentalités l’une à l’autre familières : rien d’acerbe n’y intervenait pour les aigrir l’un contre l’autre. Les horizons de l’un ne se déployaient guère, la culture de l’autre s’affinait toujours par l’étude : ce rêve de science pouvait-il sourdre ailleurs qu’en l’imagination d’un ambitieux rêveur d’altitudes ? Gaspard s’étonna beaucoup moins que ne l’appréhendait son fils ; leurs entretiens, ceux où plus d’expansion jaillissait, accoutumèrent l’industriel à ce qu’il appelait « les belles phrases, les originalités, le romanesque, les nuages » : sans comprendre l’utile de ces choses, il avait comme une devination de leur beauté morale, était heureux que Jean les connût. Ce projet d’abord mit son instinct d’homme calculateur un peu mal à l’aise : n’est-il pas étrange qu’un jeune médecin ne veuille pas faire comme les autres, uniment s’arrondir une clientèle, devenir un spécialiste à la mode ? C’est inconcevable, peut-être chimérique, une telle carrière, mais il admire, il approuve, il croit. Ses entrailles de père ont vibré tandis que Jean déversait le trop plein de lui-même. Comme la voix sonnait l’ardeur et la virilité, comme les yeux s’allumaient de foi, comme le visage défiait les périls, embrasé de triomphe ! Sa propre jeunesse en lui ressuscite, les cris de fierté lancés contre le sort de nouveau l’ébranlent : le torrent d’énergie circule en ses artères avec la vivacité d’alors. Souvenances qui l’émeuvent, font perler à ses yeux une larme, la larme si bonne des regrets sans amertume : son fils lui devient cher étrangement, comme si des nuages le lui eussent voilé, comme si les ressemblances entre eux par magie se fussent illuminées. À sentir leurs âmes plus prochaines, plus identiques, à revivre en ce jeune homme qu’il croit superbe, une volupté inconnue le grise : un flot plus riche d’amour l’emporte vers Jean…

— Me permets-tu, mon Jean ? s’exclame-t-il, brusquement.

— Quoi ?

— Eh bien, oui, je ne sais comment te le dire. Ce n’est pas clair dans mon esprit… Je me sens tout curieux… Je ne me rappelle pas avoir eu le cœur comme je l’ai là !… Enfin, je suis fier de toi ! En t’entendant parler, en te voyant surtout, j’ai eu du plaisir, du gros plaisir, quelque chose de profond. Tu as un mot dont je me souviens : j’ai été pris !… Comme la vie est capricieuse ! Voici la chose que je voudrais t’expliquer : il me semble que je ne t’ai jamais connu, que je te découvre ce soir. Au fur et à mesure que tu t’instruisais, je te sentais plus loin de moi. Il y avait entre nous un fossé toujours plus creux : l’ignorance… Tu étais mon fils, mais si différent de moi que, franchement, tu… tu me paralysais quelquefois… Sais-tu ce qui m’a ouvert les yeux ? Ton courage d’il y a une minute, ta crânerie !… Après cela, nous ne sommes plus des étrangers, dis ? Ah ! oui, avoue que tu ressens la même chose, que…

— Que tu as bien deviné, mon père ! s’écrie Jean, touché au vif de l’âme. Ma gratitude pour toi est une des émotions les plus pures et les plus douces que j’aie éprouvées. Je la dois à ta bonté ; elle a été si indulgente, si naturelle. Je m’y attendais, mais pas de cette façon-là… La bonté rapproche, elle détruit les préjugés, les distances, elle purifie l’amour ! Quand tu es particulièrement bon pour moi, je te comprends mieux, je me sens mieux ton fils. Il y a un égoïsme supérieur de l’être qui repaie en amour l’être qui le satisfait !

— Pourquoi t’éloigner de moi encore ? Ta philosophie, c’est elle qui met de la glace entre nous !

— Tu voudrais que je fusse un homme d’affaires ? dit Jean, badin.

— À certains jours, oui… Ce soir, plus que les autres jours. Tu m’égalerais, Jean !…

— Comme tu es vain ! Tu dis cela avec un air… de pacha !

— Qu’est ce qu’ils viennent faire ici, les pachas ?

— Mais c’est un mot favori des Canadiens-français ! Ils dorment, ils engraissent, ils s’amusent, ils vivent comme des pachas. Cela veut dire qu’ils jouissent…

— Et cela veut dire que je me réjouis de mon succès ? Faudrait-il que j’en aie honte ?

— Il fut loyal, tu as le droit de t’en applaudir !

— Alors ?

— Alors… alors… nous bredouillons, mon père, nous ne savons pas comment nous dire des choses que nous avons là ! s’écrie Jean, dont le geste rapide montre le cœur. Nous essayons de parler, alors que nous voudrions parler… Comment se fait-il qu’après mes effusions de reconnaissance, je ne suis pas satisfait de moi-même, j’ai peur d’être ingrat ?…

— Et qu’après t’avoir promis ce que tu désires, j’ai peur de n’être pas assez généreux pour toi ?…

— C’est en cela que nous sommes étrangers l’un à l’autre : nos êtres qui le veulent, sont incapables du mot, du regard, du sourire qui les unirait dans l’amour !… Il y a, entre eux, l’ombre… infranchissable d’un malentendu. Nous ajouterions les analyses aux analyses, les conclusions aux conclusions, nous nous heurterions sans cesse à la même angoisse, j’allais dire à la même froideur. Dès que l’élan d’une âme vers une autre hésite, il n’y a pas de complet amour. Oui, mon père, j’avais raison : il se dresse entre nous l’ombre… l’infini d’une séparation morale.

— Ah ! l’instruction ! elle nous vole nos enfants, à nous, les gueux enrichis ! murmure Gaspard, amèrement. Au moment même où je te tiens, tu me glisses entre les doigts…

— Au moment même où tu m’attires, quelque chose en moi ne s’élance pas, recule…

— Pourquoi te creuser la tête pour rien ? Je te le dis encore, c’est mon ignorance qui te repousse !

— Mais tu es plus admirable d’avoir réussi malgré elle !… Tu pourrais avoir l’instruction la plus abondante que le même sourd malaise serait entre nous… Il y a autre chose…

— On n’est pas vulgaire, quand on a été soi-même avec tant d’énergie, tant de noblesse ! dit Jean, une rougeur lui inondant la face, parce que certaines brusqueries de son père l’attristent. Tu pourrais être l’homme de manières les plus raffinées que la même ombre entre nous planerait, comme tu dis, glaciale…

— Nous ne sommes père et fils que de nom, alors !

— Nous le sommes avec beaucoup d’affection, mais nous ne le sommes pas idéalement, profondément… — Encore ce mot embêtant, l’idéal !

— L’idéal est la cime des âmes ! C’est en montant vers lui qu’elles deviennent supérieures !

— Je suis inférieur parce que l’idéal, je n’ai pas le temps de m’en occuper ! s’exclame Gaspard sèchement, le regard dur, ses mains convulsives empoignant les bras du fauteuil.

— La voici, mon père, la séparation morale, la différence qui blesse. Tu n’ignores plus la raison de mon silence tout à l’heure. Plus tu as exigé que je parle, plus je devinais que toutes les démonstrations ne pourraient servir, que nous en sortirions meurtris même… Je ne te dédaigne pas : comment serais-tu inférieur de t’être développé selon la force irrésistible en toi ? Par le courage, la ténacité, l’intelligence, comme tu peux l’être enfin, n’es-tu pas un être supérieur, très beau ? C’est banal : une volonté victorieuse n’est pas inférieure ! Je suis plus orgueilleux de toi, je le jure, que tu ne l’es de moi !

— Si je te comprends bien, c’est irréparable, ça le devient chaque jour davantage.

— Ne dis pas cela, mon père, avant que nous ayons voulu !… Il doit y avoir, par le fait même d’un désir, un moyen d’en acquérir l’objet. Nous avons de la volonté beaucoup, tous deux ; pourquoi ne pas lui confier la besogne de nous rapprocher ? Nous savons où est le mal : nos égoismes sont trop exclusifs, nous rapetissent, nous enchaînent. Ah ! ce qu’il faudrait, ce serait une grande générosité, un dévouement passionné qui nous arracherait de nous-mêmes, ferait bondir nos cœurs en un même frémissement d’amour ! Quelque grande générosité pour notre race, par exemple ! Tu ne me trouveras pas romanesque, je l’espère ? Aux réunions du Congrès, j’ai compris, notre race implore de la bonté, des sacrifices… J’ai l’intuition que, si tu faisais quelque chose de noble pour elle, nous serions plus près l’un de l’autre, beaucoup plus près…

Cette pensée, comme si peu à peu tant d’autres l’eussent préparée, vient de surgir, naturelle et saisissante. Elle frappe Jean : bien qu’indécise encore, il en soupçonne la profondeur, la valeur, les possibilités. Sous le voile qui l’embrouille, il cherche déjà sa vertu d’action, de patriotisme efficace. En entendant ses lèvres l’énoncer, quelque chose de grave l’a troublé : il se faisait, dans l’esprit radieux, une éclaircie à travers les ombres alourdies par les rêveries impuissantes. Le cerveau confiant besognait, élaborait, attendait. Un cri d’allégresse, de tout l’être de Jean, triompha soudain :

— Ah ! mon père ! quelle grande idée ! proféra-t-il.

Plus rien ne retenait l’essor de la pensée dont, au premier instant même, il entrevit les larges ailes. Comme elles battaient loin et haut ! Quels espaces ! Quelle vision d’action prodigieuse à travers les énergies de la race ! Une ivresse parcourt Jean : ce qu’il avait désespéré d’atteindre, il vient de le découvrir…

Ce ne fut pas Gaspard qui donna la réplique à la débordante exclamation de Jean, mais Yvonne, depuis un moment rieuse au seuil de l’appartement.

— Encore une fusée de sentimentalisme ! articule-t-elle, un peu mordante. Comme cela éclate et brille !

— Ah ! te voilà, petite ! nous sommes un peu sérieux pour toi.

— Au contraire, papa, je me sens très grave, capable de la philosophie la plus revêche… Regarde mon visage, sa pâleur, sa fixité, sa profondeur… Regarde les yeux béants, lourds de choses… ah ! mais de choses portant la destinée des peuples…

Elle ne put mimer davantage ce qu’avec un accent morne elle disait : un rire spontané, strident, l’affola de malice et de joie. Et le calme ne revint pas vite. Les traits de Gaspard s’épanouirent en le plus jovial sourire. Entre la jeune fille et lui, beaucoup plus d’aisance allait et venait qu’entre lui et son fils : l’intarissable gaieté d’Yvonne le rafraîchissait. Au contact de son humeur ailée, il devenait spirituel avec une bonhomie rude ; auprès de lui, elle détendait son masque joli de Québécoise très admirée, ne se regardait plus sourire au fond des yeux mouillés de ruse ingénue, au coin de la bouche onduleuse. Devenue moins factice, espiègle naturellement, gentille indiciblement, elle babillait, folâtrait, cajolait, enveloppait d’une tendresse à fleur d’âme. Ses caprices étaient respectés comme les plus austères confidences ; ils étaient nécessaires à Gaspard et, quand ils ne naissaient pas, il s’ingéniait à les faire éclore. Ces dons sans nombre, infimes ou considérables, bibelots ou parures, toujours offerts avec la même jouissance et, recueillis avec la même joie, familiarisèrent le père et l’enfant l’un avec l’autre, les habituèrent à la confiance, à l’exubérance, à la causerie affectueuse, bien qu’elle ne fût jamais intimement profonde…

Par la souplesse câline, la magie de son influence, Yvonne était dangereuse. Jean le savait. Le consentement de Gaspard ne le rassure pas sans laisser flotter en lui une inquiétude. Il redoute l’incisive raillerie de sa sœur : au premier choc de la nouvelle qu’elle aura du laboratoire, elle s’emballera pour ou s’esclaffera contre le rêve de son frère. Et les roulades vives, mordantes, prolongées du rire qu’il entend, aigrissent le meilleur de sa sensibilité. Il n’y a pas d’âcreté en sa peine : la légèreté de la jeune fille, il la comprend, il sait qu’elle est impulsive, il ne voudrait pas la blesser. Mais ne se mêle-t-il pas, aux accents de voix tapageurs et mélodieux, quelque chose d’attristant, d’irréparable ? Une boutade contre la philosophie, sa raideur, est aisément pardonnable, et ses plus fidèles prêtres, à certains moments, ne la renient-ils pas avec une moue désintéressée des lèvres ? C’est que la joie d’Yvonne, outre qu’elle a déprimé Jean par tant d’enthousiasme refoulé tout à coup, lui rappelle aussi leur entretien de l’autre jour, l’amour de Lucien Desloges. À vrai dire, il ne s’en est guère préoccupé depuis lors. Quand ils se revoyaient tous à table, le père, la sœur et le frère, et que parfois une distraction coupait la verve de la jeune fille ou même inclinait ses yeux tièdes vers l’assiette, une peine torturait le jeune homme. La piqûre était bientôt guérie. Le tourment d’ignorer comment il pourrait ne pas être un inutile à sa race, alors qu’à lui venait d’elle un appel décisif et touchant, ne lui causait-il pas assez d’incertitudes et d’angoisses ? La hantise de son impuissance le captivait : Yvonne et sa tendresse gaspillée en faveur d’un oisif ne l’alarmaient plus que superficiellement. À se croire tellement égoïste lui-même, il ne blâmait presque plus Yvonne et son ami de concentrer leur rêve en des ambitions exclusives, sans générosité, sans haute noblesse.

Et maintenant, c’est autre chose. Le jeune médecin entrevoit sûrement la tâche de sacrifice et d’honneur que lui déploie l’avenir. Elle est un devoir, la vanité qui, devant les triomphes dont elle se sent capable, les veut et les attend ! Jean sent un recul à l’idée glaciale d’être présomptueux : elle fond déjà, le laissant positif de son courage et de n’être pas vil. L’égoïsme n’est-il pas moins impur, dès qu’il s’élève en des espaces de noblesse et de clarté ? La sensation de livrer beaucoup de lui-même, en s’oubliant presque tout entier, ne l’a-t-il pas empoigné au cours de la tirade à son père ? Et la certitude que la race cueillera de lui un peu de gloire n’a-t-elle pas fait circuler en ses veines une brûlante sève ? Ah ! sa race ! qu’elle n’est plus la même en lui depuis le réveil des orgueils latents ! Comme ils ont grandi, comme ils ordonnent, comme ils tressaillent ! La race est devenue une atmosphère vaste et sainte où l’on vit d’elle, pour elle, dans les bornes de soi-même élargies par l’amour jusqu’à l’étreindre. Ce qu’il y avait de sonorité fausse et déclamatoire en l’enthousiasme s’est tu : ce n’est plus de la fièvre, une idée fixe nerveuse, une émotion volage de la sensibilité, un incarnat de honte au front parfois, mais une conception nettoyée de vague et qu’aucune hésitation ne souille. Elle a fini de l’illuminer, de le préciser, de le lui rendre cher, l’idéal patriotique : la vision soudainement lui a déroulé tout un ensemble d’efforts et de puissance « Ah ! mon père, quelle grande idée ! » cria-t-il, exultant ! Elle l’inonda tant de sa lumière qu’il eut, deux ou trois secondes, l’impression de ne plus vivre qu’en elle, mystérieusement, profondément, là où l’âme est le moins loin de l’infini. Les mots concis, limpides, forts, se préparaient à jaillir de son cerveau : l’intimidation d’Yvonne les a figés au fond de lui-même…

Puis, avec une lucidité croissante, il a démêlé toutes les conséquences d’un mariage avec Lucien Desloges : le pressentiment de leur vie dolente, éparse au vent de la fantaisie, se creuse. L’Yvonne d’autrefois, d’il y a deux ans, comme elle eût soulevé un homme au-dessus des joies mesquines, purifié son ambition, comme elle l’eût raffermi, complété, inspiré ! Yvonne aurait été la femme pour laquelle on est quelqu’un : tant d’hommes, sans leurs femmes, auraient sombré dans l’insignifiance ou l’irréparable bêtise ! Et la voici transformée, exquise à l’extrême, étincelante, mais enchaînée à un fat dédaigneux de sa race et du passé grandiose, mais sans les ailes anciennes vers le plus pur et le meilleur.

Une confiance nouvelle s’empare de son frère : n’est-il pas irrésistible, ce soir, l’embrasement qui se ranime en tout lui-même ? Un peu de ce magnétisme ne l’émouvra-t-il pas elle-même ? Pour ne pas gâcher la cause par un zèle maladroit, il appelle à son aide la bonté, la douceur, un véritable élan fraternel. N’y a-t-il assez d’étincelles pour raviver en elle la flamme large et merveilleuse de l’idéal ?

Précisément, la minute est venue d’être sur le qui-vive et d’être habile : Gaspard, distrait par Yvonne si joyeuse, n’a pas toutefois oublié le cri passionné du fils.

— Bon ! achèves-tu de rire ? dit le père.

— Veux-tu que je recommence, papa ? Je me trompe : c’est à Jean qu’il faut en demander la permission. Il ressemble… ah ! je ne sais à quoi… tiens, au gros érable tout vieilli, tout pensif au coin du parterre. Allons ! un sourire de toi, s’il vous plaît, gentil, de vieux garçon délicieux ! Je lui offre Marthe Gendron : il refuse net, Monsieur le docteur fait le petit bec. Hier, au café, je l’ai vue. Elle était ravissante en linon lilas. Un américain superbe la harcelait des yeux, mais elle me jasait de toi. Elle agonise, te dis-je…

— Ta première cliente, Jean ! ricane Gaspard.

— Un cas facile à guérir ! ajoute Yvonne.

— Tellement facile que tous les hommes sous ce rapport-là sont médecins ! réplique son frère, dont un sourire dilate le visage.

— Demain, Lucien et moi, allons chez les Gendron, au Bout de l’Île ; tu viens ?

— J’irai ! acquiesce Jean.

Mais une distraction l’absorbe : il a les yeux ailleurs, très loin… Ils s’adoucissent et rêvent. Lucile, transfigurée d’une beauté reconnaissante et fine, le remercie d’être bon, de se souvenir. Au moment précis où elle s’est dessinée toute en lui, une morsure lui a fouillé le cœur. Elle est bizarre, la pitié qu’il donne, mélangée d’une semblable ivresse : jusqu’en la tristesse de savoir Lucile affligée déborde un peu de la grande joie de tout-à-l’heure…

— Avec quel enthousiasme il accepte ! plaisante Yvonne. Qu’est-ce que tu en as fait, de ton enthousiasme ? Tu me reprochais d’avoir fait prendre la clef des champs à mon idéal… Si tu l’avais entendu l’autre soir, papa, au retour de l’excursion à Lorette, tu t’en souviens ?

— Il faisait bien beau ! répond-il. Jean, tu n’as pas de flair !

— C’est ce que je lui ai dit. Je le prenais en compassion : au lieu de m’en avoir du gré, il m’a fait une dissertation, oh ! très bien ! très savante et même très gentille, sur les nuances romanesques envolées de mon âme…

— Ma chère petite sœur, je n’ai pas disserté, je ne me rappelle avoir parlé qu’avec mon cœur. Et les cœurs ne dissertent pas : quand ils ne chantent pas, ils pleurent…

— Il a bien du temps à perdre, le tien, s’il pleure sur moi…

— Tu ne réfléchis pas même à ce que tu dis, Yvonne. À certains moments, tu deviens presque gamine. Il est permis d’être légère à une jeune fille, mais non d’être disgracieuse. Je pousserais la bonté jusqu’à en être ennuyeux que tu n’as pas le droit de me faire de la peine : il est des erreurs qui ne se redressent qu’avec beaucoup d’amour…

— Alors, je ne t’aime plus ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai dit le premier !

— C’est vrai, dimanche… oui, papa, je suis un très vilain personnage.

— Tu te moques de nous, petite fille ? réplique Gaspard, ignorant de toute la querelle morale entre ses deux enfants. Toi, vilaine ? La chose la plus fine, la plus charmante qu’il y ait moyen de rêver !

Un peu aigre, Yvonne articule :

— Il paraît que je suis un cerf-volant.

— Ah ! tu n’as pas le calme et la hauteur des cerfs-volants…

— Mais la fragilité, le superflu, le besoin du vent…

— Ne te fâche pas, je t’en prie. À quoi bon le venin qui empoisonne ? Je n’ai pour toi aucune aversion…

— Il ne manquerait plus que cela !

— Aucune animosité, aucune rudesse, mais de l’amour, celui qui perçoit le plus merveilleux de toi-même ! Les jeunes filles ont des ailes qu’on dirige : selon l’influence, elles rasent la terre ou montent en pleine lumière…

— Et mes ailes, où vont-elles ? Voici une rime, tu ne devrais plus m’en vouloir, ô mon cher poète.

— Je voudrais qu’elles aillent très haut battre pour la race, pour le Canada !… Le Canada sent les premiers frissons de la vie nationale : pour ne pas mourir de faiblesse et de matérialisme, il a besoin des femmes, de leur âme ardente, croyante, héroïque, inspiratrice !

— Tu ne savais pas que nous avions un tel patriote ! dit Gaspard, que « la grande idée » de son fils persécute. Eh ! bien, sache-le, tu as perdu le plus beau discours !

— Pourquoi n’es-tu pas avocat, Jean ?…

— C’est qu’il a bien d’autres choses en tête, Yvonne… Jusqu’ici, je me suis demandé si je devais le dire, moi, ou bien attendre que tu…

— Que je fasse un autre discours ? Ah ! non, de tels discours ne s’improvisent qu’une fois.

— Il parlerait très bien, tu sais, dit Gaspard, gaillard et songeur.

— Dis-le toi-même, mon père.

— Qu’est-ce que tu penses, Yvonne, d’un laboratoire pour monsieur le docteur ?

— Un laboratoire ? Mais qu’est-ce que tu veux faire de cela, Jean ?

— Tiens ! on ne vous enseigne pas ça, au couvent ? Pourquoi les payer si cher, les religieuses ? s’étonne Gaspard.

Yvonne se rengorge : altièrement comique, elle persifle :

— S’il vous plaît, ne m’insulte pas, je fus incomparable en chimie ! Quel séduisant souvenir à graver dans ma mémoire ! j’eus un prix d’assi…duité.

— C’est vraiment bien réussi ! dit son frère.

Il sourit du meilleur de lui-même. Parce que la mimique est irrésistible, et aussi, parce que l’instinct railleur d’Yvonne a besoin d’être adouci pour qu’il ne s’enflamme pas contre le rêve de science. Une intuition qu’elle accueillera l’originale vocation par un rire cinglant, peu à peu refroidit Jean Fontaine…

— Sérieusement, là, ton laboratoire, ce sera du clinquant pour éblouir les clients. Pour un sentimental, une aussi étrange réclame, ce n’est pas joli… N’oublie pas, en effet, papa, que Jean est un des rares humains en qui surnage la vieille chevalerie. Au nom des preux, des croisés, il m’a supplié de redevenir la princesse rose de la quinzième année. Il a fait les choses avec une galanterie suprême. Il mit genou en terre, inclina sa perruque brune, mouilla ses yeux de noble langueur, m’offrit son épée ardente au service de ma régénération…

— Qu’est-ce que tu me bredouilles ? Au nom du ciel, parlez de manière à ce que je vous comprenne ! objecte Gaspard.

— Je voudrais tant parler de manière à ce qu’elle me comprît ! Elle nargue : la raillerie est l’argument déloyal de ceux qui nient. Et nier, c’est détruire… Quand tu railles, Yvonne, j’ai peur d’avoir tort. Sois gentille, ou plutôt sois généreuse, comme on l’est pour ceux qu’on aime un peu…

— Beaucoup, Jean… murmure-t-elle, enfin domptée par la voix frémissante et tenace.

— Eh bien, je désire ne rien te cacher d’un trouble sur le cœur. Je te parlerai loyalement, avec tout ce qu’il y a de tendresse et de meilleur en moi-même ! Il ne faut pas que tu ries de la décision que je viens de prendre ! Je sens que tu me ferais du mal…

— Je suis capable d’être sérieuse, tu sais…

— Et bonne, surtout. Sur un enthousiasme tendu au point où le mien l’est, il ne faut pas laisser tomber du sarcasme. Il en pourrait mourir… Il suffit d’une blessure pour qu’un enthousiasme ne soit plus le même après l’avoir sentie. Tu promets, petite sœur ?

— Je suis convaincue d’être très bonne, dit-elle, avec un sourire merveilleux de franchise.

— Cela prendrait quinze ans, peut être, avant que j’eusse une clientèle intéressante… La profession est congestionnée.

— Tu es de ceux qui se trouent un passage !

— Je ne veux pas attendre…

— Mais, Jean, la clientèle, ça ne se mendie pas !

— J’ai trouvé quelque chose de mieux, d’admirable, il me semble…

— Ton laboratoire ? Ce n’est pas de la pose, alors ?

— Y a-t-il de la pose quand le plus pur de l’être se donne ? et à la science, oui, ma petite sœur, à la vraie science !

— Ah ! je comprends ! Tu veux devenir un Pasteur ! s’écrie-t-elle, charmée. Que c’est fin !… mais c’est très chic !

— Un Pasteur est l’oiseau rare, je limite ma perspective à celle d’être un jour le savant qu’on respecte…

— De plus en plus la statue de la médecine, un brahmane de la science, perdu en elle, extasié !

— De plus en plus isolé de toi, n’est-ce pas, Yvonne ?

— C’est qu’il est triste !… Avant longtemps, ce n’est pas à toi que voleront mes confidences, tu peux en faire ton deuil !…

— C’est à Lucien que tu rêvais, lorsque tes mains si douces éveillèrent le chant d’Isabeau ?… Je l’appréhendais ! répond Jean, dont beaucoup de tendresse répare le blâme.

Gaspard, abasourdi, se hâte d’éloigner ce mystère :

— Lucien ? Je ne connais pas ce Lucien, moi ! dit-il.

— Pardon, petite sœur ! Ce n’était pas à moi de le dire.

— J’en suis très heureuse, interrompt la jeune fille, une couleur de grenat lui teintant le visage à l’instant même. Si tu n’avais pas été ici, papa saurait tout…

— Je reviendrai tout à l’heure…

Non, reste, je n’ai pas honte d’affirmer devant toi mon amour ! Papa, monsieur Henri Desloges n’est-il pas un de tes grands amis ?

— Henri Desloges, le gros marchand de bois, un de mes plus grands amis ! Au club, c’est avec lui que je m’accorde le mieux ! Je ne suis pas capable d’expliquer cela… eh bien, il me semble que nous sommes taillés dans la même étoffe, que nous sommes deux habits presque semblables. Comme si, l’un en face de l’autre, nous nous retrouvions l’un dans l’autre… Mais il ne s’agit pas de mon bavardage.

— T’a-t-il parlé de son fils ? demande la jeune fille, adorablement ingénue.

Les lèvres de Jean remuèrent : elles allaient lancer une boutade mesquine. Il se souvint que le sarcasme est presque toujours une lâcheté : ne devait-il pas être généreux sans bornes ?…

— Il m’a dit que son aîné travaillait avec lui quand il avait du temps de reste. Il m’a laissé entendre qu’il ne songeait pas encore très sérieusement à la besogne assidue. Est-ce ton Lucien, l’aîné ? Je l’ai connu, pourtant : ma foi, je ne m’en souviens plus !

— Depuis assez longtemps, il est beaucoup plus assidu auprès de ma sœur qu’aux factures ou aux rêveries financières, explique Jean, sans la plus infime pointe de malice au bord des yeux, aux commissures des lèvres.

— Et tu ne le refuses pas ? il est donc charmant ! s’écria Gaspard… Car, enfin… je ne sais comment faire un compliment qui te convienne… — C’est que tu es gentil, mon papa chéri ! Toi, au moins, tu vois les choses à travers le prisme du bons sens. Regarde-moi cet original empesé dans son idéal rigide, il veut tout simplement m’arracher du cœur l’amour de plus en plus clair, de plus en plus tenace, oui, tenace que j’ai là !…

Et, d’un geste gracieux et provoquant, elle se frappa victorieusement la poitrine. Jean, contre lequel cette menace éclate, baisse la tête et commence à désespérer…

— C’est un parti superbe ! dit Gaspard, Je ne m’informe pas du jeune homme davantage. Tu l’as choisi ! Ma petite Yvonne est incapable de faire une bourde… N’est-ce pas que tu as bien pesé ton cœur ?…

— Pesé et repesé, toujours le même poids !

— Ce poids, je le sens très lourd sur mon cœur de frère, murmure Jean dont la peine s’avive.

— Mais, sapristi, il faut toujours bien avoir quelque raison d’entraver un mariage ! Donne-les donc, puisque çà vaut la peine d’avoir l’air si penaud ! Sais-tu qu’Henri Desloges est un personnage considérable, cousu d’or, sans tache, de notre classe, un homme qui s’est fait ce qu’il est ? Un fils de juge ou de ministre m’aurait plu énormément : aurait-il été aussi franc, aussi désintéressé que le fils de mon copain Henri dont le million approche ? Ce garçon-là, avant de le reconnaître, eh bien… j’ai hâte de lui serrer la main ! Allons, Jean, ton réquisitoire au plus vite !

Jean ne s’est jamais jugé coupable de voir nettement le défaut le plus exigeant de Gaspard : une vanité qu’il lui accordait sans mauvaise grâce, parce qu’elle n’était pas maligne, parce qu’elle était nécessaire. La foi imperturbable en l’avenir, malgré les revers, la prodigieuse venue du succès, la constance de la fortune à s’engouffrer dans ses mains jamais remplies, la certitude que le premier million s’achemine vers d’autres qui se profilent à l’horizon de l’imagination, la quotidienne pensée qu’à lui seul il doit tout lui-même et tout ce qu’il a, ne voilà-t-il pas autant de forces qui, sourdement, ont pétri l’orgueil de son père ? Celui-ci est chrétien, mais non au point d’attribuer à la grâce, à la prière, tous les triomphes : Dieu lui a implanté les germes de l’ambition inéluctable, fort bien, mais c’est lui seul libre qui les a fécondés. Dieu est le créateur de la richesse, mais il ne choisit pas les hommes qui l’entasseront près d’eux. Ne s’enrichissent que les favoris de la chance ou les hommes dont le vouloir est plus fort que les fantaisies de la concurrence ! Selon lui, on n’a pas encore découvert si la veine est une semence du ciel. Et d’ailleurs, ne s’énervait-il pas lorsqu’on attribuait l’origine de sa fortune à un sourire du hasard ? Sa fatuité aime qu’on la caresse et déteste qu’on la froisse : elle se ramifie en toutes espèces de caprices, de manies, de coquetteries mêmes. C’est ainsi qu’il serait mal à l’aise si un veston cossu ne lui flamboyait sur la poitrine. Sous son regard, il déploie souvent la main gauche pour y voir se découper harmonieusement l’agate d’une bague. Il pousse le culte de la mode jusqu’à la superstition, c’est-à-dire jusqu’aux plus minces raffinements : une nuance d’habit se répand-elle chez les amis du Club de la Garnison, elle ne tarde pas à le revêtir lui-même. Sa résidence est d’un style déconcertant, moderne avec une ébauche légère de château de la Renaissance dessinée par deux tourelles et leurs pignons graves : cela suffit pour que le flatte l’illusion d’habiter une vague gentilhommière. Comment un homme aussi actif, aussi remuant peut-il s’astreindre à des habitudes si molles ? Énigme de l’éternel masculin ! Et trônant sur le siège moelleux de l’automobile royale, n’avait-il pas une sensation quelque peu analogue à celle qui gonflait la tête des beaux cavaliers au temps de Vaudreuil ?…

Il est trois catégories de parvenus tranchées au Canada-français. Les uns, trop clairsemés, maintiennent au cœur l’amour de l’humble origine. D’autres évoquent sans cesse leur berceau modeste et s’exaltent de s’en être affranchis par le prestige de l’honneur ou de l’or ; au lieu d’être un opprobre en leur esprit, l’obscurité de leurs parents n’est qu’un prolongement de gloriole et de suffisance. Les autres enfin, par une déformation lente, mais progressive de ce qu’il y a de plus intime en leur nature, ont la honte absolue de leur naissance et ne se la rappellent que pour en souffrir l’humiliation, presque la haine. Gaspard n’appartient ni à l’une ni aux autres pleinement, il a perdu la boussole à mi-chemin entre la dernière et les autres. Bien qu’il se soit égaré, une lueur de tendresse est en son cœur pour le diriger encore. Son père et sa mère, quand sa mémoire daigne en ranimer les visages un peu durs, amollissent quelques cellules au fond de ses entrailles : la moelle et le sang qui furent les leurs, il est conscient d’en être robuste. Mais comme il les a surpassés de tout l’envol de son désir et de toute la hauteur de son succès ! Décidément, ils furent contents avec trop de facilité, ils furent des miséreux, des mesquins, des incapables. Oh ! le précipice entre eux, les hères, et lui, le millionnaire auréolé ! Les sourires, volontiers ou de force, ne lui rendaient-ils pas hommage comme à un roi ? Des personnages d’élite ne l’honoraient-ils pas d’un tutoiement d’égal à égal ? Ne frayait-il pas avec les groupes les plus éclatants de la société québécoise ? Nulle association de bienfaisance, de jeux, ne voyait le jour sans qu’on entendît le nom de Gaspard Fontaine autour de son berceau : sa largesse était inlassable, proverbiale, serait légendaire après sa mort. Quelle griserie de sentir les « gens instruits » courber tout leur savoir devant lui ! N’ignorant pas que plusieurs se tordaient la face à rire de lui, dès qu’il n’était plus là pour les avilir, il dédaignait ce qu’il appelait leur « jalousie bête », et surtout, membre du club de la Garnison, n’y est-il pas flatté, recherché, défendu, respecté ? Que lui importent les gouailleries, les grimaces de quelques-uns, si tous ne peuvent ignorer son or et sa personnalité ? Aller au club est, pour lui, une jouissance, un orgueil, une nécessité, un beau songe d’aristocratie. Comme il est loin du logement bas et morne où ses parents nichèrent quelque part aux profondeurs de Saint-Roch ! Quand il remonte la Grande Allée, que le cornet d’alarme éclate ou bêle tour à tour, et que les ouvriers de la fabrique d’armes se massent pour ne pas être abattus par l’automobile, Gaspard Fontaine revoit son père comme eux sali, déprimé, hâve, lamentable, et son âme alors s’étrangle de honte… Jean n’a pas sondé toute la fatuité de son père, n’en a traversé que les couches de surface…

Après de tels mots claquant de fierté, après une mise en demeure tellement incisive, le fils vacille un peu, sent défaillir l’idée qu’il voulait communiquer en sa force totale. Est-elle assez mûrie en son cerveau pour y être déjà cueillie ? Ne vaudrait-il pas mieux lui donner encore un peu de lumière pour qu’elle s’épanouît davantage, alléchât mieux les esprits qu’il veut lui conquérir ?

— Je te le disais bien, que tes griefs contre Lucien étaient de la fumée, s’écrie la jeune fille. Monsieur l’avocat de la Couronne, vous avez la parole. Monsieur Desloges est un misérable, un ivrogne, un faussaire… Le jury vous écoute…

— Lucien Desloges n’est pas digne de toi, je le répète, dit Jean, dont le calme apaisa singulièrement la fièvre de sa sœur. Tu espères, en m’exaspérant, me faire jouer le rôle d’un méprisable et sot délateur ?… Le motif est plus haut, plus sacré !…

— Ah ! oui, l’idéal… je suppose…

— Oui, petite sœur. L’idéal, mais l’idéal vrai… Ce mot est de nos jours honni et déchu, parce qu’on l’a dénaturé… On ne le prononce qu’avec l’arrière-pensée d’une chose naïve et vaporeuse… chimère, sensiblerie romanesque, emballement : voilà les choses dont on ne le distingue pas et pour lesquelles on l’exile. On se rapproche du jour où le devoir ne sera plus que de l’idéal, ou plutôt, du vide… Adorer Dieu ne devient-il pas même la mission des femmes plus rêveuses, j’allais dire plus nerveuses ?… Et quand Dieu lui-même ne sera plus que le vide, qu’est-ce qui ne le sera pas ?

— Tu insinues que Lucien l’est déjà ?

— Je ne l’outrage pas, sois-en sûre, Yvonne… Je le comprends, et n’est-ce pas lâche de maudire après avoir compris ? Il n’y a que les âmes bornées qui mesurent le pardon, mais je te conjure de réfléchir… Lucien n’est-il pas un impulsif ? Et ses impulsions ne suivent elles pas le même cours toujours, et n’est-ce pas le plaisir ? Tu n’as pas oublié la façon dont il a trahi l’essence, le tréfonds de lui-même. Je l’ai fait parler devant toi avec le dessein…

— En piège ! Crois-tu que je ne m’en suis pas aperçue ? persifla-t-elle, avec beaucoup de violence.

— Pourvu que le piège brillât comme la planche de salut…

— Qui me délivrerait du monstre ? L’amour ne voit pas le monstre, il ne voit que lui-même ! Ce n’est qu’une manière de dire. Lucien est charmant ! Il est jalousé, vilipendé, il est…

— Ton ravisseur ! Il t’a prise à toi-même !…

— L’Yvonne de jadis affolée d’enthousiasmes puérils !

— L’Yvonne enfiévrée d’ardeurs généreuses… c’est elle que je supplie !

— Elle ne t’entend pas, elle est morte !

— Elle vit, n’est-il pas vrai qu’elle s’éveille, qu’elle s’attendrit ? s’écrie Jean dont la voix presse, irrésistiblement douce.

Yvonne, malgré elle, en ressent le magnétisme et la plainte : moins rigide, elle commence à plier.

— Pourquoi du chagrin, mon frère ? dit-elle. J’ai pensé que ta gorge allait crever…

— Laisse-moi t’expliquer. Je veux des mots profonds qui t’atteignent et te gagnent !… Toi aussi, mon père !… Lucien Desloges est aveuglant de brio, il est un dilettante exquis, mais il ne sera jamais autre chose !

— Qu’en sais-tu ? proteste Yvonne, étonnée d’être si peu déchirée au vif de son orgueil.

— Tu le sais aussi bien que moi ! L’intime de lui-même a jailli, te dis-je !… Si le procédé n’était pas loyal, il l’est devenu par le désir de t’être bon. Lucien renie tout. Pâmé devant lui-même, il n’a pas d’autres fiertés. Il n’a pas celle de la religion, qui est un lien d’étiquette mondaine à ses yeux ; il n’a pas celle du travail, parce qu’il est un flâneur ; il n’a pas celle du devoir, qui n’est pas moderne, qui n’est pas chic… Il n’a pas celle de l’amour…

— Voici un joli compliment, tu peux t’en vanter !

— Il n’a pas celle de l’amour, parce que c’est toujours lui seul qu’il aime…

— Puisqu’il s’aime autant lui-même, il a du moins cette fierté !

— Ce n’est pas la pure et vraie fierté, celle que rassasient les instincts moindres !…

— Parle donc franchement, tu veux dire les instincts vils ?

— Non, Yvonne, je dis que sa fierté s’arrête là où le grand amour commence…

— Ah ! ah ! le grand amour, la fumisterie des poètes ! Charlatanisme des romans pour ingénues ! À d’autres, s’il vous plaît !

— Eh ! bien, oui, Yvonne, le grand amour, l’amour qui ne mesure pas le dévouement, l’énergie féconde, la bonté suprême. Mon père, tu ne dis pas mot, mais tes yeux me prouvent que tu devines, que tu vas comprendre ! Ma petite sœur, ton cœur est sur le point de s’ouvrir, je le sens frémir au plus vibrant de ta voix ! La race canadienne-française périra d’égoïsme, si elle meurt… Je sens que mon ambition de science elle-même est trop façonnée d’orgueil impur. Ne vous offensez pas tous les deux ! Je vous accuse avec indulgence, avec peine, avec la plus vive tendresse ! Yvonne, tu es une égoïste ; tu l’es délicieusement, mais tu es égoïste ! Tu parlais d’ardeurs puériles ? Leur objet fut enfantin souvent, j’y consens, mais ce qui ne l’était pas, ce qui promettait des miracles, c’était l’âme de ces enthousiasmes, l’instinct brûlant de la beauté supérieure et des nobles dévouements ! Je l’appellerai l’eau souterraine du sublime : peu à peu, le flot en serait devenu plus abondant, plus large. Aujourd’hui, par elle, tu serais entraînée vers quelque chose, de vaste, un magnifique rêve d’épouse. Nous, les hommes, pouvons à peine monter sans vos ailes… La terre nous rive à elle, quand votre sourire n’en écarte pas les chaînes !… Les hommes ont besoin du grand amour pour être forts… Yvonne, tu possèdes les dons capables de l’éveiller !…

— Tu ordonnes que j’attende l’homme, ou plus exactement, les ivresses de coiffer Sainte-Catherine…

— Je n’ordonne pas, je tâche de t’inspirer le haut désir qui ordonne !… Tu ignores combien de jeunes canadiens-français, grâce à toi, pourraient devenir nobles et grandir !

— Des noms, des noms, s’il vous plaît ? interroge-t-elle, à la fois curieuse et acerbe d’énervement.

— À ce moment, quand Lucien te fascine ? mais tu les prendrais tous en grippe !

— Je ne te croyais pas si retors ! ne put-elle s’empêcher de murmurer, plus docile à mesure que le pouvoir de Jean l’empoignait.

— Comme si j’usais de manœuvres sournoises ! Allons, ma petite sœur, sois juste et bonne ! Il n’y a rien de plus franc et de plus net que ma pensée. Elle est aussi limpide que merveilleuse. Lucien n’a pas la fierté de sa race… Les traditions l’offusquent, l’héroïsme des ancêtres l’ennuie, il n’a qu’un sourire dédaigneux pour nos tombeaux ! Après la conversation de l’autre jour, il est impossible d’en douter… Notre race a besoin d’orgueil et d’amour ! Si on ne lui donne pas tout cela, intensément, elle tombera d’anémie… L’orgueil et l’amour sont le sang d’une race ! Ah, si tous voulaient, quels prodiges fleuriraient sous le grand soleil du Canada ! Ah, si tu consentais, ma chère Yvonne, à devenir une femme de courage et d’idéal, pour ta race, pour… !

— Pour me sacrifier, n’est-ce pas ? Une héroïne, une sainte, une martyrisée ! Quelle jolie vision !

— Tu n’es pas sérieuse, tu sais qu’au lieu d’un martyre, c’est le bonheur que je te suggère, le bonheur durable, parce qu’il vit de l’éternel aux racines du cœur !

— Allons, c’est entendu ! Je vais donner toutes mes robes au prochain bazar, copier l’habillement des étudiantes nihilistes de Moscou ! Mes cheveux que je laisse bouffer, je les aplatirai en bandeaux collants avec de l’huile. Il ne faut pas que j’oublie les lunettes montées en aluminium. Il sera plus facile, dès que j’en aurai sur le nez, d’avoir l’air sombre et responsable des femmes utiles à l’univers. Il ne me restera plus qu’à partir en croisade pour la race, comme une zélatrice de l’Armée du Salut !

La mimique de la jeune fille était ravissante : Gaspard et Jean s’égayèrent à suivre les malices de la bouche et des yeux. Jean tout de même ressentit plus de confiance et devint plus agressif : il s’écria :

— Sois jolie, sois le toujours, autant que possible ! c’est, ton droit ! Habille-toi délicieusement, c’est ton droit ! La beauté enrichit une race… mais ton cœur, Yvonne ? Quelle source ! quelle puissance ! Notre race demande le cœur de ses femmes, le tien !… La foi en elle s’écroule : les Canadiens-français se détachent de leur passé, en rougissent… La mollesse conduit les races, aussi bien que les individus, à l’inertie, à la honte, à l’impuissance… Parce que la foi des femmes est la dernière qui meurt, c’est elle qui éloignera les Canadiens-français de l’apathie, de la médiocrité, du reniement… Sois belle, sois jolie, sois exquise, brille et règne, mais ne seras-tu pas une croyante en ta race ?

— Mais j’y crois ! Invente un credo et je le réciterai !

— Crois donc à ses fils, à celui dont tu ferais l’époux digne de l’idéal revenu en toi, mais assagi, plus raisonné, sans exaltation creuse ! Le credo qu’une jeune fille récite à sa race est la foi qu’elle garde en ses fils. En sommes-nous rendus à l’époque où les jeunes filles, déchirant leurs rêves, n’ont plus qu’à s’écrier : « Il n’est plus de jeunes gens qui les méritent ! Faisons descendre notre âme jusqu’à ceux que le siècle nous envoie ! » Une jeunesse sans idéal méprise le devoir, et le devoir est la flamme qui fait resplendir les races, le levier qui les lance au faîte de l’histoire !…

— Le devoir n’a pas été créé pour Lucien, probablement…

— Lucien ignorera le devoir aussi longtemps qu’il sera incapable d’amour.

— Je te jure qu’il m’aime ! De l’amoureux il a l’accent, le regard, la douceur fidèle !…

— La douceur éternelle ?

— Tu m’insultes ! Ne suis-je pas digne qu’on m’aime longtemps ?

— Je te sauve, ma petite sœur ! Vois-tu, je comprends mieux certaines choses depuis quelques jours ! L’homme qui ne peut aimer sa race n’aura jamais au cœur les autres grands amours… Comme ceux-ci, l’amour de la race est un besoin de pitié souveraine et de dévouement… J’ai bien peur que Lucien, railleur intarissable des traditions canadiennes-françaises, ne te rende malheureuse. Comment peut-il aimer vraiment, l’homme qui renie l’amour ? Les ancêtres ont souffert, ont travaillé, ont souri auprès des berceaux, ont cru, ont adoré : tout cela n’est-il pas de l’amour ? Les dédaigner, n’est-ce pas être inférieur à leur tendresse, à leurs sacrifices, à leurs efforts vers quelque chose de plus élevé, de plus digne ? N’est-ce pas avoir le cœur moins grand qu’ils ne l’eurent ?

— Ils ne firent pas autre chose que s’aimer, les ancêtres ! fit Yvonne, devenue inexprimablement grave.

— Ils étaient pauvres, ils étaient peu savants, mais de toute leur vaillance, ils marchaient vers l’avenir… Ils préparaient l’essor de la race : c’est à nous de la faire monter !…

Peu à peu le langage ramassé, palpitant de son frère émeut Yvonne, pénètre en sa volonté. Il n’est pas étonnant que le cerveau de Jean, assailli par les aspects nombreux de l’idée qu’il fallait rendre lumineuse, ne les ait pas débrouillés sans quelques longueurs et quelques répétitions. Le jeune homme n’oubliera jamais l’intense peine à travers laquelle viennent de fuir les nuages de sa vision patriotique, de s’en approfondir les clartés. Les formules, les arguments se joignent les uns aux autres pour sculpter un idéal harmonieux et solide. Et cet idéal, en son esprit réjoui de le tenir, éblouit, de tout son rayonnement. Il en voit le prolongement, les fertiles conséquences : elles seront moins vagues et plus fermes, les paroles qu’il faut dire pour que du rêve sonore éclate un principe d’action, une force de salut. Les traits de Jean étincellent de ferveur et de magnétisme, une pourpre riche déborde à ses joues. La voix martèle avec puissance, brûle de foi chaude, tranche avec une affirmation décisive. Les yeux dardent un éclair en un lointain qui les fascine et les ravit. Sur la défensive longtemps, puis intéressée, prise, retenue, captivée même, Yvonne a cessé de ricaner et de mordre. Une conviction s’ébauche en elle, mais elle s’embue d’incohérences. La jeune fille n’oppose aucun obstacle à l’élan de l’intelligence vers de la certitude. Elle entrevoit les tâches possibles, les superbes dévouements, mais l’effroi du ridicule ou l’ombre sévère de l’effort les repoussent. Tout de même, elle brave, elle s’offre, elle somme Jean de lui préciser un rôle…

— Veux-tu dire ce que je pourrais faire ? insinue-t-elle, avec un grasseyement de malice aux profondeurs du gosier.

— Au programme, tout naturellement, les ambitions s’accumulent… Devenir Canadienne-française ardemment, passionnément, j’allais dire… Être éprise de ta race, de sa légende et de son histoire, avoir conscience de son génie et de son destin… Parler ta langue avec respect, avec amour… Ne pas railler ceux qui exaltent l’ancêtre et la tradition, ne pas te faire complice des égarés qui ont perdu le chemin du grand passé… Ai-je besoin de te le rappeler, devenir une femme digne, complète, admirable d’intelligence et merveilleuse de cœur, une femme sereine et forte, un rayonnement de la race, un envoi d’ailes ambitieuses pour l’élever !… Oui, ma petite Yvonne, être supérieure ne gaspillerait nullement le charme de ton regard et les délices de ton salon !… Dois-je le redire ? te faire une mission de guider ton mari vers la même noblesse et la même force… Ah ! si vous êtes ainsi généreux, ainsi beaux, quels enfants libres et forts ne s’envoleront-ils pas de votre nid pour battre de l’aile aux cimes de l’énergie et de la bonté !… Et tu appelles tout cela un martyre ? comme si vivre en la plénitude de vivre était une souffrance. Ne te sens-tu pas moins éloignée du bonheur, Yvonne ? Ne revois-tu pas ce que ta jeunesse fière attendait ?… Ah ! comme il serait puissant, ton cœur ! N’y a-t-il pas des pauvres qu’un peu de lui ferait si riches de joie ? N’est-il pas des haines qu’un sourire apprivoise et des laideurs qu’une larme efface ? N’y a-t-il pas des jeunes filles dont il faut détourner la fange ? N’y a-t-il pas la croisade invincible de toutes les bienfaisances, de tous les relèvements, de tous les orgueils, de toutes les espérances ?

— « Ah ! la voici, ta fameuse idée ! Faire de la vraie besogne pour la race ! » interrompt Gaspard, frémissant d’intérêt, anxieux d’aborder la solution pratique, la seule qui l’émerveille. Jusqu’à ce moment de la discussion entre la jeune fille et Jean, ses lèvres tendues n’ont pas bougé. C’est qu’ébloui par la verve enthousiaste de son fils, ou plutôt, dompté par la conviction dont elle déborde, il est comme roulé par elle sans rien pour la refouler, pour la combattre. Il en avait même oublié la flatterie d’une alliance avec Henri Desloges. Une pensée plus grave l’occupe sourdement. Une domination telle émane de Jean qu’il essaye de le comprendre et réfléchit avec une anxiété vague, une espèce de remords. Sa vie n’est-elle pas confinée à la griserie d’être riche et à la fièvre de l’être chaque jour davantage ? Est-il d’autres fiertés qui le soulèvent, d’autres enthousiasmes qui le secouent ? Autour de lui, la religion ne flotte-t-elle pas comme une buée froide ? Elle est un devoir hebdomadaire et machinal entre deux cigares, un catholicisme inerte parce que rien de profond ni de vécu l’anime. Quand l’orgueil d’être Canadien-français l’a-t-il ému, l’a-t-il pénétré, l’a-t-il effleuré même ? L’insouciance, les égoïsmes, les mépris que Jean dénonce, Gaspard est conscient de leur existence au fond de lui-même. Il a de la race un concept fugitif : elle est un être douteux, estompé dans le brouillard. Envers elle, de quoi est-il débiteur ? Est-elle pour quelque chose en l’origine, en l’essor de sa fortune ? En quoi servirait-elle à lui procurer les autres millions ? La race était donc un être inutile, improductif, qu’un homme raisonnable devait ignorer. D’ailleurs, n’y avait-il pas assez d’orateurs, de journaux pour s’occuper d’elle ? L’instinct des affaires énorme, jaloux et vorace, empêchait les autres de vivre…

C’est la première fois qu’une idée limpide, qu’un frisson réel de patriotisme l’agite. Tant d’amour accumulé résonne en l’âme du fils que les entrailles paternelles vibrent. Le cœur cède… Mais la raison peu à peu reconquiert son empire, et froidement, clairvoyante, provocante, elle ordonne qu’on la satisfasse. Il est bon de rêver l’effort pour la race, mais le rêve est-il de « la vraie besogne » ?

— Mon père, tout ce que j’ai dit n’est pas « l’idée », mais la prépare, et j’espère maintenant qu’elle charmera ton sens des affaires, que ton énergie lui sourira… Elle est inspiratrice, elle pourra devenir merveilleuse… Il faut que ton or serve à ta race !… il faudrait organiser un vaste élan de la race ! Oui, mon père, une coalition des fortunes canadiennes-françaises pour vivifier la sympathie, l’union entre les classes… Comme il y a des sociétés pour le bien réciproque de leurs membres, j’ai la vision de sociétés qui prodigueraient à notre race la force et l’amour… Ce n’est pas de l’utopie, c’est de l’action, par le dévouement, par la convergence des initiatives et des cœurs… On s’efforcerait de mieux connaître l’ouvrier, le campagnard, on finirait par les aimer… On multiplierait les moyens d’exterminer la pauvreté, de mettre les vices en déroute. Graduellement, l’envie cesserait de ronger les humbles, l’arrogance tomberait des fronts plus élevés… Un flot d’amour emporterait la race vers l’avenir… On ferait éclore au sein du peuple une émulation prodigieuse, on allumerait chez les travailleurs un zèle national d’exceller au premier rang de leur tâche… Par la conférence, la brochure, le journal, on infuserait aux autres classes la fierté des souvenirs, l’angoisse du présent, la foi en l’avenir… La jalousie démolit le Canada français : il n’y a que les cœurs assez puissants pour y vivre, après qu’on les a troués, dont l’amour ici demeure ! On lutterait contre elle, on l’écraserait ! Et surtout, mon père, il faut se mettre à la recherche des talents : comme il y en a, chez nous, qui naissent pour une gloire dont l’ignorance ou la misère les séparent ! On les trouvera, on les recueillera, on les soutiendra, on fleurira notre race de couronnes ! Quelle phalange d’artistes, d’orateurs, de savants, de penseurs, d’individus forts pourrait s’aligner pour conquérir le prestige de notre race !… Elle a besoin de ton or, de ton cœur, mon père ! Tu es un homme d’action, il sera facile d’enrôler quelques-uns de tes amis riches. Et quelques-uns ne suffisent-ils pas à l’origine des grands mouvements sociaux ? Je ne te donne que les lignes essentielles. Ne sens-tu pas qu’il y a moyen d’ébranler cette apathie générale ? Voilà mon idée, la coalition de l’or pour le relèvement de la race !… Oh ! quelles possibilités ! quelle ambitions ! quelle race nous pourrions devenir !

Yvonne, les yeux luisants d’intelligence ramassée, immobile de surprise, écoute grossir une rumeur d’enthousiasme au plus vibrant de son être. Les aspirations d’autrefois, comme rallumées par une étincelle magnétique, réchauffent de nouveau le meilleur de son âme. Elle médite vivement, passionnément, elle accueille sans réserve un désir impétueux de savoir, d’être persuadée, de vouloir, d’agir… Elle n’a pas le loisir d’évoquer l’image de Lucien Desloges, elle ne peut que laisser tant d’impulsions jaillir des profondeurs d’elle-même…

Alors que son père est tiraillé par les contradictions, les incertitudes… Il incline plus vers le scepticisme que vers la confiance…

Cet homme énergique, aussi prompt à saisir un principe d’agir que l’aigle à fondre sur une proie, ne juge pas déraisonnable le rêve de Jean, lui donne vie en son imagination, lui voit accourir des succès probables, de moins en moins hypothétiques à mesure que les paroles incisives du jeune homme affirment. Aucune emphase ne gonflait ces paroles, elles taillaient les pensées avec une sobriété puissante, un relief pur. Le dernier cri même, de réelle exaltation, n’avait eu rien de frénétique, éclata vigoureux et maître de lui-même. Il a pénétré dans l’esprit de Gaspard comme une lame dans la chair. Quelques secondes, l’industriel ne peut l’arracher de lui-même, est sur le point de faire à Jean une promesse d’enthousiasme. Puis, les doutes l’assaillent, à leur tour plus irrésistibles ; ils entassent les objections, les difficultés, le pessimisme… Le père n’osera pas tout de suite affronter l’espoir de son fils, il attendra plus de calme en celui-ci : devant ce regard triomphal, il prévoit l’insuccès. N’est-il pas facile d’esquiver ?

— Je t’admire, tu as un bon cœur, mon Jean ! dit-il, un peu gêné cependant.

— Admirer n’est pas toujours admettre.

— Donne-moi le temps de mûrir tout cela !

— C’est juste et je vous en suis profondément reconnaissant, mon père ! dit le jeune homme, attristé par l’accent figé, le sourire trop finaud de Gaspard.

— Je ne suis pas l’homme à me jeter en aveugle dans une entreprise, n’est-ce pas ?

— Et moi qui espérais t’émouvoir ! La chose me paraît si impérieuse et simple : il faut que notre race veille et se défende contre elle-même… Les races fières d’elles-mêmes seules ont le droit de vivre !… Nous sommes nous-mêmes : le serons-nous toujours ? À doses subtiles, le génie anglais s’infiltre… les Anglais ne crient pas, ils ne se vantent pas, ils sourient à nos querelles, à nos haines, à notre destruction les uns par les autres. Sûrs d’eux-mêmes, ils attendent… Si notre indolence continue, nous sommes perdus. Je ne vois de salut qu’en la renaissance de l’orgueil national et qu’en sa vitalité ! Orgueil de nos traditions, orgueil de notre histoire, orgueil de notre survivance, orgueil de notre mission canadienne !… Je n’ai pas de haine contre les Anglais, je les admire et je crois en eux, mais j’ai l’amour de ma race et je crois en elle !… Il est fort bon d’insister auprès des Anglais pour la plénitude de nos droits, mais ne faudrait-il pas surtout lancer nos forces au cœur de la race, pour le nourrir, le fortifier, l’élargir, le faire battre hautement !… Accumulons de la valeur, de l’intelligence, de la noblesse, de la foi, de la beauté, soyons une race qui mérite d’être canadienne ! L’admiration, entre les races comme entre les individus, fait éclore l’amour… Les préjugés, restes de barbarie lugubre en un siècle affamé de lumière, il faut qu’ils meurent ! Et c’est l’amour qui les tuera ! Et c’est l’amour qui nous sauvera par les Anglais eux-mêmes ! Nous n’avons, pour les attendrir, que nos cœurs français de Canadiens ! Hélas, ils ne veulent pas les laisser battre sur leurs cœurs anglais de Canadiens !… Oh ! le jour où certains d’entre eux, nos défenseurs auprès de leurs frères, trouveront enfin les mots qui balayent les haines ! Ces défenseurs, nous les aurons, si nous en sommes dignes ! Vingt siècles de christianisme seront-ils impuissants à faire jaillir un peuple de frères en Dieu ?… Les Anglais n’étrangleront pas une race dont la voix chante avec extase leurs fleuves et leurs montagnes, parce que l’âme du Canada lui-même en serait déchirée ! Ils n’éteindront pas une race dont le cerveau inonde leur patrie de clartés sublimes, parce qu’elle en serait elle-même obscurcie. Ils ne tariront pas le sang d’une race qui, à travers les veines de leur Canada, roulera de la puissance et de l’immortalité, lorsqu’ils auront peur d’entendre un long sanglot fraternel ! Ils ne frapperont pas au cœur une race dont le Canada vivra au point de n’en pouvoir être affaibli sans beaucoup en mourir !…

Yvonne demeura lourdement pensive…

Gaspard Fontaine courba la tête…

Jean laissa les dernières paroles vibrer en lui-même d’un prolongement infini…