Catherine Tekakwitha/2/6

Imprimerie du Messager (p. 145-153).


CHAPITRE SIXIÈME


Nouveau projet de mariage. — L’hiver de 1678- 1679.


Nous avons dit que Catherine avait été reçue sous le toit de son beau-frère. Sa sœur adoptive était son aînée et, de plus, maîtresse du feu de la cabane. Ce double titre l’autorisait, pensait-elle, à réaliser un rêve qu’elle caressait depuis longtemps : elle proposerait à Catherine de prendre mari ; la suggestion serait agréée ; et alors quel est le jeune homme de la mission qui ne s’empresserait de demander la main d’une personne aussi richement douée d’esprit et de cœur. Elle voyait déjà un beau chasseur apporter l’abondance dans la cabane par le produit de ses chasses merveilleuses…

Elle n’ignorait pas cependant le refus que sa sœur avait opposé à une proposition toute semblable chez les Agniers, les ennuis et les persécutions qui en avaient été la suite. Mais elle se flattait que par sa situation et son ascendant elle en viendrait à bout : elle était même déterminée à emporter le morceau de gré ou de force.

Le P. Cholenec affirme que « c’est ici un des plus beaux endroits de sa vie » (à Catherine Tekakwitha). Nous suivrons son récit en l’abrégeant quelque peu.

Un jour donc, la sœur de Catherine la prit en particulier et d’un ton insinuant, avec de grands témoignages d’affection, lui tint ce discours « que le lecteur, ajoute le P. Cholenec, n’aura pas de peine à croire s’il sait que les sauvages ont beaucoup d’esprit et de bon sens, et qu’ils sont naturellement éloquents, surtout quand il y va de leurs intérêts, comme le reste des hommes » :

— Il faut avouer, Catherine, ma chère sœur, que vous avez de grandes obligations à Notre-Seigneur de vous avoir tirée aussi bien que nous de notre misérable pays de là-haut et de vous avoir fait venir au Sault, où vous pouvez faire votre salut dans un si grand repos d’esprit et sans que rien n’y trouble vos dévotions. Si vous avez de la joie de vous voir ici, je n’en ai pas moins de vous y voir auprès de moi ; vous l’augmentez encore par votre sage conduite qui vous attire l’estime et l’approbation de tout le village. — Il ne vous reste plus qu’une chose à faire et qui me rendra parfaitement contente : c’est de songer tout de bon à vous établir par un bon et solide mariage. C’est le parti que prennent toutes les filles parmi nous ; vous êtes en âge de le faire et vous en avez besoin, comme les autres, et pour vous tirer des occasions du péché et pour subvenir aux nécessités de la vie. Ce n’est pas que nous ne nous fassions un plaisir, votre beau-frère et moi, de vous les fournir comme nous l’avons fait jusqu’ici ; mais vous savez qu’il est déjà sur l’âge et que nous sommes chargés d’une grande famille. Que si, par malheur, nous venions à vous manquer, où auriez-vous recours ? Croyez-moi, ma sœur, mettez-vous au plutôt à couvert des malheurs qui suivent la pauvreté et pour l’âme et pour le corps, et pensez sérieusement à les prévenir, pendant que vous le pouvez faire si aisément et avec tant d’avantage pour vous et pour toute votre famille qui le désire.

À cette déclaration de sa sœur, déclaration aussi pénible qu’inattendue, la bonne Catherine fut tout abasourdie : encore une incitation au mariage, et non plus cette fois au pays des infidèles, mais dans la sainte mission du Sault Saint-Louis, et de la part d’une pieuse chrétienne ! Où fallait-il donc fuir pour échapper à ces assauts périodiques ?

Elle se ressaisit vite cependant. Par respect pour sa sœur, elle dissimula d’abord la peine qu’elle éprouvait ; puis, sans s’émouvoir, avec beaucoup de prudence et d’esprit, elle la remercia de ses bons conseils, ajoutant qu’ils étaient de telle conséquence que, avant de rien décider, elle voulait y penser à loisir.

L’autre fut charmée de cette réponse. Elle crut même y découvrir un demi-acquiescement.

Catherine s’empressa d’aller raconter l’entrevue au P. Cholenec.

— Ma fille, lui dit le Père, vous êtes la maîtresse de vous-même ; l’affaire dépend de vous uniquement ; mais, pensez-y bien, car elle le mérite.

— Ah ! mon Père, reprit-elle sur le champ et sans hésiter, je ne saurais m’y rendre ; j’ai la dernière aversion pour le mariage ; la chose n’est pas possible.

— Et que faites-vous de l’avenir ? insista le missionnaire pour la sonder et l’éprouver davantage.

— Père, je ne crains pas la pauvreté : mon travail me fournira, j’espère, de quoi subsister et je trouverai bien toujours quelques haillons pour me couvrir.

Le P. Cholenec la renvoya en lui recommandant d’y penser encore. Il sut par la suite qu’elle ne lui avait pas tout dévoilé en cette rencontre, à savoir, que déjà Marie-Thérèse et elle avaient résolu de ne jamais se marier, de se consacrer à Dieu, comme les religieuses, par le vœu perpétuel, l’une de virginité, l’autre de viduité.

À quelques jours de là, la sœur de Catherine, qui trouvait le temps long, l’aborda une seconde fois et la somma de se déclarer. La néophyte n’y tint plus. Elle révéla son grand secret : non, jamais elle ne se marierait ; l’affaire était conclue ; elle priait sa sœur de n’y plus revenir. Celle-ci ne put s’empêcher d’éclater :

— Qu’est-ce que vous dites là ?… Y avez-vous bien pensé ?… Avez-vous jamais entendu parler d’une chose semblable chez les filles iroquoises ? Ne voyez-vous pas que vous vous exposez à la risée des hommes et aux tentations du démon ?…

Catherine coupa court à tout ce flot de paroles, en disant qu’elle ne craignait pas les railleries des hommes, et pas davantage, avec la grâce de Dieu, les attaques de l’enfer.

La pauvre femme, ainsi mise en déroute, se replia sur Anastasie pour l’amener à ses vues. Elle fit si bien qu’elle y réussit. Tant il est vrai que le célibat était chose inouïe, invraisemblable chez les Iroquois. Il ne venait pas en pensée même à une personne aussi sage et pieuse qu’Anastasie, qu’une fille pût réellement vouloir rester fille. « Ce qui est certain, observe le P. Cholenec c’est que plusieurs personnes de son sexe et de son âge (à Catherine), ayant tâché de l’imiter ici en ce point après sa mort, y ont trouvé des difficultés qu’elles avouent n’avoir pas eu la force de surmonter, tant ce genre de vie a d’opposition avec la vie sauvage ; et tout ce que d’autres ont pu faire, c’est, après être restées veuves dans un âge encore jeune, de renoncer à de secondes noces, pour avoir au moins par là quelque petite part à la couronne de Catherine. »

Anastasie entreprit donc à son tour la néophyte. Mais ce ne fut pas long. La jeune fille lui rétorqua prestement : « Si vous estimez tant le mariage, que ne vous mariez-vous une seconde fois ? Pour moi, jamais ! Et je demande qu’on ne m’en reparle plus. »

À l’instant même, Catherine se rendit chez le missionnaire pour se plaindre des importunités d’Anastasie et de sa sœur. Le Père crut devoir encore une fois éprouver sa résolution. Il lui proposa de prendre trois jours pour délibérer : ce temps expiré, il regarderait comme définitif ce que le bon Dieu lui aurait suggéré.

Elle acquiesça. Mais l’Esprit-Saint la pressait si fort intérieurement qu’un demi-quart d’heure ne s’était pas écoulé, lorsqu’elle réapparut devant le missionnaire un peu interloqué.

— C’en est fait, dit-elle en l’abordant avec un air tout embrasé, il n’est plus question de délibérer ; mon parti est pris depuis longtemps : non, mon Père, je n’aurai jamais d’autre époux que Jésus-Christ.

Le P. Cholenec se rendit enfin. Il lui sembla que Dieu avait parlé, qu’il avait lui-même inspiré à la jeune fille un dessein si héroïque. Il la loua, l’encouragea, lui promit de la soutenir contre quiconque s’opposerait à elle, l’assurant au reste que les missionnaires ne l’abandonneraient point et ne la laisseraient jamais manquer de rien.

À ces paroles, la bonne Catherine se sentit comme arrachée au purgatoire qui la torturait et introduite dans les riants parvis du paradis. Son directeur en fut vivement frappé. « Dès ce moment, note-t-il, elle entra véritablement dans la joie du Seigneur, et elle commença à goûter au fond de son âme une paix, un repos, un contentement si grand que son extérieur même en parut tout changé. Et ce qui est de bien remarquable, c’est que cette paix, ce repos, ce contentement dura jusqu’au dernier soupir de sa vie, sans que chose aucune fût désormais capable de l’altérer : marque évidente de l’esprit de Dieu qui la possédait. »

La néophyte, débordante de joie et de reconnaissance, avait à peine quitté le seuil du missionnaire, qu’Anastasie le franchissait à son tour pour se plaindre d’elle. Mais le Père l’arrêta net. Il lui reprocha de tourmenter une sainte fille au sujet d’un parti qui méritait les plus grands éloges, qu’elle devait s’estimer heureuse de voir une personne de sa cabane, faire ce que nulle fille jusqu’ici n’avait conçu, encore moins exécuté : observer la virginité qui fait les créatures de chair et de sang, sujettes à toutes les tentations, des êtres semblables aux anges.

Anastasie sembla sortir d’un songe, étonnée, ravie : c’était pour elle une illumination. Elle promit de tout faire pour soutenir, encourager la jeune fille. Son premier soin fut d’éclairer la sœur de Catherine, de sorte qu’elles ne regardèrent plus leur compagne qu’avec respect et une espèce de vénération, lui laissant la liberté la plus entière de faire tout ce qu’elle voudrait.

Ainsi se termina ce désaccord. Dieu l’avait permis pour sa gloire et le bien de sa servante.

L’hiver commençait. Hommes et femmes se préparèrent pour la saison de chasse dans les bois. On proposa à Catherine de se joindre à la bande de sa cabane. Elle les pria de l’excuser, elle resterait. C’était une résolution qu’elle avait déjà prise, on s’en souvient.

Le P. Cholenec, la voyant si faible de santé, crut bon de l’engager à son tour à prendre part à la chasse, afin d’y refaire ses forces par une meilleure nourriture. Voici comment le Père nous raconte la réponse de Catherine à sa charitable exhortation : « À ces mots, elle ne fit que rire, et, un moment après, prenant un air si dévot qui lui était ordinaire quand elle me venait communiquer ses vues spirituelles, elle me fit cette belle réponse, digne de Catherine Tegakouita :

— Il est vrai, mon Père, que le corps est traité plus délicatement dans les bois, mais l’âme y languit et ne peut y rassasier sa faim ; au contraire, dans le village, le corps souffre, j’en conviens, mais l’âme trouve ses délices auprès de Jésus-Christ. Eh ! bien, j’abandonne volontiers ce misérable corps à la faim et à la souffrance, pourvu que mon âme ait sa nourriture ordinaire. »

Elle demeura donc au village. Elle ne vécut que de blé d’Inde. Mais, nullement satisfaite de n’accorder à son corps que des aliments insipides qui pouvaient à peine le soutenir, elle le traita durement. Son directeur parle même de « pénitences excessives, sans prendre conseil de personne, se persuadant, explique-t-il, que lorsqu’il s’agissait de se mortifier, elle pouvait s’abandonner à tout ce que lui inspirait sa ferveur ».

Le chapitre suivant va nous dévoiler quelques-unes de ses austérités.