Catéchisme religieux des libres penseurs (Ménard)/4

Hurtau (Extrait de la Critique philosophiquep. 22-28).


IV

DE LA NATURE DES DIEUX ET DE LA QUESTION DU MAL


Les Lois physiques et les Lois morales.


Les impressions qui nous viennent du dehors et qui forment l’objet immédiat de la connaissance ne sont que des rapports entre nous et des causes inconnues, qui ne se révèlent à nous que par leur action. Nous ne savons rien de leur nature si ce n’est qu’elles sont des forces, puisqu’elles agissent sur nous ; à notre tour nous réagissons sur elles, car l’homme aussi est une force, c’est-à-dire un principe de mouvement, et une cause première, puisque ses actes émanent de sa volonté. Mais l’ordre des mouvements dans le temps et dans l’espace nous montre, dans les causes qui les produisent, non-seulement des forces, mais des lois, et tel est le sens étymologique du nom que les Grecs donnaient aux Dieux : « ils les appelaient ainsi, dit Hérodote, à cause de l’ordre qu’ils établissent dans l’univers. » Or nous sentons aussi en nous une loi comme nous y sentons une force ; cette règle intérieure qui vit en chacun de nous n’est pas imposée à l’homme ni distincte de lui ; elle n’est pas non plus son œuvre ni la conception abstraite de sa pensée, elle est lui-même, puisqu’elle est sa conscience et dirige sa volonté. L’homme trouve donc en lui-même l’idée d’une loi vivante comme il y trouve celle d’une force libre, et c’est d’après ce type qu’il conçoit les principes actifs de l’univers.

Cette assimilation, point de départ de ce qu’on a nommé l’anthropomorphisme, n’a rien d’arbitraire, c’est une nécessité logique : notre esprit n’admet pas d’effet sans cause, tout mouvement suppose une force, toute action régulière une loi ; les actes dont nous ne trouvons pas le principe en nous-mêmes, nous les rapportons à des causes extérieures : ces causes sont des forces puisqu’elles agissent, et puisque leur action est régulière elles sont des lois. Sans ce caractère, qui leur est commun avec lui, l’homme ne les connaîtrait pas ; c’est donc avec raison qu’il les conçoit à son image. Mais l’assimilation doit s’arrêter à ces termes généraux, et tout le travail ultérieur de l’observation et de la réflexion a pour but de marquer les différences qui distinguent l’homme des puissances multiples de l’univers, de découvrir, s’il se peut, la nature cachée de ces forces qui se manifestent par le spectacle changeant des apparences, de ces lois d’équilibre, de proportion et d’harmonie qui se révèlent à l’esprit par l’ordre universel.

Les Dieux sont, l’homme devient. Cette distinction a besoin d’être éclaircie par des exemples, parce que la langue française ne peut rendre l’idée d’une perpétuelle naissance qui est contenue dans le mot grec γένεσις. La nature nous offre dans les corps simples, dans les éléments, le type visible de l’existence, dans l’animal et dans la plante celui de la vie. Les principes élémentaires des choses sont inaltérables et incorruptibles ; toujours identiques à travers leurs manifestations multiples, ils se prêtent sans se donner et entretiennent toute vie sans vivre eux-mêmes : aussi ne peuvent-ils pas mourir. Les individus vivants, au contraire, ne se ressemblent pas à eux-mêmes deux instants de suite ; le temps les transforme et les altère sans cesse, et sans la continuité des métamorphoses, on ne reconnaîtrait pas l’enfant dans le vieillard. Enfin cette succession d’apparences est limitée dans la durée ; la mort, dernier terme de cette évolution qui commence à la naissance, apporte une éclatante différence entre l’être et le devenir, entre la vie changeante et l’existence immobile, entre l’homme et le Dieu ; la poésie, qui définit chaque objet par son caractère essentiel, sépare nettement les hommes mortels des Dieux qui sont toujours.

Il y a une autre différence, mais elle est notre œuvre, et il dépendrait de nous de la faire disparaître : les lois de la nature ne sont jamais violées ; la loi morale, qui est la nôtre, est rarement accomplie. Les lois physiques sont la manière d’être des choses, leur destinée ; les Dieux ne pourraient ni les changer ni les détruire, car ils ne sont pas seulement les gardiens des lois du monde, ils sont eux-mêmes ces lois dont le concours produit l’harmonie universelle. Les sciences de la nature peuvent en étudier la marche régulière, elle ne trompera jamais leurs prévisions ; en partant du présent, elles peuvent plonger avec sécurité dans le passé et dans l’avenir. La loi morale, qui est la loi spéciale de l’homme, lui est révélée par sa conscience ; elle est sa condition et sa règle, comme les lois physiques sont la règle et la condition des choses ; en vivant selon sa nature, il accomplit sa destinée, il donne sa note dans l’harmonie de l’univers. Mais, contrairement aux choses, il peut violer sa loi ; voilà pourquoi l’histoire n’est que la science du passé : la prévision lui est interdite : on ne prédit pas ce qui peut également être ou ne pas être. Tandis que les lois physiques existent dans la réalité, la loi morale reste dans la possibilité, son existence est idéale ; pour devenir réelle il lui faut notre volonté, c’est à l’homme à créer le Dieu : le principe de toute création, c’est le désir, et ce qui veut être sera.

Dans l’idéal, qui est en dehors du temps, l’avenir se confond avec le présent et le passé. Parmi les possibles, l’idéal représente ce qui doit être ; il est au-dessus du réel, puisqu’il est la règle et la raison de ce qui peut exister. L’idéal, c’est le divin ; dans le monde physique c’est la beauté, dans le monde moral c’est la justice. La nature est belle parce qu’elle suit sa loi ; si l’homme suivait la sienne, il serait juste. La beauté, révélation visible du divin, n’a pas besoin de preuves : on la voit, cela suffit ; on ne discute pas, on tombe à ses genoux. La justice se révèle avec la même évidence dans la conscience humaine. Les Grecs rendaient par un même mot ce double aspect de la loi, leur religion enveloppait les deux formes du divin dans une synthèse harmonieuse. Quand ils voulaient traduire leurs croyances par des images, ils donnaient aux Dieux la forme humaine, parce que, disait Phidias, nous n’en connaissons pas de plus belle ; ils leur attribuaient des sentiments humains et une intelligence comme la nôtre parce que, selon le mot d’Hésiode, l’homme est le seul animal qui connaisse la justice. Le beau, le juste et le vrai sont les trois faces d’un prisme de cristal : à travers l’une on voit les deux autres. Les Grecs tenaient pour vrai ce qui est conforme aux lois éternelles du juste et du beau ; trouvant la beauté dans l’univers, ils y supposaient la justice. Ils croyaient au libre arbitre et à l’immortalité de l’âme, quoique ces deux affirmations de la foi religieuse ne puissent être démontrées ; mais l’une est la condition, l’autre la sanction de la morale, et la réalité ne peut être en contradiction avec la loi ; cela est, puisque cela doit être : il n’y a dans l’œuvre des Dieux ni lacune ni erreur.


Expression humaine du divin.


La mythologie grecque, en traduisant les lois divines par des images empruntées à la vie humaine, aidait à comprendre le double caractère que la religion attribuait aux Dieux. Ils sont à la fois les lois physiques du monde et les lois morales des sociétés. Dans la nature, ils maintiennent l’équilibre par la pondération des forces ; dans la république, ils limitent le droit de chacun, c’est-à-dire la liberté, par le respect du droit d’autrui qui est le devoir, au nom de l’égalité qui est la justice. Zeus, l’éther lumineux, qui prend mille formes pour multiplier la vie, est en même temps le distributeur de la justice, impartiale et bienfaisante comme la lumière ; le témoin des serments, base du pacte social ; le protecteur des suppliants et des pauvres, qui n’ont que son ciel pour abri. Sa fille Athènè, la vierge éthérée, force et clarté céleste qui se révèle dans la splendeur de l’éclair, est l’éternelle raison qui triomphe par l’évidence, la sagesse souveraine, protectrice des cités. Apollon, la lumière et l’harmonie du monde, l’archer divin qui chasse les terreurs de la nuit, conduit les âmes comme un chœur de danse aux accents mélodieux de sa lyre d’or. Hermès, l’intermédiaire universel, le crépuscule du matin et du soir, le messager céleste qui porte aux Dieux les prières des hommes, aux hommes les bienfaits des Dieux, est aussi la parole qui unit les hommes par l’échange et les traités de paix. Dèmèter, la terre féconde, est l’agriculture, source de toute législation ; Hèphaistos, le feu artiste, est l’industrie et le travail civilisateur. Quant au courage, vertu purement humaine, puisqu’un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir, il est représenté par les Héros demi-Dieux, qui nous tendent la main du haut de leurs apothéoses, quand nous luttons comme ils ont lutté.

Contre qui l’homme doit-il soutenir ce combat dont l’immortalité sera le prix ? Contre les Dieux. Le monde est le théâtre de l’action divine : qu’il soit aussi une arène pour l’énergie humaine. Les Dieux, pour éprouver la vertu de l’homme, y descendront avec lui, comme un maître de gymnase, pour former les athlètes, leur porte des coups qu’il mesure à leurs forces, et leur enseigne en même temps l’art de les parer. La civilisation est une lutte perpétuelle contre la nature, et cette lutte remonte aux origines de l’humanité. La tradition religieuse en a gardé les plus lointains souvenirs dans les légendes des héros dompteurs des fléaux et des monstres, dans la fable antique du Titan ravisseur du feu et créateur du genre humain. Pour triompher par le travail et l’industrie des obstacles que la terre multiplie sous ses pas, l’homme appelle à son aide l’intelligence : voilà pourquoi les bas-reliefs nous montrent toujours Athènè à côté d’Hèraclès et de Prométhée.

Les Grecs rapportaient à l’enseignement des Dieux toutes les formes du travail, l’agriculture, l’industrie, la poésie et la musique qui sont les plus anciens des arts, la médecine qui est la plus ancienne des sciences, la gymnastique qui est l’hygiène du corps. Quant à la morale, c’est la loi spéciale de l’homme, les Dieux n’ont pas à la lui enseigner, il la connaît en se connaissant lui-même ; c’est à lui d’observer sa loi. Les Dieux nous conseillent, mais sans entraver notre liberté, de même qu’une mère guide les pas de son enfant, mais ne marche pas pour lui. L’homme a une lumière qui est sa raison et sa conscience : qu’il choisisse entre la passion et le devoir. Les Dieux nous envoient les passions comme ils nous envoient les maladies, mais l’homme sait que les passions sont faites pour être domptées ; c’est une épreuve pour son courage ; où serait le mérite de la victoire, s’il n’y avait pas de danger ?

Un Grec priait debout, le front haut, dans la noble attitude qui convient à l’homme. Il demandait aux Dieux les biens dont ils sont les dispensateurs suprêmes, le succès dans les entreprises, une vie heureuse pour lui et ses amis, jamais la sagesse et la vertu, car cela est au pouvoir de l’homme ; il les remerciait d’avoir réussi, jamais d’avoir fait son devoir. Quand la liberté républicaine eut disparu du monde, cette foi intime dans la libre volonté de l’homme devint le dernier asile des sages du Portique. Si cette fière doctrine dépassait les forces des âmes fatiguées, était-il donc si difficile de greffer un symbole nouveau sur les croyances d’autrefois ? Il semble au contraire que le culte de l’Homme-Dieu formait le complément naturel de l’Hellénisme. Si l’homme peut être affranchi de la servitude des passions, si le règne de la justice peut s’établir sur la terre, n’est-ce pas par la vertu d’abnégation, par le sacrifice de soi-même au bien des autres, par ce Christ intérieur qui donne son sang pour le salut du monde, et qui est la voie, la vérité et la vie ? Que ton règne arrive, ô sainte Justice ! Nous en appelons à toi de toutes les tyrannies qui nous écrasent, nous t’aimons par-dessus toute chose, nous donnerions notre vie pour ton triomphe, et, dût la mort nous venir de ceux mêmes que nous voulons affranchir, nous te confesserions jusque sous les bombes lancées contre nous par nos frères : pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.

La loi morale est la lumière qui éclaire tout homme en ce monde, et le Christianisme a pu dire, dans son langage mystique, que c’est le seul Dieu qu’on doive adorer ; déjà les Stoïciens avaient appelé la conscience un Dieu intérieur que chacun porte en soi. Mais l’Hellénisme avait-il eu tort de reconnaître dans la beauté une autre forme de l’idéal, et d’adorer les énergies multiples de l’ordre universel ? L’art et la morale ont tous deux leur raison d’être, et il n’était pas nécessaire de proscrire le beau pour exalter le juste. Si le point de vue qui embrassait dans les mêmes symboles le double aspect du divin paraissait trop large, on pouvait le restreindre sans anéantir toute une civilisation. Sans doute les passions sont des puissances redoutables ; l’éternel Féminin a produit bien des désordres dans les sociétés humaines ; cependant, cette volupté maudite, la mère des désirs adultères, la Diablesse Vénus, comme l’appelait le moyen âge, n’en est pas moins la loi divine de l’Attraction universelle, la source bienfaisante de la vie, l’irrésistible beauté qui nous souriait sur l’écume des flots.

Mais il ne suffisait plus à l’humanité de lutter contre la nature, elle voulait la maudire et l’Hellénisme refusa de s’associer à cette malédiction. La nature est si belle, que la croire mauvaise eût paru un blasphème à cette religion de la beauté ; interrogée sur le problème du mal, elle ne répondit pas, et voilà pourquoi elle n’a plus ni temples ni fidèles. L’humanité rejeta cette religion d’artistes, qui ne voulait pas séparer le beau du juste, et qui voyait l’un à travers l’autre, cette religion d’athlètes qui niait la douleur. Elle mourut le sourire aux lèvres, sans protester contre l’ingratitude des hommes, enveloppée dans le calme de son orgueil et de sa beauté. Chaque siècle, en passant, lui a jeté sa part d’imprécations, de sarcasmes et d’injures ; on rougirait d’insulter à la mémoire d’un ennemi, mais avec une religion morte, on ne se croit pas obligé d’être juste, et les causes vaincues trouvent rarement des défenseurs.


De la douleur et du péché.


Le principe de la pluralité des causes excluant l’idée de toute puissance, il eut été plus facile au Polythéisme qu’à toute autre forme religieuse d’aborder la question du mal. Il semble qu’elle devait se présenter d’elle-même en présence des luttes dont la nature est le théâtre. Le combat d’Indra contre Vritra, du ciel bleu contre l’orage, est un des thèmes les plus familiers à la poésie védique. L’Hellénisme avait tiré de ces scènes atmosphériques une conception plus générale : la victoire des Dieux sur les Titans représente le triomphe des lois modératrices sur les forces tumultueuses qui troublaient l’harmonie du monde. Mais les Iraniens ne s’arrêtèrent pas comme les Grecs devant la beauté de la nature : sous ce voile éclatant ils virent le désordre, et dédoublant l’œuvre créatrice, ils rapportèrent les effets contraires à deux principes ennemis, Ormuzd et Ahriman, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal. Le bon principe n’étant pas tout-puissant, il n’y a rien à lui reprocher : il lutte contre le mal, c’est tout ce qu’il peut faire. Que l’homme prenne part à cette lutte et hâte ainsi la victoire du bien, qui doit amener, non l’anéantissement du mauvais principe, mais ce qui vaut mieux encore, sa conversion.

Le Monothéisme hébraïque ne pouvait tenir compte du mal physique, puisqu’il considère la création comme une œuvre divine. Quant au mal moral, c’est un fruit de la désobéissance de l’homme ; le serpent d’Éden n’est que le plus rusé des animaux. Quand les Juifs empruntèrent aux Iraniens la croyance au mauvais principe, ils le subordonnèrent à Dieu, qui lui permet de faire le mal, ce qui ôte au dogme toute sa portée. D’ailleurs, que le Diable soit considéré comme une puissance active ou comme une expression mythologique du vice et du péché, il ne représente que le mal moral ; le problème du mal physique n’est pas résolu ni même abordé.

Les grandes écoles de la Gnose chrétienne essayèrent de remonter plus haut ; avec une hardiesse de pensée qu’on n’a pas égalée, elles cherchèrent la source du mal dans la création du monde visible : puisque ce monde est mauvais, son créateur ne peut être bon ; ce n’est qu’une puissance subalterne et maladroite, très inférieure au Dieu du monde moral, qui est le Bien. Mais l’accusation de vices monstrueux qu’on portait contre plusieurs sectes gnostiques, et qui rejaillissait sur le Christianisme en général, frappait de discrédit leurs doctrines ; l’Église, c’est-à-dire la grande assemblée, les rejeta et n’accepta pas même l’idée moins hardie de la préexistence des âmes, qui expliquait la chute par une faute commise avant la naissance. Elle s’arrêta au péché originel, à l’hérédité du mal, quoique ce dogme semble difficile à concilier avec la justice divine. À la vérité cette difficulté tient seulement à la forme mythologique du symbole, et disparaît quand on en pénètre le sens. L’Éden de l’enfance, le serpent des passions, la rédemption sur le Calvaire de la vie et l’ascension dans le ciel mystique de la conscience exposent très clairement l’évolution morale de l’âme humaine ; mais il n’y a rien là qui se rapporte à la question bien autrement difficile du mal physique. Ce qui accuse la Providence, ce n’est pas le péché, puisqu’il est notre œuvre ; ce n’est pas même la douleur de l’homme, qui n’est qu’une épreuve, comme disaient les Grecs ; c’est la douleur des êtres inconscients et impeccables, des animaux et des enfants. Avant qu’il y eût des hommes sur la terre, la vie s’entretenait comme aujourd’hui par une série de meurtres : il y avait des dents aiguës et des griffes acérées qui s’enfonçaient dans les chairs saignantes. Qui osera dire que cela est bien ?

Les religions orientales, le Panthéisme brahmanique et le Bouddhisme, qui en est sorti, essayent de trancher la question par l’hypothèse des métempsycoses : il n’y a pas de reproche à faire à l’universelle nature si chaque souffrance est l’expiation de quelque faute commise dans une existence antérieure. Mais pour que cette expiation soit juste, il faut que le coupable ait gardé le souvenir de sa faute ; or l’homme qui souffre dans cette vie ne sait pas quel crime il a commis avant de naître, et il n’y a pas de raison pour croire que le mouton sache davantage quel crime il expie quand il est mangé. La métempsycose sans mémoire n’absout pas la justice divine, mais elle peut arrêter les élans de la pitié chez ceux qui voient souffrir, et elle condamne ceux qui souffrent à l’inertie de la résignation. Les vertus héroïques luttant contre la tyrannie des hommes ou des choses sont remplacées en Orient par cette morale ascétique et passive dont l’Occident a eu tant de peine à sortir. Il n’est ni à croire ni à souhaiter qu’une solution plus apparente que réelle du problème du mal puisse satisfaire des races actives, régénérées par l’infusion du génie grec, et cherchant désormais l’affranchissement de l’homme, non dans la contemplation mais dans la lutte et dans le travail.

Pourtant la question du mal est posée, il faut la résoudre ; c’est pour la religion une question de vie ou de mort, et il ne faut pas que la religion meure : que deviendrait l’humanité sans idéal ? Si l’on ne veut pas se contenter de la solution mazdéenne, il faut en trouver une autre. Peut-être la cherchera-t-on dans le sens des théories d’évolution acceptées aujourd’hui par la science ; sans doute il faudrait dépasser la portée scientifique de ces théories, mais c’est une hardiesse permise aux aspirations religieuses. On pourrait supposer, par exemple, que les Principes démiurgiques ne sont pas enfermés, comme on l’avait cru, dans l’existence immobile, mais qu’ils progressent dans le devenir ; inconscients d’abord dans les forces primordiales, ils s’élèvent, par des lois d’équilibre, à l’ordre cosmique, et arrivent dans les intelligences à la conception des lois morales. Quand ils auront réalisé le Juste par tous les groupes de volontés libres disséminés dans l’univers, ils comprendront que la vie est achetée trop cher par tant de douleurs imméritées, qu’il faut étendre la Rédemption à la nature, et ils la renouvelleront sur un plan conforme à la Justice : et renovabis faciem terræ. Mais si leur énergie créatrice est épuisée, ou si la nécessité l’enchaîne, si la douleur est l’inévitable condition de la vie, alors que le rayonnement des planètes amène la congélation prévue, que la vie s’évapore à jamais dans les espaces interstellaires, et que la matière incorrigible rentre au néant d’où elle n’aurait pas dû sortir !