Carnets de voyage, 1897/Marseille (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 108-120).


MARSEILLE


Chez P… le soir. Il est depuis quatre ans ici ; sa femme est fine et noble.

Leur impression, c’est que le Marseillais est grossier. La première fois qu’ils sont allés sur le Cours, ils ont pris toutes les femmes pour des lorettes. — Moi de même hier. — Elles paradent, s’étalent, prennent des poses. Mme P… me dit qu’elle connaît, par le receveur général et par un autre salon, presque toutes les femmes à équipages de la ville et qu’elle n’en sait pas une qui soit cultivée. Toilettes et réceptions effrénées ; toutes font des dettes. Pour les jeunes gens, ils sont parfaitement viveurs ; peu ou point d’éducation ; ils soupent, vont au cercle, parlent des filles d’un air naturel et sans croire choquer, devant les dames. — P… m’affirme que presque tous les négociants ont deux ménages. Ils affichent fort bien leurs maîtresses. Du reste, rien que la bourse, les courtages, la grosse spéculation et le plaisir physique. — L’énorme commerce absorbe tout ici. Ils achètent dix mille peaux de buffles, cinq mille kilos de poivre, etc., puis ils revendent.

Il n’y a que douze élèves en philosophie, quoique le collège ait neuf cents élèves, dont environ deux cent cinquante à l’école de commerce. P… ne trouve pas de répétitions parce qu’il est professeur de philosophie.

Toulon est dix fois supérieur à cause des officiers de marine, gens bien élevés et qui ont voyagé. Ici, rien que de la grosse joie ; quelques juges de paix retirés font de l’archéologie locale.

Énorme quantité de maisons religieuses. Nous avons compté trente grands couvents de femmes dans l’annuaire. La plupart des jeunes gens, tout ce qu’il y a de plus riche, y est élevé. M. B…, à Toulouse, estimait aux deux tiers les jeunes gens élevés, en France, par les ecclésiastiques.

La dévotion est ici celle du Midi, toute extérieure. Dernièrement il y eut une procession à Notre-Dame de la Garde, on y portait en visite toutes les reliques de la ville ; elles y restent un an, après quoi on les ramène. Les très nombreuses confréries de pénitents, gens de la ville, laïques affiliés, en froc et en cagoule avec des bannières, des cierges, etc., ont accompagné en longues files ; des pigeons étaient attachés aux croix, les ailes liées, mais de façon à pouvoir remuer la tête. P… dit qu’au premier instant, voyant ces cols remuer, on était prêt à crier au miracle. — Un plaisant dit : « Ils les mangeront ce soir à la crapaudine », et le rire se répandit au loin. — Tous les gens étaient en toilette, causant, mangeant, paradant. Aux églises, sans-gêne parfait. Ils assistent et pratiquent, mais s’amusent. La religion dans tous ces pays du Sud est un opéra pour les yeux et les oreilles. Voyez les églises d’Espagne dans Mme d’Aulnoy, en 1680, avec des fontaines jaillissantes, des volières, des orangers, des tableaux, etc.

Marseille est une grande, une énorme ville ; deux cent cinquante mille habitants ; on dit qu’elle en aura cinq cent mille lorsque le canal de Suez sera achevé. Elle croît tous les jours, on bâtit, on perce partout, on abat des pans de collines, on fait de nouveaux ports ; je l’ai vue il y a quatre ans, c’est à ne pas la reconnaître. Même changement qu’à Paris : maisons monumentales, sculptées, toutes neuves et splendides, à sept étages, beaucoup plus vastes et magnifiques qu’à Paris ; je n’en ai vu de pareilles qu’à Londres.

On a fait un canal qui a coûté quarante millions ; il amène ici, par les plateaux, l’eau de la Durance, arrose tout Marseille, et de plus fertilise tout le pays par lequel il passe. Il fournit assez d’eau pour donner trois cents litres par jour à chaque habitant, même quand la ville aura cinq cent mille âmes. L’eau vient dans les maisons, court dans les ruisseaux. Beaucoup de rues sont arrosées tout entières, tous les jours.

Magnifique port de la Joliette ; puis port Napoléon, que l’on construit. Allées de platanes de tous côtés. Quantité de maisons de campagne neuves, sur tout le rivage et sur toutes les hauteurs. — Des quarante mille hectares de la Crau, dix mille ont été défrichés. — Par l’effet du traité de commerce, les vins de l’Hérault ont trouvé un débouché tel, que la récolte de l’an dernier a payé la moitié du fonds.

Il faut admettre en ce pays un essor soudain de la prospérité publique, pareil à celui de la Renaissance ou du siècle de Colbert. Cette année, on fait 3 000 kilomètres de chemins de fer. L’Empereur entend mieux la France et son siècle qu’aucun de ses prédécesseurs.

J’ai fait deux promenades, l’une aux Catalans, l’autre sur la jetée de la Joliette. Cette jetée est pratiquée par une traînée d’énormes blocs, gros comme une chambre, en pierres et ciments agglomérés, jetés au hasard et pêle-mêle l’un sur l’autre, pour briser par leur irrégularité le choc des vagues.

Toujours la même sensation ; en l’analysant, on découvre que cet extrême plaisir, cette joie saine et aisée a pour cause la simplicité et la grandeur du paysage ; comme la tragédie et la sculpture grecques, il se compose de deux ou trois choses, rien de plus. Une raie de rochers violacés et tendrement veloutés à droite ; en face, une autre raie âpre, noirâtre, en repoussoir devant le soleil couchant ; la mer unie, hérissée de tout petits flots uniformes, le grand ciel de saphir — cela se comprend d’un coup et chaque partie est grande.

Cette longue arête des rochers du Lazaret s’allonge comme une échine tranchante, âpre, cassée, avec des pointes et des angles d’une netteté architecturale — toute noire dans la flamme pourprée qui embrase la brume lointaine. Au pied, les flots bleus jouent et s’étalent comme des poissons qui jouissent des derniers rayons.

Mais ma plus belle promenade est celle d’hier matin, à Redon, avec P… Non pas le commencement ; il a voulu me montrer la partie originale de Marseille, la villégiature, les Cabanons, les Grilladous, cela est comique et affreux ; tout Marseille et tous les environs se composent de mamelons nus, âpres, escarpés, formés de pierre blanchâtre, tranchante, fendillée, qui s’effondre, coupés de murs et de petites maisons de campagne rôties au soleil ; c’est une sorte de lèpre bourgeoise ; rien de plus laid et de plus fatigant ; on dirait qu’on marche dans un fond de bouteille cassée, peuplé de tessons. Baraques improvisées de tout genre, linge qui sèche, gargotes, murs de pierres entassées sans ciment, et, çà et là, un malheureux olivier. Tous ces gens-là se contentent du soleil et du ciel, et n’ont pas besoin d’arbres.

Cependant, en avançant, des jardins, des pins se montrent. M. Talabot a fait amener de Sicile 600 000 voitures de terre et en a couvert une colline qu’il a plantée. Il a l’eau perdue du canal, ce qui lui fait une ample cascade. — Nous nous sommes assis sur des rochers qui surplombent. Ils sont tout concassés, blancs, mais d’un beau blanc de marbre qui est en harmonie avec le soleil. Dans les fentes pousse une sorte de plante grasse, et les abeilles bourdonnent à l’entour. La mer vient baiser la plage, ou heurte doucement les roches mouillées. Elle est si transparente qu’on voit le fond à trois pieds — les eaux de cristal des Pyrénées ne sont pas plus pures. Les inégalités de l’eau font sous le soleil un treillis doré, et sous ces topazes mouvantes, le sable uni, les algues verdâtres ont une grâce infinie.

Impossible d’exprimer la beauté de cet azur illimité, qui s’étale de tous côtés à perte de vue ; quel contraste avec le dangereux et lugubre Océan ! Cette mer est une belle fille heureuse, dans sa robe de soie lustrée toute neuve. Du bleu et encore du bleu rayonnant, jusqu’au bout, jusqu’au fond ; l’horizon manque. — Par contraste, la longue bande de roche du Lazaret, le château d’If, sont d’une blancheur délicieuse — blanc et bleu, c’est la couleur des vierges. Comment faire comprendre une couleur ? Comment, avec des mots, montrer que ce blanc, ce bleu sont divins par eux-mêmes ? Rien autre chose dans tout le paysage. La nature se réduit à cela, une coupe de marbre blanc et de l’azur dedans. — Aux deux bouts, à droite et à gauche, les hauts rochers, labourés, rayés, ravinés, lointains, emprisonnent l’air dans leurs crevasses, dans leurs enfoncements et semblent dormir sous un voile.

Nous nous sommes baignés ; la mer porte le corps ; un sable uni accueille les pieds. En voyant les membres se mouvoir si facilement dans l’eau, on pense aux félicités antiques. Le soleil a beau être dans son plein, la brise et la fraîcheur de la mer le tempèrent. Tout en nageant sur le dos, on voit la côte, les sables, les tamaris qui frémissent, les bois de pins qui se chauffent et répandent des senteurs ; on sent les vagues bleues qui arrivent, qui viennent vous bercer ; on regarde la frange d’argent mobile dont elles entourent la côte, on y sent le perçant regard, la force virile, la sérénité joyeuse du magnifique soleil. Comme il triomphe là-haut ! Comme il lance à pleines poignées toutes ses flèches sur cette nappe immense ! Comme ces flots miroitent, étincellent et tressaillent sous cette pluie de flammes ! On pense aux Néréides, à Apollon. Que la Galatée de Raphaël est vraie, comme on entend les conques sonnantes des Tritons, et que des cheveux blonds dénoués, des corps blancs lavés d’écume, seraient beaux sur cet azur !

Nous sommes entrés dans une auberge et nous sommes restés une heure accoudés sur la terrasse… Dans les lointains et aux endroits où poussent les algues, le bleu de la turquoise et des saphirs devient celui de l’indigo. On n’imagine pas une couleur si intense et si solide, quelque chose de si plein et de si fort, un si puissant et si riche contraste entre la blancheur nette des roches découpées et l’azur profond qui les entoure ; il faudrait venir vivre ici pendant trois mois, cela guérirait des tristesses.

La veille, P… m’avait conduit dans le quartier vieux, le long de la Canebière ; quartier des pauvres, des filles et des matelots. Une vingtaine de rues en pente sur une sorte de montagne escarpée, avec des ruisseaux bourbeux qui gargouillent, et vingt mauvais lieux par rue. Une âcre odeur concentrée d’immondices entassées monte ; des lueurs étranges tombent dans la noirceur de la ruelle encaissée. Sur les deux bords, à chaque maison, des femmes en cheveux, souvent décolletées, avec leur toilette étalée telle quelle, parlent assises sur les marches, provoquent, chantonnent, disent de gros mots. Quelques-unes sont belles, la plupart plantureuses et carrées. Des groupes serrés d’ouvriers, de matelots s’avancent, se bousculent. On boit, on fume, on crie dans la première salle. Cela ressemble à un pandémonium blafard et ignoble. Je n’ai rien vu de pis, sauf certaines rues de Liverpool. Mais ici, on sent en plus, au lieu de la misère froidement résignée ou abrutie, l’âpreté, l’énergie méridionales, et le besoin violent de jouissances, la révolte de l’homme enfermé trois mois, six mois dans un entrepont. — Quelques rues désertes, silencieuses, sans une porte ouverte, avec un seul fanal qui tremblote au fond et le ruisseau qui dégringole, fangeux, sont sépulcrales sous leurs ombres livides et dans leur immobilité. On dirait un dessin de Doré, une horrible vision après une peste, pendant le Moyen âge.

J’ai vu aussi ce quartier en plein jour ; c’est un fouillis de ruelles inaccessibles aux voitures ; on y monte par des sortes de marches. Des poules, des chèvres y vivent en liberté. — Les habitants, les femmes surtout, sont assises sur leur porte, vivent en plein air, crasseuses ; une âcre odeur indescriptible emplit l’air. Aujourd’hui il y a des fontaines et des ruisseaux : qu’est-ce que cela devait être quand la ville n’était pas arrosée ? Encore à présent, dès qu’un coin est à demi solitaire, il est infecté. — L’eau de la Canebière est d’une couleur extraordinaire, un cloaque d’ordures délayées.

Je me suis assis sur une place et j’ai regardé attentivement pour bien démêler le type, surtout chez les jeunes filles de la basse classe. Elles sont petites, trapues ; quelquefois il n’y a pas plus d’un pied entre la taille et le chignon. Elles marchent équarries sur des pieds solides. Les seins sont amples, le cou épais et court. Le trait essentiel, c’est le menton italien carré, bien dessiné, comme celui des Antiques ou celui de Napoléon, largement détaché du cou et emmanché par de forts muscles. La figure est large, les sourcils aisément froncés, le front peu élevé, les cheveux drus, l’expression décidée et dangereuse. On dirait des filles de portefaix grecs ; ce sont des boulottes énergiques. — Mme P… dit que leur audace est étrange. De petites jeunes filles regardent en face, longuement, une femme qui passe, la jugeant et la critiquant tout haut. — Elle se plaint de la grossièreté des gens, même bien vêtus, qui regardent et lorgnent une femme sous le nez, l’accostent, la suivent, ou gardent le trottoir de façon à l’obliger à descendre dans le ruisseau.

La vie est chère ici. Mon cocher de fiacre me dit qu’une chambre d’ouvrier, sous les combles, non meublée, coûte 15 francs par mois ; mais les salaires sont assez élevés. Par exemple, un charpentier gagne 7 francs par jour, un tailleur de pierres, 4 fr. 50 ; un maître portefaix, de 30 à 50 francs ; un portefaix simple, de la corporation, 12 francs. Il est vrai qu’ils sont probes. — Ils sont ici de quinze à dix-huit cents, formant l’aristocratie populaire. En 1848, ils ont empêché la ville d’être pillée par les ouvriers piémontais et toute la canaille qui y pullule. On a eu peur de leurs poings. — Un maître portefaix, représentant du peuple en 1848, a donné sa démission au bout de trois mois, ne voulant plus rien avoir de commun avec les « bavards et intrigants » qui, d’après lui, composaient l’Assemblée.