Carmosine
CarmosineCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome V. Comédies, iii (p. 421-423).
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Le sujet de Carmosine se trouve dans une nouvelle du Décaméron (la septième de la dixième journée). En voici le sommaire :

« Le roi Pierre, ayant appris le fervent amour que lui portait Lise, et dont elle était malade, va la consoler et la marie avec un jeune gentilhomme ; après quoi il lui donne un baiser sur le front et se déclare pour toujours son chevalier. »

Cette anecdote, que Boccace raconte avec beaucoup de grandeur et de simplicité, n’a que huit pages, et les caractères n’y sont pas même indiqués, hormis pourtant celui du roi, dont la conduite fait assez connaître la générosité chevaleresque. Le jeune gentilhomme qui, dans la nouvelle, n’arrive qu’à la fin pour épouser Lise, devient dans la comédie un ami d’enfance et un fiancé de la jeune fille, ce qui ajoute beaucoup à l’intérêt du sujet en compliquant les situations. Le personnage de ser Vespasiano est aussi une création nouvelle qui vient jeter de temps à autre, au milieu de cette mélopée amoureuse, une note comique, indispensable au théâtre bien plus qu’à la lecture.

En examinant les débris du manuscrit autographe, j’y remarque que l’héroïne s’appelle Lise, pendant tout le premier acte, comme dans le récit de Boccace. Probablement, lorsqu’il eut imaginé la belle scène du second acte où Perillo entend le nom de sa maîtresse mêlé aux forfanteries de ser Vespasiano, Alfred de Musset aura pensé que ce nom n’avait pas assez d’originalité pour frapper l’oreille du spectateur et éveiller son attention, comme celle de Perillo. De même, lorsque Minuccio, seul avec le roi, lui confie le secret de la jeune malade, l’auteur aura senti qu’il fallait à cette jeune fille un nom plus pittoresque et moins vulgaire que celui de Lise. Peut-être aussi a-t-il compris, à mesure qu’il avançait dans son œuvre, que l’esquisse légère de Boccace allait devenir entre ses mains un type complet. Le nom un peu bizarre, mais sicilien, de Carmosine, qu’il substitua sur le manuscrit au nom de Lise, à partir du second acte, fut en quelque sorte une prise de possession.

Pour peu qu’on sache ce que c’est qu’une pièce de théâtre, on reconnaît que celle-ci a été écrite avec la pensée qu’elle serait représentée tôt ou tard. On ne voit point dans Carmosine de brusques changements de lieu ; les scènes s’enchaînent sans interruption. L’auteur a soin de prolonger le mystère qui règne sur tout le premier acte jusqu’au moment où cet acte va finir. Le procédé employé pour faire entendre à Perillo, de la bouche même de Carmosine, le mot cruel qui lui apprend qu’elle ne l’aime plus ; la scène du second acte où la sottise de ser Vespasiano donne le coup de grâce à ce pauvre amant déjà si malheureux ; l’habileté avec laquelle l’auteur rapproche Perillo de Carmosine au début du troisième acte ; ses précautions pour dissimuler jusqu’au dernier moment le dénoûment heureux, en montrant la mort de l’héroïne comme inévitable, tandis qu’au contraire il prépare sa guérison et son mariage ; enfin la grande scène entre Carmosine et la reine, qui semble conduire tout droit vers un but opposé à celui qu’on voudrait atteindre, tout cela est conçu et traité dramatiquement, selon les règles de l’art et même du métier. Il faudrait être aveugle pour ne point le voir. Cependant on s’est si bien accoutumé à dire que les comédies d’Alfred de Musset n’étaient pas destinées au théâtre qu’on l’a répété de celle-ci, comme des précédentes, sans y regarder et contrairement à l’évidence.

Carmosine parut pour la première fois, en 1850, dans le Constitutionnel. Une erreur de ponctuation, commise par les compositeurs de ce journal et qui changeait le sens d’un vers dans la romance de Minuccio, fut pour l’auteur un sujet de grand chagrin. Il écrivit à M. Véron, sur ce vers estropié, une lettre curieuse qu’on trouvera dans la Correspondance.

La mise en scène de cette comédie n’a présenté aucune difficulté sérieuse. On n’y a éprouvé d’autre embarras que celui des richesses. La trop grande abondance des idées, qui ajoute au charme de la lecture, a rendu nécessaires quelques coupures à la représentation. Cette pièce a été jouée sur le théâtre de l’Odéon, le 7 novembre 1865, et le public de Paris a témoigné ce jour-là qu’il n’avait point perdu le goût des sentiments élevés ni du beau langage. Mademoiselle Thuillier a donné au personnage de Carmosine un caractère de douce passion et de mélancolie poétique dont ses auditeurs garderont longtemps le souvenir.