La Gazette des campagnes (p. 226-231).

XIII

LUCIDITÉ.


Elle pleurait la pauvre mère, toujours auprès du berceau vide de son enfant, c’était sa folie. L’enfant que George avait adoptée, venait de se voir rejetée des bras de celle qu’elle appelait timidement sa mère. Va, avait-elle dit, tu n’es pas mon enfant. Ton cœur ne réchauffe pas le mien, car lors même que tu es là je le sens froid et glacé. Va, ne reviens plus me troubler. Tu n’es pas Armande, je le sais bien.

George entre à ce moment. Il est souriant quoiqu’une légère ombre de douleur obscurcisse encore son front pâle et pleins de rides. C’était une heure décisive, aussi son cœur battait bien fort. Il avait pressé son enfant chérie dans ses bras qui s’étaient, pendant vingt ans, refermés que sur une pauvre femme incapable de comprendre même une caresse partie du cœur.

George avait fait cacher Armande dans la pièce voisine, et à son signal elle devait rentrer dans la chambre où se trouvait sa malheureuse mère.

George entre donc et vient s’asseoir aux pieds d’Alexandrine dont les joues étaient baignées de grosses larmes. Assis, le coude sur les genoux de celle qu’il adore, il lève vers elle son regard chargé d’une inexprimable angoisse, adoucie par un rayon d’une douce joie mal contenue. Il fixe les yeux de son épouse immobile et rigide assise dans sa longue chaise, et son regard semble lire ce qui se passe en elle. La fixité de cette vue trouble la pauvre folle.

George ! dit-elle, comme faisant un effort suprême, mon George, tu souffres, n’est-ce pas ? Pourquoi ne puis-je t’aider à supporter la vie ?

George ne put cacher sa joie, son ivresse, en entendant Alexandrine lui parler ainsi.

— Je souffre avec toi, mon ange, lui répondit-il.

— Je le sais, George, et tu n’es pas seul à souffrir ; moi aussi je ressens une mer d’amertume qui me noie le cœur à tout instant. Je souffre des douleurs que vous ne comprenez pas et que je ne comprends pas moi-même ; et ses deux mains se posaient sur le front pâle de George, et elle le caressa longtemps ainsi.

Mais où est donc Armande ? dit-elle. Mais non, tu ne le sais pas, car tu me le dirais. Oh ! il y a si longtemps que je l’appelle et que je lui tends les bras ; elle ne revient pas à son berceau. Parfois je crois la presser dans mes bras ; mais non, je vois bien que ce n’est pas elle, je ne sens pas mon cœur battre. George, mon George, rends moi mon enfant. Oh ! pourquoi Dieu me la ramène-t-il pas ? il y a si longtemps que son petit lit est vide !

— As-tu demandé à Dieu notre enfant ?

— Moi… mais il fait si noir dans mon esprit ; et elle pressait sa tête dans ses deux mains. Mais pourquoi, cela ne m’apporte pas mon Armande et c’est elle qu’il me faut.

— Si tu voyais Armande, mon ange, dit George, la reconnaîtrais-tu ?

— La reconnaître ? Une mère ne pas reconnaître son enfant ? Pourtant ! mais elle est dans son berceau ; et se levant avec une rapidité étonnante, en un instant elle fut près du berceau ; elle entrouvrit les petits rideaux de dentelle. Après y avoir plongé un regard morne, elle s’écria d’un air abattu ; « Rien, toujours rien. » Puis elle revint prendre sa place auprès de George. Elle entoura alors de ses deux bras nerveux le cou de son mari, sa tête appuyée sur son épaule, elle se prit à sangloter.

George fut inondé des larmes de la pauvre mère, qui se mêlèrent aux sueurs nombreuses qui perlaient aux tempes du mari d’Alexandrine. Il avait espéré voir se continuer ce moment de lucidité, qui aurait permis à cette malheureuse de reconnaître son enfant, mais il ne le voyait que trop : les ombres recommençaient à envahir le cerveau d’Alexandrine comme les mers houleuses envahissent les grèves désertes.

Tout était il sans espérance ? Oh ! non, George avait un renfort dans la personne de son Armande. Il se sentait tous les courages, toutes les espérances, depuis qu’Armande était là, près de lui.

Je ne saurais désespérer encore, disait-il en lui-même. J’ai trop souffert pour ne pas voir le ciel récompenser mes efforts et mes espérances.

— Où est-elle ? s’écrie soudainement la mère éplorée. Il me semble qu’elle doit venir.

George fait un signal, le signal convenu, et la porte s’ouvrait à demi. Armande apparut toute rayonnante dans l’embrasure. Instruite d’avance, elle commence son rôle.

— Me voilà, mère, dit-elle. Tu devais m’attendre depuis longtemps ! mais le bon Dieu m’a ramené à toi. Vois comme j’ai grandi ; je suis toujours ton Armande et le cœur est toujours plein de toi.

— Il n’y a pas longtemps qu’elle est partie, Armande. C’était une nuit ; oui mon Dieu ! mais j’ai dormi depuis ; j’ai fait un long rêve de douleur.

— Oui, ma mère, tu as souffert et moi je reviens pour te consoler.

Il y eut alors une pause chez Alexandrine. Son œil perçant prit une fixité étrange, et une lueur fauve illumina soudain sa paupière rougit. La veine du front se dessina de haut en bas, et la bouche s’entrouvrit imperceptiblement.

— Tu n’es pas Armande, car tu serais dans mes bras et mon cœur battrait à se briser.

— Comment veux-tu que j’y sois, ma mère, tu ne veux pas me reconnaître.

Mère !… reconnaître ! dit la folle ; oh ! mon front, mon pauvre front ! Je souffre, et le cœur a des angoisses indicibles. Où es-tu ? Armande. Reviens-moi, reviens-moi. Toi seule peut me faire vivre ; sans toi, je meurs à tout moment.

— Je viens, ma mère ; vois, je suis là à tes pieds ; et l’enfant s’approcha jusque dans les bras d’Alexandrine.

George avait la pâleur d’un cadavre. Tout est sans espoir ; mon Dieu ! j’espère pourtant encore en vous. Il faut qu’elle revienne, au prix d’un miracle s’il le faut. L’espérance et la foi peuvent tout.

La mère venait de prendre une main de l’enfant. Ta main est brûlée petite, et ton visage aussi ; mais ta main est douce et son attouchement me fait du bien.

— Oui, ma mère, le sang qui coule là, dans ces veines toutes petites, vois-tu ? c’est le tien.

— Tes yeux sont bleus ?

— Oui, comme les tiens, mère. Si mon visage est moins blanc, c’est que la fumée l’a bruni, chez les sauvages.

— Les sauvages !… les sauvages !… ceux qui sont venus te prendre ; ils vont venir, mon Armande, mon enfant, mon trésor !…

Ce ne fut que cris et larmes, sanglots et paroles entrecoupées. Ce que l’art n’avait pu accomplir, la voix du sang venait de le faire.

— Enfant, s’écria la mère, ma raison est vaincue facilement, car les ténèbres y remplaçaient la lumière depuis longtemps. Le sang qui coule dans tes veines a fait un prodige ; il a réchauffé le mien que ton départ avait figé dans mes artères. Viens maintenant que je vive de toi, de ta vie, de ton regard, viens sur mon cœur ; et un torrent de larmes vint inonder Armande qui avait des pleurs au bord de ses longs cils.

Alexandrine semblait trouver la vie dans ces longs embrassements, dans cette étroite union avec l’enfant dont son cœur maternel était depuis si longtemps privé. Mon Armande ! ne cessait de répéter la pauvre mère. Oui, j’ai là, dans l’âme, je ne sais quelle ivresse qui a remplacé la mer d’amertume qui m’envahissait à toute heure. Je suis heureuse, je jouis, je nage au sein d’un bonheur sans pareil.

George, à l’écart, attendait que l’explosion fut terminée pour se jeter dans les bras de ces deux êtres qui composaient toute sa vie.

— Mais, dit Alexandrine, je suis égoïste, tout pour mon enfant ; viens mon George, viens toi aussi que je vous réunisse dans un baiser, dans un même serrement sur mon cœur réjoui ; et tous trois se confondirent dans une même longue et chaude caresse.

La mère avait donné la vie à son enfant, et son enfant lui rendait la vie de l’intelligence. Alexandrine était revenue ; les brouillards se dissipèrent pour laisser à l’intelligence toute sa lucidité, toute sa force d’action et d’opération.