La Gazette des campagnes (p. 185-192).

VIII

UN COUP DE TOMAHAWK.


Bison-des-Plaines avait dit à Laurent, après lui avoir avoué le secret de l’enlèvement de Fleur-du-mystère et des maltraitements auxquels elle était soumise : « Fais ce que je t’ai dit et laisse moi le reste, tu auras de mes nouvelles bientôt. » Il devait tenir parole.

Depuis longtemps l’indien attend l’occasion de venger l’affront fait à la Chouette par le Hibou. Le sauvage est dissimulé de sa nature ; la rage peut gronder dans son cœur, sans qu’aucun indice ne se manifeste à l’extérieur, comme ces volcans qui dorment dans le sein des montagnes et qui font irruption qu’à un moment donné. Et combien de temps l’enfant des bois peut-il patienter et attendre l’heure propice ? Une vie presque entière.

Aussi Bison-des-Plaines, comme ceux de sa race, savait patienter et attendre le moment favorable. On l’avait vu bien des fois, au village, descendre vers le bord des flots et y examiner quelque chose de caché soigneusement dans les grandes herbes qui poussent sur les grèves ; mais personne n’était allé voir, car le sauvage n’est pas curieux, ni bavard. S’il voit quelque chose d’insolite, il se demande pourquoi, et s’il ne trouve pas de solution juste il se tait et ne va pas plus loin.

Heureuses gens ! comme vous pouvez en remontrer à ces maudites langues de vipères qui sont les plaies de nos paroisses ; à ces harpies à la figure parcheminée, au crâne dénudé, quand ce sont des hommes qui font le triste métier de perdre les autres, eux qui n’ont plus rien à perdre, même l’honneur qu’ils ont prostitué et foulé aux pieds. Ces gens là craignent la lumière et agissent dans les ténèbres.

L’ombre recèle les serpents
Qui veulent mordre les passants.

Huit jours se sont écoulés depuis l’entretien de Laurent Goulard et de Bison-des-Plaines. Déjà le soleil a disparu derrière l’horizon qui vient de se couvrir d’un nuage épais qui va amener les ténèbres plus à bonne heure ; pourtant les étoiles commencent à orner la voûte du ciel, et leurs feux pâles inondent le ciel d’une douce clarté. Le fleuve, agité par les vents de la veille, a des voix étranges qui pleurent ou chantent tristement. L’air est limpide et pur ; des senteurs de varech et de salin montent de la grève et rafraîchissent l’air que l’on respire avec volupté. Les bois sont pleins d’ombres et de mystères ; les oiseaux s’y appellent en jetant au zéphyre qui passe les notes suaves d’un chant joyeux et plein de douceur.

À cette heure du soir, où déjà les feux de la nuit s’allument aux portes des cabanes. Mélas a fui le wigwam où repose Fleur-du-mystère. Avant de s’éloigner, il a voulu contempler les traits de l’enfant qui dormait sous la triple garde de sa pureté, sa faiblesse et son Ange-Gardien. Une lueur sinistre a lui dans le grand œil noir du Hibou, à la vue de l’enfant endormie, dont les lèvres entr’ouvertes légèrement laissent passer un souffle faible, mais égal et harmonieux. Un bras sous sa tête, l’autre ramené chastement sur sa poitrine elle rêvait du ciel, car un nimbe lumineux semblait entourer son front, tant elle souriait d’un sourire doux et angélique. Mélas en fut frappé ; ne pouvant contenir le flot bouillonnant dans son cœur, il se pencha sur le corps de l’enfant, et ses lèvres sanguines effleurèrent le front de l’enfant qui y passa sa main sans s’éveiller. Encore une empreinte disparue sous une main impitoyable, se dit-il. Oh ! partout où j’ai voulu m’attacher, une main maudite s’est approché et m’a effacé ; partout cette main a passé le pinceau de l’oubli, et tout a disparu comme les songes au réveil. Hasard, serais tu dur ? ou bien Dieu serait il le hasard ? Après avoir formulé ce doute affreux, arraché par une douleur réelle, le Hibou sortit. Il lui fallait un peu d’air frais pour rafraichir son front brûlant. Il pouvait dire avec le poète :

Mon front est froid, mon âme est en feu.

Il fit quelques pas dans la direction de la grève ; mais se ravisant : Non, dit-il, allons au bois ; il y a plus d’ombre, plus de solitude ; sur la grève, la grande voix des flots me ferait mal au cœur. Là, perdu sous la feuillée je serai plus avec moi. Quelques minutes après, il disparaissait sous le couvert.

À peine Mélas était-il disparu dans le bois, qu’une ombre légère glissa le long du wigwam silencieux et se faufilant comme une couleuvre, elle entra sous la tente. L’enfant dormait toujours, souriante. L’ombre s’approche du lit de sapin. Une lampe de fer, où brûlait une mèche dans l’huile de phoque, éclairait faiblement l’appartement ; au fond dormait la vieille sauvagesse, et près de l’entrée de la porte, Fleur-du-mystère.

Dors en paix ma colombe, disait il, dors en paix comme la gazelle timide aux bords des eaux dormantes des lacs. Ton cœur a connu le poison de la douleur en buvant à la coupe de la vie. Pour toi devaient éclore les roses blanches comme ton front, fleurir les arbres, verdir les prés, mais un oiseau de proie a fondu sur ta vie comme l’aigle aux fortes serres fond sur le faon timide dans les vallons, et tu trembles devant lui comme la feuille du peuplier dans la forêt. Comme la chèvre blessée qui erre sur la montagne, un jeune visage-pâle allait sans but dans la vie ; il te vit et lia avec toi la chaîne solide de l’amour ; oui, il t’aima, mais pas avant Bison-des-Plaines qui te fixe à cette heure, en attendant l’heure de la vengeance. Lui, fier de ces années, orgueilleux de sa force et de son agilité, il aurait été heureux de mettre à tes pieds son cœur, son or et ses plus belles fourrures ; mais non, il a dû refouler en lui ses aspirations, ses sentiments, car il se savait indigne de la fille des visages-pâles déjà uni au blanc, mon frère et mon ami. Moi qui t’aime, j’ai juré la perte de ce lynx maudit qui trouble ta vie et qui a été assez lâche pour porter sa main sur toi et te frapper. Qu’il disparaisse de notre soleil ; il est de trop, et vous serez heureux, il est un obstacle, je veux l’enlever, et, une main sur son cœur pour l’empêcher de protester, Bison-des-Plaines dira : Pars, Laurent, pars Fleur-du-mystère, et soyez heureux. N’oubliez pas, aux rives du Sud, au milieu des grandes huttes, Bison-des-Plaines qui se dévoue surtout pour toi, fille au front pâle que j’aime avec une passion et une ardeur de sauvage. Les blancs ont le cœur léger comme une plume que le vent emporte et ils oublient ; mais, vous deux, sachez penser parfois au pauvre enfant des bois qui risque sa vie pour deux bonheurs. À tantôt. Repose en paix, ma colombe ; répare tes forces par un sommeil paisible, car le voyage que tu vas entreprendre sera long et pénible.

Bison-des-Plaines disparut au dehors, où il ne tarda pas à gagner les bois, à la recherche de Mélas. Il ne fut pas longtemps sans le trouver. Déjà quelques paroles entrecoupées arrivaient incompréhensibles à son oreille fine et exercée. Se hâtant d’arriver, il s’approcha du Hibou avec cette dextérité connue seule des sauvages dont les membres, souvent rompus aux exercices, se prêtent à toute la souplesse possible.

Je suis maudit de Dieu et des hommes, disait Mélas. Le ciel aurait-il permis que j’aimasse cette enfant pour qu’on me fit souffrir la peine du talion ? Je n’ai plus de paix, la joie me fuit, et le cœur brisé je descends tristement le sentier de la vie. Un instant j’ai cru ensevelir le passé sous l’immense joie en voyant Fleur-du-mystère m’appeler son père et me combler de caresses. Comme mon cœur palpitait de sincère ivresse alors ; mais hélas ! une heure a tout détruit. Le remords a repris son empire avec la sombre passion de la jalousie, depuis qu’elle m’a avoué l’amour de Laurent. C’est un enfer pour moi que cette pensée : « elle l’aime ! » Cet amour de Laurent sera la clef qui fera tout connaître à Fleur-du-mystère. La Chouette se vengera, car il ne serait pas un digne enfant des bois, et Bison-des-Plaines a épousé son affront. Je me suis cru fort, mais voilà que je sens ma faiblesse. Fleur-du-mystère saura tout et elle me méprisera, et plutôt mourir que de la voir s’éloigner en me disant : « Va, tu n’es pas mon père. » Que faire, que faire ? La débarrasser de la vie ? Horreur ! n’y a-t-il pas assez de crimes dans ma vie ? Alexandrine ! Alexandrine ! pourquoi m’avoir repoussé de tes bras ? ton amour aurait fait de moi un honnête homme ; ton dédain m’a conduit dans la voie du crime, et Dieu sait où je m’arrêterai. Mais la tombe arrête tout, et qui sait si elle n’est pas proche. Allons ! pas d’attendrissement. Envisageons de sang-froid ma situation. Il ne me reste qu’un moyen : fuir cette nuit même et gagner Tadoussac, pour m’enfoncer avec Fleur-du-mystère dans l’intérieur. J’irai établir ma tente sur les bords du lac Kenogami, et j’y serai en paix. Allons ! à la grâce de Dieu. — Dieu ? ai-je bien prononcé ce nom ? Oh ! je voudrais croire qu’il n’existe pas, car il n’y aurait pas tant d’orages en moi. Oui, je sens là, au fond du cœur, quelque chose qui me dit : « Au-dessus des montagnes, au dessus de ce grain de sable que se disputent les hommes, il y a un être supérieur qui a mis en nous une soif inextinguible ici-bas. Il vient un moment dans la vie où le cœur, quelque méchant qu’il soit, s’avoue qu’il y a un Dieu qui punit et récompense et que, hors de lui, c’est le chaos, la mort, le néant, ce sont des ombres éternelles.

Pendant que Mêlas parlait ainsi, Bison-des-Plaines l’œil au guet, les yeux illuminés d’une lueur farouche et pleine de haine, tenait un tomahawk à la main droite, tandis que de la main gauche il écartait les branches des arbres avec précaution, L’enfant des bois est terrible dans sa colère et elle ne le rend pas aveugle au point de diminuer la sûreté du coup-d’œil, l’élasticité du poignet et la force des muscles. À voir Bison-des Plaines, on l’aurait pris pour un ours féroce des Montagnes-Rocheuses. S’acculant contre un arbre, pour mieux tenir et viser son ennemi, Bison-des-Plaines attendait le moment favorable. Soudain le bras de Bison-des-Plaines s’est élevé au dessus de sa tête et comme s’il fut mû par un ressort, il se détendit avec force. Un reflet a illuminé la sombre épaisseur des bois, un sifflement s’est fait entendre, et la chute d’un corps vint avertir Bison-des-Plaines que le tomahawk avait suivi la direction donnée et que le coup était mortel. Pas un cri n’avait réveillé l’écho des bois.

Bison-des-Plaines, sûr de l’accomplissement de son œuvre, gagne à la course le village où tout le monde dormait. Des feux à moitié éteints brûlaient encore aux portes des cabanes. Quelques chiens hurlaient sur le passage du sauvage, mais aussitôt qu’ils reconnurent Bison-des-Plaines, ils se couchèrent de nouveau et leur tête retombèrent sur leurs pattes allongées sur le sable. Une faible lueur brillait encore là bas, au Poste, dans la chambre de Laurent qui veillait encore. Bison-des-Plaines dirigea sa course vagabonde vers le Poste où il ne tarda pas à arriver.