Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 10

◄  Lettre IX
Lettre XI  ►


DIXIÈME LETTRE


Je crains bien que Cécile n’ait fait une nouvelle conquête ; et, si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection pour son lord. Si ce n’est même qu’une prédilection, elle pourrait bien n’être pas une sauve-garde suffisante. L’homme en question est très aimable : c’est un gentilhomme de ce pays, capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n’avait point de fortune ; une parente éloignée du même nom, héritière d’une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille, a dit qu’elle l’épouserait plus volontiers qu’un autre. Ses parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante, parce qu’elle est vive, hardie, qu’elle parle beaucoup et vite, et qu’elle passait pour une petite espiègle. Il était à sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu’il avait compté ne se pas marier, mais qu’il ferait ce qu’on voudrait ; et on a si bien arrangé les choses, qu’arrivé ici le premier octobre, il s’est trouvé marié le 20. Je crois que le 30, il aurait déjà voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse, altière. Ce qu’elle a d’esprit n’est qu’une sottise vive et à prétention. J’étais allée sans ma fille les féliciter il y a deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison ; et, comme nous sommes un peu parents, c’est dans la mienne qu’il a cherché un refuge. La première fois qu’il y vint, il fut frappé de Cécile, qu’il n’avait vue qu’enfant, et me trouvant presque toujours seule avec elle, ou n’ayant que l’Anglais avec nous, il s’est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous deux ont de la délicatesse dans l’esprit, du discernement et du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est indolent, paresseux ; il n’est plus si triste d’être marié parce qu’il oublie qu’il le soit. L’autre est doucement triste et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme s’ils s’étaient toujours vus ; mais mon parent me semble chaque jour plus occupé de Cécile. Hier, pendant qu’ils parlaient de l’Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas : Maman, l’un de ces hommes est amoureux de vous. — et l’autre de vous, lui ai-je répondu. Là-dessus elle s’est mise à le considérer en souriant. Il est d’une figure si noble et si élégante, que sans le petit lord je serais bien fâchée d’avoir dit vrai. Je devrais ne pas laisser d’en être fâchée à présent ; mais on ne saurait prendre vivement à cœur tant de choses. Mon parent et sa femme s’en tireront comme ils pourront. Il n’a pas remarqué le jeune lord qui n’est pas établi ici comme son parent, tant s’en faut, mais qui, au retour de son collége et de ses leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher chez moi. C’est ce qu’il fit avant-hier ; et, sachant que nous devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en pension, il me supplia de l’y mener, disant qu’il ne pouvait souffrir, après les bontés qu’on avait eues pour lui dans cette maison, l’air à demi brouillé qu’il y avait entre eux. Je dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée que dans les jeux d’esprit son fils brillait toujours par-dessus tout le monde, a voulu qu’on remplît des bouts rimés, qu’on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle, on écrit jusqu’à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi qu’on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et d’autres fort jolies. Il faut vous dire qu’on barbouille et griffonne de manière à rendre l’écriture méconnaissable. Sur une des cartes on avait écrit : A qui doit-on sa première éducation ? A sa nourrice, était la réponse. Sous la réponse on avait écrit : Et la seconde ? Réponse : Au hasard. Et la troisième ? A l’amour — C’est vous qui avez écrit cela, me dit quelqu’un de la compagnie. — Je consens, dis-je, qu’on le croie, car cela est joli. M de *** regarda Cécile. — Celle qui l’a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième éducation. Cécile rougit comme jamais elle n’avait rougi. — Je voudrais savoir qui c’est, dit le petit lord. — Ne serait-ce point vous-même ? Lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une femme ? Les hommes n’ont-ils pas besoin de cette éducation tout comme nous ? C’est peut-être mon cousin le ministre. — Dis donc, Jeannot, dit sa mère ; je le croirais assez, puisque cela est si joli. — Oh non ! Dit Jeannot, j’ai fini mon éducation à Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez moi, Cécile me dit : ce n’est pas moi, maman, qui ai écrit la réponse. — Et pourquoi donc tant rougir ? Lui dis-je. — Parce que je pensais… parce que, maman, parce que… je n’en appris, ou du moins elle ne m’en dit pas davantage.