Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Adélaïde de Brunswick/1-2

Chapitre II (1953 & 1964)
Cahiers personnels ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Adélaïde de Brunswick, Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques PauvertXIII (p. 132-171).


CHAPITRE II


Les choses en étaient là, lorsque le prince de Saxe fit appeler un jour le comte dans son cabinet.

— Mersbourg, dit Frédéric, la place de mon premier chambellan vient à vaquer ; je vous la donne. La princesse m’a parlé de vous avantageusement ; le marquis de Thuringe paraît être votre ami : il ne me fallait que l’assentiment de ces deux personnes pour vous donner toute ma confiance ; le grade que je vous donne vous l’assure. Je veux vous marier, comte ; la fille du marquis de Rochiltz m’a été proposée pour vous ; elle est jeune, belle et riche, et je crois, en vous l’offrant, contribuer au bonheur de votre vie.

— Pardon, Monseigneur, répondit Mersbourg, mais je ne crois pas encore le mariage capable de contribuer à cette félicité que Votre Altesse me souhaite. Je suis assez jeune pour attendre, et je supplie Votre Altesse de réserver ses bonnes intentions pour un temps un peu plus éloigné. Rapproché de vous par des bontés dont je vous offre mes plus sincères remerciements, je prie Monseigneur de permettre que je me consacre uniquement à la reconnaissance que je lui dois : je ne veux voir de sacré que sa personne chérie ; je ne veux m’attacher qu’à elle, et je craindrai que d’autres devoirs ne vinssent à distraire votre fidèle vassal de ceux qu’il ne veut rendre qu’à vous.

— Mais l’un n’empêche pas l’autre, dit Frédéric : dites plutôt, mon ami, que vous ne croyez pas que le bonheur puisse exister pour vous dans le mariage.

— Je crois au contraire, Monseigneur, que ces liens, lorsqu’ils sont assortis, sont les plus sûrs moyens d’assurer la félicité de l’homme ; mais si toutes les convenances ne s’y trouvent pas, je crois qu’alors ils doivent devenir bien pénibles.

— Ah ! cher comte, que vous avez raison ! Le plus grand malheur, en ce cas, est de n’être pas aimé comme on aime, et cette crainte, fomentée par la jalousie, est bien douloureuse sans doute…

— Votre Altesse est si loin de ce qui peut faire redouter ce malheur qu’il n’est même pas présumable que jamais il soit connu d’elle.

— Oui, mon cher comte, je suis heureux, je crois l’être du moins. Mais plus on croit posséder le bonheur, plus on redoute de le perdre.

— Ce sentiment est de la jalousie, et rien ne peut vous en donner.

— Est-ce donc une raison pour ne pas connaître ce tourment ? Plus l’objet chéri possède de charmes, plus la jalousie se fait sentir ; et peut-être désirerait-on souvent que la personne aimée possédât moins d’appas, pour avoir moins de rivaux à craindre.

— Eh ! pourrait-il en exister un seul qui voulût, qui osât disputer à Votre Altesse ce qu’elle mérite aussi bien de posséder ? Non, prince, non, ne redoutez jamais une telle chance. Vous réunissez à trop de titres tout ce qui peut captiver l’auguste épouse qui partage votre trône, pour redouter qu’aucun mortel puisse jamais écarter de ses devoirs une femme qui, près de vous, les met au rang de ses plaisirs.

— Je le veux croire, Mersbourg ; mais on ne guérit pas du mal qui me possède ; il n’est méconnu que de ceux qui ne savent point aimer. On a beau dire qu’il faut estimer l’objet qu’on aime : c’est parce qu’on l’estime qu’on craint de le perdre ; et dès qu’on le croit digne de tous les sentiments de son cœur, pourquoi ne veut-on pas qu’un autre ait les mêmes yeux ? S’il les a, voilà la jalousie justifiée, et s’il ne les a pas, l’amour ne peut plus l’être.

— Mais Votre Altesse a-t-elle donc reconnu dans la vertueuse épouse qu’elle possède quelque chose qui légitime ses craintes ?

— Non, mon ami, dit Frédéric avec une sorte d’inquiétude dont il n’était pas le maître ; mais je suis loin d’imaginer que son amour égale le mien. Tout paraît devoir, obéissance, en elle ; je n’y découvre aucune de ces prévenances si bien faites pour convaincre de la tendresse d’une femme, et qui, n’existant pas, causent d’aussi justes appréhensions.

— Mais tout cela peut venir. Monseigneur ; la princesse est encore bien jeune ; l’habitude de vivre avec vous changera bientôt en plaisir ce que vous n’attribuez aujourd’hui qu’au devoir ; et l’amour qui doit en résulter m’en paraît plus durable.

— Ainsi, ce n’est donc que du temps que je dois attendre mon bonheur ?… Je voudrais, mon cher comte, que vous vous emparassiez de son esprit, et qu’en descendant au fond de son âme, vous parvinssiez à démêler ce qu’elle pense. Vous m’en feriez part, et j’établirai mes idées sur vos rapports.

— Ah ! prince, s’écria Mersbourg, pensez-vous au rôle dont Votre Altesse me charge ? Adélaïde me détestera, si jamais elle me découvre ! Car elle est innocente, ou elle est coupable : dans le premier cas, croyez-vous que des soupçons prouvés par mes démarches ne l’irritent pas ? Et, dans le second cas, me pardonnera-t-elle de découvrir et de vous révéler sa conduite ? Profitant alors de la faiblesse qu’elle reconnaîtra dans vous, elle finira par avoir raison, et je serai sacrifié pour avoir osé lui chercher des torts, qu’ils existent ou non.

— Ma protection ne vous garantit-elle pas de sa vengeance ?

— Non, Monseigneur : ardente à détruire en vous cette protection, rien dès lors ne me préservera de son courroux. Pour que je succombe plus vite, elle saura bien vous contraindre à m’abandonner, et je me trouverai tout à la fois l’objet du courroux de l’un et de la haine de l’autre.

— Rien de rassurant dans ce que vous me dites, mon cher comte : dans le premier cas que vous supposez, vous n’avez, dites-vous, à craindre, si elle est innocente, que de l’irriter par des soupçons. Cette manière de voir ne me paraît pas juste : car, vos démarches la prouvant innocente, comment dès lors peut-elle se fâcher de ce qui la rend si digne de moi. Et, en ayant l’air de craindre vivement ce que vous établissiez dans le second cas, vous me prouvez que cette hypothèse-là, seule, est vraisemblable pour vous.

— Ah ! mon prince, comme la jalousie saisit rapidement tout ce qui sert à la nourrir ! Pleinement rassuré par les vertus de votre épouse, ne cherchez que dans son cœur tous les moyens de vous calmer ; cela suffit à votre tranquillité.

— Soit, dit Frédéric : mais ce que je vous propose établit encore mieux cette tranquillité, et j’exige très décidément que vous fassiez ce que je vous ordonne.

— J’obéirai, mon prince, répondit Mersbourg en prenant congé ; mais si la vérité me contraignait à vous affliger, daignez, je vous en conjure, vous rappeler vos ordres.

La situation dans laquelle se trouvait Mersbourg n’eût été pénible que pour un honnête homme ; mais avec le caractère que nous commençons à démêler en lui, elle ne pouvait être que très agréable. Il devenait, en quelque façon, l’arbitre de toutes les chances et pouvait, avec la souplesse dont il était pourvu, les faire tourner toutes au seul profit de ses intentions… Mais quelles étaient ses intentions ?… C’est ce qu’il nous est très difficile à pénétrer ; et ce que la suite nous apprendra peut-être.

Quoi qu’il en fût, Mersbourg, ne marchant que d’après les plans naturellement supposés, ne tarda pas à se rapprocher du marquis pour lui faire part de la conversation qu’il venait d’avoir avec le prince.

— Je m’étais bien aperçu de la jalousie de Frédéric, dit Thuringe, mais j’ignore quel en est l’objet. Je suis fâché qu’on ne vous l’ait pas nommé.

— D’autres que vous peuvent-ils l’alarmer ? Est-il quelqu’un capable dans cette cour de plaire à celle que vous aimez ?

— Mais si ses soupçons tombent sur moi, me voilà plus contraint que jamais !

— Soit, dit Mersbourg ; mais à votre place je voudrais m’instruire ; et ce n’est, dans ce cas-ci surtout, ce n’est, dis-je, qu’en brusquant les choses qu’on parvient à les éclaircir. La princesse vous aime, j’en suis sûr ; hasardez tout, elle se prononcera, et nous pourrons nous conduire ensuite d’une manière beaucoup plus certaine.

— Mais croyez-vous d’abord que mes entreprises plaisent à la princesse ?

— N’en doutez pas : j’ai maintenant acquis des connaissances assez étendues sur son caractère pour vous assurer de sa tendresse.

— Enfin, que vous a-t-elle dit ?

— Que vous étiez l’objet de ses affections les plus chères, mais qu’elle n’osait manquer à ses devoirs.

— Ah ! ses devoirs sont de m’aimer, dit le marquis avec transport. Ai-je consulté les miens, quand mon âme s’exalta dans la sienne ? Et l’amour admet-il d’autres devoirs que ceux que sa main nous impose ? J’adore Adélaïde ; je veux l’idolâtrer toute ma vie ; je lui sacrifierai jusqu’à mon sang, si elle l’exige : elle l’anime, il est à elle. Mais qu’un peu plus de force de sa part paie au moins mon ivresse, et qu’elle me console de ce que je souffre par l’espoir d’adoucir mes tourments, si quelque jour elle le peut.

— Il faudrait, ce me semble, convenir d’une façon de se voir.

— Que de dangers pour elle dans ce plan téméraire !

— Les moyens les plus violents sont ceux qui plaisent le plus à l’amour, et l’expérience nous prouve que ce sont toujours les plus sûrs : me chargez-vous d’y travailler ?

— Ah ! mon ami, je vous devrai la vie !…

Et le comte se disposait à passer à l’instant chez Adélaïde, lorsqu’on sut qu’en raison d’une menace que l’empereur venait de faire au prince Frédéric, ce souverain, ayant toute confiance en son épouse, venait de s’enfermer avec elle pour répondre de concert au message insolent qu’il recevait. Ce fut Adélaïde elle-même qui dicta la lettre fière dans laquelle elle disait à l’empereur que ce n’était ni à son âge, ni avec la dépravation de sa conduite, qu’on devait se flatter d’imposer au prince toujours victorieux qui régnait sur la Saxe et qu’avant de se permettre une telle audace, il fallait que Henri réformât premièrement ses mœurs, en chassant ses maîtresses, et son insolence en sortant aussitôt de l’état d’un prince qui n’avait nul besoin de rétablir chez lui l’ordre, qu’en sa qualité d’empereur il ferait beaucoup mieux d’aller faire régner dans ses autres provinces, lesquelles, bien plus que la Saxe, avaient besoin de ses conseils et de ses secours[1].

Cette lettre frappa tellement l’empereur qu’il renonça dès le même instant à des projets qu’une telle vigueur pouvait, tôt ou tard, rendre vains.

Ce grand trait d’énergie, dans une aussi jeune femme, plut beaucoup au prince de Saxe, Il l’exalta dans sa cour, et chacun félicita la princesse. Ce fut ce moment de gloire que choisit Mersbourg pour peindre à Adélaïde l’ivresse dans laquelle cet acte superbe plongeait le marquis de Thuringe.

— Votre aimable parent, madame, dit-il à Adélaïde, brûle de vous peindre la reconnaissance qu’il éprouve du grand service que vous venez de rendre à la patrie. Ah ! s’est-il écrié, quand on sait régner avec tant de noblesse, pourquoi donc ne sait-on pas aimer ? Il ne faut pas enflammer tous les cœurs, quand on ne veut écouter l’hommage d’aucun !

— Qu’il vienne, dit Adélaïde, et je saurai lui prouver peut-être que si j’ai pu, par ce que je viens de faire, mériter l’approbation générale, c’était peut-être de lui plus que de personne que je voulais recevoir des éloges. Je savais bien qu’un trait de fierté lui plairait ; il devait approuver en moi ce qu’il était si digne d’égaler… Mersbourg, va prévenir à l’instant le marquis que la princesse le recevra volontiers dans le petit bois de sa volière située au fond des jardins.

Là, dans un bosquet de cèdres s’élevait, sous la forme d’un temple des Druides dont ce même lieu offrait encore quelques vestiges, une vaste volière treillagée de fils d’or autour desquels flottaient des branches de lilas et de roses becquetées par cent couples d’oiseaux les plus rares, annonçant par leurs chants divers les tendres et voluptueuses occupations d’une vie animée par l’amour et l’inspirant à tous les cœurs.

— Oh ! madame, s’écria le marquis, en voyant celle qu’il adorait dans un endroit aussi délicieux, que ne dois-je pas à vos bontés ! et quelles preuves vous voulez bien m’en donner en ce moment, lorsque vous daignez consentir à recevoir l’hommage que toute la Saxe vous présente aujourd’hui par ma voix !

— Marquis, répondit Adélaïde, c’est dans votre âme que j’ai puisé les traits de grandeur et de force dont vous voulez bien me savoir gré. Vous auriez fait ce que j’ai conçu : ce n’est que d’après cette certitude que je suis contente de moi-même. Je serai toujours orgueilleuse toutes les fois que je vous ressemblerai.

— Que ne puis-je être également glorieux, madame, des sentiments que je voudrais allumer en vous !

— Tout me défend de les entendre, mon cher marquis. Réfléchissez à ma position, et vous sentirez que je ne le puis.

— Trop funeste ambassade ! Pourquoi fus-je choisi par Frédéric pour aller lui chercher une épouse si digne de faire mon bonheur ?

— Ne me parlez pas de ces regrets, ils absorbent mon âme.

— Dieu ! qu’entends-je ? Tous mes tourments s’oublient sitôt que vous les partagez… Pourtant, nous voilà contraints à vivre éternellement séparés l’un de l’autre ! Nulle consolation réelle n’apaisera les maux que nous nous serons faits mutuellement ; et tous les deux bien jeunes encore, il nous faudra pleurer jusqu’à la mort le malheur de nous être connus !… Eh quoi ! vous ne voyez, madame, aucun moyen d’adoucir notre sort ?

— Aucun, hélas ! ne s’offre à mon esprit !

— Et pourquoi ne pas se soustraire à des fers si pesants ?

— De tels moyens conviennent-ils à des gens comme nous ? Puis-je déshonorer le trône où ma naissance me place ?

— Pourquoi l’occupez-vous sans moi ?

— Pourquoi vîntes-vous me chercher pour m’y asseoir ?

— Ô souvenirs funestes ! Ne me les rappelez donc plus, ils déchirent mon cœur.

— Ô mon ami, que je reçoive de vous l’exemple du courage ! Ne suis-je pas plus infortunée que vous ? aucun objet ne vous engage à perdre mon image de vue ; elle peut toujours être avec vous… et vous savez si je puis en dire autant ! Cependant votre image me suit, même aux instants où je devrais l’oublier, et quand c’est vous que je voudrais presser dans mes bras, c’est votre rival que j’y rencontre.

— Mon rival !

— Eh ! non, non, je me trompe, vous n’avez point de rivaux : pourrais-je partager un cœur qui vous appartient en entier ? Mes aveux sont bien coupables, j’en conviens, mais je me les pardonne s’ils peuvent vous calmer.

— Ils ne m’enflamment que davantage : pensez-vous donc me faire oublier mon amour, en me laissant croire que vous daignez en recevoir l’aveu ? Mais si quelque événement…

— Qu’osez-vous dire, Thuringe ? Je fixerais l’époque de mon bonheur à celle où mes nœuds peuvent se dissoudre !… Loin de moi de pareilles idées ; ce cœur que vous embrasez doit être aussi pur que le vôtre. Nous nous avilirions tous les deux si la moindre pensée criminelle pouvait nous séduire l’un ou l’autre. Sans doute, elles sont bien cruelles, les privations que nous nous imposons ; mais croyez que les crimes nés de leur rupture seraient encore plus douloureux.

— Eh bien, dit le marquis, je vais m’éloigner de vous ; les guerres qui se multiplient dans nos provinces m’offrent des moyens de gloire qui, sans me faire oublier des sentiments que rien ne peut éteindre, apaiseront peut-être pour quelques instants les chagrins qui m’accablent.

— Je vous défends de vous éloigner, dit Adélaïde.

— Vous voulez donc que mon malheur soit éternellement sous mes yeux ?

— Quelle autre main que la mienne parviendrait à les adoucir ?

— Accordez-moi du moins la faveur de vous voir quelquefois en ce même lieu.

— Comptez sur le désir que j’en ai et sur l’empressement que je mettrai à vous faire savoir les instants dont il me sera possible de disposer pour vous plaindre et pour vous calmer.

En ce moment Adélaïde croit voir une ombre filer rapidement sous les arbres voisins de la volière…

Elle presse la main du marquis :

— Nous sommes découverts ! lui dit-elle avec effroi.

Mais Thuringe, regardant aussitôt du côté qu’on lui indique, n’aperçoit rien.

— On s’enfonce dans le bois qui couronne la volière, dit Adélaïde ; on y est, j’en suis sûre.

Et, retenant Thuringe qui voulait s’y élancer :

— Non, non ! dit-elle ; cette démarche nous rendrait coupables ; nous aurions l’air de craindre, et nous n’avons rien dit qui puisse nous faire rougir. Éloignons-nous par des côtés différents ; mais je vous défends toute recherche.

L’entretien terminé, Louis n’eut rien de plus pressé que d’en rendre compte à Mersbourg. Il ne lui déguisa point que la sévérité de la princesse, alléguant toujours sa position et les circonstances, lui ravissait absolument tout espoir.

— Je suis loin de penser comme vous, dit le comte : ces mêmes circonstances, qui vous paraissent aujourd’hui des entraves, peuvent un jour tourner à votre avantage : combien de fois n’a-t-on pas vu l’aurore du bonheur éclairer le jour où l’infortune nous accable !

Thuringe parla de l’ombre aperçue par Adélaïde et de l’inquiétude qu’elle lui avait causée ; mais le comte calma son ami, en l’assurant que le prince n’était pas même alors sorti de ses appartements.

— Mais celui qui nous a surpris peut rendre compte de ce qu’il a entendu.

— Si les choses sont comme vous me le dites, il n’y a pas de dangers à ce que vous ayez été surpris.

— Ah ! mon ami, ceux qui prétendent servir les princes disent-ils toujours la vérité ?


Quelques mois s’écoulèrent ainsi sans que le marquis pût entretenir celle qu’il adorait et sans qu’Adélaïde pût lui rien faire dire de consolant. On s’aperçut seulement à la cour de l’air soucieux et sombre qui, depuis quelque temps, régnait sur le front du souverain, et chacun s’empressa d’interpréter cette crise à sa volonté : c’est l’usage dans toutes les cours, parce que le visage du monarque est, dans tout, le thermomètre de la fortune. On sut à Frédéricsbourg que le comte avait de fréquents entretiens avec son maître ; mais comme rien ne transpirait, il devenait impossible de former avec justesse aucune sorte de conjecture.

Les délais d’une seconde entrevue commençaient à inquiéter Louis, lorsque Mersbourg vint le rassurer.

— Demain, dans le même endroit où vous vous êtes déjà vus, dit-il au marquis, la princesse vous attend au coucher du soleil ; soyez exact et ne redoutez rien. J’ai vu plusieurs fois le prince depuis notre dernier rendez-vous ; ses soupçons paraissent augmenter : je ne sais si l’ombre aperçue n’est pas celle de quelqu’un aposté pour vous surprendre. Mais j’ai calmé les idées du prince, et je le crois maintenant bien revenu des craintes qu’il avait pu concevoir.

— En étais-je l’objet ? dit impétueusement le marquis.

— Non, ses soupçons étaient vagues ; ils n’étaient positivement dirigés sur personne.

— Et vous l’avez calmé ?

— Complètement. Vous pouvez être ce soir de la plus grande tranquillité ; mais soyez exact ; laissez surtout arriver Adélaïde la première. Les vigies signaleront six heures lorsqu’elle entrera dans le petit bois de la volière ; n’arrivez qu’un quart d’heure après ; elle vous expliquera les motifs de cette précaution ; il faut qu’elle soit nécessaire, car elle me l’a fortement recommandée.

Louis promit de se conformer à tout, lorsqu’un événement bien différent que celui qu’il attendait fit le plus grand bruit au château. Au moment où il se disposait à partir, la princesse vient d’être arrêtée et conduite dans une des tours de la citadelle de Torgau, ville située sur les bords de l’Elbe, à dix lieues de Leipzig. Aucun motif de cet acte de sévérité ne se divulgue encore ; aucune circonstance ne s’en publie : Frédéric se borne à dire aux seigneurs de sa cour que quelques raisons politiques l’ont contraint à une action d’autant plus cruelle pour lui que tout le monde connaît son sincère attachement pour la princesse, et qu’on doit par conséquent augurer à quel point doit lui coûter une mesure aussi pénible pour son cœur que nécessaire au bien de la Saxe.

On se figure aisément l’état du marquis en apprenant cette affreuse nouvelle.

— Vous seul êtes la cause de ce malheur, dit-il à Mersbourg ; vous avez été trompé vous-même, ou vous m’avez trompé dans cette cruelle aventure. Quelle preuve ai-je de la vérité de tout ce que vous m’avez dit ? Par une bien coupable imprudence, vous avez jeté la princesse dans le piège qui vient de l’envelopper, et je soupçonne aujourd’hui jusqu’à vos vues.

— Marquis, répondit Mersbourg, je sais que le malheur rend injuste ; mais ne le soyez pas, je vous prie, jusqu’à ce point à mon égard ! Je suis au fait de tous les secrets du prince : ce n’est point de vous qu’il est jaloux ; un autre a trompé notre confiance ; un autre s’est trouvé au rendez-vous que la princesse vous avait accordé, et cet autre est celui dont vous vîtes l’ombre à votre dernière entrevue. Le coupable est Kaunitz dont la disparition soudaine laisse croire à une vengeance subite exercée sur lui par le prince. Il l’aura fait assassiner, cela paraît positif.

— Mais Adélaïde l’aimait donc ? s’écria le marquis avec la plus affreuse inquiétude.

— Comme la jalousie raisonne !… Kaunitz a su l’heure du rendez-vous qui vous était donné ; il a certainement surpris la princesse, très innocente de l’imprudence de cet étourdi, et la foudre, en éclatant sur celle dont vous êtes aimé, est tombée sur celui qui ne l’est pas.

— Adélaïde est donc innocente ?

— Ingrat, avez-vous pu en douter ?

— Pressons-nous donc de nous occuper d’elle ; ne songeons qu’à la délivrer : le poignard qui frappa Kaunitz ne peut-il pas tomber sur celle qui paraît légitimer les soupçons ?… Ô mon cher comte, nous n’avons pas un moment à perdre.

— Cette précipitation entraverait tout ; garantissez-vous des soupçons ; ne les faites pas tomber sur vous, puisqu’ils n’y pèsent point ; gardez-vous surtout qu’ils ne m’atteignent. Je suis le seul qui puisse vous rendre avec mystère les services dont vous avez besoin : ménagez donc un ami que vous venez de méconnaître et qui vous fut toujours trop sincèrement attaché pour avoir même conçu la plus légère idée de trahison.

— Ah ! mon cher comte, je ne vous accusai jamais ; mais vous voyez où le malheur conduit. Est-il un état plus affreux que le mien ? Quels moyens prendre pour briser les fers d’Adélaïde ?… Avec qui est-elle maintenant ?… Qui dispose de son sort ? Et comment Frédéric parviendra-t-il à faire croire que celle qui vient de servir aussi bien l’État puisse être capable de le trahir ? On imaginera tout autre chose : on osera déshonorer la plus honnête des femmes, et, à tous les chagrins que j’éprouve, il me faudra joindre celui de voir honteusement ternir la gloire de celle que je ne pourrai pas défendre.

— Délivrons-la, mon ami ; les considérations qui vous arrêtent disparaîtront avec ses chaînes.

— Où la conduire ensuite ? Osera-t-elle remonter au rang où les destins la placent ? S’assied-on sur un trône que l’univers nous accuse d’avoir souillé ?…

— Frédéric peut la justifier.

— La justification n’appartient qu’aux coupables, elle nuit à ceux qui ne le sont pas… Qui commande à Torgau ?

— Un ancien officier, qui a fait une partie des guerres de l’Empire, et sa fille, jeune et spirituelle, est chargée de tenir compagnie à la princesse.

— Comment la faire sortir de là ?

— Plus aisément que vous ne le pensez.

— Soit, mais je vous le répète, je ne dois pas avoir l’air de m’en mêler ; je ne dois ni protéger, ni diriger son évasion : puisqu’on me croit innocent je ne dois point me charger du rôle d’un coupable.

— Séparons-nous, dit le comte, je vois qu’on nous observe ; remettons à un autre moment cette importante discussion.

Louis va rêver à ses malheurs et Mersbourg entre chez le prince.

— Eh bien, comte, dit Frédéric, avais-je tort de me livrer aux tourments de la jalousie ?

-Je l’avoue. Monseigneur, jamais je n’aurais soupçonné celle que vous honorez de votre tendresse.

— Ô mon ami, le cœur des femmes est inexplicable, c’est un labyrinthe où se perdra toujours celui qui se flattera de le mieux connaître. J’adorais cette femme, et elle me trahit ; je la croyais franche, et il n’y avait en elle que de l’imposture et de la perfidie. Ce fut sur le bruit de sa vertu que je l’associai à mon trône : vois comment j’en suis récompensé ! Ce Kaunitz… qui l’aurait cru ? Ce jeune homme que j’avais comblé de bienfaits ! À qui donc les princes peuvent-ils se fier ?… Y avait-il longtemps, mon ami, que cette intrigue durait ? S’aimaient-ils ?… Le crois-tu ?…

— Si j’eusse été instruit de quelque chose, Votre Altesse peut-elle croire que je lui en eusse fait mystère ? J’imagine que ce jeune homme est bien plus coupable que la princesse : n’était-il pas très possible qu’il l’aimât sans qu’elle répondît à sa flamme ?

— Mais ce rendez-vous ?

— Nous n’avons pas de preuves que cela en fût un. L’usage de la princesse était de se rendre assez souvent toute seule au cabinet des oiseaux : Kaunitz l’y aura suivie, sans que votre épouse ait la moindre part à cette entrevue.

— Mais ils se sont parlé.

— Bien peu de temps ; car il s’en est passé bien peu entre l’instant où ce jeune officier s’est trouvé près de la volière et celui où vos gardes ont arrêté la princesse.

— Mais Kaunitz expirant sous le fer dont je l’ai fait frapper, n’a pu, dit-on, déguiser son amour.

— En ce cas Votre Altesse a fait prudemment de le traiter avec cette rigueur.

— Peu s’en est fallu que, dans les premiers moments, Adélaïde n’ait subi le même sort.

— Que de repentir vous vous seriez préparé ! Car vous adorez la princesse ; l’ardeur de vos sentiments ne peut se taire, et j’ose vous répondre qu’elle est encore digne de les mériter.

— Et voilà ce qui fait mon tourment, voilà ce qui me désespère : il faut que je soupçonne, il faut que je cesse d’aimer celle que j’adore ! Quel état est le mien !

— Mais éclaircissez-vous encore, Monseigneur ; et si votre épouse peut se justifier, ne pourrez-vous donc pas la rappeler près de vous ?

— Pardonnera-t-elle mon erreur ? Elle me haïra, mon cher comte, je ne serai plus à ses yeux qu’un tyran… qu’un objet d’effroi : excuse-t-on les flétrissures injustes ? Et celle-là n’est-elle marquée du sceau de la plus grave iniquité ? Le désordre de mes idées est tel que je veux m’éclairer et que je crains de le faire. Quelle confusion, si elle est innocente ! Quel désespoir, si elle est coupable ! Mersbourg, éclaircis tout cela ; pars pour Torgau. Ramène-la, si elle est encore digne de moi, qu’elle suive son perfide amant au cercueil, si elle a pu m’outrager un instant.

— Monseigneur, dit le comte, que je voudrais que vous m’accordassiez un collègue pour cette importante commission !

— Et qui veux-tu que je t’adjoigne ?

— Le marquis de Thuringe, Monseigneur. Vous le chargeâtes d’aller chercher votre épouse à Brunswick ; il la ramènera de Torgau : le bonheur qui couronna sa première mission est d’un excellent augure pour la seconde ; et notre choix ne peut tomber sur une personne qui en soit plus digne que Thuringe.

— J’y consens, dit Frédéric, chargez-vous de l’instruire. Sa vertueuse amitié pour la princesse doit le rendre très affligé de tout ceci. Lui en parler moi-même irriterait encore mes chagrins. Disposez tout avec le marquis, et j’approuve d’avance tout ce que vous ferez l’un et l’autre.

Le comte n’eut rien de plus pressé que d’instruire Louis de ce qu’on venait de lui dire.

— Vous ne m’accuserez plus, j’espère, lui dit-il, de n’être pas votre ami : vous allez revoir celle que vous aimez et la ramener vous-même à son époux. Peut-il exister au monde une circonstance plus heureuse ?

— Comte, répondit Thuringe, dans tout ce que vous venez de faire, vous avez plus écouté l’envie de servir un ami que ce que vous disait la prudence. Ce voyage compromettrait infailliblement Adélaïde ; et si jamais notre secret venait à se découvrir, de quelle fausseté ne m’accuserait-on pas ? Il s’agit bien plutôt ici de faire évader la princesse que de la ramener à son mari : car, si elle quitte la Saxe, quelque espoir peut me rester alors ; je n’en ai plus, dès qu’elle sera rendue à Frédéric. Je suis coupable sans doute en avouant ceci ; mais ne le serais-je pas bien davantage en remettant celle que j’aime dans les bras d’un jaloux qui la traitera peut-être demain comme il vient de traiter celui qu’il lui supposait pour amant ? Je connais toutes les lois de la délicatesse ; mais celles de l’amour sont également sacrées pour moi, et je les enfreindrais en me prêtant à un arrangement qui replace le glaive sur le sein d’Adélaïde. Partez donc seul, mon cher Mersbourg ; portez mes vœux et mon amour à celle qui fait à la fois le charme et le tourment de ma vie. En lui apprenant mon refus, pénétrez-la de toutes les raisons qui le motivent ; et si réellement vous voulez me servir, gardez-vous de la ramener ici ; qu’elle se retire chez le duc de Brunswick son père ; le reste me regarde, et, de ce moment, ma conduite envers elle cessera d’être embarrassante.

— Voilà des procédés qui m’étonnent, dit le comte ; je ne m’attendais pas à voir rejeter par vous ce que je n’avais entrepris que pour vous. Cependant, en réfléchissant sur vos motifs, je les trouve fort sages : un seul point m’embarrasse, c’est le désir que vous témoignez de ne point revoir la princesse ici. Comment voulez-vous que je l’engage à retourner chez son père ? Je m’éloigne par là des ordres de Frédéric, et je propose à Adélaïde une chose qui ne la justifiera point ; il me paraît bien difficile de lui faire agréer un tel parti : son honneur le lui défend et ma probité s’y oppose.

— Il faut lui cacher l’indulgence bien trompeuse peut-être qu’affiche son mari : songez que ses jours y tiennent et que nous ne devons point balancer à lui dissimuler les ordres dont vous êtes chargé.

— Eh bien, d’après vos réflexions, qu’elle-même choisisse une retraite et qu’elle consente à me l’indiquer. Je vais tâcher de concilier ces divers intérêts, poursuivit Mersbourg ; mais quel que soit le succès de nos démarches, ne m’accusez jamais de négliger ce qui vous intéresse.

— Ah ! dit le marquis de Thuringe, je compte trop sur votre amitié pour le craindre.

Frédéric pressant le départ de Mersbourg, les deux amis se séparèrent sans prendre de nouvelles mesures. Le prince ne blâma nullement la conduite de son cousin.

— Thuringe, lui dit-il dès qu’il le vit, j’approuve le motif qui vient de diriger le refus que vous avez fait à Mersbourg. Aucun soupçon sans doute ne plane sur votre tête ; mais des méchants pourraient en former, et votre prudence les dissipe.

— Ce sont ces craintes qui ont dirigé ma conduite. Prince, dit le marquis, me permettezvous de vous faire observer que vous avez été bien vite dans cet acte de sévérité ? Il outrage la vertu de votre femme ; de telles offenses se réparent bien difficilement… et ce malheureux Kaunitz dont vous avez tranché les jours !

— Mon ami, s’écria le prince, il y a quelque chose de singulier dans tout cela, quelque chose que je n’ai découvert que depuis peu. Kaunitz, disait-on, était convenu en mourant de son amour pour Adélaïde. Il est constant que cet aveu n’existe pas : l’infortuné n’a dit qu’un mot à son dernier soupir : « Un ennemi mortel me poursuit, et je suis sa victime comme le fut ma mère… » Voilà tout ce qu’il a prononcé. Quel est cet ennemi, le savez-vous, Thuringe ?

— Je l’ignore. Monseigneur. Il me semble seulement que cet aveu suffit à la justification de votre femme.

— Je le crois comme vous.

— Combien dans ce moment vos remords doivent être affreux !

— Oui, mon ami, dit Frédéric en se précipitant sur un fauteuil, ils sont terribles… Que ne voudrais-je pas faire pour rendre ce malheureux à la vie !

— Ne formons pas des vœux inutiles, répondit M. de Thuringe, et ne pensons qu’à réparer la faute que vous avez commise envers la meilleure et la plus innocente des femmes.

— Mersbourg est chargé de tout.

— Il l’est de vos propositions ; mais plairont-elles à une femme violemment aigrie contre vous ? Ah ! mon cher prince, les hommes commettraient-ils des crimes, s’ils songeaient à la difficulté de les réparer ?

— Ô Louis, n’achève pas de me déchirer ! Je suis le plus malheureux des hommes, et j’ai rendu ma vertueuse épouse la plus infortunée des femmes.

— Et cette raison que vous donnez de sa disgrâce, à qui la persuaderez-vous ? Tous les Saxons ont sous les yeux la réponse sublime qu’elle vient de faire à l’empereur, et c’est celle qui dicta cette réponse que vous voulez charger d’un crime de haute trahison ! Vous voyez, Frédéric, comme les passions s’aveuglent, comme elles trouvent aussitôt dans leur palliatif leur plus coupable aliment ! Pardon, Monseigneur, pardon, si je vous parle de cette manière ; mon âge et votre rang me le défendent ; mais ce que le cœur inspire se tait si difficilement ! C’est dans le mien que je puise ce que j’ose vous dire, et vous en pardonnerez l’expression.

— Oui, mon ami, dit Frédéric, en embrassant le marquis, puissent les bons principes que tu annonces te guider mieux que moi dans toutes les circonstances de ta vie !


Cependant Adélaïde abîmée dans un désespoir que ne pouvait calmer l’énergie de son âme, et conduite avec le plus grand respect par les gardes auxquels on l’avait confiée, venait d’arriver à Torgau. Parfaitement reçue du major Kreutzer qui y commandait, elle avait été aussitôt établie par la fille de cet officier dans le plus bel appartement de la tour, et cette jeune personne, que l’on nommait Bathilde, douée de toutes les qualités de l’esprit et de la figure, n’avait pas cessé de consoler Adélaïde depuis qu’elle était auprès d’elle.

— Ah ! mademoiselle, des chagrins comme les miens ne s’apaisent point : on peut trouver des remèdes à tous les autres, excepté à ceux qui ternissent la gloire et flétrissent l’amour-propre. Je regrette peu le trône où le plus injuste des époux ne m’a pas crue digne de siéger près de lui ; mais m’avilir, m’outrager, me supposer une intrigue avec un homme que je n’ai jamais connu, un homme que sa naissance éloignait autant de ma personne ! Il a mal connu ma fierté, s’il a pu me soupçonner capable d’une pareille faiblesse. Si jamais une femme comme moi s’oubliait, serait-ce donc avec un subalterne ? Qu’il sache, cet époux ombrageux, qu’il apprenne que je rejette des vœux d’un autre prix et que jamais l’amour ne me fit oublier mes devoirs. Je ne lui en demande aucun gré : en me comportant de cette manière j’ai servi mon orgueil beaucoup plus que le sien ; mais qu’importent les motifs qui retiennent une femme à la vertu, pourvu qu’elle ne l’outrage jamais ?

La pauvre Bathilde faisait tout ce qu’elle pouvait pour apaiser le ressentiment de sa souveraine, lorsqu’un événement inattendu fit naître pour la princesse, au milieu du trouble qu’il occasionna, les moyens d’échapper aux chaînes qui la captivaient.

Des cris affreux se font entendre dans toutes les parties de la forteresse ; le désordre et la confusion s’y propagent de la plus effrayante manière. Poussées par une curiosité dont elles frémissent, Mme de Saxe et Bathilde entrouvent la porte de leur appartement… Dieu ! quel spectacle ! toute la maison est embrasée ; des tourbillons de flammes enveloppent déjà les tours, et les cris qu’ils occasionnent s’élèvent avec eux vers les deux, comme pour implorer la miséricorde de celui qui peut tout.

La princesse qui, dans ce moment, se préparait au repos de la nuit, se jette échevelée, à demi vêtue, dans les bras de Bathilde, qu’elle entraîne loin de ce lieu d’horreur. Personne, en ce moment d’alarmes, ne songe à troubler leur fuite, et elles parviennent aux portes du fort, abandonnées par les soldats qu’occupent les soins d’arrêter l’incendie.

— Fuyons, fuyons ! dit Adélaïde ; hâtons-nous de profiter du malheur qui nous en offre les moyens.

— Oh ! madame, s’écria Bathilde, mon père… puis-je l’abandonner dans cette circonstance ? Laissez-moi du moins l’embrasser et prendre ses ordres.

Et, sans attendre la réponse, Bathilde vole au travers des flammes chercher et secourir son père. Dès qu’elle l’aperçoit :

— Mon père, s’écrie-t-elle en se jetant dans ses bras, entre le devoir et la nature prononcez vous-même sur mon sort : que faut-il que je fasse ?

— Fuir, ma fille, répond le major, fuir avec promptitude, sauver la princesse des dangers qu’elle court, et la ramener ensuite si tu le peux : voilà mes ordres et mes adieux, si nous ne pouvons plus nous revoir… Je ne puis te laisser mes soldats : ils sont tous occupés… Ah ! ce malheureux événement va nous perdre tous !

Alors Bathilde en larmes revient en hâte vers la princesse. À peine ont-elles franchi les derniers retranchements, qu’un homme les aborde et les invite ardemment à fuir tous les dangers qui peuvent résulter pour elles d’un aussi funeste événement.

— Je suis ici, dit l’inconnu, pour accompagner la voiture qui vient d’amener le comte de Mersbourg à Torgau ; veuillez y monter, et je vais vous conduire au château du comte ; il me saura gré de ce que j’entreprendrai pour vous sauver. Arrêté chez un de ses amis, il m’avait ordonné de l’attendre ici ; mais dans une pareille occasion, il me récompensera d’avoir enfreint ses ordres.

— Ah ! mon ami, dit la princesse de Saxe, quel service vous nous rendez !

— Madame, dit Bathilde, je me perds en vous suivant.

— Chère fille, voudrais-tu m’abandonner dans cette circonstance ?

— Non, madame, ne le craignez pas : mon attachement pour votre personne est déjà trop vif pour que je n’y sacrifie pas tout.

Elles montent aussitôt dans la voiture qui se trouvait là, et dans quelques heures arrivent au château du comte, situé à l’une des extrémités de la capitale des états de ce seigneur.

Sur la recommandation de celui qui vient d’amener ces dames, le concierge les reçoit avec tous les honneurs possibles ; et le conducteur, bien récompensé, retourne en hâte auprès de son maître.

— Je suis perdu, s’écria le major, dès que le calme fut rétabli ; je périrai cela est certain ; jamais une telle négligence ne me sera pardonnée, et l’on croira que ma propre main vient d’allumer ce feu pour favoriser ce qui en résulte.

Tel était l’état affreux de l’infortuné Kreutzer, lorsque Mersbourg arriva chez lui. On présume aisément quelle fut sa surprise et de quelle violence durent être les reproches qu’il adressa au major.

Kreutzer assura qu’il convaincrait le prince de son innocence, et il ajouta que sa fille passerait tout au plus pour avoir partagé l’évasion, ce qui était un tort bien excusable dans une jeune personne séduite par sa souveraine et que déterminent à la fuite d’aussi impérieuses circonstances.

Le comte dîna chez le major, visita les dommages occasionnés par l’incendie et retourna promptement à Frédéricsbourg.

Il est facile d’imaginer le chagrin que le prince éprouva du rapport que lui fit Mersbourg.

— Je ne la reverrai plus, s’écria-t-il ; elle me fuit. Et comment, en effet, chercherait-elle à se rapprocher d’un homme dont elle doit se plaindre avec tant de raison ? Je ne puis plus être qu’un monstre à ses yeux ; je ne dois même plus désirer de la retrouver un jour ; je ne supporterais pas ses trop justes reproches. Oh ! combien je suis coupable dans cette malheureuse aventure !…

Le comte eut beau consoler son maître, tous ses efforts furent vains ; le prince lui ordonna même de se retirer et de l’abandonner à lui-même. Thuringe fut moins frappé de cette circonstance, Très alarmé de ce qui serait arrivé si Adélaïde fût revenue, il se mit à la raison sur ce qui, selon lui, garantissait au moins les jours de son amante. Il aurait seulement voulu que cette évasion eût été l’ouvrage de Mersbourg, d’après la certitude où il était qu’alors le comte lui aurait fait part du lieu choisi par Adélaïde. Puis, en réfléchissant bien, il aima tout autant que le choix de la retraite eût été fait par la princesse elle-même qui, sûrement, s’imaginait-il, lui apprendrait le lieu qu’elle habitait. Voilà comme l’amour trouve des motifs de consolation dans ce qui devrait l’alarmer le plus.

Frédéric ne fut pas longtemps à rappeler Mersbourg auprès de lui. Il l’envoya chercher.

— Mon ami, lui dit-il, mes résolutions vont te surprendre : il ne m’est plus possible d’exister loin de ma femme ; je veux la retrouver, la revoir, à quelque prix que ce puisse être. Prépare-toi à me suivre, mon cher comte : je vais parcourir mes états, l’Allemagne, l’Europe entière, s’il le faut. Je ne veux reparaître à ma cour qu’en y ramenant le respectable objet qu’en écarta mon injustice. Peut-être la trouverons-nous ; mes désirs serviront mes recherches : il ne s’agit que de vouloir ardemment une chose pour qu’elle réussisse. Je laisse ici tous les attributs de ma puissance ; nous voyagerons en simples chevaliers. Je nomme Thuringe à la régence de mes états ; le Ciel l’a pourvu de tous les dons nécessaires à gouverner les hommes. Mais qu’il ignore nos desseins, ou du moins leur but, et nous prendrons avec lui, de notre côté, toutes les mesures nécessaires à ce que rien ne puisse souffrir de mon absence. Pendant ce temps, tranquilles et dégagés d’inquiétude, nous ne nous livrerons qu’à tout ce qui pourra faciliter nos recherches.

Mersbourg avait trop de raisons d’approuver ce projet pour trouver la moindre difficulté à son exécution. Thuringe fut appelé ; Frédéric lui communiqua son voyage, en l’assurant qu’il était impossible de confier provisoirement ses états en de meilleures mains que les siennes, Thuringe, par modestie, et peut-être même un peu plus par intérêt personnel, se défendit longtemps d’accepter cet honneur. Combien ce voyage durerait-il ? N’allait-il pas lui-même, pendant cet intervalle, être plus que jamais séparé de la princesse ? Qu’arriverait-il si Frédéric la retrouvait ? Cet époux irrité céderait-il à l’amour ou à la vengeance ? Et, quel que fût le parti que le prince prendrait, ne courrait-il pas le danger de ne jamais revoir celle qu’il aimait ? Tout cela l’inquiétait bien plus que ne pouvait le flatter la régence que lui confiait son cousin. Il résista donc fort longtemps ; et sans la crainte de voir tomber quelques soupçons sur lui, peut-être aurait-il décidément refusé ; mais ces nouvelles réflexions le décidèrent, et dès le lendemain on partit pour Dresde.

Là, Frédéric, ayant réuni les différents états de ses provinces, leur déclara que sa santé ne lui permettant pas de vaquer aux affaires de la principauté, il en laissait pour quelque temps l’honorable soin au marquis de Thuringe, son parent, souverain lui-même du pays dont il portait le nom ; qu’enfin, après l’avoir suffisamment instruit, il ne doutait pas d’être bien remplacé, et qu’il lui paraissait d’ailleurs que Henri laisserait la Saxe en paix, attendu que des guerres plus importantes l’appelaient dans d’autres contrées.

Après l’expression des regrets de l’assemblée sur le départ du prince, auxquels se joignirent quelques craintes d’une prolongation d’absence, on le félicita sur l’heureux choix qu’il faisait du marquis de Thuringe, et Frédéric revint dans son château préparer avec Mersbourg tout ce qui pouvait être nécessaire au voyage qu’il allait entreprendre.

Frédéric crut essentiel avant tout de s’informer plus particulièrement du sort de sa femme : ne pouvait-elle pas s’être réfugiée dans les États de son père ? Désirant néanmoins cacher le plus qu’il se pourrait tout ce qui s’était passé, il ne put se procurer des informations publiques ; mais par celles qu’il prit en silence, il sut bientôt que la princesse n’avait point paru dans Brunswick. Cette certitude acquise, tout se prépara pour le départ du prince qui ne voulut emmener avec lui qu’un seul écuyer.

Les premiers pas de nos chevaliers se dirigèrent sur Torgau. Le major frémit quand il sut que son souverain arrivait.

— Je suis désolé de ce qui s’est passé chez vous, mon ami, dit Frédéric au vieil officier. Deux négligences impardonnables pèsent ici sur vous : celle de l’incendie du poste que je vous ai confié, et une autre bien plus importante pour moi : celle qui a donné lieu à l’évasion de la personne sacrée que j’avais mise en dépôt dans ce poste. Je pourrais également blâmer votre fille ; mais je veux bien n’attribuer son imprudence qu’à son dévouement pour ma femme. Quoi qu’il en soit, vous êtes-vous aperçu de quelque communication extérieure ?

— D’aucune, mon prince ; tout est ici l’ouvrage de l’incendie et de la facilité qu’elle offrit à l’évasion de la princesse.

— Monsieur, dit Frédéric, je ne puis m’empêcher de vous punir : je vous ôte le commandement de cette forteresse ; retournez au corps où vous étiez attaché ; je vais écrire pour qu’on vous y replace, mais je ne parlerai point des raisons qui m’obligent à sévir contre vous.

Le major se jeta aux pieds du souverain, mais sans rien obtenir : les malheurs qui résultaient de cette fuite étaient trop graves pour que le prince pût la pardonner à ceux que l’on pouvait soupçonner d’être en cause. Kreutzer quitta sa place, et le prince partit pour Leipzig. Dans cette ville libre pour lors et se gouvernant par ses propres lois sous la protection de la Saxe, Frédéric pouvait commencer à vivre dans le parfait incognito qu’il s’était proposé ; mais occupé du seul objet de ses recherches, il n’y séjourna pas longtemps et prit de suite la route de Hambourg.

Il y eut un moment dans cette traversée où il se trouva fort près du chemin qui conduisait à Mersbourg, chef-lieu, comme nous l’avons dit, des possessions de l’ami qui l’accompagnait. Il proposa au comte de se détourner pour aller visiter son château ; mais celui-ci éluda fortement cette proposition, en assurant Frédéric qu’absent depuis très longtemps il était hors d’état de recevoir un aussi grand prince.

— Eh bien, dit Frédéric, allons voir du moins le champ de bataille où l’empereur Henri Ier battit les Hongrois il y a près d’un siècle.

Cette proposition étant faite de manière à ce qu’il devenait impossible au comte de la rejeter, nos voyageurs, guidés par les paysans qui s’offrirent à leur faire voir ce lieu célèbre, côtoyèrent assez longtemps les rives de la Saale. Ils observèrent avec attention tout ce que leur indiquaient les guides, lorsque les yeux du prince se portèrent sur deux femmes qui se promenaient le long de la rive opposée.

— Mon ami, dit Frédéric au comte en s’arrêtant tout à coup, voilà une femme absolument de la taille d’Adélaïde… Quelle est la jeune personne qui paraît accompagner celle qui fixe mon attention ?

— Monseigneur, dit Mersbourg embarrassé, je crois que Votre Altesse se trompe : la femme que vous apercevez est infiniment plus petite que la princesse, et celle qui l’accompagne me paraît âgée.

— Tu crois, mon ami ? Voilà comme nous voyons partout les traits dont nous sommes charmés ! Cette méprise m’arrivera peut-être plus d’une fois dans le cours de nos voyages… Adélaïde, Adélaïde ! viens calmer le trouble de mon âme ! viens pardonner à ton auguste époux ! viens apaiser le chagrin qui me dévore ! Et le voyant plus cuisant que le tien, la pitié dans ton cœur remplacera tous les sentiments de haine que tu conçois peut-être pour le plus malheureux des hommes !

Ici les femmes s’éloignèrent ; nos chevaliers firent de même, et jusqu’à l’endroit où ils couchèrent, Frédéric ne dit plus un mot. Peu de jours les rendirent à Hambourg, où nous allons les laisser quelque temps pour tirer nos lecteurs d’inquiétude sur les deux femmes dont il vient d’être question.



  1. Voyez ce que Voltaire dit de ce prince, tome deuxième de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Voyez aussi, relativement à cette lettre, l’art. Henri IV, empereur, tome III du Dict. des hommes illustres, page 271. (Note de Sade.)