Ernest Flammarion, éditeur (p. 191-202).
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XIV


Ce lundi-là, Barbe s’était levée de grand matin, plus tôt encore que d’habitude, car elle ne disposerait que d’une partie de la matinée pour parer la demeure avant le passage de la procession.

Elle se rendit à la première messe, à cinq heures et demie, communia avec ferveur, puis, dès son retour, commença les préparatifs. Les chandeliers d’argent furent extraits des armoires, de petits vases en vermeil, des réchauds où fumerait de l’encens. Barbe frotta, fourbit chaque objet jusqu’à en rendre le métal poli comme des miroirs. Elle tira aussi les nappes fines pour en juponner de petites tables qu’elle plaça devant chaque fenêtre, sorte de reposoirs, gentils autels de mois de Marie, avec des bougies autour d’un crucifix, d’une statuette de la Vierge…

Il fallait aussi songer à l’ornementation extérieure, car chacun, ce jour-là, rivalise de zèle pieux. Or on avait déjà fixé sur la façade, selon la coutume, les sapins aux branches de bronze vert que les paysans offrent de porte en porte et qui forment, au long des rues, un double rang d’arbres faisant la haie.

Barbe agença, au balcon, des draperies aux couleurs papales, des étoffes blanches, une parure de plis chastes. Elle allait et venait, preste, affairée, pleine d’onction, maniait avec respect ce décor servant chaque année, qui participait pour elle de la sainteté du culte, comme si des doigts de prêtres, des saints chrêmes indurés, une eau bénite inaliénable les eussent consacrés. Elle se semblait à elle-même dans une sacristie.



Il lui restait à remplir les corbeilles d’herbes et de fleurs coupées — mosaïque volante, tapis émietté dont chaque servante, devant sa maison, va colorier la rue au moment du cortège. Barbe se hâtait, un peu grisée à l’odeur des roses trémières, des grands lis, des marguerites, des sauges, des romarins aromatiques, des roseaux qu’elle détaillait en rubans courts. Et sa main plongeait dans les corbeilles s’emplissant, rafraîchie à ce massacre de corolles, ouates fraîches, duvets d’ailes mortes.

Par les fenêtres ouvertes, arrivait le grandissant concert des cloches de paroisse, qui l’une après l’autre s’ébranlaient.

Le temps était gris, un de ces jours indécis de mai où, malgré les nuages, il y a comme une arrière-joie dans le ciel. Et à cause de cette finesse de l’air où on devinait les cloches en chemin, une gaîté s’en propageait jusqu’à elle ; et les cloches âgées, les exténuées, les aïeules béquillant, celles des couvents, des vieilles tours, celles qui sont casanières, valétudinaires, qui restent coites toute l’année, mais cheminent et font cortège le jour de la procession du Saint-Sang — toutes semblaient, par-dessus leurs robes de bronze usées, avoir de joyeux surplis blancs, des linges tuyautés en plis d’éventail. Barbe écoutait les sonneries, le gros bourdon de la cathédrale qu’on n’entendait qu’aux grandes fêtes, lent et noir, frappant comme d’une crosse le silence… Et aussi toutes les clochettes des plus proches tourelles — émoi, liesse de robes argentines, qui semblaient dans le ciel s’organiser aussi en cortège…

La piété de Barbe s’exaltait ; il semblait, ce matin-là, qu’une ferveur fût dans l’air, qu’une extase s’effeuillât du ciel avec le bruit des cloches à toutes volées, qu’on entendît des ailes invisibles, un passage d’anges.

Et tout cela avait l’air d’aboutir à son âme, son âme où elle sentait la présence de Jésus, où l’hostie, qu’elle avait incorporée à la messe de l’aube, rayonnait, encore entière, dans son plein orbe au centre duquel elle voyait un visage.

La vieille servante, resongeant à la bonté de Jésus qui était vraiment en elle, se signa, recommença à prier, ayant le ressouvenir et comme le goût à la bouche des Saintes Espèces.

Cependant son maître l’avait sonnée ; c’était l’heure de son déjeuner. Il en profita pour lui annoncer qu’il attendait quelqu’un à dîner et qu’elle s’arrangeât en conséquence.

Barbe fut stupéfaite ; jamais il n’avait reçu personne ! Cela lui parut étrange ; tout à coup une pensée affreuse lui traverse l’esprit : si ce qu’elle avait craint autrefois, ce à quoi elle ne songe plus, un peu tranquillisée, allait arriver ? Elle devine… oui ! c’est cette femme, celle dont sœur Rosalie lui a parlé, qui va venir peut-être ?…

Barbe sentit tout son sang se figer… Dans ce cas, son parti était pris, son devoir net : ouvrir à cette créature, la servir à table, être à ses ordres, s’associer au péché — son confesseur le lui avait clairement défendu. Et à pareil jour ! Un jour où le sang même de Jésus allait passer devant la maison ! Et elle, qui avait communié ce matin !… Oh ! non ! c’était impossible ! Il lui faudrait quitter son service sur l’heure.

Elle voulut savoir et, avec la petite tyrannie qu’en ces calmes provinces les servantes exercent vite dans les ménages de vieux garçons ou de veufs, elle insinua :

— Qui monsieur a-t-il invité à dîner ?

Hugues lui répondit qu’elle était un peu osée de l’interroger ainsi, qu’elle le saurait quand la personne viendrait.

Mais Barbe, dominée par son idée qui de plus en plus lui paraissait vraisemblable, saisie de crainte et d’une vraie panique maintenant, se décida à tout risquer pour n’être pas prise au dépourvu, et elle reprit :

— N’est-ce pas une dame peut-être que monsieur attend ?

— Barbe ! fit, d’un air étonné et un peu sévère, Hugues, en la regardant.

Mais elle, sans broncher :

— C’est que j’ai besoin de le savoir d’avance. Car si c’est une dame que monsieur attend, je dois prévenir monsieur que je ne pourrai pas servir son dîner.

Hugues fut abasourdi : est-ce qu’il rêvait ? est-ce qu’elle devenait folle ?

Mais Barbe, énergique, répéta qu’elle allait partir ; elle ne pouvait pas ; on l’avait déjà prévenue ; son confesseur le lui avait commandé. Elle n’allait pas désobéir, apparemment, se mettre en état de péché mortel — pour mourir de mort subite et tomber dans l’enfer.

Hugues d’abord ne comprenait rien ; peu à peu il démêla la trame obscure, les racontars probables, l’aventure ébruitée. Donc, Barbe aussi savait ? Et elle menaçait de s’en aller parce que Jane allait venir ? Elle était donc bien méprisée, cette femme, pour que l’humble servante, liée à lui depuis des années par l’habitude, son intérêt, les mille fils que chaque jour dévide et tisse entre deux existences côte à côte, préférât tout rompre et le quitter que de la servir un jour ?

Hugues demeura sans force, ahuri, le ressort cassé devant ce brusque ennui qui ruinait d’une façon si imprévue le projet riant de cette journée et, d’un air résigné, il dit simplement :

— Eh bien ! Barbe, vous pouvez partir tout de suite.

La vieille servante le considéra et soudain, bonne âme populaire, tout apitoyée, comprenant qu’il souffrait — avec, dans la voix, ce chantonnement que la Nature y a mis pour bercer, pour endormir — elle murmura, en branlant la tête :

— Oh ! Jésus ! mon pauvre monsieur !… Et pour une pareille femme, une mauvaise femme… qui vous trompe…

Ainsi durant une minute, oubliant les distances, elle avait été maternelle, anoblie par la pitié divine, en un cri jailli comme une source qui lotionne et peut guérir…

Mais Hugues la fit taire, énervé, humilié de cette ingérence, de cette audace à lui parler de Jane, et en quels termes ! C’est lui qui lui donnait son congé, et sans sursis. Elle viendrait le lendemain prendre ses effets. Mais aujourd’hui, qu’elle parte, qu’elle parte tout de suite !

L’irritation de son maître enleva à Barbe les derniers scrupules qu’elle aurait pu avoir de le quitter brusquement. Elle revêtit sa belle mante noire à capuchon, contente d’elle-même et de s’être sacrifiée au devoir, à Jésus qui était en elle…

Puis calme, sans émotion, elle sortit de cette demeure où elle avait vécu cinq ans ; mais avant de s’acheminer, elle sema, devant, le contenu des corbeilles qu’elle avait vidées dans son tablier pour ne pas que la rue, à cette place seule, fût sans corolles sous les pas de la procession.