Bréant, sa vie et ses oeuvres





Frédéric Malbranche
Recueil de la Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres du département de l'Eure, 1880
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k214095q/f436.item


BREANT, SA VIE ET SES ŒUVRES

I
Messieurs,
Le 9 avril 1766, l’Académie de Rouen admettait au nombre de ses membres en qualité d’associé adjoint l’un de nos compatriotes et quelques mois plus tard, le 18 février 1767, elle le recevait comme associé titulaire dans la classe des Belles-Lettres. L’hommage que rendait ainsi au talent de ce littérateur l’Académie de Rouen était assurément mérité, car c’était de ce même littérateur que Voltaire, écrivant à son ami le marquis de Cideville, disait : « Vous avez à votre Académie un confrère qui fait des vers pas plus longs que le petit doigt, mais quels vers ! qu’ils sont charmants et bien faits ! [1] » Or, Messieurs, ce poète dont les vers étaient ainsi appréciés par Voltaire, n’était autre que Jacques-Pierre Bréant, sur la vie et les œuvres duquel vous m’avez chargé de vous faire un rapport.
Bréant naquit à Bernay le 17 novembre 1710 et non le 10, comme l’indique par erreur l’auteur du Manuel du Bibliographe normand, qui s’en était rapporté sans doute à l’éloge prononcé devant l’Académie de Rouen, dans lequel cette erreur se rencontre ; mais l’acte de baptême de notre auteur, inscrit sur les registres de la catholicité de N.-D. de la Couture de Bernay, ne peut laisser aucun doute sur ce point.
Son père, qui avait été anobli par lettres patentes du 9 août 1719, était conseiller du Roi, receveur des Gabelles à Bernay, charge qui semble avoir été héréditaire dans la famille, car nous la voyons passer de père en fils dans trois générations successives, notre auteur ayant succédé à son père et lui-même ayant transmis cette charge à l’un de ses fils.
Bréant fit ses études à Rouen, au collège des Jésuites, où il se distingua par de brillants succès. Dès cette époque il révéla son goût pour la poésie par une traduction en vers latins des odes d’Anacréon, dont il sut, malgré la difficulté du rythme, conserver la mesure avec une rigoureuse exactitude.
Les Jésuites étaient alors considérés comme l’un des corps enseignants où le niveau avait atteint le degré le plus élevé et cette réputation attirait dans leurs établissements tout ce qu’il y avait de distingué dans la noblesse de robe ou d’épée, comme dans la haute bourgeoisie où l’on recherchait pour la jeunesse un enseignement tout à la fois moral, religieux, scientifique et littéraire.
Ce fut là que Bréant se rencontra et se lia d’amitié avec Linant, son émule et son compatriote, car Linant appartenait aussi à la Normandie.[2] Entraînés l’un et l’autre par un penchant naturel vers la littérature, condisciples dans leurs études, rapprochés par l’âge et la similitude de goûts et d’idées, ils ne tardèrent pas à s’unir étroitement et se prêtant un mutuel concours, ils firent ensemble une petite pièce intitulée : Le Quadrille, qui fut jouée avec succès sur le Théâtre de Rouen ; mais Linant, qui avait du goût, de l’esprit, de l’imagination, qui remporta successivement trois couronnes académiques, aimait peu le travail ; naturellement enclin à la paresse, il préférait le repos à l’étude. Voltaire, à qui Cideville l’avait recommandé, en était peu satisfait ; « J’ai bien peur, disait-il, qu’il n’ait la vertu aimable de la paresse » et plus tard écrivant à Cideville : « Je ne suis point trop content de Linant ; il ne travaille point, il ne fait rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever à midi… »[3] Linant s’inquiétait peu des reproches de Voltaire qu’il aimait cependant et qu’il appelait son père et son maître. Il écrivait un jour à Bréant au moment de quitter Canteleu pour retourner auprès de Voltaire qui le rappelait : « Si je n’avais pas dessein de m’en retourner bien vite auprès de lui, mon très ami, j’aurais été voir Bernay, mais cela n’est pas possible. Ta mère te retient et mon père m’appelle.[4]
Voltaire, Cideville, Bréant cherchaient à sauver Linant, qui était sans fortune, des conséquences de sa paresse. Pendant un court séjour que celui-ci avait fait près de lui à sa terre de Joigny, Cideville, qui l’avait sermonné d’importance, écrivait à Bréant après son départ :
« Linant est parti et à ce qu’il me semble bien converti. Soutenez-le de votre côté comme je compte faire du mien… »[5]
Mais tout fut inutile ; à peu de temps de là, Cideville recevait de Voltaire ces quelques mots sur Linant : « Le pauvre homme passe sa vie à dormir et qui pis est : non somniat in Parnasso, il ne cultive en lui d’autre talent que celui de la paresse. Son corps et son âme sacrifient à l’indolence, c’est là sa vocation…[6]
Voltaire avait une toute autre opinion de Bréant que lui avait recommandé Cideville. Après avoir terminé ses études au collège de Rouen, Bréant était allé à Paris étudier le droit. Il s’était présenté et avait plu à Voltaire qui écrivait à Cideville quelques jours après : « J’ai vu votre petit Brehant. Il est charmant, il est digne de votre amitié et de petits vers, qu’il m’a montrés, sont dignes de vous… »[7]
Or, Voltaire faisait grand cas des vers de Cideville qu’il avait pu apprécier non seulement dans sa correspondance qui en était souvent ornée, mais surtout pendant son séjour à Rouen lorsqu’il y fit imprimer clandestinement son histoire de Charles XII.
Cideville avait été fort satisfait de l’accueil fait par Voltaire à son protégé, il s’empressa de manifester à son jeune ami le plaisir qu’il en éprouvait. C’est de M. de Voltaire, Monsieur, que j’ai appris que vous étiez à Paris. Il m’a paru extrêmement content de vous connaître. Je lui ai parlé de vous en lui détaillant nos richesses et les ressources que nous avons en province.

J’avois assés prôné d’avance
Vostre cœur et vostre air charmant,
Et ce don de vostre naissance
Ce tour qui fait heureusement
Réduire en vers ce que l’on pense
Mais vos vers et vostre présence
En ont plus dit assurément
Et près l’Apollon de la France
Honorent mon discernement. [8]

Nous avons dit que Bréant était à Paris pour y faire ses études de droit, de Cideville, qui aimait mieux les vers que le droit, tout conseiller qu’il était au Parlement de Normandie, l’aurait volontiers fait abandonner les Cours pour se livrer sans partage au culte des Muses. « Adieu, lui disait-il, en terminant sa lettre, aimès-moi, écrivès-moi et regardés les Cours comme des balivernes, faites de jolis vers et m’en faites part, adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. »
Bréant, avec raison, ne suivit point les avis de Cideville, il fit encore de jolis vers mais tout en continuant de suivre les cours de la Faculté.
Atteint vers cette époque d’une maladie d’estomac longue et douloureuse, il tomba dans un état de tristesse, de langueur et d’ennui qu’il décrit dans l’une de ses pièces :

Tout m’ennuie et me chagrine.
En vain je voudrais fuir l’ennui qui m’assassine,
Je respire partout son funeste poison.

Le mal s’aggravant malgré les soins dont il était entouré, il fut pris d’un profond découragement et perdit un moment tout espoir de guérison.

Tout dépérit ; le corps, l’esprit et la raison,
C’est ainsi qu’une fleur nouvellement éclose
Qui d’une dent perfide a reçu le poison
Sèche malgré les soins de la main qui l’arrose.

Mais il était à l’âge où la nature a des ressources infinies pour vaincre le mal. Après un mois de souffrances pendant lequel il n’abandonna point le culte des Muses, il revint peu à peu à la santé et reprenant sa gaieté avec l’espoir de vivre, il composa la petite pièce suivante, jeu de mots et d’esprit, qui contient la recette de son traitement :

A mon estomac délicat
Je ne permets pour nourriture
Que du riz et du chocolat
Que j’arrose de belle eau pure.
Ainsi depuis un mois je vis
D’eau, de chocolat et de riz
Et si mon mal d’estomac dure,
Je vivrai jusques au tombeau
De riz, de chocolat et d’eau.

Ses études de droit étaient sur le point d’être terminées et bientôt il allait retourner en province. Cideville, qui avait entretenu avec lui une correspondance suivie, aurait bien voulu, en le fixant près de lui, resserrer des relations auxquelles il trouvait un charme tout particulier. Son plus vif désir eût été de voir Bréant revenir à Rouen où ils auraient formé une petite assemblée littéraire dont la poésie aurait fait tous les frais, c’était ce qu’il lui écrivait au mois de juillet 1735 :
« Ne finissez-vous pas votre droit cette année ; si cela est, vous devriez bien songer à vous faire donner quelque charge à Rouen pour estre avec nous et pour ne plus vous ennuyer à Bernay. Nous vous attendons avec impatience. Il y a longtemps que j’ai un projet d’amusement et d’étude, mais il nous faut un tiers parce que je n’ay point cru qu’une petite assemblée littéraire pût estre de moindre nombre que de trois, vous, mon cher amy, M. Formont et moi pourrions-nous perfectionner tout en nous jouant. Amassés toujours des matériaux comme nous le faisons de nostre costé pour la construction de ce petit temple consacré aux Muses. Je ne sais pas trop si, avec deux paresseux comme vous, le service seroit bien exactement fait, mais le peu d’encens que vous brusleriez seoit bien pur et bien exquis et on dit que les courtes prières pénètrent dans les Cieux. Indépendamment de nos petits ouvrages courants, il y aurait toujours quelque besogne de plus longue haleine sur le métier. Ne voilà-t-il pas que vous travaillés au poème de Daphnis et Chloé, nostre cher Formont met la dernière main à la traduction du 4e livre de l’Enéïde et je vais achever un ballet. Adieu, venés, demeurés avec nous et nous nous amuserons. Venés et nous rimerons. Nous avons encore de petits poètes qui n’attendent que le moment d’éclore, car cette terre-ci est poétique. Conservés vous, divertissés vous, aimé moi et m’écrivés… »[9]
Si Bréant n’eût consulté que son goût et ses propres sentiments, il se fût probablement rendu à cet appel de l’amitié, mais il savait que son père le destinait depuis longtemps à lui succéder dans son office des Gabelles et il se résigna à revenir à Bernay, dût-il s’y ennuyer, comme le supposait Cideville.
Ses relations avec Linant s’étaient continuées même après son retour à Bernay ; mais, celui-ci ne prenait de la vie que ce qu’elle avait d’agréable ; il était de l’opinion de Formont, qui disait que le plaisir était la seule affaire sérieuse qui dût retenir un homme raisonnable[10] . Aussi Linant ne comprenait-il pas que Bréant, pour complaire à la volonté de son père, ne quittât point le travail et ne s’empressât d’accourir auprès de ses amis réunis à Canteleu chez Formont, où les plaisirs et les fêtes se succédaient, où la vie s’écoulait gaiement. Bréant s’en consolait en faisant des vers qu’il envoyait à ses amis, mais cela ne faisait pas l’affaire de Linant : « Ma foy, mon charmant amy, lui écrivait-il, tes vers sont trop jolis pour que tes sentiments soient bien tendres. Est-ce qu’on est si geay (sic) quand on manque l’occasion de voir des amis comme tu en as à Canteleu ? En vérité, on ne peut guères faire que des vers plats ou du moins fort tristes. Il me paroît que tu prends cette défense paternelle bien plus en patience que nous ; cela n’est pas bien et s’il était possible de te haïr, ce serait déjà une affaire faite. Il faut donc me résoudre à te ne voir qu’à Pâques. Ah ! maudits parents, mon cher petit amy, accoutume toi de bonne heure à regarder les amis comme les meilleurs parents qu’on puisse avoir et les seuls à qui il soit doux de plaire. Un père nous aime toujours tels qu’il nous a faits et un ami ne nous choisit que quand nous sommes aimables. L’un nous donne la vie et l’autre nous la rend agréable. Voilà comme j’envisage M. de Voltaire, il m’aime en père et je l’aime en fils… »[11]
Bréant ne partageait pas sur ce point les idées de son ami, et n’avait point d’ailleurs comme celui-ci la vertu aimable de la paresse. Il savait sacrifier son plaisir aux nécessités du travail et se préparait à remplacer son père auquel il succéda en 1736 dans son office de receveur des Gabelles. Il en était de cette charge comme de toutes celles qui avaient pour objet la perception de l’impôt que le public payait à contrecœur. L’opinion publique était généralement peu favorable, même hostile aux collecteurs et cependant au XVIIIe siècle l’ordre, l’exactitude et la régularité avaient remplacé les déprédations des temps antérieurs, mais le mauvais renom des anciens traitants qui, disait-on, étaient chargés de recouvrer tous les revenus de l’État, sous la condition d’en rendre quelque chose, était resté dans les esprits et d’ailleurs, si le personnel et les règles de la comptabilité s’étaient améliorés, l’organisation financière était demeurée fort défectueuse. La ferme des Gabelles notamment mal assise, mal répartie, donnait lieu à de fréquentes récriminations et rendait fort délicates les fonctions de collecteur de cet impôt. Malgré le soin et la régularité qu’il apportait dans son service, malgré la douceur de son caractère et l’urbanité de ses relations avec le public, Bréant ne put éviter les attaques de la calomnie. Ce fut pour lui et pour sa famille une pénible épreuve, dont il lui fut facile de sortir pleinement justifié et nous n’eussions point relevé cet incident, si nous n’y avions rencontré la preuve de la noblesse de son caractère. Lorsque l’affaire fut terminée, qu’il eut recouvré la confiance de ses supérieurs, il lui eût été facile d’avoir la communication des lettres écrites contre lui et de connaître ses délateurs, il refusa de le faire, ne voulant pas, disait-il, avoir le sujet de haïr des personnes qui lui faisaient peut-être politesse.[12]
Bréant avait épousé le 11 janvier 1740 la fille du chevalier de Mauduit, Seigneur de Semerville, Carentonne et autres lieux, ancien lieutenant des vaisseaux du Roi. Père de quatre enfants qu’il entourait de soins, de tendresse et d’affection, il partageait son temps entre les devoirs de sa charge, l’étude de la poésie et les joies de la famille, lorsqu’un événement douloureux, la mort de sa fille, vint jeter le trouble et l’affliction dans cet heureux intérieur. Le coup fut d’autant plus terrible qu’il était plus imprévu. Le mal avait couvé sourdement et lorsqu’il se révéla tout remède était devenu inutile.
Ce fut sous le poids de sa douleur qu’il composa ces strophes si profondément empreintes de tristesse et de découragement :

Que tout l’univers retentisse
Des cris de ma vive douleur !
Qu’à mes plaintes rendant justice
L’avenir même compatisse
A l’excès accablant de mon dernier malheur !
Pardonnez-moi, races futures,
Le désir d’affliger vos cœurs.
On se plaît aux tristes peintures
Des plus tragiques aventures ;
On goûte un vrai plaisir à répandre des pleurs.

C’était déjà un allégement à sa douleur que ces stances dans lesquelles il exhalait sa peine. Le temps, qui cicatrice les plus cruelles blessures, lui vint aussi en aide et bientôt plus calme, mais non consolé, il put se remettre au travail.
C’est en étudiant les œuvres d’un écrivain qu’on reconnaît ses mœurs, ses goûts, ses habitudes, tant il est vrai que le caractère se révèle aussi bien dans nos écrits que dans nos paroles et nos actions. Bréant aimait les fleurs, il consacrait une partie de ses loisirs aux soins de sa serre, dans laquelle il avait réuni des plantes exotiques de tous les climats et rassemblé les parfums de toute la terre, comme il le dit dans une de ses poésies, l’Adieu aux Muses, que Formont considérait comme un badinage concerté entr’elles et lui.
« Ce sont elles, disait-il, qui le lui ont inspiré, et elles peignent avec tant de grâces les agréments de son séjour qu’elles seraient très fâchées de l’abandonner et lui serait un ingrat s’il persistait à vouloir fuir des maîtresses aussi aimables et aussi fidèles. »[13]
L’Adieu aux Muses pouvait n’être qu’un simple badinage, mais assurément la description que nous donne Bréant dans cette poésie, de ses jardins et de sa serre, est de nature à faire supposer qu’il pouvait bien parfois négliger les Muses et leur faire quelqu’infidélité en faveur de la déesse des fleurs.
Cet Adieu aux Muses ne fut point une rupture de notre auteur avec la poésie. Formont lui écrivait à l’occasion de cette pièce : « Dites toujours adieu aux Muses comme les amants qui sortent par une porte et rentrent aussitôt par une autre. » Bréant suivit ce conseil, il continua de faire des vers et de travailler, notamment à son œuvre capitale : l’Art de peindre, dans laquelle il expose les règles et les principes de cet art, comme s’il en eût lui-même pratiqué les difficultés. Cette œuvre, à laquelle il travailla pendant plus de 30 années, lui ouvrit les portes de l’Académie de Rouen. Mais, humble et modeste, doutant toujours de son talent, Bréant ne se croyait pas digne de cette distinction qu’il ne voulait devoir qu’à son propre mérite et non aux recommandations bienveillantes de l’amitié. Dès qu’il fut informé qu’il allait être proposé comme membre associé, il s’empressa d’écrire à M. du Boullay, son ami et son présentateur, pour lui soumettre son hésitation et ses scrupules.
« Je serais certainement très flatté, Monsieur et cher ami, d’appartenir à votre Académie, sous quel titre que ce soit, si elle m’en croit digne, mais je serais très fâché qu’elle ne m’accordât cet honneur que par complaisance pour vous et pour les autres amis que j’ai dans cette compagnie respectable ; ainsi je vous prie de ne point proposer à moins que vous ne soyés sûr que ce ne sera point à la seule amitié que je serai redevable des suffrages. En ce cas, je serai très glorieux d’une pareille association. Elle me donnera une meilleure opinion de mes talents que celle que j’en ai. Ce ne sera pas moins à vous, Monsieur, que j’aurai l’obligation de cette place honorable car sans vous, je n’y aurais jamais aspiré, ne croyant point la mériter et je tâcherai de faire quelque chose qui puisse justifier votre choix et celui de l’Académie ».[14]
La réception eut lieu. L’Académie, à laquelle diverses pièces des poésies de Bréant avaient été communiquées dans ses séances, qui avait entendu plusieurs fragments de l’Art de peindre, accueillit l’auteur sans hésitation. Bréant envoya ses remerciements à l’Académie par l’entremise de son ami du Boullay et les accompagna de la lettre suivante que nous citons textuellement parce qu’elle contient l’appréciation de Bréant lui-même sur son talent et sur ses œuvres :
« Je vous adresse cy jointe, monsieur et cher ami, ma lettre de remerciement à l’Académie. Elle est toute simple, ne m’étant pas trouvé l’esprit disposé à en composer une d’une autre espèce. J’ai quelques affaires qui me chiffonnent l’âme, le plaisir de vous être attaché de nouveau par les liens de la confraternité était cependant bien capable de la redresser, on ne peut en être plus flatté que je le suis. Je vous rends grâce de m’avoir annoncé cette bonne nouvelle, je ne vous sais pas si bon gré des louanges que vous y adjoutés. Je suis fort aise de la bonne opinion que vous avès de mon mérite, mais vous risquès de me faire perdre cette modestie dont vous me loués tant et qui fait mon plus riche trésor. Pour mon talent, je vous prie de bonne foy de croire que j’en fait fort peu de cas ; qu’est-ce que c’est que de sçavoir arranger des mots, car voilà à quoy il est borné. Je n’ai rien fait qui montre du génie et sans cela on n’est point poète, on n’est que rimeur, on peut faire de jolies choses, mais jamais de grandes choses. Epargnés moi donc, je vous prie, Monsieur et cher ami, des éloges qui sont trop séducteurs de la part d’un aussi bon connaisseur que vous. Je ne vous rends pas la pareille, je ne vous loue point, je ne vous en estime et ne vous en aime pas moins ; faites de même, aimés moy et me le dites, estimés moy et ne m’en dites mot, de peur de me gâter.[15]
Cette défiance de lui-même n’était pas sans inconvénient, elle le rendait timide, hésitant, même dans les affaires sérieuses, c’est ce qu’il exprimait à Formont dans la lettre plaisante que voici :
« Vous êtes, dites-vous, honteux, Monsieur, de répondre si tard à mon Compliment, je devrais l’être bien davantage de vous l’avoir adressé si tard, et votre honte est bien déplacée vis-à-vis du plus paresseux des hommes. Ne sçavès vous pas, monsieur, que tout ce que je fais, je le fais toujours trop tard, je me rends bien justice là-dessus, mais il est trop tard de m’en corriger. J’ai toute ma vie pensé trop tard, parlé trop tard, agi trop tard. Souvent dans la conversation il me vient des pensées dont je suis assés content, mais elles viennent trop tard, l’à propos est passé, le temps a émoussé la pointe de l’épigramme, quand j’ai eu des grâces à demander, j’ai toujours parlé trop tard, elles étaient accordées à d’autres. Je me suis quelques fois promené dans les jardins de Cythère, j’ai cueilli des fleurs, mais les premières n’ont jamais été pour moy, je m’y suis toujours pris trop tard. Il m’est arrivé même de ne plus trouver que des épines où je pensais trouver des roses............................
Je me couche trop tard pour ma santé, je me lève trop tard pour mes affaires ; j’arrivai hier à la messe trop tard et vous dirés sans doute que je finis trop tard cette folie qui est de beaucoup trop longue, mais je m’en suis aperçu trop tard et il est trop tard pour l’abréger.[16]
Naturellement timide, Bréant n’aimait pas que le public s’occupât de lui, on lui demandait un jour de faire quelques ariettes, « je fais peu de chansons, répondit-il, et je me suis arrangé pour qu’on ne puisse pas chanter les bagatelles que je vous adresse :

Je ne fais pas d’assez bon vers
Pour les ajuster à des airs
En les chantant on les publie
Sans peine on les retient par cœur
Et moy je veux pour mon honneur
Qu’on les cache et qu’on les oublie.[17]

Mais sa timidité augmentait encore et il se troublait surtout quand il s’agissait de se trouver en présence d’une assemblée nombreuse, comme celle de l’Académie de Rouen, par exemple. Le 6 août 1766, une séance publique devait avoir lieu, du Boullay le pressait de s’y rendre pour donner lecture de son poème sur la peinture, mais cela ne lui allait guères. Il alléguait toutes sortes de prétextes pour s’en dispenser. « J’ai tant de chaînes, disait-il, qu’il y en a toujours quelqu’une dont je ne saurais me débarrasser ».[18]
Ce n’était pas qu’il n’eût un violent désir d’assister à cette solennité littéraire qui l’eût vivement intéressé, mais il eût voulu s’y présenter en simple spectateur et non comme acteur. « Mille raisons me font désirer de pouvoir me rendre à Rouen pour le six du mois prochain, j’en ai beaucoup moins de demeurer à Bernay, mais ces dernières sont si fortes que j’ai grand peur qu’elles ne l’emportent. Je serais enchanté de pouvoir rendre mes devoirs à l’Académie, de revoir mes anciens amis et les nouveaux et de vous faire à tous mes remerciements »[19]
Le véritable motif de son hésitation se trouve dans les lignes suivantes par lesquelles il termine sa lettre : « Vous êtes bien le maître, mon cher confrère, de faire de mon poème tout ce qu’il vous plaira, d’en copier et d’en lire tout ce que vous voudrés, j’aime bien mieux que vous fassiès cette lecture que moi-même, je m’en tirerais peut-être fort mal, une assemblée nombreuse et respectable m’en imposerait certainement et peut être dérangerait la machine aisée à démonter. Vous connaissez ma timidité et ma défiance de moi-même, défiance que je crois très bien fondée. Quoiqu’il en soit je ferai ce que je pourrai pour aller vous voir… »[20]
Bréant secoua si bien ses chaînes qu’il s’en débarrassa et vint à la séance où il donna lecture de plusieurs passages de son poème sur la peintre.
Un journal du temps, les affiches de Normandie, rendant compte de cette séance, apprécie comme il suit l’œuvre de notre compatriote : « L’auteur, dit il en terminant, charmé de pressentir le goût du public en a lu à l’assemblée plusieurs morceaux choisis en différents genres, qui ont été reçus de manière à faire présumer favorablement du succès lorsqu’il se déterminera à le publier.[21]
À partir de sa réception, chaque année Bréant se faisait un devoir d’envoyer quelque poésie pour la séance solennelle de l’Académie, mais cela dure peu. Il avait 57 ans lors de sa réception comme associé titulaire et à cinq ans de là, presque jour pour jour, il terminait son existence.
Imbu dès son jeune âge des enseignements de la religion, Bréant ne s’était point laissé séduire par les doctrines des libres penseurs de son temps. Il conserva toujours cette foi ferme et sincère qui donne aux croyances religieuses une solidité inébranlable, et cela n’était pas sans mérite à une époque comme celle du XVIIIe siècle où l’encyclopédie était adoptée par certains penseurs comme nouvel évangile. Pour lui la vie présente avait un but et la vie future des craintes et des espérances. Sur le déclin de ses jours, il traçait ces vers qui résumaient en quelques lignes ses profession de foi :

Moi, je veux conserver l’espoir consolateur
De revivre à jamais au sein du créateur.
J’insiste sur ce point et ne puis me résoudre
À rentrer au néant, à périr comme un chien.
Et s’il est vrai que l’âme aille aussi se dissoudre,
L’espoir d’être immortelle est au moins un vrai bien
Dont jouit son orgueil et sans qu’elle risque rien !

À sa dernière heure, ses convictions étaient les mêmes. Voici comment s’exprimait à ce sujet son collègue et son ami, Haillet de Couronne, dans l’éloge que, suivant l’ancien usage de l’Académie, il prononça après la mort de Bréant dans la séance publique du 5 août 1772. « Bréant n’attendit pas le dernier moment pour remettre avec résignation son sort et sa vie à Dieu, il recourut à lui dès le commencement de sa maladie, lui demandant à la vérité le rétablissement de sa santé pour avoir la consolation de revoir un de ses fils, officier au régiment de Vexin, transporté depuis sept ans à la Martinique. Chaque jour il devait arriver, chaque jour il l’attendait ; mais l’heure fatale était marquée pour lui et le 15 février 1772 il cessait de vivre ! »
Son corps fut déposé dans l’église de N. D. de la Couture et inhumé en présence des clergés des deux paroisses de la ville dans la chapelle du Rosaire où il repose sans qu’aucune dalle tumulaire, sans qu’aucune inscription indique aux visiteurs le lieu de sa sépulture, modeste dans le tombeau comme il le fut pendant sa vie.


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II
Après vous avoir fait connaître dans la première partie de cette notice les principaux événements de la vie de Bréant, il nous reste, Messieurs, à vous entretenir de ses œuvres comme littérateur.
Timide et modeste, Bréant n’ambitionnait pas la gloire littéraire. Il faisait des vers à ses heures de loisir et comme délassement de ses occupations ordinaires. C’était chez lui un penchant naturel auquel il ne savait pas toujours résister. Il écrivait un jour à la marquise de Prie en lui envoyant à l’envoyant à l’occasion du premier de l’an un compliment en vers : « J’ai voulu réprimer cette maudite ardeur de rimer que je ne saurais venir à bout d’éteindre ; mais en vain j’ai opposé la raison pour digne à ma verve poétique, n’en voilà-t-il pas un filet qui s’échappe et qui s’en va vers vous. »[22]
Il est vrai qu’à cette époque du XVIIIe siècle, écrire en vers était devenu la manie du jour. On était sous l’impression des grands génies du siècle précédent et chacun voulait parler la langue des Racine et des Corneille. Cette manie des vers, dit le Cardinal de Bernis, était devenue une passion presque générale ; on s’écrivait, on correspondait en vers, la conversation elle-même était souvent semée de citations poétiques ; c’était ce que l’on appelait la Métromanie. Il semblait que la prose n’était plus bonne que pour le monde des affaires, mais que dans celui des lettres, la cadence des vers devait être le langage à la mode. Le Théâtre lui-même dont le but principal est la satyre des mœurs et la critique des travers de l’époque, s’empara de cet étrange engouement et l’auteur de la Métromanie mit dans la bouche de son principal personnage ces vers, qui peignent en quelques mots l’état des esprits :

Infortuné, je touche à mon cinquième lustre
Sans avoir publié rien qui me rendre illustre
On m’ignore et je rampe encore à l’âge heureux
Où Corneille et Racine étaient déjà fameux.[23]

Mais, comme nous l’avons dit, Bréant n’ambitionnait point la gloire littéraire, il écrivait pour ses amis et non pour le public, aussi, à part quelques pièces égrenées dans les nombreux volumes du Mercure de France et quelques fragments publiés par les Affiches de Normandie dans les comptes rendus des séances de l’Académie de Rouen, ses œuvres sont restées à l’état de manuscrits. Si nous pouvons aujourd’hui, Messieurs, vous en entretenir, nous le devons et nous lui en témoignons ici toute notre reconnaissance à Monsieur Deschamps, ancien magistrat à Bayeux, allié de la famille de notre auteur, qui nous a communiqué obligeamment les manuscrits qu’il possédait, et au savant archiviste de Rouen, Monsieur de Beaurepaire, qui a bien voulu mettre à notre disposition tous les documents qui se rencontrent dans les archives de l’Académie de Rouen. Ces manuscrits fidèlement transcrits par les soins et sous la surveillance éclairée de Monsieur Lerenard-Lavallée, notre zélé secrétaire, composent le volume que nous déposons sur le bureau de la Société.
En dehors des œuvres poétiques de Bréant, qui seules figurent dans ce volume, les manuscrits qui nous ont été communiqués comprenaient aussi quelques essais en prose destinés au théâtre et notamment, le Quadrille, cette pièce composée en collaboration avec Linant et qui fut jouée sur le théâtre de Rouen. Le sujet était une critique de ce jeu dont le nom servait de titre à la pièce et qui était fort en vogue dans les maisons de jeu du temps. Cette œuvre était une actualité qui n’offrirait plus aujourd’hui qu’un intérêt très secondaire.
Une autre pièce ayant pour titre : Crispin, homme de robe, fut assurément préparée pour un petit cercle d’amis et lue dans une de ces réunions intimes où chacun apporte son contingent d’esprit, de gaîté et d’entrain. L’idée première de cette œuvre dut germer dans le cerveau de l’auteur à quelque représentation des Fourberies de Scapin. Il y a, en effet, entre les deux pièces un grand air de famille et si l’on en juge par son langage et ses façons d’agir, le Crispin de Bréant devait être très proche parent du Scapin de Molière.
Une troisième pièce intitulée Philopatores était écrite en vers latins et cette circonstance nous a fait supposer qu’elle avait pu être composée par Bréant pendant son séjour chez les Jésuites pour une représentation de fin d’année. Vers la moitié du XVIIe, on avait adopté l’usage dans les collèges des Jésuites de clore l’année scolaire par des représentations théâtrales qui avaient le privilège d’attirer un public d’élite. Le sujet choisi était toujours moral et chrétien, il devait être traité en latin, même pour les intermèdes. Aucun personnage féminin ne devait y figurer, l’amour n’étant point le seul ressort propre à émouvoir ou à toucher sur la scène. En lisant le Philopatores de Bréant, nous y avons rencontré toutes les conditions des représentations de ce genre ; le sujet est le dénouement filial porté jusqu’au sacrifice de la vie, parmi les personnages aucun rôle féminin, la pièce est écrite en latin et, comme nous l’avons dit, Bréant était un élève distingué du collège des Jésuites, familiarisé par de fortes études avec les tournures et l’élégance de la langue latine. La supposition que nous hasardons ici n’est donc point dénuée de vraisemblance.
Comme poète, les débuts de Bréant furent assez heureux pour être remarqués, on dit même que deux odes qu’il composa en vers de cinq syllabes sur le Printemps et l’Été étaient d’un vers si facile et si élégant que le public, en les comparant avec celles que Bernard avait faites sur l’Automne et l’Hiver, resta indécis sur le mérite des deux auteurs. Loin d’en être jaloux, Bernard, qui jouissait déjà d’une certaine réputation et que ses poésies légères avaient fait surnommer le Gentil Bernard, prit au contraire Bréant en affection et le compta de ce moment au nombre de ses amis.
Citons en passant un épisode qui se rattache à ce premier essai de notre auteur. Il avait conservé à Rouen de nombreuses relations avec lesquelles il était en correspondance et notamment avec Madame de Bouville, femme d’un conseiller au Parlement de Normandie, qui s’occupait aussi de littérature et faisant agréablement les vers. Il lui envoya ses deux odes sur le Printemps et l’Été avec celle de Gentil Bernard sur l’Automne. L’envoi était accompagné d’un billet en vers, se terminant en forme de traite à vue sur Mme de Bouville :

Il vous plaira me satisfaire
Pour la valeur de mon envoi.
Deux couplets en feront l’affaire
C’est peu pour vous, beaucoup pour moi.

Mme de Bouville était femme d’esprit, elle se garda bien de laisser protester la traite, envoya les deux couplets et répondit sur le même ton :
« Je vous donne advis par la présente, Monsieur, que j’ai reçu la lettre de facture y joint l’envoy charmant que vous m’avez adressé. L’un et l’autre m’ont semblé du meilleur alloy. Je voudrois pouvoir vous en payer comptant la valeur, mais n’ayant pas les fonds nécessaires pour l’acquitter, il faut me borner à vous envoyer le prix que vous avez bien voulu vous contenter d’y mettre et que vous trouverez ci-joint. En m’en accusant la réception n’oubliez pas, je vous prie, de m’en envoyer quittance, mes intérêts l’exigent et je vous crois trop juste pour me la refuser. »
Quelques jours après, Mme de Bouville recevait, chose assez peu usuelle, une quittance en vers qui débutait ainsi :

Je reconnois par la présente
Qu’en deux pièces d’or et de poids
Mon aimable correspondante
M’a très bien payé mes envois.

Cette quittance en bonne et due forme termina le petit tournoi littéraire engagé à l’occasion des deux odes de Bréant.
L’œuvre poétique de Bréant peut se diviser en deux parties distinctes ; son poème sur l’Art de peindre, travail de longue haleine, préparé, étudié, réfléchi, qui coûta à son auteur plus de trente années de soins et de méditations et ses poésies légères ou fugitives, pièces détachées où son talent s’exerce dans tous les genres : odes, épitres, madrigaux, fables, épigrammes, passant du sérieux au frivole, de l’ariette à l’élégie, laissant la muse butiner çà et là selon l’inspiration du moment.
Quoique de moindre importance, les pièces qui composent cette dernière partie n’en sont pas pour cela moins intéressantes. Peut-être la versification en est-elle parfois un peu négligée et dans certaines pièces l’élégance et la tournure du vers moins étudiées, mais il est facile de comprendre que le caractère même de ce genre entraîne naturellement plus d’abandon et plus de laisser aller, c’est l’inspiration qui découle sans efforts, sans travail et comme d’elle-même sous l’impression du sujet qui l’a provoquée.
Tantôt traducteur, tantôt imitateur, Bréant prend tour à tour pour modèles : Horace, Ovide, Martial, Catulle. On a dit de Catulle que les beautés de cet auteur n’étaient pas celles qui pouvaient passer aisément d’une langue dans une autre et que c’était en vers français que ce poète devenait principalement intraduisible. Malgré cette difficulté et peut-être à cause d’elle, Catulle a eu dans notre langue de nombreux traducteurs et notamment sa pièce sur la mort du Moineau de Lesbie. Mais ces traductions ont été faites avec une telle liberté que c’est à peine si l’on peut y reconnaître le modèle. Bréant aussi a voulu dans une traduction serrée reproduire en vers français la pièce de Catulle et il l’a fait avec tant de soin et d’exactitude, que, sauf quelques nuances et quelques tournures nécessités par les exigences de la versification, on pourrait, sans grande difficulté, suivre vers par vers le texte de son modèle.
Dans ses imitations de Martial, il sait habilement conserver le trait piquant de l’épigramme.
Dans l’ode, il observe la noblesse et l’élévation du style et de la pensée. Avec quels accents, il chante les talents et la gloire du maréchal de Broglie dans cette pièce :
France, qu’as-tu fait de ta gloire ?[24]

Quelque soit le genre qu’il traite, Bréant sait approprier son langage à son sujet.
Nous eussions volontiers mis sous vos yeux quelques-unes des œuvres badines de notre auteur, telles que sa fable intitulée : La Bergère et le Mouton[25] et son épître à Nadine, la petite chienne de Mme D***.

Taisez-vous, petite Nadine,
D’où vous vient cette humeur mutine ?
Pourquoi montrer ainsi les dents
Et vouloir dévorer les gens.
Croyez-vous pour être charmante
Avoir le droit d’être méchante ?
Rarement la méchanceté
Est l’attribut de la beauté.
Voyez votre belle maîtresse,
Malgré la régularité
De sa figure enchanteresse,
En a-t-elle moins de bonté ?
Son esprit malgré sa finesse
Lance-t-il quelque trait malin
Sur les défauts de son prochain. [26]

Nous voulons être sobre de citations et cependant, sans y avoir recours, comment faire connaître l’œuvre d’un poète ? Si l’on rend compte d’un ouvrage en prose, on peut en indiquer le plan et les divisions, analyser l’œuvre et exposer ainsi la pensée et le but de l’auteur ; mais s’agit-il d’un poème, cela ne suffit plus, le fonds n’est plus seul à avoir son mérite, la forme dans ce cas donne à l’œuvre ce lustre, ce brillant, cet éclat qui charme et séduit le lecteur. Il en est de la prose et de la poésie, comme en peinture d’un dessin et d’un tableau, l’un ne présente au spectateur que les traits, les clairs et les ombres, l’autre a de plus le coloris qui complète l’illusion.
En parcourant les nombreux volumes du Mercure de France, nous y avons rencontré à l’année 1727 [27] une ode anacréontique sans signature, mais datée de Bernay en Normandie. À cette époque, Bréant avait 17 ans, nous savons qu’étant encore au collège, ses premiers essais furent la traduction des odes d’Anacréon. Une note, qui se trouve dans les archives de Rouen, dit que l’on a vu de Bréant plusieurs odes, épîtres, fables et autres pièces fugitives, dont l’abbé Desfontaines ornait quelquefois ses feuilles : serait-il donc téméraire de supposer, que l’auteur de cette ode qui garde l’anonyme, se contentant d’indiquer sa résidence, serait Bréant, dont nous connaissons la timidité et la modestie.
Quoiqu’il en soit, permettez-nous de vous lire cette petite pièce si fine et si délicate :

A IRIS
Iris, cessez d’être cruelle,
Voyez où la fierté réduit
Une jeune beauté qui fuit
Les plaisirs d’un amour fidèle.

Si d’une jeunesse immortelle
Les jours marchaient à petits pas,
Peut-être ne dirais-je pas,
Iris, cessez d’être cruelle !

Mais le temps passe à tire d’aile ;
Ce n’est qu’un éclair qui nous luit.
La courte jeunesse le suit.
Iris, cessez d’être cruelle !

La beauté n’est pas éternelle,
Le moindre accident la ravit
Et sa fragilité vous dit :
Iris, cessez d’être cruelle !

Ecoutez la tendre hirondelle,
Elle ne revient au printemps
Que pour dire par ses accents :
Iris, cessez d’être cruelle !

Par ses doux accords Phylomèle,
Qui fut trop sévère autrefois,
Chante nuit et jour dans nos bois :
Iris, cessez d’être cruelle !

Pourquoi cette fierté rebelle ?
Le temps, le lieu, l’amant discret,
Le cœur vous dit même en secret :
Iris, cessez d’être cruelle !

Fut-il occasion plus belle !
Pour écouter un tendre amant,
Qui vous répète en soupirant ;
Iris, cessez d’être cruelle !

Si cette charmante petite pièce est véritablement l’œuvre de Bréant, comme tout le fait supposer, il eût été regrettable qu’elle restât oubliée, égarée, perdue dans les feuilles du Mercure de France, quand vous vous proposez de réunir les œuvres de cet auteur. Mais, s’il en était autrement et que notre supposition fût une erreur, il faut au moins reconnaître que cette ode n’est pas sans mérite. Elle est d’ailleurs l’œuvre d’un poète bernayen et, sous ce rapport, il était encore intéressant de la reproduire ici.
Mais peut-être nous sommes-nous trop attardés à ces poésies légères, il est temps d’arriver à l’œuvre capitale de Bréant, à son Art de peindre.
Depuis longtemps, il méditait ce travail, dont les poèmes latins de l’abbé de Marsy et de Dufresnoy lui avaient donné l’idée. Il n’avait eu d’abord que l’intention de traduite l’œuvre de l’abbé de Marsy, mais en l’étudiant, il résolut de composer un poème nouveau, tout en s’inspirant des passages les plus remarquables de ces deux auteurs et des travaux sur le même art de de Pyles et de l’abbé Dubos.
Son travail était presque terminé lorsque parut en 1760, sur le même sujet, le poème de Watelet. Bréant, qui ignorait complètement la préparation de ce poème, fut un instant découragé et sur le point d’abandonner le sien, mais après avoir médité l’ouvrage de Watelet, il reconnut qu’il ne s’était rencontré avec lui que dans peu d’endroits et que si Watelet, artiste de mérite, profondément versé dans les détails de son art, en avait exposé les principes avec précision, sous une forme attrayante, l’étendue de la matière, et les aperçus variés, sous lesquels le sujet pouvait être traité, lui permettaient encore d’offrir au public un ouvrage intéressant. Toutefois, il eut peur qu’on ne vît dans son travail une sorte de rivalité avec celui de Watelet. « Je proteste, dit-il dans sa préface, qu’il y a plus de trente ans que je l’ai commencé, que lorsque j’ai entendu parler pour la première fois de celui de M. Watelet, le premier chant du mien était à peu près dans l’état où il parait aujourd’hui, que les matériaux des trois autres chants étaient dans mon portefeuille et qu’il ne s’agissait plus que de les mettre en place et d’y ajouter quelques vers de remplissage pour en faire les liaisons… »
Il eût été vraiment fâcheux que l’œuvre de Watelet eût interrompu la composition de Bréant, chacune d’elles à son mérite. S’il se rencontre entr’elles quelques points de ressemblance dans le plan ou la division de l’ouvrage, y a-t-il lieu de s’en étonner ? L’un et l’autre auteur traitait le même sujet et avait pris pour modèles et pour guides les mêmes auteurs : Dufresnoy et l’abbé de Marsy.
L’œuvre de Bréant, celle dont nous nous occupons, est une œuvre consciencieuse, sérieusement méditée et mûrement réfléchie. Le vers y est facile et coulant ; souvent on y rencontre ce trait qui frappe et saisit l’esprit. Parfois aussi la facture en est large et puissante et quand fortement pénétré de son sujet, l’auteur est entraîné par l’inspiration, son style s’élève plein de force, de verve et de chaleur. Tel est ce passage où il raconte cet épisode de la vie du peintre Vernet, bravant la mort sur un écueil pour étudier les beautés d’une tempête :

De moment en moment de rapides éclairs
En serpents enflammés s’échappent dans les airs.
La foudre gronde, éclate et brise le nuage,
A d’horribles torrents elle ouvre le passage.
Elle tombe avec eux, la terre en a tremblé,
Les cieux ont retenti, l’océan tout troublé,
Les feux, les vents, la nuit, le ciel, la terre et l’onde,
Tout annonce aux humains la ruine du monde.
Vernet, sur un écueil où l’assiège la mort,
Sourit à ce chaos, l’admire avec transport
Et trace avidement d’une main ferme et sûre,
Ce spectacle d’horreur dont frémit la nature.
L’intérêt de son art, de son nom glorieux,
Ferme à tant de périls et son âme et ses yeux.
Dans ces flèches de feu qui voient sur sa tête,
Dans ces abîmes qu’ouvre à ses pieds la tempête,
Il ne voit que beautés, qu’harmonieux effets.
La nature en tumulte a pour lui plus d’attraits.[28]

Nous pourrions multiplier les citations pour donner une idée du mérite de l’ouvrage et du talent de l’auteur ; mais il nous suffira de dire que les divers épisodes dont il a orné chacun de ses chants pour rompre la monotonie et la sécheresse d’un poème dans le genre didactique sont traités avec ampleur d’idées et cette élévation de style.
Lorsque son œuvre fut terminée, Bréant, encouragé par les applaudissements de l’Académie de Rouen, pressé par ses amis, se disposait à la livrer au public, mais la mort ne lui en donna point le temps. Aussitôt informée de cet événement, l’Académie, se préoccupant du sort réservé aux poésies de Bréant, nomma dans son sein une Commission à laquelle elle donna la mission de recueillir ses manuscrits, de les mettre en ordre et de les publier. Cette fois encore des circonstances imprévues vinrent arrêter cette publication. La Commission avait commencé son travail, une copie des manuscrits avait été préparée, des notes inscrites en marge indiquent le soin avec lequel cette entreprise se poursuivait, lorsque survinrent les événements de mai 1773, qui, en exilant le Parlement de Rouen, dispersèrent en même temps la plupart des membres de l’Académie. Depuis lors il ne fut plus question de Bréant, son poème fut oublié. Ce n’est qu’en 1862, près d’un siècle plus tard qu’il en est fait mention par M. de Chennevière Pointel dans son ouvrage sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l’ancienne France. Une note du Mercure de France du mois de juillet 1773 lui avait révélé le nom de Bréant et son poème sur l’Art de peintre.
« Le généreux souci du progrès des arts qui, grâce à l’école de Descamps, animait toute la haute Normandie, ne pouvait, dit-il, manquer d’enfanter des théoriciens et des législateurs ; il devait y naître, tôt ou tard, un poème sur la peinture ; le poème naquit, mais, hélas ! il s’est perdu !.[29]
M. de Chennevière, qui eût été bien fier, ainsi qu’il le dit, d’annoter et de publier un tel poème, éclos en Normandie, se mit en quête pour le découvrir, mais toutes ses recherches n’eurent d’autre résultat que les fragments lus aux séances de l’Académie et publiés dans le Mercure de France. Quant au poème, il ne put en trouver la trace. Toutefois, s’il renonça à en poursuivre la recherche, ce ne fut pas qu’il eut perdu l’espoir qu’un jour ou l’autre il se retrouverait ; « Au demeurant, dit-il en terminant, et si mon patriotisme normand ne m’aveugle point, les vers du bon bourgeois de Bernay ne sont point pires que ceux de l’amant magnifique de Marguerite Lecomte, et je ne saurais croire que le poème de Bréant fût si bien perdu qu’un bon chercheur de Bernay, n’en pût retrouver autre patte ou aile que ces trois morceaux du Mercure. Il y va de l’honneur de Bernay et un peu de toute la province.[30] »
Aujourd’hui, Messieurs, le poème est retrouvé, il est dans vos mains et nous nous demandons si notre Société, qui compte au nombre de ses plus belles prérogatives la pieuse mission de tirer de l’oubli les noms des hommes qui par leurs mérites et leurs talents ont honoré notre cité, pourra vaincre cette étrange fatalité qui semble s’être attachée à l’œuvre de Bréant et a paralysé les efforts tentés précédemment pour la mettre au jour. Dans une pareille entreprise où l’honneur de toute la province, comme le dit M. de Chennevière, est quelque peu engagé, ne devons-nous pas compter sur le concours des Sociétés littéraires de la Normandie, et particulièrement sur celui de l’Académie de Rouen, qui ne peut manquer de s’associer à l’hommage qu’il s’agit de rendre à la mémoire de l’un de ses membres. Si les applaudissements dont elle fut l’objet dans les séances de l’Académie, si la distinction accordée à l’auteur par ce corps savant qui l’associa à ses travaux, si enfin l’accueil que rencontrèrent dans le public les fragments imprimés dans les Recueils du temps, ne suffisaient point pour démontrer le mérite et la valeur de l’œuvre, permettez-nous, Messieurs, de reproduire en terminant une note se trouvant aux Archives de l’Académie de Rouen, qui vous fera connaître le jugement porté par notre compatriotes par ses contemporains.
« Sa qualité dominante, dit cette note, fut d’être aimable parce qu’il réunissait toutes les perfections : la douceur, l’esprit, la politesse, l’urbanité qui composent ce caractère. C’était aussi celui de son genre poétique. Ses vers, quoique faits avec le plus grand soin et même un peu de lenteur, coulaient aisément et semblaient être peu travaillés. Tous ses tours sont également fins et simples et cependant inattendus, ce qui leur donne un air original qui lui était propre. Les pensées sont légères et philosophiques, les images riantes, mais peintes avec précision. S’il n’eût été obligé de quitter la capitale pour la province, il eût atteint au plus haut degré dans le genre agréable. »
Comme vous le voyez, Messieurs, Bréant avait été apprécié par ses contemporains, et ceci est digne de remarque, car, généralement, ce n’est guère qu’après un temps plus ou moins long que justice est rendu au mérite et au talent. En tirant de l’oubli le nom de Bréant et en l’inscrivant sur la liste des hommes qui ont honoré notre cité et même notre Normandie, vous aurez, Messieurs, rendu un juste et légitime hommage à la mémoire d’un talent trop longtemps ignoré.

  1. Lettre de M. Lemesle, du Havre, à Haillet de Couronne, secrétaire de l’Académie de Rouen, du 17 mai 1772.
  2. Linant était né à Louviers en 1708.
  3. Lettre de Voltaire à Cideville du 6 novembre 1733.
  4. Lettre de Linant à Bréant, sans date.
  5. Lettre de Cideville à Bréant du 1er juillet 1735.
  6. Lettre de Voltaire à Cideville du 20 septembre 1735.
  7. Lettre de Voltaire à Cideville du 29 avril 1735. (Œuvres complètes de Voltaire, correspondance générale).
  8. Lettre de Cideville à Bréant du 1er juin 1735.
  9. Lettre de Cideville à Bréant du 18 juillet 1735.
  10. Lettre de Formont à Bréant du 18 novembre 1757.
  11. Lettre sans date de Linant à Bréant.
  12. Éloge de Bréant prononcé à la séance de l’Académie de Rouen du 5 août 1772, par Haillet de Couronne.
  13. Lettre de Formont à Bréant du 18 novembre 1757.
  14. Lettre de Bréant à M. du Boullay, conseiller maître en la cour des comptes de Normandie du 26 février 1766.
  15. Lettre de Bréant à du Boullay du 16 avril 1766.
  16. Lettre de Bréant à Formont de février 1758.
  17. Lettre de Bréant à Madame de Bouville en 1758.
  18. Lettre de Bréant à du Boullay de juillet 1766.
  19. Même lettre que dessus.
  20. Même lettre.
  21. Affiches de Normandie du 17 novembre 1766, n°45.
  22. Page 245 du Recueil. Pièce à Mme la marquise de Prie.
  23. Second acte, scène VII.
  24. Ode, page 169 du Recueil.
  25. Page 355 du Recueil.
  26. Page 267 du Recueil.
  27. Mois de février, page 245.
  28. 1er chant, vers 343 à 361, p. 75 du Recueil.
  29. Recherches sur la vie et les ouvrages de quelques provinciaux de l’ancienne France. T. IV, p. 76.
  30. Même ouvrage. T. IV, p. 81.