Bouvard et Pécuchet sont-ils des imbéciles ?

Bouvard et Pécuchet sont-ils des imbéciles ?
Mercure de France 16 juillet 1914, tome 110, n° 410 (p. 209-228).
BOUVARD ET PÉCUCHET
SONT-ILS DES IMBÉCILES ?

Las de toutes leurs tentatives avortées, rebutés par des essais sans nombre et tous également malheureux, injuriés par les ingrats Chavignollais qu’ils convient, à une conférence, devenus ennemis d’un peuple dont ils souhaitaient pourtant le bien, menacés enfin d’arrestation, Bouvard et Pécuchet conviennent que les meilleurs jours de leur vie, ils les doivent encore à la sandaraque et à l’écritoire. Décidant alors de « copier comme autrefois », ils font aussitôt confectionner par le menuisier Gorju un bureau à double pupitre. Et le plan de Flaubert — car nous n’avons malheureusement que le sommaire de ces derniers épisodes, — s’achève par ces mots :

Ils s’y mettent.

Mais cette indication « copier comme autrefois » pose un problème. Qu’allaient-ils donc copier ?

À cette question, pas plus les notes suivant le texte de Bouvard et Pécuchet, dans l’édition Conard, que la thèse soutenue en Sorbonne par M. E.-L, Ferrère, et publiée sous ce titre : Le Dictionnaire des Idées reçues[1], pour ne parler que des travaux les plus récents, n’apportent une réponse satisfaisante.

Le problème a été repris par M. René Descharmes, dans un très judicieux article de la Revue d’Histoire littéraire de la France, dont j’ai sous les yeux les bonnes feuilles.

Le roman devait avoir deux volumes, et l’on a dit un peu partout que le second aurait été entièrement composé de citations, c’est-à-dire qu’il aurait emprunté sa matière à la copie faite par Bouvard et Pécuchet revenus à leur ancien métier. Cette opinion est née de l’interprétation abusive ou trop étroite d’une phrase de la Correspondance de Flaubert, que j’examinerai tout à l’heure.

M. Descharmes établit, par de solides arguments, que, contrairement à l’hypothèse généralement admise, et défendue par M. E.-L. Ferrère, ce n’est pas le Dictionnaire des Idées reçues qui devait former la matière de ce second volume.

La confusion est née de ce fait qu’après la mort de Flaubert on a trouvé sur sa table et parmi les documents utilisés déjà, ou devant être utilisés, pour Bouvard et Pécuchet, un fort dossier contenant les feuillets de ce dictionnaire. On en a conclu trop hâtivement qu’il constituait la « copie » des deux bonshommes, et cela d’autant mieux que le qualificatif a dossier delà bêtise humaine », appliqué par Flaubert lui-même à cette copie, convenait en vérité merveilleusement à ce dictionnaire[2].

Or, M. René Descharmes a confronté quantité d’articles du Dictionnaire des Idées reçues avec des phrases extraites non seulement des chapitres achevés de Bouvard et Pécuchet, mais encore de Madame Bovary et de l’Education sentimentale. Cette juxtaposition des textes, en même temps qu’elle montre l’ancienneté de cette documentation réunie par Flaubert, prouve aussi du même coup l’ancienneté de son utilisation, puisque, dès la préparation de Madame Bovary, qui embrasse les années 185i-1856, Flaubert y a recours. Ainsi, l’auteur n’aurait pu, sans se répéter lui-même, employer le Dictionnaire des Idées reçues aux fins qu’on lui suppose habituellement, puisque certains apophtegmes de M. Homais, de l’abbé Bournisien, d’Arnoux, d’Hussonet, de Sénécal et de tant d’autres de ses personnages, ne sont, en définitive, que des extraits ou des « illustrations » de ce dossier.

On en trouve d’ailleurs mention, des 1853, dans la Correspondance de Flaubert, et c’est déjà un très vieux projet : « En attendant, écrit-il à Louise Colet, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues. Sais-tu ce que c’est ?… Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve… On y trouverait par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable[3]. »

Cette « vieille idée » tire vraisemblablement son origine de la farce du « garçon » — ce personnage imaginaire conçu par Flaubert, le Poittevin et leurs amis, dès leur extrême jeunesse et qui, ne parlant que par idées reçues, débitait avec un rire niais toutes les inepties qu’on peut dire en toutes circonstances.

Mais il faut remarquer, en outre que, si Bouvard et Pécuchet se mettent à copier, ce fait semble bien exclure l’idée d’une rédaction personnelle. Or, comment « copier » les définitions d’un dictionnaire encore inédit ? Si Flaubert avait eu cette pensée, sans doute, lui si précis, et qui connaissait la valeur et le sens des mots, n’aurait pas écrit copier, mais rédiger. Après leur tentative de composer une histoire du duc d’Angoulême, Bouvard et Pécuchet, au surplus, en même temps qu’ils ont fait preuve de sens critique — puisque Bouvard juge le Duc un « imbécile » — ont pu se convaincre de leur inaptitude à ce genre de travaux ; il était donc-bien improbable que les deux amis entreprissent à nouveau de rédiger une œuvre d’aussi longue haleine.

Comme nous l’avions indiqué déjà, M. Descharmes et moi, dans une note de notre ouvrage Autour de Flaubert[4], c’est bien ailleurs qu’il faut chercher la copie de Bouvard et Pécuchet. Flaubert, à côté du Dictionnaire des Idées reçues, avait, dressé un sottisier, un album de phrases recueillies au cours de ses lectures, « pensées ridicules ou grotesques » glanées çà et là, copiées dans les œuvres des plus célèbres comme des plus obscurs écrivains, énormités, dit M. Ferrère, « que l’on peut toujours relever même chez les grands maîtres ».

Dans ce « parc aux huîtres », comme dit M. Descharmes, — Flaubert, aidé de ses amis Jules Duplan et Edmond Laporte, avait pendant vingt ans rassemblé les « perles » les plus rares. La découverte dé ces curiosités exigeait d’immenses et rebutantes lectures : « Il vous faudrait lire pour moi toute une bibliothèque imbécile », écrit-il un jour à Edmond Laporte, justement à propos de Bouvard et Pécuchet. Or, pourquoi tant de recherches, si la copie des deux « bonshommes » avait été toute prête dans le carton des Idées reçues ?

D’ailleurs, Edmond Laporte m’a dit autrefois lui-même, à maintes reprises, que les recherches faites par lui pour Flaubert (il avait dépouillé entre autres ouvrages le Dictionnaire des Sciences médicales, l’Histoire Naturelle de la Santé et de la Maladie de Raspail, etc.) devaient précisément servira la copie de Bouvard et Pécuchet. A lui seul ce témoignage suffirait. Mais il se trouve confirmé par ce fait que, dans les papiers laissés par Edmond Laporte se trouve une forte liasse de citations tirées d’ouvrages de médecine, d’histoire naturelle, de philosophie, d’économie politique, et qui portent des indications marginales de la main de Flaubert, telles que : contradictions, exaltation du bas bourgeois, etc., correspondant exactement à la classification du sottisier, indiquée par Maupassant[5], et montrant bien que les notes ainsi recueillies avaient subi déjà un premier classement. En outre on peut d’autant mieux penser que la phrase de Flaubert : « mon second volume est fait aux trois quarts ; il ne sera presque composé que de citations[6] » désigne le sottisier et non le Dictionnaire des Idées reçues, que le texte du Dictionnaire est original, tandis que celui du sottisier est tout entier fait de citations.

Dans le don fait par Mme Frauklin-Grout à la Bibliothèque de Rouen figurent les brouillons autographes de Bouvardet, Pécuchet, paquet considérable de onze mille feuilles non paginées, et soixante dossiers de « notes et documents » extraits de près de 1500 volumes lus par Flaubert, Duplan et Laporte, et parfaitement distincts d’un autre. dossier de fiches composant le Dictionnaire des Idées reçues, celles-là entièrement de la main de Flaubert, et rédigées pour la plupart bien avant la préparation de Bouvard et Pécuchet. « Savez-vous, écrivait Flaubert à Mme Roger des Genettes, à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes : À plus de 1500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien, c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être pas pédant ; de cela, j’en suis sûr[7]. »

Mais ces prémisses étant admises — et elles sont d’autant plus admissibles que l’opinion de M. René Descharmes se trouve en parfait accord avec les dires d’Edmond Laporte, si intimement mêlé, comme on sait, aux dernières années de Flaubert et à la préparation de Bouvard et Pécuchet, — le doute n’en reste pas moins sur l’intention secrète de l’auteur. Dans quel esprit ses deux héros vont-ils se mettre à copier, et pourquoi, — non content de nous dire leur retour aux chères habitudes de leur vie passée après les déboires de l’heure présente, — ajoute-t-il à son roman cette manière de post-criptum ? Il semble assez inutile en apparence, puisque le fait que Bouvard et Pécuchet reprennent la plume est déjà par lui-même une conclusion.

Il y avait donc pour Flaubert grand intérêt à faire connaître ce qui allait sortir de leur écritoire. N’était-ce point le trait définitif ajouté au portrait des deux scribes, et précisant leur caractère ? — C’est la question que je veux tenter d’élucider ici.

Elle se pose de deux façons : Flaubert a-t-il fait acquérir à ses deux héros le pouvoir de discerner la bêtise, au point de la rechercher par passe-temps et par plaisir, dans les livres, et de trouver dans la copie des sottises qu’ils y rencontrent une délectation morose ? — ou bien, au contraire, Bouvard et Pécuchet copient-ils naïvement au hasard, tous les passages qui retiennent plus, spécialement leur attention, et ces passages se trouvent-ils être toujours des absurdités ?

La seconde hypothèse est, en vérité, bien peu satisfaisante.

Tout d’abord, il faut remarquer que, dans l’un et l’autre cas, la copie de Bouvard et Pécuchet ne peut former à elle seule toute la matière d’un volume.

Pas plus une suite de définitions d’ « idées reçues » toutes sèches et sans commentaires qu’une kyrielle de « bourdes » n’eût été d’une lecture possible. Avant la dixième page, le lecteur le mieux disposé et le plus bénévole s’en fût rebuté. Ces sortes de recueils ne valent que par les explications où la malignité de l’auteur trouve à s’exercer : Si l’Exégèse des Lieux Communs, de M. Léon Bloy, — qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher du Dictionnaire des Idées reçues, — est d’un si grand intérêt, c’est grâce à la perpétuelle intervention de l’auteur, aux gloses passionnées, aux allusions satiriques et mordantes dont il fait suivre chaque définition. Mais voit-on Bouvard et Pécuchet, que Flaubert a voulu nous représenter comme assez dénués d’ironie, émaillant leur copie de réflexions humoristiques ? Que serait devenu, dans un pareil livre, le dogme de l’objectivité, de l’impassibilité sacro-sainte ? Que Flaubert, dans la Lettre à la Municipalité de Rouen, ait dit leur fait aux bourgeois, à ces « conservateurs qui ne conservent rien » — cela montre assez qu’il était capable, quand il le jugeait utile, de quitter sa tour d’ivoire, et de crier très haut ses convictions, — cela montre qu’il eût su faire œuvre de brillante satire sociale, — mais eût-il choisi, pour ce faire la forme du roman, et se fût-il justement abrité derrière des personnages qu’il aurait pris soin de rendre falots, sinon grotesques, durant tout un volume préalable ? Eût-il élu pour porte-paroles de pauvres êtres incapables, par défaut de méthode, de mener à bien la moindre entreprise ? Dans Madame Bovary, dans l’Education, — et dans Bouvard et Pécuchet aussi, — la critique cinglante des mœurs et des hommes est toujours indirecte : elle résulte des faits eux-mêmes[8]. L’auteur n’intervient jamais et se garde de tirer directement la morale ou la conclusion.

Et que viendrait faire, comme conclusion d’un livre dont les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes, un dictionnaire d’ « Idées reçues », une collection de propos bourgeois et ineptes ? Tandis qu’au contraire un dossier d’erreurs et de contradictions, d’affirmations sans fondement ou de sottises même, échappées aux meilleurs auteurs comme aux médiocres, est bien le couronnement naturel d’une œuvre destinée à rabaisser l’orgueil, à montrer l’impossibilité où nous sommes de tout connaître et de tout comprendre — que toutes choses sont incertaines et variables, que les systèmes se détruisent les uns les autres, que la vérité d’aujourd’hui est erreur demain, et « contient en proportions inconnues des parts de vrai comme de faux ».

§.

La « copie » de Bouvard et Pécuchet ne pouvait, d’ailleurs, dans sa sécheresse et sans que l’équilibre du roman en souffrît gravement, composer à elle seule tout un volume aussi long que la partie achevée[9].

Peut-on sérieusement penser que Flaubert ait songé à donner 300 à 400 pages de citations comme second volume, — et, ce faisant, à laisser porter au premier toute l’affabulation du roman, tandis que le second ne fût venu que comme une sorte d’annexe, d’appendice, un recueil de pièces justificatives tendant à prouver — quoi ? au surplus, que nous n’ayons déjà découvert en lisant le premier tome ?

Lui, dont les livres décèlent un soin sans égal non seulement dans l’écriture et dans l’expression, mais encore dans l’agencement et dans la composition — lui dont les œuvres sont si bien balancées, en intérêt comme en proportions, lui qui sacrifia sans hésiter jamais les plus beaux effets de style, par crainte qu’ils ne fissent « longueur » — comment penser un seul instant qu’il eût, de propos délibéré, fait litière de ses idées les plus chères, foulé aux pieds toutes les théories qui lui tenaient tant à cœur ?

Ou la phrase : « mon second volume est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations » est une exagération d’auteur, qui, oubliant ses efforts passés et les chapitres qu’il vient d’écrire, songe uniquement à ceux qu’il va entreprendre, et dans ceux-là envisage surtout le point capital : faire entrer les citations, — ou bien le second volume devait être beaucoup plus court que le premier, — ou bien encore il faut entendre la phrase autrement, et supposer que Flaubert a voulu dire : « mon second volume est fait aux trois quarts ; ce qui me reste à écrire ne comprend presque que des citations », et c’est ce sens-là que, pour ma part, je crois être le bon.

A moins que Bouvard et Pécuchet n’eût atteint des proportions démesurées, — ce qui n’eût pas manqué si le second volume eût offert la même longueur que le premier[10], — il faut bien admettre que la coupure entre les deux tomes devait se faire avant que les deux amis ne se remissent à copier.

Peut-être le premier s’achevait-il.après le neuvième chapitre (la religion) — le dernier auquel Flaubert apporta des corrections qui semblent à peu près définitives — ou même après le huitième. Et il fallait bien qu’il en fût ainsi, pour qu’il ait écrit à sa correspondante que son premier volume était à peu près achevé, la réserve s’appliquant aux corrections que l’achèvement du second eût rendues nécessaires. Peut-être même la coupure se fût-elle faite plus haut. Quoi qu’il en soit, il semble bien que le chapitre X et le plan non développé aient dû, avec le Sottisier, faire partie du second volume.

Encore ne sont-ce là que des conjectures. Bouvard et Pécuchet aurait peut-être eu le sort de la Tentation de Saint Antoine. Quels élagages, quelles refontes aurait subis ce roman ? Et qui sait si, dans la rédaction définitive, la publication de l’ « album » n’eût pas été réduite aux quelques pages les plus typiques ? L’intention de Flaubert était bien de faire un choix ; Maupassant indique dans son élude que la moitié au moins de cet amas de documents devait être supprimée. Flaubert, au surplus, écrivant à Mme Roger des Genettes, à propos de ce formidable dossier haut de huit pouces, « tout cela et rien, c’est la même chose » — n’exprime-t-il pas nettement son intention bien arrêtée de ne publier qu’une faible partie des « sottises » par lui recueillies ? Peut-être aussi l’auteur eût-il compris que la joie par lui éprouvée à découvrir ces inepties, ses lecteurs ne la pouvaient ressentir aussi parfaitement que lui-même, puisque eux n’avaient pas eu le plaisir de la découverte.

§.

Mais ceci n’est qu’accessoire et ne nous renseigne pas sur la solution du problème : Quels sont les sentiments de Bouvard et Pécuchet quand ils s’attablent devant leur écritoire ? Existe-t-il des indices qui nous permettent de les connaître ?

Remarquons tout d’abord — et ceci est un truisme — que Bouvard et Pécuchet, héros de roman, ne peuvent avoir de sentiments qui ne leur soient prêtés par l’auteur. C’est donc aux « à côté » du roman, tout autant qu’au roman lui-même, qu’il faut demander la réponse, parce qu’ils sont mieux que lui susceptibles de nous fournir des indications sur les desseins de Flaubert.

Or, il semble que Flaubert, à mesure qu’il avançait dans sa tâche, a modifié la conception qu’il s’était faite de ses deux héros. Il paraît bien que, conçus d’abord comme de purs grotesques, Bouvard et Pécuchet deviennent bientôt plus sympathiques à l’écrivain. La nuancé est certes très légère, mais elle est indéniable. Dans l’idée primitive, il y a, en dépit de l’impassibilité du romancier, une sorte d’hostilité, ou tout au moins d’antipathie pour ces deux fantoches, incarnant la médiocrité bourgeoise. Petit à petit ce sentiment s’atténue — et, à défaut de sympathie nettement caractérisée, fait place à une neutralité, — plutôt bienveillante et nuancée de pitié, — parce que Flaubert en traçant leur portrait fait un peu la caricature de son propre caractère et la satire de ses propres aspirations.

Je n’ai point la pensée d’écrire ici un plaidoyer pour la réhabilitation de Bouvard et Pécuchet, victimes d’une erreur du jugement public. Mais je suis bien sûr que le défaut des deux « bonshommes » n’est point la bêtise foncière, la bêtise épaisse d’un Homais. Leur défaut, c’est le manque de méthode[11]. — La bêtise de M. Homais est beaucoup plus qu’un défaut. Elle est agressive, sournoise et malfaisante ; elle s’allie à la cautèle et à l’astuce. Elle est prétentieuse, et satisfaite. Homais, tout bêle qu’il est, reste madré, perfide et retors, — ficelle, comme disent ses compatriotes. Il ne néglige point ses affaires, et pour ceux qui prisent plus que tout la réussite, être bête comme Homais c’est presque une qualité[12]. Bouvard et Pécuchet, au contraire sont parfaitement désintéressés : ils ont des âmes d’apôtre et veulent le bien du peuple. Ils sont prêts à se dévouer en toutes circonstances, pour le triomphe de leurs idées d’abord, et aussi pour les individus. Je sais bien que, dans ce dévouement, la curiosité du demi-savant qui voit en toute chose matière à vérifier l’application de ses théories, entre pour une grande part. Mais qui peut se vanter de faire le bien sans y chercher une satisfaction quelconque, — ne serait-ce que le contentement de soi ?

Et puis, entre tous les mobiles qui font agir les hommes, la soif de savoir est peut-être encore le plus louable. Ceux que nulle déconvenue ne rebute, ceux dont l’enthousiasme ne fléchit pas sous les déceptions répétées, mais qui trouvent en eux-mêmes assez de force et de courage pour tenter de nouvelles expériences quand le sort s’acharne à ruiner leurs espoirs, ont un caractère qui mérite plus l’admiration que la risée.

Est-ce donc leur faute, à ces pauvres autodidactes, s’ils n’ont pu apprendre l’art d’apprendre, — le plus difficile de tous, — si leur cerveau, trop longtemps appliqué aux besognes terre-à-terre du bureau, ne peut plus s’élever et manque de la subtilité et de la souplesse nécessaires pour assimiler et pour « digérer » parfaitement le fatras livresque dont il n’est plus apte à dégager l’esprit ? Et nul maître ne se trouve là pour guider leurs lectures, pour les conseiller.

Peut-être me trompé-je, mais je crois deviner que Flaubert, à vivre dix ans en leur compagnie, à partager leurs travaux et leurs peines — et quel ne fut pas sou labeur ! — s’est à la longue départi quelque peu de sou impassibilité coutumière. Entre tous leurs enfants, les parents chérissent plus tendrement ceux qui leur ont coûté le plus de soucis. Volontairement ou non, Flaubert a fait de ses deux « bonshommes » les personnages sympathiques de son livre ; et de tous les gens de Chavignolles, en vérité, Bouvard et Pécuchet sont non seulement les moins bêtes, mais encore ils sont les plus humains. Du comique qu’ils dégagent, il faut vite se hâter de rire, car il suffirait de réfléchir bien peu, pour avoir envie d’en pleurer ! Et cet élément comique paraît parfois tendu, volontaire, comme si Flaubert s’était repris soudain pour ne pas laisser voir sa sympathie, et parce que l’idée directrice du livre lui commandait de cacher ce sentiment sous l’accumulation des traits propres à rendre ses personnages grotesques. Ainsi, comme certaines peintures, le roman laisse voir des « repentirs » dont la mort n’a pas permis à l’auteur d’effacer les traces.

Il y a dans la littérature contemporaine un autre héros de roman célèbre, à qui rien ne réussit trop non plus des entreprises qu’il aborde, et qui, au fond de toutes choses a vite fait de trouver le néant. Il paraît bien téméraire, sans doute, de rapprocher des Esseintes — pur dilettante et esthète raffiné — de pauvres « primaires » comme Bouvard et Pécuchet. Mais la comparaison n’est point tant que cela paradoxale. Des Esseintes, aussi, fait le tour de toutes les connaissances humaines, et si son dilettantisme les lui fait estimer à la mesure du sénateur Pococurante, ne souffre-t-il pas d’un mal comparable à celui des deux copistes ? C’est la différence de l’éducation qu’ils ont reçue, du milieu où ils ont vécu, qui sépare plus que tout le reste des Esseintes de Bouvard et de Pécuchet. Tout près de la nature, d’une santé morale parfaite si on la compare à celle du héros d’A Rebours, ceux-ci sont moins malheureux, moins misérables que le névrosé décadent, pour qui, comme le pronostiquait Barbey d’Aurevilly, se posera bientôt, avec une force terrible l’inéluctable dilemme : choisir entre les pieds delà croix ou la bouche d’un pistolet[13]. Pour consoler leurs déceptions, Bouvard et Pécuchet choisiront le travail.

A ce propos, remarquons que le dénouement des deux livres est comme un symbole où s’enveloppe l’idéal des deux auteurs : A Rebours se termine par une prière, un appel désespéré : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque, seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! » — prière qui fait pressentir la conversion d’Huysmans. C’est par une profession de foi dans un bonheur plus immédiat — mais comportant aussi sa part de renoncement — que, sous une apparence volontairement grotesque, s’achève Bouvard et Pécuchet. Le personnage de Des Esseintes est la caricature des aspirations de Huysmans, comme Bouvard et Pécuchet sont la caricature des aspirations de Flaubert.

§

L’idée du renoncement leur est venue parce que le défaut de méthode les a fait — comme des Esseintes son dilettantisme — tout embrasser, ou plutôt tout effleurer, sans se fixer nulle part. Ils n’ont pas pu, ou pas su vaincre les difficultés premières. Ils venaient à peine de s’engager et au lieu de persévérer dans la voie qu’ils s’étaient tracée, au lieu de chercher les causes de leurs échecs, ils se disaient après chacune de leurs déceptions : « Qu’importe de n’avoir pas réussi. Laissons cela, tant de choses encore sollicitent nos efforts ! » Et à l’agronomie succédait la chimie. La médecine, aussitôt qu’abordée, était délaissée pour la géologie, l’archéologie pour la critique historique ; la littérature pour la politique ; la gymnastique pour la métaphysique et la religion, — comme si les jours qu’il leur restait à vivre leur eussent semblé trop courts pour tout connaître de ce qu’avait acquis la pensée humaine, — comme s’ils avaient pris pour devise, en modifiant à peine le sens, la parole de Chrêmes, dans le Bourreau de soi-même :

Homo sum, et nihil humanum a me alieoum puto.

Est-ce tant que cela faire preuve de sottise ?

L’instabilité de Bouvard et Pécuchet — qui est aussi celle de des Esseintes — des esprits supérieurs en ont souffert. Jane Welsh n’écrivait-elle pas à Thomas Carlyle : « Mon goût l’emporte tellement sur mes autres facultés que j’en suis arrivée à me dégoûter de tout ce que je fais dès que je l’ai commencé : et par manque de raisons assez fortes m’obligeant à persévérer, j’ai pris l’habitude de sauter d’une chose à l’autre, me flattant toujours de l’espoir de mieux réussir. Je perçois les effets pernicieux de ceci, non seulement quand je réfléchis amèrement au fait que j’ai déjà gaspillé une grande partie de ma vie en vains efforts, mais pareillement au manque de courage avec quoi j’entreprends toute chose et qui suffit, de soi, à exclure toute chance de succès : « Languescet industria si nulla ex re spes[14]. »

Au moins, Bouvard et Pécuchet, en dépit de leur instabilité, conservent-ils l’espoir. S’ils retournent à la copie, c’est plus par dépit que par lassitude : ils sont les victimes de la sottise ambiante bien plus que de leur propre faiblesse. Tout ne leur a-t-il pas, en effet, « craqué dans la main » et n’est-ce pas la constatation qu’ils en font qui les pousse à copier ? Si l’auteur, à la fin de son livre, leur avait fait faire, comme à Frédéric Moreau et à Deslauriers, leur examen de conscience, on y eût sûrement trouvé quand même moins d’amertume et de découragement qu’en celui des héros de l’Education sentimentale.

§

Quand on lit les conversations qu’ils ont avec les bourgeois de Chavignolles, on connaît bien vite que ce ne sont point les discours des deux amis qui sont les plus riches en « idées reçues », mais au contraire qu’ils abondent en hardiesses où leurs interlocuteurs trouvent prétexte à scandale. Et pourtant, les « négations lourdes » du Curé Meslier choquent Pécuchet…

Dès les premières pages du roman, ne trouve-t-on pas cette indication prouvant que Flaubert n’a pas voulu faire de Bouvard et Pécuchet deux imbéciles, — la phrase est capitale pour comprendre sa pensée : « Par leur curiosité, leur intelligence se développa » ? Et son corollaire, si juste, qui la suit immédiatement, ne laisse plus place au doute : « Ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. »

M. Homais, lui, ne souffre pas. Le contentement de soi, la certitude, est le premier trait de son caractère. Bouvard et Pécuchet ne sont donc pas imperfectibles — comme Homais. Bien au contraire, « une faculté pitoyable se développe dans leur esprit : celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. En songeant à ce qu’on disait dans leur village et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux toute la lourdeur de la terre[15] ».

Est-ce là le fait d’imbéciles ? Souffrir pareillement de la bêtise bourgeoise, mais c’est toute la peine de Flaubert lui-même. Il suffit d’ouvrir au hasard un volume de sa Correspondance, pour l’entendre déplorer, lui aussi, que la terre soit peuplée jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot et d’autres Fourreau — et, j’imagine, il ne vient à personne l’idée que ce sont là réflexions d’imbécile.

§

Restent, à côté du développement intellectuel de Bouvard et de Pécuchet, des traits de stupidité, qui font un contraste si violent avec lui, — la tête de mort, par exemple, dont ils s’amusent à éclairer les cavités orbitaires en y plaçant une bougie, — que l’on serait tenté d’y voir la particularité dominante de leur caractère. Et ce serait une méprise. Ces amusements ou ces réflexions saugrenues semblent bien plutôt un indice de ce que l’élément comique, loin d’être bien fondu dans le roman, ne coule pas de la même veine, et n’est là que parce qu’il fallait que le livre fût grotesque. Mais n’oublions pas que nous ne devons point, au demeurant, juger Bouvard et Pécuchet comme une œuvre achevée, et que la disparate un peu choquante eût probablement été atténuée, sinon effacée, lors des corrections définitives.

Plus simplement peut-être cette opposition entre le développement intellectuel de Bouvard et Pécuchet, et les traits farces » — comme dit Flaubert — n’est-elle qu’un reflet de la propre personnalité de l’auteur. Lui aussi se plaisait à imaginer semblables divertissements qui le délassaient et offraient à ses yeux l’immense mérite de scandaliser le « bourgeois ». — N’oublions pas non plus que sa génération se montrait moins sottement prude que la nôtre ; rien d’étonnant alors à ce que nous trouvions si souvent dans Bouvard et Pécuchet comme un écho de rire du Garçon.

Et puis, ces honnêtes scribes ont été tous deux, avant que ne se soit développée en eux la « pitoyable faculté de voir la bêtise et de ne plus la tolérer », des amis de Barberou, le commis voyageur facétieux… Il y paraît encore, malgré qu’ils jugent maintenant leur ancien camarade. Comment, de temps en temps, le vieil homme ne renaîtrait-il pas en eux ?

Toutes les pasquinades douteuses, toutes les trivialités qu’on relève à leur charge n’empêchent point que leur esprit ait évolué. Maupassant, qui avait reçu les confidences de Flaubert, définit leur caractère dans cette phrase qui est à retenir : « Le livre est une revue de toutes les sciences telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples[16]. » Médiocres et simples, — oui certes, mais lucides, plus encore.

Avouons que ce propos de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir », est d’une profondeur de pensée qui mérite d’être rapprochée de la célèbre réflexion d’Hamlet : « Il y a plus de choses, Horatio, entre le ciel et la terre que n’en peut rêver notre philosophie ! »

§

Mais alors, quand ils vont reprendre la copie, Bouvard et Pécuchet ne manquent donc pas d’esprit critique. Des autodidactes comme eux — surtout à l’âge où ils commencent leur éducation scientifique — sont bien obligés, dans leur soif de tout connaître, de faire quelques écoles ; mais, en dépit du défaut de méthode dont ils ont souffert, ils ont acquis une discipline.

Sans doute, si l’on en juge d’après le plan des chapitres inachevés, leur conférence, en même temps qu’elle montre un complet mépris des opinions bourgeoises — et qui nécessite tout de même du courage — témoigne d’un manque de raffinement et d’une brutalité qui trouvent bien leur excuse dans ce qu’ils sont provoqués par l’hostilité sournoise des gens de Chavignolles.

Leur droiture foncière rend Bouvard et Pécuchet incapables d’humour : ils sont trop simples pour avoir le sens du ridicule. Ils disent ce qu’ils pensent, et ne conçoivent guère qu’une idée, du moment qu’elle est honnête, sincère et désintéressée, puisse, par son expression maladroite, devenir grotesque. Et ce trait est l’un des éléments de comique les plus puissants du roman, comme il est lui aussi une preuve nouvelle de l’impossibilité où sont les deux amis de composer un Dictionnaire d’idées reçues. Ce sont des hommes sérieux imperturbablement, — sauf à de rares moments de détente, — qui peuvent bien avoir la pensée de dresser un inventaire méthodique et raisonné des inexactitudes ou des contradictions, des sottises ou des bizarreries rencontrées au cours de leurs lectures, — mais qui n’auraient jamais l’idée de rassembler dans un lexique les locutions toutes faites dont ils font eux-mêmes couramment usage sans en suspecter l’aloi.

Cette insensibilité au ridicule leur joue de mauvais tours ; — notez que ce défaut, si c’en est un, s’observe chez des savants authentiques,. Sans y entendre malice, Bouvard propose gravement — et devant quel auditoire ! — de créer des haras d’hommes pour améliorer la race. Fort de l’autorité de Robin, il rédige une pétition au conseil municipal pour permettre un lupanar à Chavignolles ! Il eût volontiers, comme Caton l’Ancien, félicité publiquement et nommément les jeunes gens de fréquenter les mauvais lieux plutôt que de débaucher les honnêtes femmes, sans se douter que des compliments de cette nature peuvent faire rougir ceux à qui on les adresse… Bouvard et Pécuchet sont restés candides comme des enfants, malgré l’accroissement prodigieux de leurs connaissances.

§

Devant leur bureau à double pupitre, les deux copistes sont maintenant attablés. Sur les rayons de leur bibliothèque, ils ont choisi des livres que marquent d’innombrables signets. Et comme s’est développée en eux la « faculté pitoyable de voir la bêtise et de ne plus la tolérer » (on ne saurait trop y insister parce que Flaubert, en écrivant cette phrase, a, je crois bien, livré sa pensée), comme ils ont souffert de la sottise, ils vont se venger[17].

Ainsi, Flaubert les a dotés d’un trait de sa propre nature : La bêtise humaine avait pour lui, comme dit M. Faguet, des « charmes atroces »[18]. Vis-à-vis d’elle Flaubert était dans des dispositions complexes :

« Vous n’aimez pas les sots. Ne vous en occupez pas !

— « Par exemple, je ne m’occupe que d’eux pour en avoir plus d’horreur et pour savourer cette horreur dans toute l’étendue qu’elle peut avoir. » D’un poème ennuyeux, J.-B. Rousseau disait : « Rendons-le court, en ne le lisant point. » Flaubert l’aurait lu en l’épelant pour le trouver plus long et avoir matière à le maudire, davantage.

Reprenant la copie, Bouvard et Pécuchet reviennent à leur seconde nature. Mais « ils s’attristent maintenant des choses même insignifiantes ». Comme Flaubert, dont ils sont décidément un reflet caricatural et très déformé, mais quand même un reflet — n’a-t-on pas vu dans l’amitié des deux « bonshommes » une charge de la fraternité littéraire de Flaubert et de Bouilhet ? — Comme Flaubert, ils vont s’amuser à chercher parmi les livres les stupidités et les bizarreries — les « bourdes » — dont ils vont composer tout un recueil.

C’est bien en vue de satisfaire ce besoin pervers de rechercher la bêtise —— tout en sachant que sa découverte leur procurera des « charmes atroces » — qu’ils se mettent à la tâche. Car s’il en était autrement, s’ils copiaient naïvement ces passages stupides, parce que ceux-là seuls leur semblent dignes d’être admirés, — s’ils faisaient un sottisier croyant faire une anthologie, — il y aurait une contradiction formelle entre cette admiration de la bêtise et le fait que leur esprit s’est affiné. On ne comprendrait plus pourquoi Flaubert aurait pris si grand soin de noter que leur développement intellectuel leur donne de nouveaux motifs de souffrir…

Ensuite, on pourrait se demander pourquoi de pareils imbéciles, pour qui la bêtise seule serait admirable, feraient leur lecture coutumière d’ouvrages aussi sérieux. Car, ne l’oublions pas, les citations de l’album sont tirées de préférence des meilleurs auteurs. (Ici l’on retrouve encore en Bouvard et Pécuchet un trait du bon Flaubert et sa joie devant la découverte « hénaurrrme ! » ) Maupassant, dont le témoignage confirme celui d’Edmond Laporte, et me semble au surplus, irrécusable, le dit formellement : « Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves : le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes[19]. »

Quoiqu’il en soit, une telle constance dans la recherche de la sottise déconcerte et confond. Une pareille sûreté de jugement stupéfie… Et c’est là où Flaubert courait le danger de passer la mesure — au moins dans les intentions qu’il avait manifestées, puisque nous ne pouvons savoir ce qu’aurait été le roman dans son texte définitif. Comment admettre, étant données les lacunes de leur savoir, que Bouvard et Pécuchet aient acquis un sens critique aussi aiguisé que celui de Flaubert lui-même[20] ; comment, dans leur recueil, des erreurs de jugement ne se glissent-elles pas ?

Dans les hypothèses hardies des philosophes ou des savants lus par nos deux copistes, il devait bien se rencontrer quelque pensée incompréhensible pour eux, et que, parce qu’ils ne pouvaient en pénétrer le véritable sens, ils auraient été amenés à considérer comme une sottise.

Vraiment, le problème, ici, devient insoluble, et l’on se demande comment Flaubert en eût pu sortir. Pour terminer « l’infernal bouquin » il fallait sa patience et sa maîtrise, et malgré tout l’on doute que le résultat répondît jamais à l’énormité de la tâche.

Et ceci me semble une preuve nouvelle de ce que, à l’insu de l’auteur, l’idée directrice du roman a dévié. Est-ce par sympathie inconsciente pour ses héros ? Peut-être bien… Ou bien est-ce parce que l’intérêt ne pouvait se soutenir sans que les deux principaux personnages évoluassent ?

Il est probable, en effet, que Flaubert eût senti la nécessité d’exprimer plus clairement sa pensée, et que ceci l’eût amené à pratiquer quelques changements dans les chapitres publiés après sa mort comme « définitifs ». Quand on sait le soin minutieux avec lequel le maître corrigeait ses œuvres jusque sur la dernière épreuve, on n’en peut douter. C’est pourquoi, dire qu’il est heureux pour sa gloire que Flaubert soit mort avant d’avoir achevé Bouvard et Pécuchet me semble la pire injustice. C’est présumer gratuitement qu’il eût été incapable d’apporter aux défauts que nous y découvrons les corrections nécessaires. Or, ces défauts ne sont pas irrémédiables. Loin de là. A supposer qu’ils tiennent à cette sorte de déviation que je disais, il suffisait de supprimer ou de refondre les quelques passages grâce à quoi le doute naît dans l’esprit du lecteur, pour que le roman fût remis d’aplomb dans une direction ou dans l’autre. Et l’on sait que Flaubert n’hésitait pas à opérer les plus douloureux sacrifices d’auteur ! Les corrections de Madame Bovary en sont une preuve. On sait du reste, aussi que nulle considération n’eût, en tous cas, pu le déterminer à livrer au public son roman avant qu’il ne l’eût jugé parfaitement au point. A l’instant de sa mort la date de l’achèvement lui paraissait encore si incertaine qu’il écrivait à Mme Adam, pressée de le publier dans sa Revue et soucieuse aussi de procurer à son ami quelque argent : « Pas d’imprudence ! Mes deux bonshommes ne sont pas près d’être finis ! Le premier volume sera terminé cet été. Mais quand ? et le second me demandera bien encore six mois, si toutefois je ne suis pas moi-même fini avant l’œuvre. Donc, je vous en prie, n’annoncez rien, ne faites rien…[21]. »

Peut-être aussi ces défauts nous sont-ils sensibles seulement parce que nous ignorons la conclusion véritable du livre, cette « éclatante justification », comme dit Maupassant, que Flaubert eût tirée de la copie de ses deux héros. Elle eût précisé le sens de l’œuvre, et rendu, sans aucun doute, impossible l’équivoque sur les sentiments et sur l’esprit véritable de Bouvard et Pécuchet. Toutefois, la lecture attentive des longs fragments achevés permet de répondre à la question posée au début de cet article. Si l’auteur a peint ses héros comme des grotesques, il n’a pas, pour cela, voulu en faire des imbéciles. Et si l’on a pu se méprendre sur ses intentions, c’est qu’on a mal lu, car Flaubert a pris soin, dans les passages que j’ai cités, de renseigner clairement le lecteur sur le développement intellectuel des deux copistes. Que certains points de ce roman soient obscurs, c’est possible, mais, parlant de Bouvard et Pécuchet, le critique ne devrait jamais oublier que Flaubert se serait opposé de toutes ses forces à sa publication dans l’état où il fut livré à notre curiosité. Et les titres que possède le maître à notre respect et à notre admiration sont plus que suffisants pour que, s’il nous faut porter sur son œuvre inachevée un jugement qui ne peut être que conjectural, nous supposions, pour le fonder, le mieux et non le pire[22].

rené dumesnil.
  1. Paris, L. Conard, in-4°, 1913.
  2. Ce dossier a été donné récemment à la Bibliothèque de Rouen, par Mme Franklin-Grout, avec le manuscrit, les notes et les brouillons de Bouvard et Pécuchet, le « sottisier » dont il sera question plus loin, et le manuscrit de Madame Bovary. L’autorisation de travailler sur ces documents ne sera accordée qu’en 1930 — date où le cinquantième anniversaire de la mort de Flaubert fera tomber son œuvre dans le domaine public.
  3. Correspondance de Flaubert, t. II, p. 184, Edition Conard. Voir aussi pp. 204 et 215.
  4. René Descharmes et René Dumesnil, Autour de Flaubert, II, p. 19 (Société du Mercure de France, 2 vol. 1912).
  5. Guy de Maupassant, Préface aux lettres de Gustave Flaubert à George Sand, pp. xxviii et sq. (Charpentier, in-12, 1884).
  6. Correspondance de Flaubert, IV, p. 410.
  7. Correspondance, IV, p. 410.
  8. Dans son théâtre, Flaubert a largement utilisé le dossier des Idées reçues. Il est telle scène du Château des Cœurs, dont les répliques ne sont formées que de ces phrases toutes faites : « Voilà ce qu’on ne trouve pas au restaurant ! — Nous sommes entre la poire et le fromage. — Le fond de l’air est froid, etc… » (VIe tableau, sc. . — De même au Ve tableau, sc. vii, l’Ile de la Toilette. Dans le Candidat, le discours de Rousselin (acte III, sc. ii) est également une mosaïque d’idées reçues : « Les impôts sont pénibles, mais indispensables, etc… » On en trouverait aussi beaucoup dans le Sexe faible.
  9. Cette partie entièrement rédigée remplit 394 pages in-12 de la première édition (Lemerre, 1881), 485 pages de la réimpression, dans la « Petite Bibliothèque Littéraire (Lemerre, petit in-12), pages dans la « Collection Charpentier », et 391 dans l’Edition Conard (grand in-16) — auxquelles il faut ajouter une trentaine de pages, au bas mot, qu’aurait fournies le développement du scénario — tout cela avant d’aborder la copie, soit en tout 420 à 430 Pages in-12,. pour le premier volume.

    A relire de près le scénario, il parait en effet bien impossible que Flaubert ait pu en condenser la matière en moins de trente pages. Bien qu’il ne porte pas de divisions de chapitres nettement indignées, de par ses divisions logiques ce plan non développé en devait fournir deux ou trois : la conférence — les démêlés avec les gendarmes, et les chavignollais — et enfin la constatation que « tout leur ayant craqué d’ans la main » Bouvard et Pécuchet n’ont plus qu’à « copier comme autrefois ». Trente pages sont donc un minimum probablement très inférieur à la vérité.

  10. L’Education sentimentale, publiée aussi en deux volumes (Lévy), a, dans l’Edition Conard, 612 pages. Bouvard et Pécuchet en eussent donc eu : 391 (partie achevée), plus trente (partie à rédiger) pour le 1er volume — plus quatre cents pour le second, soit 820 ! Madame Bovary et Salammbô ont, dans la même édition, respectivement 481 et 414 pages. Le premier de ces deux romans a été, lui aussi, publié en deux volumes dans l’édition originale (Lévy).
  11. Le sous-titre de mon roman, écrivait Flaubert à Mrs Tennant, serait : Du défaut de méthode dans les sciences (Correspondance, IV, p. 390, Ed. Conard).
  12. Pourtant, Homais, pas plus que les autres personnages de Flaubert, n’est un caractère tout d’une pièce. C’est un « type », mais qui n’a rien de schématique ni d’absolu.
  13. La phrase de Barbey d’Aurevilly, tirée d’un article du Constitutionnel du 28 juillet 1885, s’adresse en réalité à Huysmans, et non à son héros.
  14. Lettres inédites de Jane Welsh à Carlyle, publiées dans le Mercure de France du 16 mai 1917, p. (E. et M. Masson, trad.).
  15. Bouvard et Pécuchet, ch. VIII.
  16. Guy de Maupassant, loc. cit., , pp. xxiv-xxv.
  17. Remarquons que l’argument conserverait la même valeur si Bouvard et Pécuchet, au lieu de copier le sottisier, rédigeaient le Dictionnaire des Idées reçues.
  18. Emile Faguet, Flaubert, pp. 128-129.
  19. Guy de Maupassant, loc. cit., p. xxvii.
  20. Voici une anecdote contée par Maupassant (loc. cit., p. xliv), qui montre quel point extraordinaire ce sens, servi par une mémoire sans défaillances, avait atteint chez Flaubert.

    « En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement :

    « La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses et des fautes du grand roi ? Nous parle-t-elle de la révocation de l’Edit de Nantes ? »

    Il écrivit, au-dessous de cette citation : Révocation de l’Edit de Nantes : 1675. Mort de Molière : 1673.

  21. Correspondance, IV, p. 387 (Edition Conard). — Cf. aussi, p. 412, une lettre adressée par Flaubert à G. Charpentier le 15 février 1880, où l’on trouve cette phrase : « Quand sera-t-il terminé ? [le premier volume]. Peut-être au milieu de l’été seulement. Et j’en aurai ensuite pour six mois avant d’avoir expedié le second… »
  22. Au moment où cet article venait d’être composé. M. Ernest Seillière publiait chez Plon un volume sur Gustave Flaubert : Le Romantisme des Réalistes. Un chapitre de cet ouvrage remarquable est consacré au « caractère mystique de la conception du « Garçon », au Dictionnaire des Idées reçues et à Bouvard et Pécuchet. M. Seillière remarque « qu’une fois, jeté le premier feu de sa verve satirique, Flaubert prête à ses héros des opinions toujours bourgeoises, certes, mais néanmoins intelligentes, ou même pénétrantes. » Il note que Bouvard et Pécuchet sont bien souvent, dans leurs appréciations dénigrantes, les véritables porte-paroles de l’auteur, et qu’après avoir étudié les philosophes, « leur supériorité intellectuelle sur leur entourage bas-normand éclate aux yeux surpris du lecteur ». M. Seillière conclut qu’ils en viennent à exprimer les opinions de celui qui les fait parler, sans aucune nuance d’ironie ou de parodie — et que, peut-être le « Garçon » faisait-il quelquefois de même.