Bouvard et Pécuchet/Chapitre X

Louis Conard (Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome Ip. 347-395).
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X


Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et, d’après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature. Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu’ils avaient appris.

Bien qu’ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux intempéries, et même qu’ils portassent des chaussures trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvard s’y opposa.

Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc ; l’œil-de-bœuf s’ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées couraient le long du plâtre.

Souvent, ils se rappelaient l’intérieur d’une cabane où l’on se disputait.

Leur père était rentré une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps après, les gendarmes étaient venus. Ensuite ils avaient logé dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mère. Elle était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, Mme de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi, cette autre maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible, quand, au bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la petite, Pécuchet du gamin.

Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas à former les syllabes. Il en bredouillait, s’arrêtait tout à coup et avait l’air idiot. Victorine posait des questions. D’où vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans archéologique ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher. Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait.

Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, une profonde et deux aiguës, composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idée de les faire travailler ensemble dans le muséum, et on aborda l’écriture.

Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple ; mais la position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait.

Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, puis traçait des griffonnages et, prise de découragement, restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s’endormir, vautré au milieu du bureau.

Peut-être souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles.

— Arrêtons-nous, dit Bouvard.

Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cœur ; cependant si on n’exerce pas la mémoire, elle s’atrophiera et ils leur serinèrent les premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thésaurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes les parts.

Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner ?

Jean-Jacques, dans Émile, conseille au gouverneur de faire faire à l’élève ses jouets lui-même en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une balle. Ils passèrent aux jeux instructifs, tels que des découpures ; Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée, Bouvard dessinait, avec l’ombre de ses doigts sur la muraille, le profil d’un lièvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua.

Des auteurs exaltent, comme plaisir, un déjeuner champêtre, une partie de bateau ; était-ce praticable, franchement ? Et Fénelon recommande de temps à autre « une conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule !

Ils revinrent aux leçons et les boules à facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un stratagème.

Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom d’un plat ; bientôt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour l’avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs défauts, moyen pernicieux, mais qui avait réussi.

Maintenant qu’ils savaient écrire et lire, que leur apprendre ? Autre embarras.

Les filles n’ont pas besoin d’être savantes comme les garçons. N’importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques.

Convient-il de leur enseigner les langues ? « L’espagnol et l’italien, prétend le Cygne de Cambray, ne servent guère qu’à lire des ouvrages dangereux. » Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n’aurait que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus commun. Pécuchet en étudia les règles ; il démontrait, avec sérieux, la façon d’émettre le th.

— Tiens, comme cela, the, the, the ?

Mais avant d’instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On les devine par la phrénologie. Ils s’y plongèrent ; puis voulurent en vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vénération et celle de l’énergie amoureuse : vulgo érotisme.

On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et l’enthousiasme joints à l’esprit de ruse.

Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître chez l’un comme l’autre le penchant à l’amitié, et, charmés de la découverte, ils s’embrassèrent avec attendrissement.

Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et qu’ils n’ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins Bouvard et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de l’oreille, à la hauteur de l’œil, l’organe de l’alimentivité. Avec l’âge leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois quatorze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne pourraient y suffire.

Les têtes de leurs élèves n’avaient rien de curieux ; ils s’y prenaient mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience.

Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades ; et quand ils trouvaient un jeune garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but scientifique.

Le plus grand nombre ne répondait même pas ; d’autres, croyant qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexés ; quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de l’église, où l’on serait tranquille.

Un matin que Bouvard et Pécuchet commençaient leur manœuvre, le curé tout à coup parut et, voyant ce qu’ils faisaient, accusa la phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme.

Le voleur, l’assassin, l’adultère, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses.

Bouvard objecta que l’organe prédispose à l’action sans pourtant y contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve qu’il sera vicieux.

— Du reste, j’admire les orthodoxes ; ils soutiennent les idées innées et repoussent les penchants. Quelle contradiction !

Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et il était malséant de la pratiquer à l’ombre du saint-lieu, en face même de l’autel.

— Retirez-vous, non ! retirez-vous !

Ils s’établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation, Bouvard et Pécuchet allaient jusqu’à régaler les parents d’une barbe ou d’une frisure.

Le docteur, un après-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches d’enfant.

— Vous en êtes à ces bêtises-là ? dit-il.

— Pourquoi, bêtise ?

Vaucorbeil eut un sourire méprisant ; puis affirma qu’il n’y avait point dans le cerveau plusieurs organes.

Ainsi, tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre ! Faut-il supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goûts ? Cependant un travail délasse d’un autre, un effort intellectuel ne tend pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège distinct.

— Les anatomistes ne l’ont pas rencontré, dit Vaucorbeil.

— C’est qu’ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.

— Comment ?

— Eh, oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait.

— Voilà une balourdise, s’écria le médecin. Le crâne ne se moule pas sur le cerveau, l’extérieur sur l’intérieur.

Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant, au hasard, trois personnes dans la boutique.

La première était une paysanne avec de gros yeux bleus.

Pécuchet dit, en l’observant :

— Elle a beaucoup de mémoire.

Son mari attesta le fait et s’offrit lui-même à l’exploration.

— Oh ! vous, mon brave, on vous conduit difficilement.

D’après les autres, il n’y avait point dans le monde un pareil têtu.

La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand’mère.

Pécuchet déclara qu’il devait chérir la musique.

— Je crois bien, dit la bonne femme, montre à ces messieurs pour voir.

Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans.

Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquée violemment par le docteur, qui s’en allait.

Ils ne doutèrent plus d’eux-mêmes, et, appelant les deux élèves, recommencèrent l’analyse de leur boîte osseuse.

Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération ; mais son frère avait un crâne déplorable : une éminence très forte dans l’angle mastoïdien des pariétaux indiquait l’organe de la destruction, du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.

Mais il faudrait comprendre le sens des mots ; ce qu’on appelle la combativité implique le dédain de la mort. S’il fait des homicides, il peut de même produire des sauvetages. L’acquisivité englobe le tact des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrévérence est parallèle à l’esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct se dédouble en deux parties : une mauvaise, une bonne. On détruira la seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant audacieux, loin d’être un bandit, deviendra un général. Le lâche n’aura seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la générosité.

Un rêve magnifique les occupa : s’ils menaient à bien l’éducation de leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but de redresser l’intelligence, dompter les caractères, ennoblir le cœur. Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.

Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune.

Il en défila de toutes les espèces : crânes en boule, en poire, en pains de sucre, des carrés, d’élevés, de resserrés, d’aplatis, avec des mâchoires de bœuf, des figures d’oiseau, des yeux de cochon ; mais tant de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient l’armoire à vitres contenant la parfumerie ; on dérangeait les peignes, le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et Pécuchet de les suivre, ultimatum qu’ils acceptèrent sans murmurer, étant un peu fatigués de la cranioscopie.

Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre et son fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe était toute neuve ; il se promenait dessous avant de la remettre à la sacristie, et on le complimentait.

Curieux de savoir ce qu’ils en pensaient, Placquevent pria ces messieurs de palper son jeune homme.

La peau du front avait l’air comme tendue ; un nez mince, très cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées ; le menton était pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute.

— Retire ta calotte, lui dit son père.

Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille, puis ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse leurs observations :

Biophilie manifeste. Ah ! ah ! l’approbativité ! conscienciosité absente ! amativité nulle !

— Eh bien ? dit le garde champêtre.

Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise.

— Ma foi, répliqua Bouvard, ce n’est guère fameux.

Placquevent rougit d’humiliation :

— Il fera tout de même ma volonté.

— Oh ! oh !

— Mais je suis son père, nom de Dieu ! et j’ai bien le droit…

— Dans une certaine mesure, reprit Pécuchet.

Girbal s’en mêla :

— L’autorité paternelle est incontestable.

— Mais si le père est un idiot ?

— N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu.

— Dans l’intérêt des enfants, ajouta Coulon.

D’après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, l’instruction, des prévenances, enfin tout.

Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent en était blessé comme d’une injure.

— Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramassez sur les grandes routes ; ils iront loin ! Prenez garde !

— Garde à quoi ! dit aigrement Pécuchet.

— Oh ! je n’ai pas peur de vous !

— Ni moi non plus !

Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s’éloigner.

Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir exhibés l’un après l’autre.

Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas devant eux, ils distinguèrent Placquevent ; et Zéphyrin, près de lui, levait le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.

Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les idées de M. le comte ; mais l’exemple de leurs élèves témoignerait combien la liberté l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline était cependant nécessaire.

Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations ; on tiendrait un journal où les actions de l’enfant, notées le soir, seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit.

Bouvard tâcha d’apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois, il se trompait ; ils en riaient l’un et l’autre, puis, le baisant sur le cou, à la place qui n’a pas de barbe, elle demandait à s’en aller ; il la laissait partir.

Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier par la fenêtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles ; à table même, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car « il faut obéir aux sollicitations d’un instinct conservateur ».

Victorine et lui employaient un affreux langage, disant : mé itou pour « moi aussi », bère pour « boire », al pour « elle » un deventiau, de l’iau ; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants, et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en être incommodés.

Ils différaient d’opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu’il est plus logique de débuter par la commune. Pécuchet, par l’ensemble du monde.

Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu’était un fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents ; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la tête de Victor.

Par une nuit de janvier, Pécuchet l’emmena en rase campagne. Tout en marchant, il préconisait l’astronomie : les marins l’utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb, sans elle, n’eût pas fait sa découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à Newton.

Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel, une infinité de lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux.

— Comment, pas de Grande Ourse !

La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était tournée d’un autre côté ; enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on s’oriente.

Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser autour.

— Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre ; elle se meut ainsi.

Victor le considérait plein d’étonnement.

Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles, puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. Après quoi, il promena l’orange à l’entour d’une bougie, en faisant observer que tous les points de la surface n’étaient pas éclairés simultanément, ce qui produit la différence des climats ; et pour celle des saisons, il pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les équinoxes et les solstices.

Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, étreignant sa circonférence.

Au moyen d’un atlas, Pécuchet lui exposa l’Europe ; mais, ébloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes, l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-être, s’éclaircirait en étudiant l’histoire.

Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le département, la province ; mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir à l’histoire universelle. Tant de matières l’embarrassent qu’on doit seulement en prendre les beautés.

Il y a pour la grecque : « Nous combattrons à l’ombre » ; l’envieux qui bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son médecin. Pour la romaine : les oies du Capitole, le trépied de Scévola, le tonneau de Régulus. Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour l’Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons, le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot du Béarnais : on n’a que l’embarras du choix, sans compter À moi d’Auvergne ! et le naufrage du Vengeur.

Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant, Pécuchet n’allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la masse des faits est un vrai labyrinthe.

Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui ! Conclusion : l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de lectures. Il les ferait.

Le dessin est utile dans une foule de circonstances ; or Pécuchet eut l’audace de l’enseigner lui-même, d’après nature, en abordant tout de suite le paysage.

Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre et dans des cadres, orneraient le muséum.

Levés dès l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain dans la poche ; et beaucoup de temps était perdu à chercher un site. Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, l’extrême horizon et les nuages, mais les lointains dominaient toujours les premiers plans ; la rivière dégringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau, un chien endormi avait l’air de courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition : « Le dessin se compose de trois choses : la ligne, le grain, le grainé fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maître seul qui le donne. » Il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainé fin, et attendait l’occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élève était incompréhensible.

Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment, que Bouvard, ensuite, n’avait pas le cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmétique et la couture sont nécessaires dans le ménage, mais il est cruel, objecta Pécuchet, d’élever des filles en vue seulement du mari qu’elles auront. Toutes ne sont pas destinées à l’hymen ; et si on veut que plus tard elles se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses.

On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires : dire, par exemple, en quoi consiste le vin ; et l’explication fournie, Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des épices, des meubles, de l’éclairage ; mais la lumière c’était pour eux la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou, la flamme d’une bougie, la clarté de la lune.

Un jour Victorine demanda :

— D’où vient que le bois brûle ?

Ses maîtres se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.

Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la caséine, la graisse et le gluten.

Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation.

Le dilemme n’est point commode ; si l’on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquées, et en posant d’abord les principes, on commence par l’absolu, la foi.

Que résoudre ? Combiner les deux enseignements, le rationnel et l’empirique ; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la méthode. Ah ! tant pis.

Pour les initier à l’histoire naturelle, ils tentèrent quelques promenades scientifiques.

— Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les bêtes à quatre pieds, on les nomme des quadrupèdes. Généralement, les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les papillons appartiennent à la classe des insectes.

Ils avaient un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.

Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique.

Il écrivit cet axiome sur le tableau : Toute plante a des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la graine. Puis il ordonna à ses élèves d’herboriser dans la campagne et de cueillir les premières venues.

Victor lui apporta des boutons d’or. Victorine une touffe de fraisiers ; il y chercha vainement un péricarpe.

Bouvard qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque, et découvrit, dans le Redouté des Dames, le dessin d’un iris où les ovaires n’étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des pétales, dans la tige.

Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs, ces rubiacées étaient sans calice ; ainsi le principe posé sur le tableau se trouvait faux.

— C’est une exception, dit Pécuchet.

Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shérarde et elle avait un calice.

— Allons bon ! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se fier ?

Un jour, dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises, les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy parut :

— Pas possible ! est-ce vous ?

Que d’histoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant à lui, il se portait toujours comme un chêne.

— Entrez donc une minute.

On était au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses ; le ciel, couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage, des nappes, des draps et des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de bois à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer, quand tout à coup ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole, et Marianne lui offrait à pleins bras des paquets de linge.

— Votre servante, messieurs ! Faites comme chez vous ! moi je vais m’asseoir, je suis rompue.

Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.

— Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud.

Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy, Marianne et Victor.

Bouvard s’assit par terre, à côté de Mme Bordin.

Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas à s’en plaindre, ne lui en voulait plus.

La grande lumière éclairait son profil ; un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à sa peau ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.

Elle en fut ravie et parla de ses projets.

Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord.

Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux cheval qui broutait l’herbe au pied.

— N’est-ce pas qu’elle est gentille ? dit Bouvard.

— Oui ! c’est gentil, une petite fille !

Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie.

— Vous auriez pu en avoir.

Elle baissa la tête.

— Il n’a tenu qu’à vous.

— Comment ?

Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une caresse brutale ; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir :

— Vous avez manqué le coche, mon cher.

— Je ne comprends pas.

Et, sans se lever, il se rapprochait.

Elle le considéra de haut en bas longtemps ; puis souriant, et les prunelles humides :

— C’est de votre faute.

Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit.

Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.

— Pourquoi ? hein ? pourquoi ?

Et comme elle se taisait et qu’il était dans un état où les serments ne coûtent rien, il tâcha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil :

— Pardon ! ce sera comme autrefois ! voulez-vous ?

Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne.

Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliés, la croupe en l’air. Le mâle se promenant autour d’elle, arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d’un seul frémissement.

Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea bien vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor qui regardait ; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies.

Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, s’y empêtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traînait la lessive après lui.

Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy injuriait son cheval : « Bougre de rosse ! carcan ! voleur » lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d’un fouet.

Bouvard fut indigné de voir battre un animal.

Le paysan répondit :

— J’en ai le droit : il m’appartient !

Ce n’était pas une raison.

Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une âme, comme nous, si toutefois la nôtre existe !

— Vous êtes un impie ! s’écria Mme Bordin.

Trois choses l’exaspéraient : la lessive à recommencer, ses croyances qu’on outrageait et la crainte d’avoir été entrevue tout à l’heure dans une pose suspecte.

— Je vous croyais plus forte, dit Bouvard.

Elle répliqua magistralement :

— Je n’aime pas les polissons !

Et Gouy s’en prit à eux d’avoir abîmé son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas :

— Sacrés gens de malheur ! j’allais l’entiérer quand ils sont venus.

Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.

Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fâchés contre Gouy.

— Il abuse de sa force, ce qui est mal.

— Pourquoi est-ce mal ?

Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste ? Peut-être ?

Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main quelques notes et en face de lui les deux élèves, commença un cours de morale.

Cette science nous apprend à diriger nos actions.

Elles ont deux motifs, le plaisir, l’intérêt ; et un troisième plus impérieux : le devoir.

Les devoirs se divisent en deux classes :

1° Devoirs envers nous-mêmes, lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement ;

2° Devoirs envers les autres, c’est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel, le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous agrée qui nuit à nos semblables ; l’intérêt diffère du bien, car le bien est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit à la fois prochaine la sanction des devoirs.

Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas défini le bien.

— Comment veux-tu le définir ? On le sent.

Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le cours de Pécuchet n’alla pas plus loin.

Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor.

Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre des images exposant la vie du bon sujet et du mauvais sujet.

Le premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l’allemand, secourait un aveugle et était reçu à l’École polytechnique.

Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une querelle dans un café, battait son épouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne, où un monsieur accompagné d’un jeune garçon, disait, en le montrant :

« Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite. »

Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer de cette maxime : « Que le travail est honorable et que les riches parfois sont malheureux », ils avaient connu des travailleurs nullement honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne.

Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d’exagération qu’ils flairaient la blague et se méfiaient du reste.

On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idée de l’opinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, Jacquard ! Victor ne témoignait aucune envie de leur ressembler.

Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous ; mais ayant oublié la mort de Henri IV, Pécuchet le coiffa d’un bonnet d’âne. Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps qu’il fallut enlever ses oreilles de carton.

Sa sœur comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux blâmes.

Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils fissent l’aumône. Ils trouvèrent la prétention injuste, cet argent leur appartenait.

Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard « mon oncle » et Pécuchet « bon ami » ; mais ils les tutoyaient, et la moitié des leçons ordinairement se passait en disputes.

Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les cheveux ; pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui ; et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée, et Marcel, joignant les mains, s’écriait :

— Retirez-le ! c’est trop ! c’est trop !

Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse grisâtre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-même frénétiquement en poussant d’abominables cris.

On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la queue pareille à un cordon ; des yeux énormes lui sortaient de la tête ; ils étaient couleur de lait, comme vidés, et pourtant regardaient.

La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’âtre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte.

C’était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes se reculèrent, pâles de stupéfaction et d’horreur. Aux reproches qu’on lui adressa, il répondit comme le garde champêtre pour son fils et comme le fermier pour son cheval :

— Eh bien ! puisqu’il est à moi ; sans gêne, naïvement, dans la placidité d’un instinct assouvi.

L’eau bouillante de la marmite était répandue par terre ; des casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles.

Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.

Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang paternel se manifestait. Que faire ? Le rendre à M. de Faverges ou le confier à d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait peut-être.

N’importe ! l’espoir était douteux, la tendresse n’existait plus. Quel plaisir que d’avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont on observe les progrès, qui plus tard devient un frère ; mais Victor manquait d’esprit, de cœur encore plus ! et Pécuchet soupira, le genou plié dans ses mains jointes.

— La sœur ne vaut pas mieux, dit Bouvard.

Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l’âme délicate, l’humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse ; et comme s’il eût été son père et qu’elle vînt de mourir, le bonhomme en pleura.

Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l’opinion de Rousseau : « L’enfant n’a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral. »

Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l’âge du discernement, et ils étudièrent les moyens de les corriger. Pour qu’une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa conséquence naturelle. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra pas : qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cédez-lui ; une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail : l’ennui de soi-même l’y ramènera.

Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait endurer les excès et la fainéantise lui conviendrait.

Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale, des pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-être du succès ? Une fois, étant venu déjeuner les mains sales, Bouvard le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la tête de Bouvard ; puis, furieux de l’avoir manqué, se précipita sur lui. Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l’arrosa de loin avec une carafe d’eau ; de suite, il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen n’était pas bon.

Ils en prirent un autre : au moindre symptôme de colère, le traitant comme un malade, ils le couchaient dans un lit ; Victor s’y trouvait bien, et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint :

— Mon coco !

C’était un souvenir de Dumouchel ! Il l’avait apporté de Paris à Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit à rire. « Bon ami » n’y tint plus, et d’une large calotte l’envoya bouler au fond de l’appartement, puis tremblant d’émotion, alla se plaindre à Bouvard.

Bouvard lui fit des reproches.

— Es-tu bête avec ton coco ! Les coups abrutissent, la terreur énerve. Tu te dégrades toi-même !

Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchton avoue que, sans eux, il n’eût rien appris. Mais des punitions cruelles ont poussé des enfants au suicide, on en relate des exemples. Victor s’était barricadé dans sa chambre. Bouvard parlementa derrière la porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes.

Dès lors il empira.

Restait un moyen préconisé par Mgr Dupanloup : « le regard sévère ». Ils tâchaient d’imprimer à leurs visages un aspect effrayant, et ne produisaient aucun effet.

— Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion, dit Bouvard.

Pécuchet se récria. Ils l’avaient bannie de leur programme.

Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est indispensable, et ils résolurent d’envoyer les enfants au catéchisme.

Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait se faire aimer par des manières caressantes.

Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s’agenouillait devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dédain au nom de protestant.

Elle déclara qu’on lui avait prescrit le jeûne ; ils s’en informèrent, ce n’était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent d’une plate-bande pour décorer le reposoir ; elle nia effrontément les avoir coupées. Une autre fois, elle prit à Bouvard vingt sols qu’elle mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain.

Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion ; quand elle n’a point d’autre base, son importance est secondaire.

Un soir, pendant qu’ils dînaient M. Marescot entra, Victor s’enfuit immédiatement.

Le notaire, ayant refusé de s’asseoir, conta ce qui l’amenait : le jeune Touache avait battu, presque tué son fils.

Comme on savait les origines de Victor, et qu’il était désagréable, les autres gamins l’appelaient forçat, et tout à l’heure, il avait flanqué à M. Arnold Marescot une violente raclée. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps :

— Sa mère est au désespoir, son costume en lambeaux, sa santé compromise ! Où allons-nous ?

Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que Victor, entre autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des collisions nouvelles.

Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout ce qu’il voulut, calèrent.

Victor avait-il obéi au sentiment de l’honneur ou de la vengeance ? En tout cas, ce n’était point un lâche.

Mais sa brutalité les effrayait ; la musique adoucissait les mœurs, Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.

Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas confondre les termes adagio, presto et sforzando.

Son maître s’évertua à lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la diatonique, la chromatique, et les deux espèces d’intervalles, appelés majeur et mineur.

Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple, poussa des intonations d’une voix fausse ; celle de Victor lui sortait péniblement du larynx, tant il le contractait ; quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard.

Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit une baguette pour tenir lieu d’archet, et faisait aller son bras magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derrière lui ; mais occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en amenait d’autres chez l’élève, et, fronçant les sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la page.

Enfin Pécuchet dit à Victor :

— Tu n’es pas près de briller aux orphéons.

Et il abandonna l’enseignement de la musique.

Locke, d’ailleurs, a peut-être raison : « Elle engage dans des compagnies tellement dissolues qu’il vaut mieux s’occuper à autre chose. »

Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta : le style épistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux femmes.

Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de littérature, et embarrassés du choix, consultèrent l’ouvrage de Mme Campan. Elle recommande la scène d’Éliacin, les chœurs d’Esther, Jean-Baptiste Rousseau tout entier.

C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant le monde sous des couleurs trop favorables.

Cependant elle permet Clarisse Harlowe et le Père de famille par miss Opy. Qui est-ce miss Opy ?

Ils ne découvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les contes de fées.

— Ils vont espérer des palais de diamants, dit Pécuchet. La littérature développe l’esprit, mais exalte les passions.

Victorine fut renvoyée du catéchisme à cause des siennes. On l’avait surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas : sa figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.

Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue ?

Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le défendit en grommelant :

— On vous connaît ! on vous connaît !

Ils ripostèrent, et elle s’en alla en roulant des yeux terribles.

Victorine effectivement s’était prise de tendresse pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets jusqu’au moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.

Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étaient d’une innocence parfaite !

Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération ?

— Je n’y verrais pas de mal, dit Bouvard. Le philosophe Basedow l’exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois que la grossesse et la naissance.

Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l’inquiéter.

Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas ? des hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc d’Angoulême s’y livrait.

Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les idées, et peu de temps après n’eut aucun doute.

Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire lire Tissot. Ce chef-d’œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique ; Aimé Martin rapporte qu’une mère, en pareil cas, prêta La Nouvelle Héloïse à son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune homme se précipita dans le chemin de la vertu.

Mais Victor n’était pas capable de rêver une Sophie.

— Si plutôt nous le menions chez les dames ?

Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.

Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au Havre.

— Y penses-tu ? on nous verrait entrer !

— Eh bien ! achète-lui un appareil !

— Mais un bandagiste croirait peut-être que c’est pour moi, dit Pécuchet.

Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse, elle amènerait la dépense d’un fusil, d’un chien ; ils préférèrent le fatiguer, et entreprirent des courses dans la campagne.

Le gamin leur échappait, bien qu’ils se relayassent : ils n’en pouvaient plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal.

Pendant qu’ils attendaient Victor ils causaient avec les passants, et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l’hygiène, déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient contre les superstitions, le squelette d’un merle dans une grange, le buis bénit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des fiévreux.

Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s’indignaient contre le régime de leurs poupons ; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait périr de faiblesse ; d’autres les bourrent de viande avant six mois et ils crèvent d’indigestion ; plusieurs les nettoient avec leur propre salive, toutes les manient brutalement.

Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient dans la ferme et disaient :

— Vous avez tort, ces animaux vivent de rats, de campagnols ; on a trouvé dans l’estomac d’une chouette une quantité de larves de chenilles.

Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des cailloux, et ils répondaient :

— Allez donc, farceurs ! n’essayez pas de nous en remontrer.

Leur conviction s’ébranla ; car les moineaux purgent les potagers, mais gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même temps les chauves-souris qui sont utiles, et si les taupes mangent les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient certains, c’est qu’il faut détruire tout le gibier funeste à l’agriculture.

Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois individus.

Le premier était un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats.

Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui s’attachait à un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un collet, et il avait découvert le savetier en train de l’établir.

— Vous êtes témoins, n’est-ce pas ?

Eugène baissa le menton d’une manière approbative, et le père Aubain répliqua :

— Du moment que vous le dites.

Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressé un piège aux abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idée d’en soupçonner dans cet endroit.

Dauphin prit le genre pleurard :

— Je marchais dessus, je tâchais même de le casser.

On l’accusait toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux !

Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume et de l’encre pour écrire un procès-verbal.

— Oh ! non ! dit Pécuchet.

Bouvard ajouta :

— Relâchez-le, c’est un brave homme !

— Lui, un braconnier !

— Eh bien, quand cela serait ?

Et ils se mirent à défendre le braconnage : on sait d’abord que les lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales, sauf la bécasse peut-être…

— Laissez-moi donc tranquille.

Et le garde écrivait, les dents serrées.

— Quel entêtement ! murmura Bouvard.

— Un mot de plus et je fais venir les gendarmes !

— Vous êtes un grossier personnage ! dit Pécuchet.

— Vous des pas grand’chose, reprit Sorel.

Bouvard s’oubliant, le traita de butor, d’estafier ! et Eugène répétait :

— La paix ! la paix ! respectons la loi, tandis que le père Aubain gémissait, à trois pas d’eux, sur un mètre de cailloux.

Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs cabanes, on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.

— Ne m’embêtez plus, s’écria leur maître, ou bien je les lance sur vos culottes !

Les deux amis s’éloignèrent, contents néanmoins, d’avoir soutenu le progrès, la civilisation.

Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y entendre condamner à 100 francs de dommages et intérêts « sauf le recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises : coût 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier. »

Pourquoi un ministère public ? La tête leur en tourna, puis se calmant, ils préparèrent leur défense.

Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une heure trop tôt. Personne ; des chaises et trois fauteuils entouraient une table ovale couverte d’un tapis, une niche était creusée dans le mur pour recevoir un poêle, et le buste de l’empereur occupant un piédouche, dominait l’ensemble.

Ils flânèrent jusqu’au grenier, où il y avait une pompe à incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes en plâtre : le grand Napoléon sans diadème, Louis XVIII avec des épaulettes sur un frac, Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante, Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide ; l’inclinaison du toit frôlait sa nuque et tous étaient salis par les mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. Les gouvernements leur faisaient pitié quand ils revinrent dans la grande salle.

Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l’un ayant sa plaque au bras, et l’autre un képi. Une douzaine de personnes causaient, incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret ouvert.

Enfin Coulon se présenta affublé d’une robe en serge noire et d’une toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à sa gauche, le maire en écharpe à droite, et on appela peu de temps après l’affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.

Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles (Calvados), profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu’il savait sur une foule de choses étrangères au débat.

Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et de nuire à ces messieurs ; il avait entendu de gros mots, en doutait cependant ; allégua sa surdité.

Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s’adressant au garde :

— Persistez-vous dans vos déclarations ?

— Certainement.

Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu’ils avaient à dire.

Bouvard soutenait n’avoir pas injurié Sorel ; mais en prenant le parti du braconnier, avoir défendu l’intérêt de nos campagnes ; il rappela les abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs.

— N’importe ! la contravention…

— Je vous arrête ! s’écria Pécuchet.

Les mots contravention, crime et délit ne valent rien. Vouloir ainsi classer les faits punissables, c’est prendre une base arbitraire.

Autant dire aux citoyens : « Ne vous inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n’est déterminée que par le châtiment du pouvoir » ; le Code pénal, du reste, me paraît une œuvre absurde, sans principes.

— Cela se peut ! répondit Coulon.

Et il allait prononcer son jugement ; mais Foureau, qui était ministère public, se leva. On avait outragé le garde dans l’exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.

— Bref, plaise à M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine.

Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.

— Bravo ! s’écria Bouvard.

Coulon n’avait pas fini :

— Les condamne, en outre, à cinq francs d’amende comme coupables de la contravention relevée par le ministère public.

Pécuchet se tourna vers l’auditoire :

— L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien !

Et il avait l’air de narguer le tribunal.

— Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit…

— La loi vous dispense d’en avoir ! répliqua Pécuchet. Le juge de paix siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne l’est plus à soixante-dix.

Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestèrent.

— Ah ! si vous étiez nommés au concours !

— Ou par le conseil général.

— Ou un comité de prud’hommes, d’après une liste sérieuse !

Placquevent les poussait ; et ils sortirent, hués des autres prévenus, croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse.

Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe ; son café était vide, les notables ayant coutume d’en partir vers dix heures. On avait baissé le quinquet, les murs et le comptoir apparaissaient dans un brouillard ; une femme survint. C’était Mélie.

Elle ne parut pas troublée, et, en souriant, leur versa deux bocks. Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l’établissement.

Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes contre le maire, et dès lors fréquenta l’estaminet.

Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle honte ! On suspectait ces mêmes témoins, que l’on avait crus déposant contre eux.

Et leur colère n’eut plus de bornes quand l’enregistrement les avertit d’avoir à payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme nuisible à la propriété.

— Vous vous trompez ! dit le percepteur.

— Allons donc ! elle endure le tiers de la charge publique !

Je voudrais des procédés d’impôts moins vexatoires, un cadastre meilleur, des changements au régime hypothécaire et qu’on supprimât la Banque de France, qui a le privilège de l’usure.

Girbal n’était pas de force, dégringola dans l’opinion et ne reparut plus.

Cependant Bouvard plaisait à l’aubergiste ; il attirait du monde, et en attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.

Il émit des idées drôles sur l’instruction primaire. On devrait, en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les découvertes scientifiques, s’intéresser aux arts. Les exigences de son programme le fâchèrent avec Petit ; et il blessa le capitaine en prétendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps à la manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes.

Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet ; et pendant tout l’hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des attitudes méprisantes, des injures et des vociférations avec des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes.

Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national ; Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l’industrie nationale ; les propriétaires et les fermiers, l’agriculture nationale ; chacun réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre. Les discours de Bouvard et de Pécuchet alarmaient.

Comme on les accusait de méconnaître la pratique, de tendre au nivellement et à l’immoralité, ils développèrent ces trois conceptions : remplacer le nom de famille par un numéro matricule ; hiérarchiser les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à autre, subir un examen ; plus de châtiments, plus de récompenses, mais, dans tous les villages, une chronique individuelle qui passerait à la postérité.

On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un mémoire à l’empereur.

Le journal n’inséra pas leur article.

Le préfet ne daigna répondre.

Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des Tuileries.

De quoi s’occupait l’empereur, de femmes sans doute ?

Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve.

Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de préfecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative était une monstruosité, car l’administration, par des faveurs et des menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir ces deux particuliers.

Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que des projets d’embellissement pour Chavignolles.

Les trois quarts des maisons seraient démolies, on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et « au pas de la Vaque » une église romane et polychrome.

Pécuchet composa un lavis à l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les tableaux d’un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves ; il se retournait sur son matelas.

Bouvard, une nuit, en fut réveillé.

— Souffres-tu ?

Pécuchet balbutia :

— Haussmann m’empêche de dormir.

Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix des bains de mer de la côte normande.

— Qu’il aille se promener avec ses bains ! Est-ce que nous avons le temps d’écrire ?

Et quand ils se furent procuré une chaîne d’arpenteur, un graphomètre, un niveau d’eau et une boussole, d’autres études commencèrent.

Ils envahissaient les propriétés ; souvent les bourgeois étaient surpris de voir ces deux hommes plantant des jalons.

Bouvard et Pécuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce qui en adviendrait.

Les habitants s’inquiétèrent, car enfin l’autorité se rangerait peut-être à leur avis ?

Quelquefois on les renvoyait brutalement.

Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y appendre un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur.

Ils étaient aussi plus contents de Victorine.

Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en chantonnant d’une voix douce, s’intéressait au ménage, fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de Romiche.

C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les habits. On l’eut quinze jours à la maison.

Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil.

Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard ayant froid, vint y prendre des copeaux pour allumer son feu.

Un spectacle le pétrifia.

Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine dormaient ensemble.

Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main, longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupières entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les caresses du bossu ; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de l’aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde.

Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine poitrine. Puis une pudeur l’empêcha de faire un seul geste ; des réflexions douloureuses l’assaillaient.

— Si jeune ! perdue ! perdue !

Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d’un mot lui apprit tout.

— Ah ! le misérable !

— Nous n’y pouvons rien ! Calme-toi.

Et ils furent longtemps à soupirer l’un devant l’autre : Bouvard, sans redingote les bras croisés ; Pécuchet, au bord de sa couche, pieds nus et en bonnet de coton.

Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le payèrent d’une façon hautaine, silencieusement.

Mais la Providence leur en voulait.

Marcel les conduisit peu de temps après dans la chambre de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt francs. Le gamin l’avait chargé de lui en fournir la monnaie.

D’où provenait-elle ? D’un vol, bien sûr ! et commis durant leurs tournées d’ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la personne, et si on la réclamait, ils auraient l’air complices.

Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d’ouvrir son tiroir ; le napoléon n’y était plus. Il feignit de ne pas comprendre.

Tantôt, pourtant, ils l’avaient vue, cette pièce, et Marcel était incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que, depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.

« Monsieur,

« Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j’ai recours à votre obligeance… »

— De qui donc la signature ?

« Olympe DUMOUCHEL, née CHARPEAU. »

Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire, Courseulles, Langrune ou Lucques, se trouvait la meilleure compagnie, la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, etc., etc.

Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel ; puis la fatigue les plongea dans un découragement plus lourd.

Ils récapitulèrent tout le mal qu’ils s’étaient donné ; tant de leçons, de précautions, de tourments !

— Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une sous-maîtresse ! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux !

— Ah ! quelle déception !

— Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures.

— Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de Cartouche.

— Peut-être ont-ils manqué d’une famille, des soins d’une mère.

— J’en étais une ! objecta Bouvard.

— Hélas ! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens moral, et l’éducation n’y peut rien.

— Ah ! oui, c’est beau, l’éducation !

Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait deux places de domestiques ; et puis, à la grâce de Dieu ! ils ne s’en mêleraient plus.

Et désormais « Mon oncle et Bon ami » les firent manger à la cuisine.

Mais bientôt ils s’ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d’un travail, leur existence d’un but.

D’ailleurs que prouve un insuccès ? Ce qui avait échoué sur des enfants pouvait être moins difficile avec des hommes. Et ils imaginèrent d’établir un cours d’adultes.

Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande salle de l’auberge conviendrait à cela, parfaitement.

Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord, puis songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire par la servante.

Bouvard, dans l’excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.

Le maire était absent ; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier par son étude, s’occuperait peu de la conférence ; ainsi elle aurait lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, à trois heures.

La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume.

Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor ; et ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à l’Hôtel de la Croix d’or..................................................

Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert.

Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui indique la conclusion de l’ouvrage.

Conférence.

L’auberge de la Croix d’or, — deux galeries de bois latérales au premier avec balcon saillant, — corps de logis au fond, — café au rez-de-chaussée, salle à manger, billard, les portes et les fenêtres sont ouvertes.

Foule : notables, gens du peuple.

Bouvard : « Il s’agit d’abord de démontrer l’utilité de notre projet, nos études nous donnent le droit de parler. »

Discours de Pécuchet, pédantesque.

Sottises du gouvernement et de l’administration, — trop d’impôts, deux économies à faire : suppression du budget des cultes et de celui de l’armée.

On l’accuse d’impiété.

« Au contraire ; mais il faut une rénovation religieuse. »

Foureau survient et veut dissoudre l’assemblée.

Bouvard fait rire aux dépens du maire en rappelant ses primes imbéciles pour les hiboux. — Objection.


« S’il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait aussi détruire le bétail, qui mange de l’herbe. »

Foureau se retire.

Discours de Bouvard, familier.

Préjugés : célibat des prêtres, futilité de l’adultère, — émancipation de la femme :

« Ses boucles d’oreille sont le signe de son ancienne servitude. »

Haras d’hommes.

On reproche à Bouvard et à Pécuchet l’inconduite de leurs élèves. — Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d’un forçat ?

Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache.

Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui au conseil municipal, où il demande l’établissement d’un bordel à Chavignolles. — (Raisons de Robin).

La séance est levée dans le plus grand tumulte.

En s’en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier.

Ils se couchent très fatigués, sans se douter de toutes les trames qui fermentent contre eux, — expliquer les motifs qu’ont de leur en vouloir le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde.

Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence.

Pécuchet voit l’avenir de l’Humanité en noir :

L’homme moderne est amoindri et devenu une machine.

Anarchie finale du genre humain (Buchner, I.II.)

Impossibilité de la Paix (id.).

Barbarie par l’excès de l’individualisme et le délire de la science.

Trois hypothèses : 1o le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec le passé, et un despotisme inhumain s’ensuivra ; 2o si l’absolutisme théiste triomphe, le libéralisme dont l’humanité s’est pénétrée depuis la Réforme succombe, tout est renversé ; 3o si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura plus d’idéal, de religion, de moralité.

L’Amérique aura conquis la terre.

Avenir de la littérature.

Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers.

Fin du monde par la cessation du calorique.

Bouvard voit l’avenir de l’Humanité en beau. L’Homme moderne est en progrès.

L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la civilisation aille d’Orient en Occident, — rôle de la Chine, — les deux humanités enfin seront fondues.

Inventions futures : manières de voyager. Ballon. — Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à la surface. — On verra passer les poissons et les paysages au fond de l’Océan. — Animaux domptés. — Toutes les cultures.

Avenir de la littérature (contre-partie de littérature industrielle). Sciences futures. — Régler la force magnétique.

Paris deviendra un jardin d’hiver ; — espaliers à fruits sur le boulevard. La Seine filtrée et chaude, — abondance de pierres précieuses factices, — prodigalité de la dorure, — éclairage des maisons — on emmaganisera la lumière, car il y a des corps qui ont cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera les rues.

Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion.

Communion de tous les peuples. Fêtes publiques.

On ira dans les astres, — et quand la terre sera usée, l’Humanité déménagera vers les étoiles.

À peine a-t-il fini que les gendarmes apparaissent. — Entrée des gendarmes.

À leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs.

Désolation de Marcel.

Émoi de Bouvard et Pécuchet. — Veut-on arrêter Victor ?

Les gendarmes exhibent un mandat d’amener.

C’est la conférence qui est en cause. On les accuse d’avoir attenté à la religion, à l’ordre, excité à la révolte, etc.

Arrivée soudaine de M. et Mme Dumouchel, avec leurs bagages ; ils viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changé, Madame porte des lunettes et compose des fables. — Leur ahurissement.

Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet, arrive, encouragé par leur présence.

Gorju, voyant que l’autorité et l’opinion publique sont contre eux, a voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche des deux, il l’accuse d’avoir autrefois débauché Mélie.

« Moi, jamais ! »

Et Pécuchet tremble.

« Et même de lui avoir donné du mal. »

Bouvard se récrie.

« Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naître, car elle est enceinte. »

Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café.

Le public envahit peu à peu la maison.

Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à l’heure a appris à l’auberge ce qui se passe et survient.

Il croit Bouvard coupable, le prend à l’écart, et l’engage à céder, à faire une pension.

Arrivent le médecin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. (Il est maintenant bien tenu et la population en est jalouse.)

Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison.

Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le médecin et le comte avec une piété insultante.

Expliquer le mandat d’amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de Foureau, leur a expédié un mandat d’amener pour leur faire peur, avec une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles s’ils témoignaient du repentir.

Vaucorbeil cherche également à les défendre.

« C’est plutôt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener ; ce sont des maniaques. — J’en écrirai au préfet. »

Tout s’apaise.

Bouvard fera une pension à Mélie.

On ne peut leur laisser la direction des enfants. — Ils se rebiffent ; mais comme ils n’ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les reprend.

Ils montrent une insensibilité révoltante. — Bouvard et Pécuchet en pleurent.

M. et Mme Dumouchel s’en vont.

Ainsi tout leur a craqué dans la main.

Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie.

Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. — De temps à autre, ils sourient quand elle leur vient, — puis, enfin, se la communiquent simultanément :


Copier comme autrefois.

Confection du bureau à double pupitre. — (Ils s’adressent pour cela à un menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose de le faire. — Rappeler le bahut.)

Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc.

Ils s’y mettent.

FIN.