Jérôme et Jean Tharaud
Bolchévistes de Hongrie
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 611-652).
BOLCHÉVISTES DE HONGRIE [1]

III [2]
LA JÉRUSALEM NOUVELLE


I. — AU PARADIS BOLCHÉVIQUE

Des discours enflammés, d’un enthousiasme mystique, annoncèrent à la Hongrie que le règne du bonheur était venu. « L’humanité, s’écriaient les orateurs bolchévistes, n’a jamais eu devant elle un aussi grand devoir qu’aujourd’hui. Jamais encore on n’a vu une tentative aussi grandiose et hardie que la nôtre, pour renverser de fond en comble tous les principes sur lesquels les hommes ont vécu jusqu’ici. Ah ! certes, il fait bon vivre à cette époque de tempête, où nous entrons pour la première fois dans un monde inexploré. Impossible de reculer maintenant. Nous avons brûlé tous les ponts. En avant, toujours en avant ! De l’ancien monde rien ne doit subsister. Pas de demi-mesure, pas de clémence. L’unique question est de savoir si nous aurons assez de force, de courage et de volonté, pour jeter par-dessus bord toute sensiblerie inutile. Oui, camarades, nous aurons cette énergie, en nous rappelant notre enfance, nos habitations malsaines, notre sombre misère et notre jeunesse sans joie. De l’audace et de la confiance ! Et qu’une seule passion nous anime : l’amour de la Révolution ! »

Ainsi parlaient les prophètes nouveaux, sans toutefois s’appesantir sur l’idée que le Prolétaire souverain, étant encore trop débile pour se conduire lui-même, il lui fallait des maîtres, des tuteurs, des hommes de bien qui le mèneraient au bonheur à leur manière, malgré lui s’il le fallait. Et l’on se mit à la besogne.

L’idéal eût été assurément de décapiter d’un seul coup aristocrates et bourgeois ; mais cette opération radicale offrant des difficultés, il fallut se contenter de leur rendre la vie impossible. On décréta que personne ne pourrait prendre part à une élection quelconque, sans présenter une carte d’adhérent à un syndicat d’ouvriers. C’était mettre d’un trait de plume tous les bourgeois hors la loi. On confisqua leurs dépôts dans les banques, et sous les menaces les plus sévères, ils furent sommés de verser aux caisses de l’Etat, dans un délai de quinze jours, leur or, leurs bijoux, leurs objets d’art et toutes leurs valeurs étrangères. Plus tard on les obligea même à livrer linge et effets, et à ne garder pour eux qu’un vêtement, trois chemises, quelques chaussettes et une paire de souliers. Dans leurs maisons ou leurs appartements ils durent se contenter d’occuper une pièce ou deux, laissant le reste à la disposition d’inconnus qui venaient s’y installer. Un homme de confiance, désigné pour chaque immeuble, et à l’élection duquel participaient seulement les prolétaires de la maison, faisait à la fois figure de policier et de concierge, expulsait ou installait, suivant son bon plaisir, qui bon lui semblait au logis, tranchait les différends qui pouvaient s’élever entre les nouveaux locataires et les anciens occupants, touchait les loyers pour le compte de l’Etat, estimait les besoins de chacun, distribuait les bons indispensables pour se procurer quoi que ce fût dans les magasins de la ville, et tenait tous les habitants sous la perpétuelle menace d’une dénonciation aux tribunaux des soviets.

Dès les premiers jours du régime, tous les stocks de marchandises ayant été déclarés biens communaux, des contrôleurs soviétiques s’installèrent dans chaque boutique à côté des commerçants. Un bas prix fut établi pour tous les articles de vente ; mais afin d’empêcher tout ce qui n’était pas prolétaire de profiter de ces prix de faveur, il fut encore spécifié que nul n’aurait le droit d’acheter le moindre objet s’il n’était porteur d’une carte syndicale et du permis délivré par le concierge. On vit alors des femmes de la haute société se faire écuyères dans les manèges ou tourner dans les cinémas, pour obtenir ces fameuses cartes sans lesquelles on ne pouvait vivre. D’ailleurs, au bout de peu de temps, personne ne reçut plus rien du tout, les magasins ayant été vidés en quelques jours, et les commerçants dépouillés n’étant pas assez fous pour se réapprovisionner, même s’ils en avaient les moyens.

Puis à l’exemple de Lénine on organisa la Terreur : « Camarades, s’écriait Napoléon Pogany, nous envoyons, avec une voix qui doit porter au loin, le message suivant à la bourgeoisie d’ici. Qu’elle sache qu’à partir d’aujourd’hui nous la prenons comme otage. Qu’elle sache qu’elle n’a pas à se réjouir si l’armée de l’Entente fait des progrès, car chaque pas en avant des Serbes ou des Roumains entraînera pour elle de cruelles épreuves. Qu’elle ne manifeste pas, qu’elle ne mette pas de drapeaux blancs aux fenêtres ; sinon, avec son propre sang nous teindrons ces drapeaux en rouge ! .. » Des troupes spéciales furent chargées de prouver aux bourgeois que ces paroles du fils du laveur de cadavres n’étaient pas un vain discours. Leur chef, un certain Cserny, pur Magyar celui-là, était un ouvrier en cuir, d’une carrure athlétique. Il avait d’abord servi dans la flotte austro-hongroise ; mais après une rébellion de marins à Cattaro, on l’envoya dans un régiment de hussards, sur le front des Carpathes. Il s’y conduisit bravement. Fait prisonnier au cours de la troisième année de guerre et expédié en Sibérie, il réussit à s’enfuir et rentra à Budapest, en automne 1918, juste à point pour assister à la révolution de Karolyi. Aussitôt, il prit la tête des marins déserteurs qui se trouvaient dans la ville, et par son énergie et surtout l’ascendant de sa force herculéenne, il exerça vite sur eux une domination absolue. Bela Kun, à son retour de Russie, se mit en relations avec lui, fournit les subsides nécessaires à l’entretien de sa petite troupe, et l’envoya même à Moscou, pour étudier sur place l’organisation terroriste. Cserny revint au bout de peu de temps, initié aux bonnes méthodes, et ramenant avec lui quatre-vingts bourreaux diplômés pour l’instruction des Hongrois. Un Juif russe, Boris Grunblatt, et un cambrioleur serbe, du nom d’Azeriovitch, étaient chargés, à Budapest, de lui recruter des hommes. Il n’acceptait dans sa bande que des gens bruns de cheveux et de peau, car il trouvait les blonds trop sensibles. Les recrues devaient s’engager par serment à exécuter de sang-froid n’importe quelle sentence de mort. Toutefois la pendaison, qui exige un tour de main particulier, était réservée à quelques privilégiés.

La troupe grossit rapidement. De deux cents hommes qu’elle était au début, elle en compta bientôt sept cents, casernes pour la plupart au palais Batthyani, devenu « caserne de Lénine » d’où le nom de « Lenin-fiuk, » de gars de Lénine, qu’ils se donnaient. Vêtus de cuir des pieds à la tête, casquette de cuir, veste de cuir, culotte de cuir, guêtres de cuir, le fusil à l’épaule, un browning et un couteau à saigner les porcs à la ceinture, ils ajoutaient à cet attirail guerrier des grenades à main quand ils allaient en mission. De jour et de nuit, montés sur des autos-camions, ils parcouraient la ville, entraient dans les maisons, visitaient les appartements, arrêtaient les suspects dénoncés par les hommes de confiance, et emmenaient les otages désignés par le Service des Recherches politiques qui siégeait au Parlement. Le palais Batthyani étant bientôt devenu trop étroit pour les abriter tous, une partie alla s’installer au palais Hunyadi ; d’autres élurent pour domicile l’Ecole normale d’instituteurs. Des canons, des mitrailleuses et des autos blindées défendaient les abords de ces casernes, vraies forteresses du communisme hongrois.

Quant au Service des Recherches politiques, il avait à sa tête un ouvrier chrétien, Guzi ; mais le vrai chef en était un certain Otto Klein, qui avait changé son nom pour celui de Corvin, le plus illustre de Hongrie. D’où sortait-il, ce petit Juif, bossu et scrofuleux, qui, pendant l’interrogatoire de ses patients, s’amusait à leur enfoncer une règle dans la gorge ? De quels bas-fonds avait-il émergé à la lumière ? Personne, à Budapest, n’a jamais pu me renseigner sur ce point.

Dans les caves du Parlement où travaillaient, si l’on peut dire, ce Klein-Corvin et ses gens, comme au palais Batthyani et à l’Ecole d’instituteurs, on assommait, on pendait, on fouettait à coups de cravache et de cordes mouillées, on vous faisait sauter un œil avec la pointe d’un couteau, on vous taillait des poches dans le ventre, cependant qu’au dehors, devant le soupirail, afin d’étouffer les cris, un acolyte des bourreaux faisait ronfler un moteur d’automobile... Sur toutes ces atrocités, on m’a fait maint et maint récit, où il est fort difficile de discerner le vrai du faux, et ce que la haine et la peur ont encore ajouté d’imaginations folles à une réalité déjà suffisamment effroyable. Voici pourtant un petit lot de faits absolument authentiques, qui pourront donner une idée de l’atmosphère où l’on vécut, quatre mois, à Budapest.

Le dimanche de Pâques, le jeune enseigne Dobsa se promenait sur le Corso, quand des gars de Lénine lui demandèrent ses papiers d’identité. Il les avait égarés. Au palais Batthyani, Dobsa s’informa près du portier où il pourrait se procurer d’autres pièces. Celui-ci l’adressa à un fonctionnaire juif, nommé Schön, qui se mit à l’injurier et à le traiter de coquin. L’enseigne, les talons joints, dans la position militaire, esquissa un sourire, en frappant d’un geste nerveux ses bottes avec sa badine. « Voici un sourire, lui dit Schön, qui va se geler sur tes lèvres. » Et il téléphona à Cserny : « Je t’envoie un gaillard bon à expédier au gaïdès. » Gaïdès, en jargon yddisch, est la corruption du grec « hadès : » envoyer quelqu’un au gaïdès, c’était l’envoyer aux enfers. Là-dessus, Dobsa est mené devant Cserny, qui le fait reconduire à Schön pour supplément d’information. Et Schön de le renvoyer de nouveau, avec ce simple billet : « Expédie-le à l’anglaise ! » Cette fois, cela suffit à Cserny. Des gars de Lénine entraînèrent l’enseigne dans la cave, et lui montrant un gros tas de charbon, ils lui dirent d’y creuser sa fosse. Le jeune homme résiste. On le roue de coups. Le malheureux se mit alors à creuser avec ses mains, et quand le trou fut assez grand, ses bourreaux l’y firent tomber, en lui tirant à bout portant une balle de revolver dans la nuque. Puis on jeta son corps au Danube... Pendant plusieurs jours de suite, on put voir, aux abords du palais Batthyani, une femme qui venait obstinément s’informer du jeune enseigne qu’elle croyait prisonnier : c’était la mère de Dobsa.

MM. Hollan, père et fils, l’un ancien sous-secrétaire d’Etat, l’autre directeur des chemins de fer, avaient été dénoncés par leur concierge comme suspects d’antibolchévisme, et leur nom figurait sur la liste des otages dressée par le sinistre Otto Klein-Corvin. Une nuit, un auto-camion, conduit par des gardes-rouges, s’arrêta devant leur porte. « Ces deux-là, je vais les chauffer ! » déclara un certain André Lazare, qui dirigeait l’expédition, et auquel Hollan, le père, avait naguère refusé de signer une requête pour le dispenser du service. Les terroristes entrent chez les Hollan, les arrêtent, les font monter en auto. Puis le camion continuant sa rafle, ramasse en route un secrétaire d’État, un juge de la Cour d’assises, des membres de la Cour de cassation, qu’on jette dans le fond de la voiture. Il gelait très fort, cette nuit-là. Un moment, les gars de Lénine se demandèrent entre eux s’il ne serait pas charitable de tuer ces gens-là tout de suite au lieu de les faire crever de froid. À quoi Lazare objecta que Cserny serait mécontent s’ils semblaient revenir bredouilles. On se mit d’accord pour n’alléger la voiture que de deux voyageurs seulement. Qui choisir ? On pensa d’abord au Président de la Cour de cassation, mais Lazare en tenait pour les Hollan. À l’entrée du pont suspendu qui relie Bude et Pest, il fit arrêter la voiture, et mettant pied à terre, avec un agent secret et quatre gardes-rouges, il ordonna aux deux Hollan de sortir du camion, et renvoya l’auto à l’autre extrémité du pont. La petite troupe descendit sur la berge du Danube, alors tout encombrée de perches et de mâts, amenés là par bateaux pour servir à la décoration de la ville, car on approchait du 1er mai. Cela rendait fort difficile de gagner le bord de l’eau. Lazare fit remonter son monde sur le pont, et à la hauteur du premier pilier, il commanda aux Hollan de se tourner face au Danube. Lui-même se plaça derrière le fils ; un garde-rouge derrière le père ; et à coups de revolver ils abattirent les Hollan. Deux des soldats prirent les cadavres par la tête et par les pieds, les balancèrent au-dessus du parapet et les précipitèrent dans le fleuve. Ensuite, fumant et riant, tous regagnèrent à l’autre bout du pont le camion qui les attendait.

Trois officiers de gendarmerie avaient été dénoncés par un de leurs subordonnés comme suspects de menées contre-révolutionnaires. Cserny les fit arrêter. Vainement, pendant plusieurs jours, il essaya d’en tirer des aveux. À bout de patience, le tribunal les condamna à mort ; et l’on demanda aux gardes-rouges de service dans la salle, lesquels d’entre eux voulaient se charger de cette exécution. Cinq s’offrirent aussitôt. Il était environ minuit. Après des outrages et des supplices sans nom, les trois gendarmes furent pendus au tuyau du calorifère qui traversait la cave. Cela fait, les exécuteurs invitèrent par le soupirail le chauffeur de leur camion qui stationnait dans la rue, à descendre voir le spectacle. L’homme descend. Ils lui disent, en lui montrant leur ouvrage : « Tu n’oserais pas faire ça, toi ? » Sur quoi, l’autre, sans répondre, grimpe à l’échelle et soufflette le pendu…

Mais c’est assez de ces histoires atroces, qu’on pourrait multiplier, s’il n’était superflu, après ces trois exemples, de montrer par d’autres faits où la bestialité des hommes, en temps de révolution, peut atteindre.

Toutes les usines occupant plus de dix ouvriers, avaient été socialisées. Les directeurs, les ingénieurs pouvaient y conserver leur place, s’ils acceptaient le nouvel ordre de choses, et dans ce cas on leur donnait le salaire maximum de trois mille couronnes par mois. Mais il restait entendu que le jour où le régime aurait atteint son point de perfection, ils ne seraient pas plus payés que les autres ouvriers. Naturellement les bénéfices étaient attribués à l’Etat. Mais de bénéfices, il n’y en eut point. Tout revenait à des prix fabuleux ; et pour ne citer qu’un exemple, une pièce de vingt centimes coûtait à l’Etat fabricant le double de sa valeur nominale. Bientôt les Commissaires du peuple durent reconnaître, eux-mêmes, que leurs méthodes ne donnaient pas ce qu’ils avaient espéré. « Quand j’examine les résultats, déclare le commissaire Varga dans une séance du Conseil économique, je suis bien obligé de constater qu’ils sont le plus mauvais possible. En ce qui concerne les mines, la production a diminué de moitié. En ce qui touche l’industrie, les pertes vont de trente à plus de soixante pour cent. Et si j’en recherche les causes, je ne les trouve pas seulement dans le manque de charbon et de matières premières, mais dans le fléchissement du travail individuel. Sous le régime capitaliste, si l’ouvrier ne fournissait pas le rendement qu’on exigeait de lui, il était tout simplement renvoyé. Nous avons renoncé à cette brutale discipline ; une autre conception est en train de se former, mais elle est lente à s’établir. Quand l’ouvrier comprendra-t-il que, sans un travail assidu, il ne saurait satisfaire à ses besoins ? En attendant, force nous est de revenir à une diminution des salaires pour une tâche insuffisante... » Aux derniers jours du bolchévisme, la production était tombée si bas que pour la relever un peu, on se remit à payer les ouvriers, non plus à la journée ou à l’heure, mais aux pièces et suivant le travail qu’ils avaient réellement effectué. C’était rétablir dans les faits l’ancien régime du salariat qu’on avait voulu supprimer.

Même aventure en matière de finances. La saisie de l’argent et des valeurs dans les banques, la vente des stocks de marchandises qui emplissaient les magasins, la confiscation des biens d’église, fournirent d’abord quelques ressources. Mais cet argent fondit vite à payer aux ouvriers des salaires exorbitants, et aussi à entretenir les innombrables fonctionnaires soviétiques, qui, du jour au lendemain, avaient surgi par miracle. (C’est, en effet, une fatalité attachée à ces régimes qui ne cessent d’en appeler à la conscience des travailleurs, de multiplier à l’infini les services de contrôle, et de créer rapidement une nouvelle classe privilégiée, plus nombreuse et bien autrement stérile que l’ancienne bourgeoisie.) Le reste de l’argent fut employé à soutenir la propagande communiste, en Autriche, en Roumanie, en Tchéco-Slovaquie, en Allemagne surtout, où les fonds envoyés par Bela Kun subventionnèrent les émeutes de Hambourg et la révolution de Munich. Ajoutez à cela le vol, les dilapidations, les sommes difficilement appréciables, qu’en prévision des mauvais jours de prudents amis du peuple mirent à l’abri à l’étranger. Les caisses se trouvèrent bientôt vides. Et l’on put voir cette chose comique : deux mois à peine après l’établissement de la dictature prolétarienne, le gouvernement soviétique, qui traitait les bourgeois de parasites et d’exploiteurs, invitait ces mêmes bourgeois à remettre dans ses banques l’argent qu’ils pouvaient avoir encore, et leur promettait en échange un intérêt de huit pour cent, le double de celui qu’ils recevaient autrefois !

Dans cet extrême embarras, le Gouvernement des Conseils pensa tout naturellement à fabriquer des billets. Mais les presses et le papier bleu à filigrane de la banque austro-hongroise étaient à la Monnaie de Vienne. Force fut donc, pour ces nouveaux billets, de se servir d’un papier blanc quelconque et de recourir aux imprimeries ordinaires. Cet argent blanc, comme on disait pour le distinguer de l’argent bleu, devint l’argent officiel ; et sous les peines les plus sévères, les gens qui possédaient encore des billets bleus durent les échanger dans un bref délai contre les coupures nouvelles. On espérait ainsi faire rentrer dans les caisses de l’Etat une monnaie qui, si dépréciée qu’elle fût, était cependant la seule qui valût quelque chose à l’étranger. Mais les Soviets eurent beau se vanter de donner pour caution à leur papier, non pas la vaine garantie d’une réserve métallique, mais les ressources mêmes et tout le travail de la nation, personne ne fut dupe : tout le monde voyait trop bien que ces ressources mal exploitées étaient devenues inexistantes, et chacun fermait sa bourse.

L’activité intellectuelle elle-même, dans ce qu’elle a de plus spontané, la littérature et l’art, fut socialisée elle aussi. L’État exerçait son contrôle sur toutes les productions de l’esprit par le moyen d’un groupe de censeurs choisis parmi les écrivains, et renouvelé tous les six mois. Des représentants des Soviets surveillaient à leur tour ce comité, car c’est un fait bien connu, déclarait un des Commissaires pour la littérature et les arts, que les écrivains arrivés sont infailliblement enclins aux idées conservatrices. Les créations intellectuelles furent distinguées en deux catégories. La première comprenait tous les ouvrages acceptés, imprimés et répandus par le gouvernement des Soviets, parce qu’ils propageaient ses principes. La seconde se composait de travaux plus simplement destinés à satisfaire le goût du public. Les littérateurs de la première catégorie recevaient le salaire maximum affecté aux ouvriers spécialistes. Quant aux auteurs de volumes qui ne se proposaient que de plaire, ils travaillaient à leurs risques et périls. Tant pis, si leurs ouvrages n’avaient pas de succès ; mais, en cas de grosse vente, le bénéfice qu’ils en pouvaient retirer ne devait dépasser en aucun cas le maximum du prix fixé par le gouvernement pour ses volumes de propagande. Cela, disaient les moralistes, afin de ne pas encourager la littérature mercantile. ;

Dans la réalité, les choses se passèrent un peu différemment. Il y eut d’abord le groupe des amis, ceux dont les Commissaires étaient sûrs, et qui touchaient mensuellement de brillants honoraires, sans qu’on exigeât rien d’eux, par respect pour un génie qu’on ne pouvait contraindre à produire. Il y eut ensuite le groupe de ceux qui travaillaient sur commande de l’Etat, et qui, fournissant quelque chose, touchaient naturellement un peu moins. Il y eut enfin les artistes (et c’étaient les meilleurs de la Hongrie) dont les œuvres ne pouvaient être qu’hostiles aux idées nouvelles : ceux-là ne recevaient que le plus bas salaire, et encore sous la condition de ne plus écrire ni peindre ! Théâtres, cinématographes, lieux de plaisir devinrent gratuits. Il fallait seulement, pour entrer, montrer sa carte syndicale. Une commission spéciale fixait le programme des spectacles ; et à la fin de la représentation, un conférencier célébrait les beautés du bolchévisme. Mais comme personne ne restait pour l’entendre, on mit le prône aux entractes.

A l’Université, la plupart des professeurs chrétiens avaient été expulsés. On les remplaça par de jeunes Juifs, dont beaucoup venaient tout juste de passer leurs examens. Les facultés de droit et de théologie, qui ne répondaient plus à rien, furent naturellement supprimées. Quant au système des examens, on l’abolit pour la raison qu’il entraînait une inégalité tout à fait incompatible avec l’esprit des temps nouveaux. Dans les lycées et les écoles, professeurs et instituteurs furent suspendus pendant quatre semaines, le temps de suivre un cours d’instruction bolchéviste. Après quoi, les camarades instructeurs (comme on les nommait maintenant) se trouvèrent autorisés à reprendre leur fonction. Dans chaque école, un Directoire composé de dix élèves veillait à la pureté de l’enseignement communiste, proposait aux Soviets les révocations nécessaires, ou signalait au tribunal, comme empoisonneurs de la jeunesse, les maîtres qui avaient prononcé quelque parole imprudente. Le latin et le grec avaient été rayés des programmes, et les livres classiques de la Société Saint-Etienne envoyés au pilon. D’instruction religieuse. il n’était naturellement plus question ; et comme une théorie, très en honneur parmi les bolchévistes, attribuait les principaux maux dont souffrait la famille d’autrefois a l’ignorance où les enfants étaient laissés des rapports entre les sexes, on institua, pour les garçons et les filles, des cours d’hygiène qui donnèrent lieu à des exhibitions scandaleuses, tantôt dans les hôpitaux, tantôt dans de soi-disant musées d’art plastique, tantôt au cinématographe, le tout accompagné de discours sur l’amour libre.

Officiellement toutefois, le bolchévisme se défendit de vouloir rien entreprendre contre l’exercice des cultes et la liberté de conscience. Les Juifs de la république soviétique n’entendaient pas être accusés de mener contre le Christianisme une guerre de religion. Ce n’était d’ailleurs que prudence dans ce vieux pays chrétien, où catholiques et protestants demeurent très attachés à leur foi. Kunfi, le commissaire du peuple à l’instruction publique, protesta par décret que le Gouvernement des Conseils laissait a tout le monde la liberté de ses croyances ; que les églises et autres bâtiments religieux ne seraient pas convertis en cinémas, théâtres ou cabarets ; qu’on ne changerait rien au mariage ni à la vie de famille, et que la République n’avait jamais eu l’intention d’établir la communauté des femmes. Curés, pasteurs et rabbins durent lire à leurs fidèles ce mandement laïque, qui montre bien l’état d’esprit alors régnant en Hongrie, et qu’au regard des plus simples le bolchévisme apparaissait comme une volonté de ruiner tout ce que le temps et la vie ont fondé sur la pensée et le sentiment chrétiens...

Quelques semaines avaient suffi pour jeter bas, à Budapest, le vieil ordre séculaire. Des gens qui n’éprouvaient ni scrupules ni regrets à sacrifier un monde auquel ils demeuraient profondément étrangers, avaient tout bouleversé pour reconstruire à leur guise. Une Jérusalem nouvelle s’élevait au bord du Danube, sortie du cerveau juif de Karl Marx et bâtie par des mains juives. Depuis des siècles et des siècles, à travers tous les désastres, le rêve messianique d’une cité idéale, où il n’y aura ni riches ni pauvres et où régneront la justice et l’égalité parfaites, n’a jamais cessé de hanter l’imagination d’Israël. Dans leurs ghettos remplis d’une poussière de vieux songes, les Juifs sauvages de Galicie s’obstinent toujours à épier, les soirs de lune, au fond du ciel, quelque signe avant-coureur de la venue du Messie. Karl Marx, Bela Kun et les autres ont repris à leur tour le rêve fabuleux. Seulement, las de chercher au ciel ce Royaume de Dieu qui n’arrive jamais, ils l’ont fait descendre sur terre. L’expérience a montré que leurs anciens prophètes étaient mieux inspirés en le plaçant dans la nue.


II. — DANS LA CAMPAGNE HONGROISE

Budapest n’est pas la Hongrie : la vraie Hongrie, c’est la campagne, le grand pays du blé et des vastes herbages où paissent en liberté les troupeaux. On y fait des lieues et des lieues sans jamais rencontrer la moindre maison isolée. Cette belle contrée, où la terre est si fertile, donne par moments l’impression d’être presque inhabitée. Jadis il n’en était pas ainsi. Du temps des Anjou et des Hunyade, on voyait partout des fermes, des châteaux, des monastères ; mais les Turcs, il y a trois siècles, ravagèrent tout cela. Le pays redevint un immense pâturage, et à la place de la ferme bien bâtie, on ne vit plus dans la campagne que la hutte de roseaux où s’abritait le berger, et quelques gros villages où les paysans se rassemblaient pour se mettre à l’abri du janissaire et du spahi. Depuis deux cents ans que les Turcs ont été chassés de Hongrie, l’aspect des choses n’a pas beaucoup changé. Sans doute les terrains de culture ont peu à peu remplacé presque partout le steppe incultivé, mais jamais plus la vie rurale ne s’est dispersée dans les champs. Elle reste toujours concentrée en d’énormes villages, véritables cités rustiques de plusieurs milliers d’habitants, qui se ressemblent toutes. Les petites maisons basses, badigeonnées à la chaux, avec un long toit de roseaux qui descend en forme d’auvent, s’alignent par files régulières, perpendiculaires à la route, comme les tentes d’un camp avec ses travées profondes. Chaque file ne présente à la rue, pour ainsi dire, que l’épaule, tandis que les façades, les portes, les fenêtres donnent sur une longue cour, que dérobe aux yeux du passant une haute palissade en planches. Evident souvenir d’Asie, désir de protéger l’intimité de l’existence, goût du secret commun à toutes les demeures orientales. Au milieu du village, l’église surmontée de la croix si les gens sont catholiques, ou du coq gaulois si l’on est chez Calvin ; un peu à l’écart, le cimetière dont les tombes se dispersent en liberté, sans clôture, au milieu des acacias, avec le vieux souci de l’Orient d’offrir toujours aux morts ce bien délicieux entre tous : l’ombre des feuilles dans l’étendue embrasée ; puis de nouveau, à perte de vue, l’immense plaine doucement ondulée, avec ses moissons et ses herbages.

Çà et là, dans cette monotonie, une chose retient le regard : la haute perche d’un puits, qui semble un doigt levé pour dire à l’homme et au troupeau : « Approchez-vous, l’eau est ici ! » Elle n’a rien en soi de bien beau, cette sorte de potence, à laquelle pend d’un côté un seau, et qui supporte de l’autre une pierre pour faire contrepoids. Et pourtant, dès qu’on l’aperçoit, les yeux s’attachent sur elle avec une infinie complaisance. Elle vient de si loin, cette perche, avec sa pierre, son seau de bois et le petit carré de planches qui encadre le puits peu profond au-dessus duquel elle se penche ! C’est une de ces inventions qui sont nées avec l’homme et qui ne disparaîtront qu’avec lui. Autour d’elle se rassemble ce qu’il y a de plus primitif, de plus simple dans la vie rurale, et aussi de plus élevé dans la rêverie du Magyar. Toutes les voix confuses, éparses dans le vaste silence, semblent lui obéir et s’accorder sous sa loi. On dirait le bâton de quelque musicien rustique, qui conduit une mélodie agricole et pastorale, un chant limpide comme cette eau que le seau remonte à la lumière.

Ici habite un paysan, l’un des plus nobles du monde, dont les défauts sont aimables et les vertus mêmes plaisantes. Orgueilleux, dominateur et plein d’un dédain tranquille envers les peuples ses voisins, il tient pour assuré que Dieu parle hongrois au paradis. Hospitalier comme personne, jamais il ne demande à l’hôte qui arrive : « De qui es-tu le fils ? » Pour être bien accueilli, il suffit de bien boire. Silencieux, taciturne même, jusque dans l’ivresse il conserve une dignité parfaite ; mais sur la table du cabaret, la tête dans ses mains, il s’attendrit aux larmes en écoutant le violon du tzigane, d’où le proverbe bien connu : le Hongrois s’amuse en pleurant. D’un tempérament amoureux, avec beaucoup de poésie dans l’esprit, je ne connais que l’Arabe pour célébrer, comme lui, ses amours en vers improvisés, en chansons et en images empruntées à sa vie rustique. Il adore les chevaux, les beaux attelages aux lanières de cuir flottantes, les vêtements brodés de tulipes et d’œillets, le plaisir et la danse ; il dilapide son bien pour paraître, s’endette volontiers et ne met aucune promptitude à payer ses créanciers, non certes par malhonnêteté mais parce qu’il trouve un grand plaisir à les voir enrager. Il abhorre le mensonge, se brouille avec son meilleur parent si d’aventure celui-ci lui a menti ; et son principal grief contre les Allemands et les Juifs, c’est, dit-il, qu’ils ont introduit la fourberie dans le pays. Têtu jusqu’à l’obstination, on arrive malaisément à lui faire admettre qu’il a tort, mais quand on l’a une fois convaincu, c’est de bonne grâce qu’il se rend, sans la moindre arrière-pensée. Dans son ménage il est grondeur, fait le maître bourru, répète avec complaisance : « L’argent est bon quand il est compté, la femme bonne quand elle est battue ; » mais celle-ci, qui ne le tutoie jamais et l’appelle toujours « Monseigneur, » mène tout dans la maison. Le commerce lui répugne : il l’abandonne aux Juifs. Un travail excessif n’est pas non plus son fait : la Providence n’est-elle pas là pour faire produire à la plaine le meilleur blé d’Europe et les plus beaux abricots ? Quant aux vulgaires légumes, il en laisse le soin au maraîcher bulgare. Et ce qui s’accorde le mieux à son tempérament indolent et rêveur, c’est la vie du berger.

Jamais je n’oublierai les longs jours et les nuits d’été que j’ai passés chez les pâtres, au milieu des steppes herbus, restes des anciens pâturages. Rien ne troublait la paix de la prairie que le vol noir et blanc des cigognes, le glissement rapide d’une bande de canards sauvages sur les marais d’eau salée, et le lent mouvement des troupeaux qui vivent ici rassemblés en grandes confréries animales. Tantôt j’allais chez les gardiens de chevaux, — ces petits chevaux hongrois qui fournissaient en ce temps-là (c’est déjà de la préhistoire) presque toute la cavalerie de nos fiacres parisiens. Comme ils étaient libres et gais dans la vaste pâture, avant de venir mener chez nous leur vie de bêtes parisiennes, pour crever, un jour de verglas, en montant la rue des Martyrs !... Tantôt j’allais chez les bouviers, parmi les bœufs au blanc pelage et aux cornes gigantesques. Et là, ce qu’on voyait souvent, c’était un taureau trop puissant que ses frères, ligués contre lui, avaient chassé à coups de cornes et qui vivait en solitaire, à l’écart du troupeau, plein de fureur et de rancune, remplissant l’air d’un meuglement profond et creusant avec son sabot d’énormes trous dans la terre. D’autres fois, j’allais m’asseoir au milieu des moutons, près du maître berger, dont le bâton, le sceptre pour mieux dire, porte gravé tout le long de son bois une foule de signes mystérieux qui font de cette houlette le registre du troupeau... Au soir tombant, les chiens commençaient leur manège ; les cavaliers en toile blanche, montés à cru sur leurs chevaux, tournoyaient en galops rapides à la poursuite des animaux écartés ; et les immenses troupeaux dociles, se repliant sur eux-mêmes, venaient se rassembler autour de l’arbre mort et du bouchon de paille qui marque la place du campement. Entre le ciel et la terre, quelque cigogne attardée faisait glisser un fantôme de vol, et des milliers d’oiseaux sauvages emplissaient l’air de leurs cris, près des miroirs d’eau morte où s’éteignaient les dernières lueurs du jour. Alors, nous nous asseyions tous autour de la marmite et du ragoût de poivre rouge. Une tradition immuable fixait la place de chacun. On péchait avec ses doigts dans la sauce écarlate les pommes de terre et les morceaux de bœuf ou de mouton et quand le maître-berger jugeait que les uns et les autres, nous avions assez mangé, prenant une motte de terre, il la jetait dans la marmite : le reste appartenait aux chiens. Puis on allumait une pipe ; nous échangions quelques mots ; et à la belle étoile, enveloppés de leurs peaux de mouton, les pâtres s’endormaient dans la paix des premiers jours du monde.

Sur cette antique vie paysanne, que pouvaient les énervements de quelques rêveurs de ghetto ? Et cependant, le pauvre journalier n’aurait pas été fâché de posséder quelques arpents de terre ; et le petit propriétaire aurait vu, lui aussi, avec plaisir le partage des domaines seigneuriaux. Mais les Communistes de Pest, au lieu de partager les terres, firent de ces immenses biens-fonds des exploitations d’Etat, destinées à subvenir aux besoins des populations urbaines. Comme par le passé, le fermier et l’ouvrier agricole durent travailler pour autrui. Aussi, en dépit des hauts salaires (un porcher soviétique touchait quinze cents couronnes par mois), les paysans ne montrèrent aucun zèle à travailler sur ces biens nationaux. Quant aux petits propriétaires dont les Commissaires du peuple s’efforçaient de gagner la bienveillance en respectant leurs biens, voire en leur promettant l’exemption de tout impôt, ils subissaient impatiemment le fléau des salaires énormes qu’ils devaient maintenant payer aux journaliers, et la fameuse loi de huit heures de travail qu’on ne pouvait enfreindre sans encourir des amendes. Ils refusaient avec obstination de vendre leur récolte de blé au prix fixé par les Soviets, s’abstenaient d’envoyer légumes et bestiaux sur le marché des villes, et n’ensemencèrent, cette année-là, que juste le nécessaire pour leur consommation personnelle, La conséquence fut que dans cette Hongrie, d’une incomparable richesse en bétail et en céréales, on ne connut jamais dans les villes une pareille disette de vivres. Sur le marché de Budapest, un navet coûtait cinq couronnes.

Pour obliger les paysans à livrer leurs denrées, et surtout pour réprimer les révoltes qui éclataient çà et là, un détachement spécial, recruté parmi les gars de Lénine, fut chargé d’organiser la terreur à la campagne. Ce détachement, d’une trentaine d’hommes environ, avait pour caserne un train blindé, armé de mitrailleuses, toujours prêt à partir et à se porter sur le village où l’on avait signalé quelque agitation suspecte. A sa tête, se trouvait un garçon d’aspect malingre, voûté, phtisique, les mains longues et veineuses, le visage blafard, osseux, avec des yeux de poisson mort, un long nez aplati du bout, une large bouche à grosses lèvres, et d’épais cheveux noirs, rejetés en arrière, qui lui faisaient comme un bonnet de loutre. Tout cela emmanché sur un long cou, où la pomme d’Adam montait et descendait au-dessus d’un col impeccable, car l’homme était coquet. Il s’appelait Tibor Szamuely.

C’était un des trois enfants d’une famille juive de Galicie, émigrée depuis quelque temps en Hongrie, et qui avait acquis une certaine aisance dans un Comitat du nord. Lui aussi, comme Pogany, Bela Kun et la plupart des Commissaires du peuple, il appartenait à ce milieu d’intellectuels insatisfaits, qui trouvaient que la société faisait une place trop petite à leurs talents. Sans instruction ni don particulier, il s’était découvert la vocation de journaliste, et il avait fait ses débuts dans la ville de Nagy Varad, une singulière petite ville, très caractéristique de la province hongroise, et qui vaut qu’on s’y transporte une minute, au moins en esprit.

Nagy Varad, Grand-Varadin, comme l’appellent dans leurs rapports nos officiers et nos ambassadeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, est situé à la limite de la plaine hongroise et de la Transylvanie, au bord d’une rivière marécageuse, la Peczé. C’est une ville de soixante mille habitants environ, dont vingt-cinq mille Israélites, où grands et petits propriétaires de la plaine viennent écouler leurs produits, surtout la laine et le blé. Au milieu, une vaste place, qui n’est pas peu fière d’avoir quatre grands cafés toujours pleins. Entrons au hasard dans l’un d’eux. La maison a bon air, une vieille demeure du temps de Marie-Thérèse, badigeonnée d’un enduit jaune, avec un toit à la Mansard, l’aspect honnête et vénérable.

Il est deux heures, trois heures, si vous voulez. Toutes les tables sont occupées. La table de MM. les hussards, la table de MM. les officiers d’infanterie, la table de M. le sous-préfet et des agents du Comitat, la table de MM. les fonctionnaires des chemins de fer de l’Etat, la table des artistes du théâtre, la table des négociants juifs (laines, cuirs, blés, etc.), la table de MM. les journalistes du journal catholique, la table de MM. les journalistes du journal Israélite, qui échangent entre eux leurs articles ; et la table des littérateurs, romanciers ou poètes du cru — car Grand-Varadin se flatte d’être une ville intellectuelle, d’où son surnom de Paris-sur-Peczé. Tout ce monde fume, bavarde, joue aux cartes, fait des affaires et disserte devant les innombrables verres d’eau qui accompagnent le café. Soudain la porte s’ouvre. Guêtre de jaune, habillé non sans recherche » coiffé d’un petit chapeau vert, un hobereau des alentours vient de quitter sa calèche, attelée de chevaux nerveux, bien soignés comme lui, et très enrubannés. Il entre, et salué par les bonjours de la table des hussards, il se dirige tout de suite vers la table des marchands de laine, du côté de Pinkas-Kohn ou de Moïse Loew-Hirsch [3], dont on dit que, dans son avidité, la première moitié de son nom est occupée à manger l’autre. Cinq minutes plus tard, après un court dialogue, on voit Pinkas-Kohn ou Loew-Hirsch tirer son portefeuille, et compter au gentilhomme à petit chapeau vert les billets qu’il lui avance sur la prochaine tonte de moutons ou la récolte encore sur pied, cependant que tous les consommateurs du café, MM. les officiers, par-dessus leurs cartes, les Juifs, dans la fumée de leurs pipes ou des cigares, les journalistes, en écrivant leur article sur le marbre, et le tzigane, derrière son violon, suivent avec intérêt cette petite scène bien connue, car elle se répète tous les jours... Si vous repassez dans la soirée, le café est encore plein. L’infanterie boit de la bière, et la cavalerie du vin. Le tzigane un peu las tape le cymbalum, racle sur son violon quelque mélodie plaintive :


La feuille du tremble
Tombe en automne...


ou bien :


Quand j’étais enfant,
Moi aussi j’avais une mère...


Puis tout à coup, sur les onzes heures du soir, nouvelle irruption bruyante du hobereau de l’après-midi, mais accompagné, cette fois, par les acteurs et les actrices du théâtre de la ville. Avec l’argent de Pinkas-Kohn, il a payé son cocher auquel il devait dix mois de gages, et aussi le premier créancier qui s’est trouvé sur son chemin. Ensuite, courant chez la fleuriste, il a fait envoyer un bouquet à la vedette de passage, et le voici maintenant qui revient, escorté comme un Mécène, prêt à répandre sur le café les billets de Pinkas. Le tzigane qui languissait, retrouve à sa vue son ardeur, et attaque aussitôt sa chanson préférée, car il connaît l’air favori de chacun des seigneurs du voisinage :


Qui n’a pas cinq ou six maîtresses
N’a pas une once de cervelle...


Le Champagne hongrois coule à flots. Juifs et Chrétiens fraternisent dans une aimable gaîté, quand tout à coup un cavalier fortement éméché, fait son entrée à cheval dans la salle, renverse avec fracas un plateau chargé de verres d’eau, et s’écrie en brandissant sa cravache : « Ça sent le Juif par ici ! » Mais notre hobereau se lève, une bouteille à la main, s’approche de ce gai compagnon, et lui tendant un verre : « Bois, mon cher, lui dit-il, j’ai tapé le Juif, ce matin ! » Il fait boire aussi le cheval, appelle le tzigane, verse dans son violon la fin de la bouteille ; et comme le malheureux gémit : « monseigneur, ô maître divin, ô mon roi (c’est tout l’Orient qui passe !), tu ruines le pauvre tzigane, tu as perdu son violon ! » l’autre, tirant son portefeuille, lui donne son dernier billet. Tout le monde est à la joie, et même les commerçants juifs, une minute effarés... Peut-être vous imaginez-vous que Pinkas-Kohn éprouve un grand mépris secret pour ce noceur campagnard ? Vous vous trompez tout à fait. Pour lui, ce hobereau reste un être supérieur. Même dans l’ivresse, il le respecte. Depuis tant de générations il a été dressé à courber l’échine devant lui ! Ce hussard en goguette représente à ses yeux une élégance aristocratique, une désinvolture à laquelle, lui personnellement, il sait qu’il n’atteindra jamais. Heureusement qu’il a un fils, un fils au lycée de Budapest ; et il espère bien qu’un jour, le cher enfant et sa progéniture auront ces façons magnifiques, répandront leur argent avec cette aisance incomparable, sans aucun regret dans le cœur, et soulèveront autour d’eux le respect et l’admiration qu’il éprouve lui-même pour ce sous-lieutenant à cravache !...

C’est dans cette atmosphère de Paris-sur-Peczé que Tibor Szamuely s’initia à la grande vie, singeant les manières de la gentry, emplissant de vains bavardages érotico-intellectuels les douze heures de la journée, qui sont longues à Grand-Varadin, accumulant en lui mille rancœurs, mille appétits insatisfaits, et rêvant au moment où quelque chance, l’arrachant aux marais de la Peczé, ouvrirait à son ambition les paradis de Budapest. Cet heureux jour arriva. Il partit pour la capitale, mais il n’y réussit guère. Bien que là-bas, parmi les journalistes, une fausse élégance soit assez naturelle, son affectation de dandysme, et le soin qu’il mettait à éviter ses confrères pauvres pour se lier de préférence avec des gens fortunés, le rendaient peu sympathique. Toujours le monocle à l’œil, et vêtu avec recherche, il passait des journées au lit, quand il n’avait pas de quoi manger. Mais, dans ses lettres à ses parents, il représentait sa situation comme brillante ; et devant ses camarades, qui pourtant n’étaient pas dupes, il posait au fils de famille. Encore s’il avait eu du talent ! Mais il en manquait tout à fait ; et c’était une farce qu’on lui jouait souvent, d’épingler sur la muraille, dans la salle de rédaction, quelques lignes de lui ridicules.

Les difficultés de sa vie l’éloignèrent de la capitale. Il resta quelque temps à Fiume, à la solde du Gouverneur, pour lequel il faisait passer de petites notes dans les journaux. Mais toujours travaillé par le regret de Budapest, on l’y vit bientôt reparaître. Aucune feuille ne voulut de ses services. Une agence de presse catholique le prit comme sténographe. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler aussi pour les congrès socialistes, dont il livrait ensuite les secrets aux journaux conservateurs. Dans les premiers mois de la guerre, il fut affecté au bureau télégraphique officiel. Il déclarait alors que s’il était contraint de partir au service, il n’y moisirait pas longtemps. Et en effet, il tint parole. Une heure et demie après son arrivée au front (lui-même s’en vantait), il passait à l’ennemi.

En Russie, il rencontra Bela Kun et travailla de concert avec lui, dans les camps de prisonniers, à la propagande communiste. On l’accuse d’avoir fait fusiller bon nombre d’officiers magyars qui ne se montraient pas assez souples. Puis il revint en Hongrie, et Bela Kun le nomma commandant de tous les arrières de l’armée, avec mission de réprimer les mouvements contre-révolutionnaires qui pouvaient surgir en province.

Son activité fut effroyable. Sans cesse, de jour ou de nuit, il montait dans son train ou dans son automobile rouge, accompagné de ses gars de Lénine, tous armés jusqu’aux dents, pour aller faire quelque part une expédition punitive. Tantôt, c’était à Kalocsa, tantôt à Kapuvar, à Sopron, à Csorna, à Püspök-Ladany, à Csegled, à Dunapataï, à Oedenburg, partout enfin où on lui signalait que quelques paysans avaient coupé des fils télégraphiques, attaqué des gardes-rouges, refusé de livrer leur blé ou leur bétail. Il arrivait dans le village, entouré de ses hommes de cuir, qui tenaient à bout de bras des grenades à main. Les paysans dénoncés par le soviet de l’endroit étaient traduits l’un après l’autre devant le tribunal révolutionnaire, composé d’un juge unique, autour duquel se tenaient les compagnons de Szamuely. Lui-même, assis sur une chaise, les jambes négligemment croisées, et fumant sa cigarette à bout d’or, il plaisantait, ricanait, faisait des facéties du genre de celle-ci : « Eh bien ! camarade, qu’as-tu fait ? demandait-il, un jour, à un paysan tremblant de peur. — Rien, Monsieur, je n’ai rien fait, ce sont les autres qui m’ont forcé à marcher avec eux. — Emmenez-le, dit Szamuely en s’adres- sant à deux gars de Lénine. C’est un pauvre diable, je lui fais grâce... Ne le pendez pas... Fusillez-le ! » Ce jour-là, à Kalocsa, il y eut une exécution nombreuse. Des professeurs, un instituteur, des commerçants, des officiers, et nombre de paysans furent pendus devant les fenêtres du Collège des Jésuites. Une des victimes, dont la corde s’était brisée, s’échappa. On rattrapa le pendu récalcitrant, et de nouveau, on l’accrocha à sa branche d’acacia.

Huit bourreaux diplômés faisaient partie des trente hommes qui suivaient partout Szamuely. Leur chef était un nommé Arpad Kohn Kerekès, âgé de vingt-trois ans, tourneur en fer de son métier, qui, de son propre aveu, a fusillé cinq personnes et en a pendu treize. Mais l’acte d’accusation a relevé contre lui. cent cinquante assassinats. Parmi les autres diplômés, il y avait encore Louis Kovacs, Charles Strub, Isidor Bergfeld, Alexandre Vigh, qui pendit huit paysans à Kalocsa, Didier Reinheimer qui en exécuta vingt-cinq à Debreczen, et Arthur Barabas Bratmann qui se distingua à Oedenburg. A l’occasion, Szamuely ne dédaignait pas de nouer de ses propres mains la corde, en beau nœud de cravate, autour du cou du patient, et il trouvait aussi plaisir à la lui faire embrasser. Il poussait le sadisme jusqu’à obliger parfois quelque parent du condamné à tirer lui-même la chaise qui soutenait le pauvre diable. Une fois, il fit défiler, pour l’exemple, les enfants d’une école sur la place où se balançait un triste lot de ses victimes. Une autre fois, il s’arrangea pour faire passer une femme, qui ne se doutait de rien, devant le corps de son mari, tout raide à sa branche d’acacia.

Un jour pourtant, les choses faillirent mal tourner pour lui. C’était à Kapuvar. Suivi de quelques Lenin-fiuk, il entrait dans les maisons du village, appelait le maître du logis, et désignant du doigt un arbre de la route : « Va te placer dessous, » disait-il. Bientôt six hommes et une femme se balancèrent au bout des branches. D’autres exécutions allaient suivre, quand, le fusil à la main, un garde-rouge, originaire du village, écartant les gars de Lénine, s’avança vers Szamuely, et se campant résolument devant lui, dit en le fixant dans les yeux : « Camarade, c’est assez, aujourd’hui, pour Kapuvar ! » Et le sombre regard du soldat lui fit comprendre que peut-être il serait dangereux de continuer le jeu. Ce jour-là, à Kapuvar, on ne pendit pas davantage.

Chacune de ces expéditions s’accompagnait de rafles de bestiaux, de volailles, de vin, de légumes, de blé, qu’on expédiait par wagons à Budapest. Puis Szamuely rentrait en ville, et on le voyait, au club Othon, le cercle des journalistes juifs, où naguère il avait subi maints affronts, plus dandy que jamais, ses cheveux noirs rejetés en arrière, le veston d’une coupe irréprochable, son éternelle serviette de maroquin sous le bras, serrant les mains d’un air distrait, et paraissant ne reconnaître personne.


III. — LA DÉBACLE DES SOVIETS

Le 1er mai, à Budapest, fut une journée de triomphe et d’angoisse. Ce jour-là, toute la ville parut être peinte en rouge. Ordre avait été donné de teindre en écarlate les anciens drapeaux hongrois, et dans chaque maison les hommes de confiance surveillaient si les locataires avaient suffisamment empourpré les fenêtres de leurs logis. Toutes les statues qui rappelaient les héros surannés de la Vieille Hongrie, Arpad, Jean et Mathias Hunyade, Thököli, Rackoczi, l’évêque Pazmani et bien d’autres, disparurent sous des planches badigeonnées de rouge et des affiches sang de bœuf. Devant le Parlement, le monument de Jules Andrassy, l’homme de Bismarck et de la Triple-Alliance, s’enveloppait d’un échafaudage rappelant un vague temple grec ou une armoire à thora. Sous l’effigie de saint Gérard, apôtre et martyr de Hongrie, un immense tableau écarlate figurait en allégorie le paradis des prolétaires. A l’un des carrefours de la ville, quatre énormes sphères terrestres, qu’on eût dit couvertes de sang, symbolisaient le triomphe mondial de la révolution. Des bustes de Karl Marx, de Lénine, de Trotzki, de Liebknecht, de Rosa Luxemburg, présidaient à la fête, comme les saints des nouveaux jours. Sous une suite d’arcs de triomphe, au milieu des oriflammes, des étoiles à cinq branches, des sceaux de Salomon, on arrivait, par la rue Andrassy, au monument élevé il y a quelque vingt ans pour glorifier le millième anniversaire de l’entrée des Magyars en Hongrie. Des tentures d’andrinople le voilaient également aux regards, et sur les marches se dressait un colossal Karl Marx, entouré de figures allégoriques.

Mais tout ce rouge, tous ces cortèges, tous ces arcs de triomphe, les feux d’artifice et les discours de cette journée d’apothéose n’arrivaient pas à cacher une profonde inquiétude. Sous la forme du Roumain, une fois de plus l’Amalécite menaçait Jérusalem. Les trois cent mille Russes de Lénine, qui devaient sauver la Hongrie, étaient restés à l’état de fantômes dans leur mirage d’Orient, et à leur place c’étaient les Roumains qui passaient la Tisza, sous prétexte de secourir contre les excès communistes leurs frères de sang demeurés en terre hongroise.

Le lendemain de ce glorieux premier mai, les Soviets apprenaient avec stupeur que les Roumains avaient franchi la rivière, que les Tchèques étaient à Miskolcz ; et l’on voyait déjà des soldats rouges débandés refluer sur Budapest en charrettes et par les trains. Le bruit courut même, dans la soirée, que le Conseil des commissaires du peuple avait démissionné. Mais Bêla Kun, informé entre temps que les Alliés désapprouvaient l’avance des Roumains, prenait la parole au Conseil et déclarait qu’il était prêt à mener la lutte jusqu’au bout : « Si nous voulons combattre, dit-il, ce n’est ni pour défendre l’intégrité de notre territoire, ni pour reprendre à notre compte la politique d’oppression des nationalités. Mais nous avons une mission. Dans le combat qui met aux prises, sur toute la surface du globe, l’impérialisme capitaliste et le socialisme bolchéviste, nous prenons part à la bataille. Nous sommes un des soldats de la révolution internationale ; nous devons nous battre pour l’honneur des travailleurs hongrois, pour la cause sacrée du prolétariat universel. Aussi longtemps qu’il y aura la possibilité de tirer un coup de fusil, nous ne déposerons pas les armes, nous ne céderons pas un pouce du sol où le prolétaire est maître... C’est ma croyance superstitieuse que si la dictature du prolétariat est un jour vaincue en Hongrie, c’est qu’elle n’a pas coûté assez de sang... » Pour qui savait l’entendre, ce discours signifiait que les ouvriers hongrois devaient se préparer à quitter les usines, les cinémas, les rues de Budapest, et rejoindre l’armée. Au milieu des applaudissements, l’Assemblée vota d’enthousiasme que la moitié au moins des Commissaires du peuple et des membres du Conseil s’en iraient immédiatement sur le front. D’ailleurs, cette minute d’héroïsme passée, les Commissaires, oubliant leur serment, restèrent paisiblement chez eux.

En grande hâte, on réorganisa l’armée rouge. Et là encore il fallut en revenir aux vieilles méthodes bourgeoises, fort peu démocratiques, mais qui avaient fait leurs preuves. Et puis, comme disait Bela Kun pour justifier ce retour au passé, « l’immense différence entre hier et aujourd’hui, c’est qu’hier, nous menions la lutte d’en bas ; aujourd’hui, nous la menons d’en haut. Naturellement, le point de vue change, et ce qui hier pouvait être mal devient au contraire bien aujourd’hui... » Les conseils de soldats, l’élection des officiers par les hommes, les discussions politiques et les meetings dans les casernes, tout cela avait été « bon » pour détruire l’ancienne armée bourgeoise ; mais cela était « mal, » aujourd’hui qu’il s’agissait de mettre à la disposition du gouvernement soviétique une puissante force militaire. On reconstitua les cadres, en rappelant au service tous les anciens officiers ; la conscription obligatoire remplaça le système des engagements volontaires ; on remit en usage le code militaire, qui naguère révoltait si fort le sens de la justice des antimilitaristes ; des soldats indisciplinés furent passés par les armes ; on rétablit la distinction des grades, et la seule différence entre l’ancienne armée et la nouvelle, c’est qu’à la place d’étoiles au collet, les officiers portèrent désormais des galons à la manche et au képi.

Böhm, le ministre de la guerre, l’ancien représentant de machines à coudre, et Napoléon Pogany, le fils du laveur de cadavres, avaient glissé au second plan. Un ancien officier, le colonel Stromfeld, était devenu l’âme de la nouvelle armée rouge. D’excellente famille bourgeoise, élève de l’Ecole militaire de Vienne, rien ne prédisposait ce Stromfeld aux idées révolutionnaires. Mais après la débâcle austro-hongroise, il se tourna du côté des socialistes d’abord, et des communistes ensuite, avec l’espoir d’utiliser encore une activité militaire que cinq années de guerre n’avaient pas rassasiée, et qui était un besoin de sa nature. C’est le type ordinaire du soldat de métier, qui ne manque jamais d’apparaître dans une révolution, quelle qu’elle soit. Un instant, toute la Hongrie mit en lui sa confiance : les Rouges, parce qu’ils espéraient beaucoup de ses talents militaires ; les Blancs, parce qu’ils comptaient sur lui pour renverser Bela Kun. Il déçut tout le monde : les bolchévistes, qu’il ne réussit pas à conduire à la victoire ; et les patriotes, qui n’avaient pas compris que, pour ce professionnel passionné, le rôle de chef d’État-Major qu’on lui avait donné, suffisait à remplir toute son ambition et qu’il ne voyait rien au delà.

Pendant ce temps, les troupes françaises, cantonnées à Belgrade et dans la Hongrie du Sud, regardaient, l’arme au pied. Bêla Kun et ses amis ruiner toute la vie hongroise, encourager par leur apparent succès les espoirs du communisme en Europe et organiser à leur aise cette armée qu’ils allaient jeter sur les Tchèques et les Roumains. Quelques bataillons auraient suffi pour mettre à la raison ce régime exécré de toute la population ; mais l’ordre du Conseil suprême était formel : défense d’intervenir dans les affaires de Budapest. L’ordre était signé Clemenceau, et c’était des troupes françaises qui se trouvaient aux frontières de la Hongrie : aussi, les Magyars sont-ils enclins à faire retomber sur la France toute la responsabilité d’une inaction si funeste à leur pays, comme si nous avions été seuls à prendre des décisions au Conseil ! Américains, Italiens et Anglais ne se souciaient aucunement de voir nos troupes s’installer à Budapest, et notre pays s’imposer à toute l’Europe Centrale. En cette occasion, comme en bien d’autres, nous avons été forcés d’agir contre nos intérêts. Mais le grand prestige que la victoire venait de donner à la France, laissait croire trop aisément que dans le Conseil des Alliés elle parlait toujours en maître.

Autre grief. A Szeged, ville importante de la plaine, sur les bords de la Tisza, quelques politiciens magyars avaient formé un gouvernement contre-révolutionnaire, et constitué une petite armée, de six mille hommes environ, avec des soldats et surtout des officiers, accourus de toutes parts pour échapper aux bolchévistes. Avec beaucoup d’amertume, les Hongrois nous accusent d’avoir mal soutenu ce gouvernement et cette armée. Ils oublient tout à fait que, sans notre aide, ce mouvement militaire et politique n’aurait pas même existé. Ce sont des officiers français qui ont été chercher à Vienne, où ils s’étaient réfugiés, les comtes Betlen et Téléki, pour les mettre à la tête du gouvernement de Szeged. Peu de magnats, d’ailleurs, acceptèrent de les suivre, la plupart de ces Messieurs préférant demeurer à Vienne, au fameux hôtel Sacher, où ils mangeaient d’excellente cuisine et perdaient au jeu leur argent. C’est avec un sauf-conduit français, accompagnés par un officier français, que Betlen, Téléki et quelques autres, purent traverser sans encombre la Hongrie de Bela Kun. C’est à l’abri de nos troupes, sous les yeux bienveillants de notre Etat-major, qu’ils purent organiser à loisir leur ministère et leur armée. S’ils avaient montré tout de suite plus d’esprit de décision, s’ils avaient perdu moins de temps en bavardages de café et en querelles de personnes, si les quelques milliers d’officiers qui se trouvaient à Szeged, avaient bonnement accepté de servir comme de simples soldats, si tout ce monde enfin s’était mis résolument en marche sur Budapest avec les armes et les munitions que nous leur avions prêtées, ils auraient rallié en chemin tous les paysans du pays et culbuté sans peine la misérable armée bolchéviste alors presque inexistante. Au lieu de cela, à Szeged, on fit de la politique ou la fête ; on donna au Conseil suprême le temps de déclarer qu’il ne reconnaissait pas ce gouvernement réactionnaire. Nos officiers se virent contraints de reprendre les fusils qu’ils avaient bénévolement prêtés, et de se tenir désormais sur la réserve. Les Hongrois oublièrent alors les services rendus, pour ne plus voir que notre refus de les aider davantage. La légende s’accrédita d’une trahison des Français, et l’on fit retomber sur eux la déconvenue et l’impuissance des politiciens de Szeged.

Cependant, à Budapest, Bela Kun, encouragé par quelques succès faciles que la nouvelle armée rouge venait de remporter sur les Tchèques, se mit en tête d’attaquer les Roumains, avec l’espoir de rallier toute la nation autour de lui par un exploit militaire. Il croyait d’ailleurs fermement qu’un mouvement révolutionnaire allait éclater à la fois, le même jour, 20 juillet, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et en France. Aussi choisit-il ce jour-là pour déclencher son offensive. Mais ce jour catastrophique du 20 juillet 1919 fut dans toute l’Europe une journée très paisible. Cette révolution mondiale, en laquelle Bêla Kun avait mis un espoir aussi naïf que Karolyi jadis, ne se produisit nulle part. Et pour comble de disgrâce, il dut s’apercevoir tout de suite que son armée ne valait rien.

Les bolchévistes avaient franchi la Tisza. Pendant les premiers jours, l’armée roumaine fit semblant de reculer devant eux ; puis passant soudain à l’attaque, elle culbuta les troupes des Soviets, qui perdirent en moins d’une semaine la moitié de leurs effectifs. Le reste repassa précipitamment la rivière. Et à leur suite, les Roumains envahirent la Hongrie, décidés cette fois à réussir contre le bolchévisme cette opération de police, dont le Conseil suprême avait si imprudemment refusé de confier le soin à nos troupes. Après ce qu’ils avaient souffert durant l’occupation de leur pays par les armées austro-allemandes, il était à prévoir que les Roumains apporteraient avec eux des sentiments tout différents de ceux qui auraient animé des soldats originaires de Touraine ou de Bourgogne. Ce n’est pas seulement le bolchévisme, mais la Hongrie tout entière qui fut terriblement mise à mal. Les Magyars prétendent qu’à elle seule cette invasion leur a coûté autant que les quatre années de guerre. Aussi ne cessent-ils de nous reprocher, à nous autres Français, de ne pas leur avoir épargné cette épreuve. Et pour comble d’ironie, les Roumains nous gardent quelque rancune de les avoir sommés, un jour, en termes assez énergiques, d’abandonner le territoire que nous leur avions laissé envahir !...

Bêla Kun avait perdu la partie. Le 1er août, à trois heures, il rassembla les cinq cents membres du Conseil des Soviets. « Les prolétaires, s’écria-t-il, se sont montrés indignes de la révolution. Ils ont lâchement trahi la confiance que nous avions mise en eux. Pour le moment, il faut céder à la nécessité, mais je reviendrai bientôt. Nous ne faisons que remettre à plus tard l’avènement de l’ère communiste, aux jours où le prolétariat sera mieux préparé à recevoir nos idées !... » On dit qu’à ce moment il pleura. Mais l’heure n’était plus, maintenant, ni aux discours ni aux larmes. Les Roumains approchaient. Un train spécial l’attendait, lui et ses amis, à la gare. Il s’empressa d’y prendre place, avec Pogany, Kunfi, Amburger et les autres commissaires juifs du peuple. Seuls, les commissaires chrétiens restèrent à Budapest, dans le gouvernement socialiste qui prenait la suite des affaires, et où nul Israélite n’avait brigué le moindre portefeuille.

Bêla Kun passa la frontière, sans être autrement inquiété. Il arriva à Vienne, où le gouvernement à demi bolchéviste qui se trouvait au pouvoir, l’interna pour la forme. Quelques mois plus tard, il s’évadait et gagnait l’Allemagne sous un faux nom. Au moment où il allait s’embarquer dans un port de la Baltique, la police l’arrêta. Le gouvernement de Budapest réclama son extradition : elle ne lui fut pas accordée. Bela Kun alla rejoindre Lénine et Trotzky à Moscou. A l’heure où j’écris ces lignes, il préside à Odessa, avec une dureté féroce, la Commission chargée de maintenir la Russie du Sud sous la tyrannie bolchéviste. Corvin-Klein, Arpad Kohn-Kérèkès, et quelques autres personnages de moins grande envergure qui n’avaient pas été admis dans le train spécial de Bela Kun, payèrent pour les princes d’Israël qui s’étaient enfuis à Vienne. On les jugea. Ils furent pendus.

Avec une inconscience animale, le chef des troupes terroristes, l’ouvrier en cuir Cserny, se promena paisiblement quelques jours encore à Budapest. Puis soudain, pris de peur, il gagna la campagne. Pendant une semaine, il erra comme une bête traquée dans la forêt de Bakony, où les gendarmes l’arrêtèrent. On le pendit, lui aussi.

Quant à Tibor Szamuely, la nouvelle de la débâcle soviétique vint le surprendre dans la petite ville de Györ, en pleine séance de nuit du tribunal révolutionnaire. Il venait de condamner à mort trois pauvres diables d’ouvriers. Levant aussitôt la séance et laissant là ses condamnés (que personne après son départ n’osa exécuter), il regagna la capitale. Pourquoi, le lendemain, ne prit-il pas sa place dans le train spécial de Bela Kun ? Il jugea sans doute plus prudent de s’enfuir en auto. Mais à la frontière autrichienne, des douaniers l’arrêtèrent. Tirant alors un mouchoir de sa poche, il fit semblant de s’éponger le front et se brûla la cervelle avec un petit revolver dissimulé sous la batiste. La Communauté Israélite du lieu refusa de recevoir son cadavre dans le cimetière. On l’enfouit à l’écart, et sur la pierre, comme épitaphe, on écrivit au crayon bleu : « Ici a crevé un chien. »


IV. — UN DIALOGUE SANS FIN

Dans la cathédrale de Grenade, où reposent les restes mortels d’Isabelle la Catholique, un curieux panneau de bois peint représente des Maures, coiffés de hauts turbans et vêtus de la gandourah, qui se pressent autour d’une cuve pour recevoir l’eau baptismale, et assurer par là leur salut dans l’autre monde et surtout dans celui-ci... C’est quelque chose d’assez pareil, qu’aux derniers jours du bolchévisme on put voir à Budapest. Jamais depuis les temps lointains où le roi saint Etienne christianisait en masse ses compagnons barbares, il n’y eut autant de conversions en Hongrie. Épouvantés à l’idée des excès qui allaient suivre inévitablement l’échec de l’expérience judéo-bolchéviste, c’est par centaines et par centaines que les Juifs coururent au baptême : ils se précipitaient à l’église, comme dans une compagnie d’assurances, la plus sûre qu’il y eût au monde.

Leurs craintes n’étaient pas chimériques. Ce que laissait derrière elle la dictature du prolétariat, c’était dans toute la nation une si violente haine antisémite, qu’aujourd’hui encore elle domine tout autre sentiment, même l’humiliation de la défaite et la tristesse de la patrie diminuée. Israël connut alors un de ces tristes moments, comme il en a traversés tant de fois au cours des âges, mais qui dut avoir pour lui un goût de fiel d’autant plus amer qu’il s’était habitué à considérer la Hongrie comme une nouvelle patrie, une terre de Chanaan. D’un bout à l’autre du pays, ce fut une ruée sur les Juifs. Les crimes de Szamuely et des gars de Lénine étaient venus s’ajouter à tous les vieux griefs que les paysans avaient contre eux. Et plus récemment encore, quand les Roumains avaient envahi le pays, raflant tout ce qu’ils pouvaient emporter, on avait vu dans la campagne les Juifs accueillir l’envahisseur avec un empressement servile et il avait semblé monstrueux qu’après avoir été les favoris du bolchévisme, ils le fussent encore du Roumain qui venait mettre à la raison Bela Kun et ses amis ! Il fallut payer tout cela. Maintes choses tragiques se passèrent dans ces endroits où, quelques semaines plus tôt, Szamuely arrivait avec ses porteurs de grenades. Aux environs du bourg d’Orgovany, j’ai traversé tel petit bois d’acacias, bien léger et transparent par un beau jour d’été, où, sans autre forme de procès, les gens des environs pendirent d’un coup soixante-deux bolchévistes, dont la plupart étaient hébreux. Un paysan qui m’accompagnait, et qui avait certainement participé à l’affaire, me dit en me montrant ses mains avec un intraduisible sourire : « Il n’y a pas de sang sur mes doigts, mais il n’y a plus de Juifs au village... »

Des troupes d’officiers, sans solde et sans métier, qui s’étaient donné pour mission de purger la Hongrie du bolchévisme, parcouraient la campagne, pratiquant des exécutions sommaires, pour se venger des vexations qu’eux-mêmes ou leur famille avaient subies pendant le Communisme et l’invasion roumaine. A Budapest, quelques-uns de ces détachements (c’était le nom que se donnaient ces bandes d’officiers) s’étaient installés dans plusieurs grands hôtels de la ville, dont ils avaient fait leurs casernes. Là encore il se passa des histoires mal connues, des drames rapides et féroces, exactement calqués sur les horreurs bolchévistes, et qui ne sont propres qu’à vous dégoûter de l’humanité, quelle qu’elle soit. En écrivant ces lignes, j’ai sous les yeux le rapport d’une mission de Travaillistes anglais, aussi terrible à parcourir que le petit bois d’Orgovany. Et bien qu’il soit, comme toujours, très difficile de départager le vrai du faux, on sent monter de ce papier la même fade odeur sanglante que je croyais respirer, l’autre jour, au milieu des acacias.

Ce paroxysme de fureur se calma peu à peu ; mais j’ai encore pu voir, moi-même, des scènes du genre de celle-ci. C’est le soir. Un café de Budapest. Un de ces cafés toujours pleins, où se passe, là-bas, une grande partie de la vie. Tout à coup, dans la rue on entend courir des gens, des voitures passent à vive allure, et aux portes du café apparaissent des uniformes variés de soldats appartenant aux différents détachements d’officiers Derrière eux, une foule de manifestants affiliés à la ligue antisémite « les Hongrois qui s’éveillent » ou « les Hongrois réveillés. » Dans le café, c’est la panique. On voit des consommateurs se précipiter sous le billard et sous les canapés ; d’autres courir aux water-closets ; d’autres au téléphone. Mais là, un « Hongrois réveillé » les arrête en disant : « Inutile de vouloir prévenir la police : tous les fils sont coupés. » Pendant ce temps, des officiers circulent de table en table, demandant poliment à chacun de se légitimer, comme on dit, c’est-à-dire de présenter ses papiers d’identité. On reconnaît un Juif rien qu’à la façon dont il se lève avant même qu’on lui ait rien demandé. Aussitôt il est saisi, on se le passe de main en main ; et par une opération magique, avant même qu’il soit arrivé à la porte du café, il a déjà perdu en route son portefeuille, son porte-monnaie, sa montre et son étui à cigares. Puis on le jette à la foule qui le reçoit avec des cris et des exclamations diverses, dont je retiens celle-ci : « Cognez-lui sur la tête, pour qu’il ne devienne pas boiteux ! » Le café nettoyé, la bande des inquisiteurs salue avec courtoisie le reste des consommateurs, et va recommencer ailleurs son exploit peu héroïque.

Aujourd’hui, ces scènes brutales ont pris fin. Mais le problème juif demeure, et toute la Hongrie se hérisse pour repousser Israël. On veut expulser du pays les cinq cent mille Galiciens arrivés pendant la guerre ; on limite le nombre des Juifs admis à l’Université, pour diminuer leur importance dans les professions libérales qu’ils avaient envahies ; on ferme les loges maçonniques, presque uniquement juives ; un peu partout, des banques et des coopératives chrétiennes s’organisent pour remplacer l’intermédiaire hébreu ; des maisons d’édition et des journaux se créent avec mission de défendre l’intellectualité nationale. Une lutte violente est engagée entre deux âmes et deux races, et voici les propos, les voix alternées qui dominent le bruit quotidien du combat.

— Ah ! ces Juifs ! s’écrie le Chrétien avec une passion qu’exalte le sentiment de son immense faiblesse devant son formidable adversaire, nous ont-ils assez trompés ! Depuis plus d’un demi-siècle, tous nos hommes d’Etat, libéraux ou conservateurs, catholiques ou protestants, se sont employés à l’envi à leur ouvrir notre pays. Nous avions tellement peur de passer aux yeux de l’Europe pour des Turcs arriérés, pour une population rétrograde ! Nous faisions taire nos antipathies profondes, afin de paraître intelligents, modernes, européens, que sais-je ! Nous nous mettions un bandeau sur les yeux, et nous déclarions fièrement, à l’exemple des nations civilisées d’Occident, qu’il fallait être un barbare pour s’imaginer que dans la question juive il y avait autre chose qu’une simple querelle de religion. Nous restions sourds aux avertissements de ceux qui nous disaient : « L’Allemagne, l’Angleterre ou la France peuvent se permettre, si bon leur semble, de recevoir des Juifs chez elles avec libéralité. Dans ces trois pays réunis, de plus de cent millions d’habitants, le nombre des Juifs égale à peine celui qu’il atteint dans notre petite nation. Allemands, Anglais ou Français peuvent bien verser dans leur grand lac une bouteille d’encre. Mais nous, si nous versons cette bouteille dans la soupe hongroise, on ne pourra plus la manger... » Nous avons fermée l’oreille à ces conseils de prudence. Nous avons cru naïvement que tous ces étrangers que nous laissions entrer chez nous par milliers, s’assimileraient aisément et deviendraient pareils à nous. Quinze sous suffisaient à opérer un miracle ! Pour quinze sous, ils pouvaient changer de nom. Pour quinze sous, un Kohn devenait Bela Kun, un Krammer se transformait en Keri, un Otto Klein en Corvin ! A chaque Juif qui changeait de nom, un magyar de plus ! disions-nous. Autant de gagné pour notre petite nation si seule, si perdue, sur les frontières de la civilisation !... Nous ne voulions pas regarder dans leur âme, niaisement satisfaits que nous étions de les voir se déguiser en magyars, parler notre langage, prendre quelques-unes de nos habitudes et beaucoup de nos défauts.

« Au bout de deux générations, ces Juifs sauvages de Galicie devenaient chez nous des personnages. Avec ce sentiment de la famille et de la race si développé en eux, ils se poussaient les uns les autres, prenant pour eux toutes les professions capables d’assurer la fortune et la puissance, et nous abandonnant la pompeuse misère de l’administration, les emplois honorifiques et tous les métiers inférieurs. Voulez-vous quelques chiffres ? Dans la Hongrie d’avant-guerre, on comptait à peu près cinq Juifs par cent habitants. Mais sur cent médecins, ingénieurs, avocats ou journalistes, cinquante étaient des Juifs ; sur cent commerçants, cinquante-six ; sur cent éditeurs, cinquante-sept ; sur cent employés de commerce et d’industrie, plus de la moitié encore ! En revanche, on n’en rencontrait aucun dans les professions pénibles. A peine auriez-vous pu trouver un forgeron, un maçon, un domestique Israélite sur cent ouvriers de cette sorte. A la campagne, le quart de la propriété était tombé entre leurs mains, alors qu’en toute équité ils n’auraient dû en posséder qu’à peine le vingtième. Et là, vous n’auriez pas découvert un seul Juif sur cent ouvriers agricoles... Notre malheureuse nation est devenue à la lettre un pays de fonctionnaires, de hobereaux et de paysans, dominé par une élite de financiers, de commerçants et d’intellectuels juifs. C’est pour le bien de la Hongrie, disaient-ils ! Longtemps nous l’avons cru nous-mêmes. Et cela est peut-être vrai, si l’on tient pour un profit un certain progrès matériel, une certaine adaptation aux formes soi-disant supérieures de la civilisation occidentale. Ils ont bâti cette ville de Pest, dont, hier encore, nous étions fiers, et qui s’élève dans notre plaine comme une verrue monstrueuse, un affreux conglomérat de tous nos défauts et des leurs. Ils nous ont jetés dans le courant des grandes affaires de l’Europe, en développant chez nous une vie financière si intense qu’il n’y a plus une oie, plus une poule qui ne ponde pour leur banque. Ils ont également entrepris de dresser notre mentalité aux idées de l’Occident, car la pensée est pour eux une affaire, une occupation profitable comme l’exploitation d’une marque d’autos ou de machines à coudre. Mais ils ne nous ont présenté qu’une caricature des idées de l’Occident, comme ils ne sont eux-mêmes qu’une caricature des Hongrois. Sans qu’ils s’en rendent compte, leur cervelle déforme toutes les idées qu’ils touchent, et dans ce qu’ils nous ont apporté, un véritable Européen ne reconnaît plus son esprit. Nous sommes abandonnés sans défense à leur malfaisant génie, à tout ce bavardage dont ils nous éblouissent, à leurs journaux, à leurs revues, à leurs pièces de théâtre, à leurs nourritures spirituelles de la plus médiocre espèce, assaisonnées d’épices qui nous emportent le palais...

« Au moins pourraient-ils se vanter d’avoir pris pendant la guerre une part de sacrifices, je ne dis pas proportionnelle a leur importance dans le pays, mais simplement en rapport avec leur nombre ? Naguère, ils menaient grand tapage avec leurs sentiments patriotiques, et en toute occasion, pour flatter notre amour-propre, ils se montraient plus magyars que nous-mêmes. Mais, quand l’heure fut venue de prouver leur patriotisme autrement que par des paroles et des articles de journaux, ils n’ont eu qu’une idée, échapper au service et se défiler à l’arrière. Dans les conseils de révision, la moitié des majors étaient des Juifs, et ils ne manquaient pas de prétextes pour exempter un coreligionnaire. Dans l’armée elle-même, la grande masse des paysans étant inapte à fournir des secrétaires et des paperassiers, ce furent naturellement des Juifs qui se casèrent dans ces emplois. Aussi le chiffre de leurs pertes, comparé à celui des Chrétiens, est à lui seul éloquent. Tandis que ceux-ci ont laissé sur les champs de batailles le quart de leur effectif, huit pour cent seulement des officiers juifs sont morts. Les étudiants chrétiens des écoles supérieures ont péri dans la proportion de quarante-huit pour cent, et les Juifs dans la proportion de sept. Quant aux simples soldats, dix-sept pour cent de Magyars sont tombés contre un pour cent de Juifs. Et que représentent ces quelques disparus, si l’on songe aux cinq cent mille émigrants de Galicie, qui, pendant ces cinq années de guerre, se sont abattus chez nous ! Enfin, Monsieur, au jour de la défaite, pour nous remercier de les avoir si libéralement accueillis, ils ont tenté de détruire de fond en comble notre civilisation, et ils ont installé chez nous ce bolchévisme dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il est, chez les uns, la dernière forme de l’esprit messianique, et chez les autres, une volonté brutale d’établir le règne d’Israël sur tous les peuples du monde…

— Tout cela, répond le Juif, d’un air apeuré, mais narquois, où glisse le sourire d’Henri Heine, ce ne sont que raisonnements de petits boutiquiers et d’étudiants jaloux qui défendent leur pâtée. Voyons les choses froidement. Grâce à Dieu, vous ne nous détestez pas autant que vous vous l’imaginez. Votre aristocratie tient à nous, puisque nous faisons ses affaires. Votre clergé catholique (votre haut clergé, le seul qui compte s’entend) nous est aussi très favorable : nous administrons ses biens, car sa confiance en nous est complète, et de plus, nous offrons à son zèle une matière à conversion admirable. Quant à vos pasteurs protestants, ils sont trop pénétrés d’esprit biblique pour être délibérément hostiles aux descendants d’Abraham et de Moïse. Soyez francs ! Vos paysans eux-mêmes ne nous détestent pas. A-t-on jamais vu le moindre pogrom en Hongrie ? Les pendaisons de ces dernières semaines sont de tristes accidents, artificiellement organisés, dont nous ne leur tiendrons pas rigueur, car ils en sont au fond innocents… Non, nos vrais, nos seuls ennemis, ce sont vos petits nobles fainéants, vos petits bourgeois timides et paresseux, qui feraient mieux de travailler au lieu de perdre leur temps à cracher sur les Juifs. Commerçants, médecins, avocats, journalistes et étudiants chrétiens ne nous pardonnent pas nos succès. Qu’y pouvons-nous ? Peut-on nous faire sérieusement un grief d’être une race plus énergique, plus subtile que la hongroise ? Est-ce notre faute si au lycée, à l’Université, nous sommes toujours les premiers ? Peut-on nous reprocher d’être des commerçants plus habiles, des industriels plus hardis ? J’ai quelquefois entendu soutenir que notre réussite tient moins à notre intelligence et à notre activité qu’à un certain manque de scrupules. Cela, c’est vite dit ! Mais si je regarde autour de moi, je ne vois pas que la probité des Chrétiens soit bien supérieure à la probité des Juifs. Je vous accorde seulement que notre malhonnêteté a plus d’imagination et d’envergure que la vôtre. Ce qui fait que, donnant de plus grands résultats, elle frappe les yeux davantage. Un exemple. Au cours de la guerre, j’ai connu maint pauvre diable chrétien qui volait l’État de son mieux, en faisant lécher du sel à ses bœufs, afin d’exciter leur soif et de vendre à l’Intendance des bêtes toutes gonflées d’eau. Évidemment un Juif a une autre façon d’opérer : lui, il fait boire le général. Simple différence de méthode qui ne touche pas au fond des choses...

« Autre grief. Nous ne serions pas seulement de grands perturbateurs de la vie économique, et les sangsues de la nation, mais encore un élément pernicieux pour son esprit et son âme. Nous y apportons, paraît-il, la fébrilité, le trouble, l’érotisme, je ne sais quoi de maladif, d’impatient et d’exaspéré, qui s’acharne à détruire tous les vieux sentiments et toutes les vieilles pensées sur lesquelles on vivait depuis des siècles. Ah ! que c’est donc mal nous connaître ! Notre grand défaut, au contraire, n’est-il pas une instabilité, une débilité d’esprit, qui nous fait trop facilement accepter les idées et les mœurs des autres peuples ? Mais, cher Monsieur, nos pères et nos grands-pères, depuis qu’ils sont installés en Hongrie, croyez-moi, ils n’ont qu’une idée, c’est que leurs fils ne leur ressemblent pas, et qu’au lieu de mener la vie qu’ils ont connue, la vie du commerçant âpre au gain, ils deviennent des cavaliers comme les fils du hobereau dont ils achètent le blé, qu’ils jettent l’argent par les fenêtres avec désinvolture, et qu’en entrant dans un café, ils sachent demander au tzigane de leur jouer leur air favori... C’est nous, hélas ! qui avons pris tous les défauts du Hongrois, comme nous prenons tous les défauts des peuples chez lesquels nous nous arrêtons un moment ; et, quand on me raconte que les Juifs ont perverti la Hongrie, il me semble qu’on pourrait dire avec non moins de vérité que la Hongrie a pourri ses Juifs. Je reconnais d’ailleurs, pour conclure, que le résultat n’est heureux ni pour les uns ni pour les autres...

« Quant au reproche de vouloir tout bouleverser, qu’il est de mode aujourd’hui de nous jeter à la figure, parce qu’un quarteron de Juifs a mis sens dessus dessous la Russie, et qu’ici, même on a vu une bande d’énergumènes se livrer à des actes que tout Israélite réprouve, il témoigne à mon avis d’un bien pauvre sens historique. Il n’y a que peu de Juifs en France, et cependant, il est fort à parier que si la France avait été vaincue, elle aurait connu, elle aussi, une nouvelle Commune, Et même en tenant pour fondé qu’à Budapest, comme à Moscou, le bolchévisme soit notre œuvre, que n’accusez-vous aussi les millions d’imbéciles qui se sont laissé mener ?... Au reste, je ne conteste pas que les idées révolutionnaires ont toujours exercé sur nous un attrait presque irrésistible. Nous nous lançons avec fureur après toutes les idées qui passent, et l’on nous fait croire tout ce qu’on veut. Nous avons cru à la Loi, nous avons cru à nos prophètes, nous avons cru à nos docteurs talmudiques, au Zohar, au socialisme, à toute doctrine qui nous présente un avenir resplendissant. Nous sommes des pies qui nous jetons à l’étourdie sur ce qui brille ; de tristes papillons qui se brûlent au feu des idées. Connaissez-vous une histoire plus riche en illusions que la nôtre ? Depuis des siècles, nous attendons le Messie, et nous l’attendrons toujours. Nous avons cru à des Messie innombrables, et le comique, l’extravagant, c’est que le seul qui se soit présenté avec humilité et sérieux, nous l’avons mis en croix... de peur sans doute, je veux le croire, d’arriver trop tôt, avec lui, au bout de notre rêve. Nos Communistes d’aujourd’hui, ces soi-disant hommes de l’avenir, ce sont les revenants d’un très lointain passé, nos éternels docteurs, nos éternels rabbins, nos éternels prophètes, nos éternels dupeurs. Le Capital de Karl Marx, c’est du Talmud encore !... Mais l’esprit révolutionnaire n’est pas tout l’esprit d’Israël. La vérité, c’est qu’il y a dans notre race un singulier esprit d’à propos, une activité toujours prête à profiter des circonstances. Dans un Etat ferme et sain, nous sommes Disraeli, le meilleur soutien de la tradition et de l’ordre. Et, par ce même désir de l’action et de la puissance (deux objets qu’on ne saurait distinguer), nous donnons, en des temps troublés, un Trotzky ou un simple Bela Kun.

A ces mots, le Chrétien ne peut se contenir davantage, et coupant la parole au Juif :

— Eh ! c’est bien justement là ce que nous ne pouvons vous pardonner ! En tout pays, vous travaillez pour le bien et pour le mal, avec l’unique souci de réaliser tous les instincts que vous portez dans votre sang. Vous ne vous intéressez qu’à vous-mêmes ; vous êtes une force qui se donne carrière pour le plaisir de se déployer, ou plutôt par impuissance à s’imposer une règle. Vous n’êtes jamais embarrassés par les multiples sentiments que tout un passé particulier a pu créer dans nos âmes, par une tradition inconsciente mais toute-puissante sur nous, et qui peut nous faire sacrifier, en certaines circonstances, nos intérêts personnels et jusqu’à notre vie, pour défendre des choses qui vous demeureront éternellement étrangères. Il y a des réalités que vous comprenez tout de suite et avec une finesse extrême. Mais il en est aussi d’autres, et des plus importantes, qui tiennent à notre âme, et que vous ne saisirez jamais, — pas plus que nous ne pouvons nous vanter de pénétrer dans vos cœurs. Notre erreur, pendant cinquante ans, a été de croire qu’à notre gré nous pouvions faire des Hongrois avec des Juifs. Cela est impossible. Les plus loyaux parmi vous le reconnaissent et s’en font gloire à juste titre. Chaque homme n’a pas un trésor d’affection collective illimité. Chacun de nous ne peut aimer qu’une patrie à la fois. Vous, vous avez la vôtre, et d’autant plus splendide qu’elle est située dans l’idéal, dans l’espérance et la nue. Mais n’essayez pas de nous tromper et de vous tromper vous-mêmes. Vous pouvez avoir du goût, de la sympathie, de l’attachement pour tel ou tel peuple étranger ; naturalisés, baptisés, vous pouvez être fidèles, loyaux à votre nouvelle religion et à votre nouvelle patrie ; mais cela ne saurait aller plus loin. Vous êtes d’Israël et vous restez, en Israël, les plus nationalistes des hommes. Je ne vous en veux point de cela, je vous en admire plutôt. Toute race a son mystère qui la soutient et la conserve. Vous avez votre secret, magnifique et respectable comme celui de tous les peuples. Souffrez seulement que si nous vous acceptons libéralement chez nous, nous ne nous soucions pas de remettre nos destinées dans vos mains. Je vous accorde volontiers que nous autres Hongrois, nous sommes moins subtils, moins actifs que vous. Nous possédons très peu le sens de cette vie moderne, que vous avez si puissamment contribué à créer à votre image. Mais nous avons une vieille âme, enfantine, généreuse et chevaleresque ; une vieille âme orientale, paresseuse et rêveuse ; un caractère particulier, qui nous vient de nos origines lointaines ; un tempérament national, que nous ont fait mille ans d’histoire. Peu nous importe que, grâce à vous, nous devenions plus pareils, au moins en apparence, à tout le reste de l’Europe. Nous voulons demeurer nous-mêmes, bons ou mauvais, intelligents ou stupides. Nous avons subi trop longtemps votre domination insinuante et tous les faux prestiges dont vous nous avez abusés. Nous les rejetons aujourd’hui. Nous refusons d’être dans notre plaine un bétail mené par des bergers étrangers, même si ces bergers s’appellent Abraham ou Moïse.

Et le Juif qui, depuis deux mille ans, a entendu bien d’autres paroles amères et s’est tiré de bien d’autres mauvais pas, réplique à son tour sans colère :

— Prenez garde de recommencer avec nous ce qui a si mal réussi aux Espagnols quand ils ont expulsé tous leurs Maures et tous leurs Juifs. Il y a cinq siècles de cela, et ils en souffrent encore ! D’ailleurs, vous ne pouvez songer sérieusement à nous déporter en masse, comme au temps d’Isabelle. Vous ne voulez pas non plus, je pense, nous jeter tous au Danube. Vos mesures d’exception n’auront d’autre résultat que de nous ramasser sur nous-mêmes et de nous rendre plus forts. Vous allez redonner aux meilleurs d’entre nous ou aux pires, comme vous voudrez, à ceux qui étaient arrivés à la dernière étape du renoncement à Israël, à ceux qui ne sentaient plus tressaillir en eux quelque chose quand on prononçait ce mot « juif » (ou celui, pis encore, par tout ce qu’il renferme de fausse politesse et de ménagement hypocrite, ce mot affreux d’ « israélite » ), chez ceux-là, dis-je, vous allez faire revivre par la persécution le sentiment de leur race. Moi-même, hier encore, je n’éprouvais que du dégoût pour tous ces Juifs sauvages venus de Galicie avec leur fanatisme insensé et leur saleté répugnante. Je descendais du tramway pour ne pas sentir leur odeur et ne plus avoir sous les yeux ces affreux types du judaïsme. Aujourd’hui qu’on les poursuit, je les tiens pour mes frères en juiverie et je me range à côté d’eux. Je ne suis pas le seul. Je pourrais vous citer maints Juifs qui, pendant le bolchévisme, dégoûtés des excès de nos coreligionnaires, et redoutant des représailles, se sont jetés dans le baptême ; mais aussitôt qu’ils ont vu se produire les violences qu’ils avaient prévues, et des vexations inouïes s’abattre sur leurs frères de la veille, ils ont renié leur reniement et sont redevenus des Juifs... Laissez-moi vous dire un secret. On répète volontiers : faut-il que ces Juifs soient forts pour s’être maintenus et développés dans le monde, malgré tout ce qu’ils ont subi ! Ce n’est pas « malgré » qu’il faut dire. C’est grâce à la persécution, et non pas malgré elle, que nous sommes devenus ce que nous sommes. Nous n’avons rien produit de grand que dans la misère et l’épreuve. Notre Bible fut conçue en des temps où nous n’étions que des bédouins pillards, des tribus errantes et menacées. Le jour où nous avons formé un Etat régulier, notre génie s’est tari. Du fameux temple de Salomon il ne reste aucun vestige, mais il semble qu’il ait eu plus de somptuosité orientale que de beauté véritable. Les Psaumes de David et le Cantique des cantiques sont les seuls monuments durables que nous ayons de ce temps-là. Sous les Rois, Daniel prophétise, mais il est assez médiocre. Les deux grandes voix d’Israël, Isaïe et Jérémie, sont les voix du malheur et de l’exil. Et le Talmud est né dans l’enfer de Babylone... Croyez-moi, nous ne sommes pas plus intelligents que le reste des hommes : il nous manque la grande invention, l’originalité créatrice. Mais nous avons été malheureux, et par là nous avons acquis un certain mépris des hommes qui nous ont méprisés, le dédain des événements qui nous ont abattus et qu’il a fallu surmonter. Cela nous a donné une vue cruelle et réaliste de l’humanité et des choses, et une adresse incontestable pour déjouer par l’esprit de finesse l’hostilité qui nous entoure. Nous sommes dans la vie de l’Europe un sel, un tonique, un poison, tout ce que vous voudrez, mais nous entrons dans la chimie du monde comme un élément nécessaire et qu’on n’éliminera pas. Nous avons d’énormes défauts ; je les connais encore mieux que vous : tâchez de vous en préserver. Nous avons aussi des vertus : à vous de les mettre à profit.

Et la dispute continue entre le Chrétien jamais lassé d’accuser et de se plaindre, et le Juif jamais à bout d’arguments pour se défendre. Vieux débat, vieille rengaine qui alimente depuis des siècles la conversation de l’Occident, quand tant d’autres sujets au cours des âges ont épuisé leur intérêt ; éternel dialogue qui se rouvre toujours tantôt ici, tantôt là, toujours actuel et vivant, et dont le dramatique consiste justement en ceci qu’on ne saurait imaginer qu’il puisse jamais avoir une fin.


V. — LE BATON D’AHASVÉRUS

Le jour où je quittai Budapest, on pouvait voir, un peu à l’écart de la gare, de longues rames de wagons immobilisés sur les voies et d’un aspect lamentable. Plus de peinture sur le bois, plus de vitres aux fenêtres. L’herbe qui poussait entre les rails, et la rouille qui couvrait les roues, montraient que ces voitures étaient là arrêtées depuis longtemps. Et pourtant, tous ces wagons regorgeaient de voyageurs. Il y en avait partout, dans les compartiments, les couloirs, jusque sur les marchepieds, hommes, femmes, enfants, causant, gesticulant, criant, se livrant sans vergogne aux plus humbles soins de la vie. Un regard suffisait pour reconnaître des Juifs dans les singuliers occupants de ce convoi immobile : ces wagons, c’était un ghetto.

Quelques hommes portaient encore l’antique uniforme ancestral, le caftan, le chapeau rond et les souliers éculés. Cependant, chez la plupart, une friperie plus moderne avait déjà remplacé le vieil accoutrement bizarre. Mais, sous ces paletots trop longs, sous ces redingotes étonnantes qui leur descendaient jusqu’aux pieds, je les reconnaissais, tous ces Juifs sauvages, je les retrouvais tels qu’ils m’étaient apparus naguère (ah ! d’inoubliable façon) là-bas, dans leur contrée natale.

Naguère, je veux dire il y a vingt ans, j’étais allé dans les Carpathes, sans autre but que d’y chercher le lac dans la montagne et le château légendaire au fond des bois romantiques, quand tout à coup se découvrit à mes yeux un monde dont Bædeker ni Joanne ne m’avaient jamais parlé. Je me vois encore dans le wagon qui m’emmenait le long du torrent de la Vaag gonflé par les eaux printanières, à travers les forêts de sapins, d’où surgissaient très haut dans le ciel des arêtes de glace étincelantes sous le soleil. Au passage, de fois à autre, j’apercevais dans un sentier des paysans slovaques, coiffés de bonnets de fourrure et vêtus de peaux de mouton, avec d’étonnantes braies rouges, serrées autour des jambes par des cordelettes de cuir ; des paysannes habillées de peau, elles aussi, jambes nues ou chaussées de bottes, un mouchoir brodé sur la tête, des tresses de cheveux pendant le long des joues, et qui fumaient de longues pipes noires. Et dans les petites stations où notre train s’arrêtait, à ces peaux de mouton, à ces fichus de couleur, à ces braies écarlates, se mêlaient tout à fait étrangement des gens de noir vêtus, chapeaux noirs, caftans noirs, bottes noires et boueuses, tenant tous à la main de vieux sacs de voyage, se bousculant pour grimper dans les wagons, comme si devant eux c’avait été la roue de la fortune qui glissait sur ces rails, et qu’il fallût la saisir. Tous, ils portaient des barbes non coupées qui flottaient sur leurs vêtements, de longues barbes noires ou rousses, et des papillotes assorties, tirebouchonnant sur leurs joues. Ce qui frappait encore, c’était dans leur visage des yeux d’une mobilité extrême, et dans toute leur personne un remuement perpétuel, une promptitude étonnante. Ils ne marchaient qu’à grandes enjambées et en jouant des coudes avec une brutalité que chacun employait et subissait tour à tour, sans penser à s’en excuser ni à la reprocher à personne. Tous merveilleusement à leur aise au milieu du dégel, dans la boue qui jaillissait en jets clairs sur leurs houppelandes moisies. Mais le plus singulier de tout, (du moins pour un voyageur confortablement installé à l’abri de leurs assauts), c’était l’espèce de gaîté, le vif entrain de vivre qui sortait de cette foule sordide… J’avais là sous les yeux les Juifs de village perdus dans la montagne, les délégués commerciaux de toute cette Haute Hongrie, de ces pâtres, de ces bûcherons qui n’ont aucune idée de ce qu’est une ville, et qui s’en remettent à ces surprenants bonshommes du soin de vendre leurs produits et de faire leurs emplettes.

Je n’en revenais pas que deux humanités si différentes, ces paysans paisibles, dont le visage ne respirait que simplicité et rudesse, et ces Juifs qui, par leurs regards, leur bruit et leurs moindres gestes, exprimaient tant d’activité d’esprit, pussent ainsi vivre côte à côte. Et ce qui déroutait encore, c’est que ces Juifs par leur costume semblaient appartenir à un monde encore plus archaïque que ces montagnards et leurs femmes vêtus de peaux de bêtes. À chaque station il en montait. Il semblait que le train les attirait, les aimantait, les arrachait à ces solitudes qui n’étaient pas faites pour eux. Quelques instants plus tard, on était étonné de les voir redescendre dans de pauvres stations toutes pareilles à celles d’où ils étaient partis, comme s’il eût été naturel que le train les emportât plus loin, toujours plus loin, vers des pays tout nouveaux…

Oui, quel souvenir inoubliable, cette apparition d’Israël pataugeant dans la boue, le long de cette voie ferrée, sous un ciel nuageux traversé de rais de lumière, comme dans une image de l’Ancien Testament ! Montagnes, forêts, rochers, tout cet âpre pays d’une beauté grandiose, quoique un peu monotone, m’intéressait maintenant beaucoup moins que cette foule noire avec ses yeux de feu, ses bottes qui laissaient voir les orteils, et ses tristes lévites crasseuses. Et plus j’avançais dans mon voyage, plus ma surprise grandissait, jusqu’à devenir opprimante. Dans les petites villes où je m’arrêtais en passant, je visitais des rues, des logis empestés, des synagogues où l’on implorait Dieu avec une furie indécente ; j’entrevoyais des vies comme jamais je ne pouvais imaginer qu’il pût en exister de pareilles… Évidemment il y avait là quelque chose d’unique au monde, un spectacle auquel rien ne m’avait préparé, je ne sais quel Moyen-Âge de la danse de Saint-Guy, que dis-je ? un débris, un vieux reste de civilisation, qui remontait à Antiochus, à Salomon, au roi David, à Ninive, à Babylone, et qui se conservait ici sous la crasse ! Bref, je ne saurais exprimer la stupeur où me jetait cette humanité baroque, que je croyais découvrir, comme Bougainville un jour avait découvert les Canaques. Je me trouvais devant un spectacle d’un prodigieux intérêt qui me rebutait et m’attirait tout ensemble ; je venais de poser la main sur un nid chaud, et j’en éprouvais à la fois une sensation de tiédeur et de dégoût...

Ce matin, dans la gare de Budapest, les gens que j’avais devant moi, c’étaient exactement les mêmes que j’avais rencontrés, jadis, le long du torrent de la Vaag et dans la plaine galicienne. Que faisaient-ils dans ce train immobile ? Qu’attendaient-ils sur ces voies de garage envahies par les herbes ? Eh !l simplement, ils continuaient leur vieille histoire de toujours ! C’était une tribu de ces Juifs, émigrés en Hongrie pendant la . guerre, et dont le Gouvernement essaye de se défaire à tout prix en les réexpédiant en masse dans leur pays d’origine. Mais aux frontières de Roumanie, d’Autriche ou de Tchéco-Slovaquie, partout le même ordre est donné. Les chefs de gare refusent de les laisser descendre ou continuer leur voyage. « Nous ne vous connaissons pas, ou plutôt nous vous connaissons trop ! disent-ils à ces pèlerins. Retournez d’où vous venez ! » Alors, philosophiquement, le ghetto ambulant s’en revient à Budapest. Et c’est ainsi que depuis plusieurs mois, ces troupeaux d’Israël vont et viennent sur les voies, image nouvelle et toute moderne du Juif errant d’autrefois, où le chemin de fer a pris la place du légendaire bâton d’Ahasvérus.

En attendant que mon express entre en gare, pour m’emporter à des milliers de lieues de cette étrange vieille histoire, je me promène tout le long de la minable caravane et de ces wagons fourbus, qui font revivre à mon esprit les abris improvisés dans les sables d’Egypte ou sur les rives de l’Euphrate, Certes, ce n’est pas gai, la vue de cette pouillerie, sans gîte, sans foyer, qui n’aurait qu’à mourir de faim si l’Alliance israélite ne lui envoyait quelques vivres et des secours en argent. Et pourtant, sur cette voie de garage, comme dans les boues de Galicie, et sans doute aussi, j’imagine, dans les déserts du Nil et sous les saules de Babylone, un incroyable élan, une surprenante force de vie, qui n’est pas exempte d’allégresse, s’exhale de ce grouillement sordide. Tout ce monde a l’air d’être chez lui au milieu de cette misère, s’y agite et s’y ébroue sans en paraître autrement affecté, comme ces oies des villages galiciens qui traversent les mares fangeuses sans y tacher leur plumage. Ma curiosité les distrait et ne les offense aucunement ; et même je puis me flatter d’être pour eux, au fond de cette gare, un agréable imprévu. A quoi peuvent-ils bien penser en me suivant de leurs yeux agiles ? Peut-être supputent-ils simplement la valeur de mon pardessus ou du cuir de mes souliers. Mais c’est là interpréter d’une façon trop vulgaire ce qui brille, dans tous ces regards, de vie intelligente et narquoise. Ce qu’ils me disent, c’est à peu près ceci : « Eh bien, oui, regarde-nous ! Le spectacle en vaut la peine. Tant de confiance dans la misère, cela ne se voit pas tous les jours. Aujourd’hui là, demain ailleurs, peu importe ! l’essentiel est de vivre ! Aujourd’hui n’est pas très brillant ; demain sera peut-être radieux... Où t’en vas-tu ? A Paris ? Qui sait si au bout du voyage, tu ne nous y retrouveras point ? La fortune est si étrange ! Ces vieux wagons sans roues et ce train sans locomotive nous y mèneront peut-être avant toi... » Ainsi me parlent leurs yeux pleins de malice. Et près de moi, comme un écho, j’entends la voix du Chrétien qui murmure avec l’accent du désespoir : « Oui, oui, regarde-les ! Aujourd’hui là, demain ailleurs ; chez eux partout et nulle parti Toujours enragés d’espérance ! Le Turc sur la colline de Bude n’était pas plus dangereux que ce Juif ébouriffé, assis là, sur sa valise. Dans le dernier assaut de l’Asie, nous avons été les vaincus. »


Jérôme et Jean Tharaud.

  1. Copyright by J.-J. Tharaud.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1920 et du 15 avril 1921.
  3. Lion-Cerf.