Boileau - Œuvres poétiques/Notice

Œuvres poétiques (Boileau)Imprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 2-32).
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NOTICE
SUR
BOILEAU DESPRÉAUX


Nicolas Boileau Despréaux est né à Paris le 1er novembre 1636. Nous disons qu’il est né à Paris, et il y a de bonnes autorités qui le soutiennent ; on a même été jusqu’à désigner la maison où il est né. C’est celle qui fait le coin du quai des Orfèvres et de la rue du Harlay ; à moins que ce ne soit une autre maison, située dans la rue de Jérusalem. Les mêmes autorités qui le font naître à Paris le font baptiser dans la chapelle du Palais. Cependant des témoignages non moins précis établissent qu’il est né à Crône, petit village des environs de Paris, qu’il y a été baptisé, et que son nom de Despréaux lui fut donné par son père à cause de cela : Boileau Despréaux, c’est-à-dire Boileau né aux préaux, dans les prés, à la campagne. On peut s’étonner que ce point n’ait pas été mieux éclairci, car c’est la seule obscurité qui plane sur la vie du poëte. Cette vie n’est pas chargée de beaucoup d’événements, et plusieurs écrivains, sans compter Boileau lui-même, se sont donné la tâche de la raconter dans tous ses détails.

Son père, Gilles Boileau, était greffier du Parlement.

Fils d’un père greffier…

Boileau nous dit de plus que son père était un très-galant homme, d’humeur douce et facile ; circonstance qui lui paraît fort extraordinaire, à cause de l’extrême méchanceté dont il se vante. La noblesse de sa famille remontait jusqu’à saint Louis, ou tout au moins jusqu’à Charles V, qui avait pour confesseur Hugues Boileau, trésorier de la Sainte-Chapelle. Cette illustre origine fut prouvée par un arrêt du Parlement. Les mauvaises langues prétendirent que les vers du poëte lui avaient tenu lieu d’une généalogie en règle ; et c’est de quoi la postérité se soucie fort peu. Boileau le greffier se maria deux fois ; il eut plusieurs enfants du premier lit, entre autres Boileau-Puymorin, qui fut contrôleur de l’argenterie du roi. Nicolas Boileau n’est que le onzième enfant de Gilles Boileau. Son frère aîné, nommé aussi Gilles Boileau, du nom de leur père, était un poëte estimé, qui entra à l’Académie française vingt-cinq ans avant son cadet, et eut bien de la peine à lui pardonner d’être plus célèbre que lui. Un autre frère de Boileau fut chanoine de la Sainte-Chapelle, et prédicateur ; un autre, chez lequel il passa une partie de sa vie, était greffier du conseil de la grand’chambre ; c’est Jérôme Boileau, que son frère l’illustre poëte préféra toujours, quoiqu’il fût joueur, et que sa femme fût ridicule et impertinente.

La jeunesse de Boileau fut très-malheureuse. Il était sacrifié à ses aînés, et ne passait d’ailleurs que pour un petit génie. « Ce sera un bon enfant, disait le père, qui n’avait d’orgueil que pour Gilles ; il ne dira jamais de mal de personne. » On le reléguait dans une espèce de poivrière placée au-dessus des toits, froide en hiver, chaude en été, d’où il ne voyait que les toits du palais de justice, et qu’il quitta avec bonheur, pour descendre… au grenier, où on eut enfin la charité de l’installer. Il avait été taillé de la pierre à l’âge de quatre ans, et fort mal taillé. Il en souffrit toute sa vie. Les biographes ont tiré mille contes de son infirmité, et y ont joint pour surcroît la ridicule histoire d’un duel avec un dindon, qui guérit Boileau pour le reste de ses jours de tout penchant et de tout besoin amoureux. Quand il quitta les jésuites, chez lesquels on le fit étudier au collège d’Harcourt, on voulut le mettre dans la chicane. Il eut un pupitre chez M. Dongois, son beau-frère, greffier au Parlement, l’illustre M. Dongois, comme il l’appelle ; mais il fut honteusement chassé pour le crime de s’être endormi en écrivant sous la dictée de son parent. Reçu avocat, il fit ses débuts au Parlement avec un tel succès qu’il fallut dès ce premier jour renoncer à l’espoir d’attendrir les procureurs, et d’obtenir de leur grâce le moindre sac de procès. Rebuté de ce côté, Despréaux se fit d’église. Il obtint un bénéfice simple de huit cents livres, le prieuré de Saint-Paterne qu’il garda neuf ans. On assure qu’il aima une de ses parentes, nommée Marie Poncher de Bretonville ; qu’elle voulut résolûment se faire religieuse, et qu’il vendit son bénéfice pour payer sa dot. Cette aventure amoureuse, dont il nous est resté une pièce de vers qui n’est pas la meilleure de Boileau, est la seule trace de tendre sentiment qu’on puisse trouver dans toute sa vie.

On peut suivre jour par jour le développement de sa veine poétique, comme il l’aurait appelée lui-même, car il a pris soin de placer dans une édition faite sous ses yeux la table chronologique de ses œuvres. À vingt ans, son bagage littéraire se composait du Sonnet sur la mort d’une parente, de deux Chansons, et de l’Ode contre les Anglais. Il dit dans une note qu’il avait fait cette ode à dix-sept ans, mais que depuis, il l’avait accommodée. La vérité est qu’il l’avait faite à dix-huit ans, mais il se rajeunissait toujours d’un an, parce qu’un jour que Louis XIV lui demandait son âge, il lui avait répondu : « Sire, je suis né un an avant Votre Majesté, pour raconter ses grandes actions. » Il aurait perdu ce bon mot qui est assez médiocre, et ce trait de courtisan qui n’est pas des plus fins, s’il avait dit la vérité, car il était né, non pas un an, mais deux ans avant le roi.

Ce fut à vingt-quatre ans que Boileau composa sa première satire. C’est une imitation de la troisième satire de Juvénal où le poète latin nous représente Umbritius quittant Rome à cause des vices dont elle est pleine, et des embarras qui en rendent le séjour insupportable. Boileau a tiré deux satires de ce sujet : l’une, que les éditions placent la première, contre les vices de Paris ; l’autre, que les éditions placent la sixième, contre les embarras de Paris. Furetière fut le premier qui vit cette satire, en fourrageant parmi les papiers de Boileau, un jour qu’il allait visiter son frère Gilles Boileau, l’académicien, et par ses louanges, il inspira de la confiance à l’auteur, qui laissa courir quelques copies. Le succès fut assez grand, et l’on compta dès lors un poëte de plus « sur le Parnasse. » Artémise et Julie, c’est-à-dire en langue vulgaire, la marquise de Rambouillet et la duchesse de Montausier appelèrent Boileau dans leur cercle. Mais il n’était pas fait pour plaire au monde des précieuses, et lui-même s’en dégoûta dès le premier jour. Il y trouva Chapelain et Cotin dans toute leur gloire ; et le véritable service que lui rendit l’hôtel de Rambouillet, fut de lui fournir pour les satires suivantes ces deux illustres victimes. Il y trouva aussi Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, qui étaient bien dignes de n’y pas aller, qui l’apprécièrent sur-le-champ, et le comptèrent désormais parmi leurs fidèles. L’amitié de Mme de La Fayette lui valut celle de M. de La Rochefoucauld. De proche en proche, il se lia avec Racine, Molière, La Fontaine. Il eut l’avantage, inappréciable pour tout écrivain, et nécessaire surtout à un critique, de vivre dans le commerce intime des esprits les plus distingués et les plus délicats de son temps. L’amitié qui l’unit à Racine fut tendre, dévouée, sans réserve. Ils ne furent séparés que par la mort, et pendant les longues années que dura leur intimité, jamais l’un d’eux ne livra un vers au public sans l’avoir fait d’abord juger et corriger par son ami.

Boileau et Racine, cela va sans dire, eurent un grand nombre d’ennemis. Cependant Racine était le meilleur des hommes, doux, tendre, généreux, et sinon modeste, ayant tout l’extérieur et tous les agréments de la modestie. Boileau, de son côté, moins affectueux, plus disposé à la domination, incapable de dissimuler ses antipathies, était une nature droite, franche, faite pour inspirer l’estime et la confiance. Mais le génie de l’un et la sévérité de l’autre, leurs succès à tous les deux, la gloire même qui leur vint de leur vivant, et dès leur jeunesse, ameutèrent contre eux ce qui restait de l’école des précieuses, les poëtes longtemps admirés et qu’ils mirent dans l’ombre, les nouveaux venus qu’ils éclipsèrent, et toute cette foule d’esprits dénigrants et médiocres que la gloire d’autrui importune. Boileau n’avait pas comme son ami et comme Molière, de ces succès d’enthousiasme qui passionnent la foule pendant des années ; mais, s’il était moins admiré et moins envié, il était bien plus redoutable. Nous sommes surpris maintenant, quand nous le voyons parler dans ses vers de l’effroi qu’il inspire, de son humeur bizarre et maligne ; quand il se qualifie lui-même de « critique achevé. » Mais, en regardant autour de nous, ne voyons-nous pas des critiques, chargés de distribuer chaque semaine, en vile prose, au bas d’un journal, le blâme et la louange aux dramaturges, aux poëtes, aux romanciers, aux historiens, devenir, s’ils ont un peu de goût, et si leur journal a quelque importance, les oracles du succès, des maîtres écoutés, applaudis au moindre mot, courtisés par les plus illustres ? Il n’y avait pas de journal quotidien du temps de Boileau ; encore moins de feuilletons hebdomadaires. Il fallait lire soi-même, ou s’en rapporter à des nouvellistes mal famés. Deux hommes seuls remplissaient le métier de critique : Molière par ses comédies, Boileau par ses satires ; et celui-ci était même le critique en titre d’office. C’était son métier de faire la guerre aux mauvais vers et aux méchants poëtes, et de consacrer les réputations légitimes. On voyait, on sentait qu’il avait le goût juste, à ce degré qui est du génie, et qui donne aux jugements de certains esprits une sorte d’infaillibilité. Ses ennemis niaient timidement son autorité et la reconnaissaient en secret ; lui-même n’en doutait pas. Il parlait volontiers sur un ton d’oracle, parce qu’il avait la conscience de décider en dernier ressort. Sans lui, on ne faisait que du bruit ; avec lui, on arrivait à la gloire. Ses satires, qui paraissaient de loin en loin, car il travaillait lentement : « Et qu’importe, disait-il ? le public ne s’informera pas du temps que j’ai mis à écrire, » ses satires paraissaient d’abord à petit bruit, en petit comité. Il les lisait lui-même avec beaucoup d’art et d’entrain ; on les copiait ; on les colportait. Perrault et Chapelain apprenaient tout les premiers le nouveau sarcasme qui courait contre eux. Enfin, la pièce, relue par Racine, corrigée, limée, arrangée par l’auteur, paraissait chez Barbin, dans la galerie du Palais. Tout Paris se l’arrachait ; toutes les correspondances l’envoyaient à tous les bouts de l’Europe lettrée ; et en très-peu de temps on la savait par cœur. Le style de Boileau manquait peut-être un peu d’élévation ; il avait plus de dignité que de grâce ; mais il excellait à enfermer dans un vers bien frappé une sentence juste, et ses mots heureux, quelquefois profonds à force de bon sens, passaient aussitôt en proverbes. Il chercha et il obtint le rôle de maître et de juge suprême en matière d’écrits ; il eut à lui seul plus d’autorité que n’en avaient eu quelques années auparavant les bureaux d’esprit, cercles ou ruelles, dont Molière avait fait si bonne justice. Il ne faut pas oublier ces circonstances en lisant Boileau et en le jugeant. Ses écrits ne sont pas son seul titre devant la postérité. Il a contribué par ses conseils, par ses leçons, et surtout par ses critiques, à former ce qu’on appelle en littérature le siècle de Louis XIV. Pour tenir le haut du pavé dans la critique, il faut en tout temps être un esprit bien doué, d’un jugement fin et rapide, d’une pénétration extrême, d’une vaste et solide érudition, et par-dessus tout d’un goût délicat et sûr ; mais ce rôle est bien autrement important quand il ne s’agit pas seulement de juger, et qu’il faut arracher son siècle à la manière, au faux brillant, à l’affectation du goût espagnol, pour le ramener, ou tout au moins pour le maintenir et le guider dans la voie suivie par les écrivains du temps de Périclès et de celui d’Auguste. Après avoir loué Boileau d’avoir eu constamment du goût, du bon sens, de la correction, de la dignité, il faut le louer d’avoir concouru plus que personne à donner les mêmes qualités aux plus éminents de ses contemporains.

On pourrait presque dire qu’indépendamment de l’autorité que lui donnait son mérite, Boileau avait une sorte de caractère officiel pour dominer ce qu’on appelait, même alors, la république des lettres. Non pas qu’il ait jamais été chargé, comme Chapelain, de distribuer des récompenses ; mais tout le monde, dans ce temps-là, avait les yeux fixés sur la cour, toute la cour sur Louis XIV ; et Louis XIV prenait volontiers l’avis de Boileau. Il convenait au grand roi d’avoir son poëte satirique, comme il avait Molière pour la comédie, Racine pour la tragédie, Quinault pour les opéras. Nous ne sentons pas bien aujourd’hui ce que c’était pour un poëte que d’entendre sortir son nom de la bouche de Boileau, récitant une épître nouvelle à Versailles, dans le salon du roi, en présence de Louis XIV et de toute la cour. Si le roi avait approuvé, le jugement était définitif. Ni l’Académie, ni le public n’en rappelaient. Un pauvre abbé fut si consterné de s’être trouvé enchâssé dans un hémistiche à côté de Chapelain ou de quelque autre écrivain de la même farine, qu’il en mourut.

Boileau avait été présenté à la cour par le duc de Vivonne, en 1669. Il était alors âgé de trente-trois ans, et avait déjà publié toutes ses satires. On raconte que dans cette première entrevue, Louis XIV lui demanda de réciter quelques-uns de ses plus beaux vers, et que Boileau récita les derniers vers de l’Épître au roi, qui n’avaient pas paru avec cette épître, et que personne encore ne connaissait :

L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
Est-il quelque vertu dans les glaces de l’Ourse,
Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
Dont la triste indigence ose encore approcher
Et qu’en foule tes dons d’abord n’aillent chercher ?

L’émotion du roi parut sur son visage. « Je vous louerais davantage, dit-il, si vous ne m’aviez pas tant loué. » Boileau sortit de cette première audience avec une pension de deux mille livres. Plus tard, le roi le nomma son historiographe, conjointement avec Racine, Boileau avec une pension de deux mille livres et Racine de quatre. Tout le monde sait que Louis XIV lui demanda un jour quel était le plus grand écrivain de son règne. « Sire, c’est Molière. — Je ne l’aurais pas cru ; mais vous vous y connaissez mieux que moi. » La réponse du roi est bonne ; celle de Boileau est encore meilleure ; et elle prouve qu’il n’était aveuglé ni par la jalousie, ni par l’amitié. Il avait quarante-sept ans lorsqu’il fut de l’Académie. Le roi lui demanda un jour s’il en était. « Sire, je n’en suis pas ; je n’en suis pas digne. — Vous en serez, répondit Louis XIV. Je le veux. » Quelque temps après, l’Académie nomma La Fontaine. Le roi n’eut garde de sanctionner cette élection. Le pauvre La Fontaine n’était nullement courtisan ; et ses Contes, il faut l’avouer, ont beau être des chefs-d’œuvre, ils étaient fort de nature à scandaliser une cour dévote. L’Académie, quelque temps après, nomma Boileau. « C’est un bon choix, dit Louis XIV. Tout le monde applaudira. Vous pouvez à présent nommer La Fontaine. »

Boileau, comme du reste Racine et Molière, et tous les meilleurs esprits de ce temps, payait sa dette au roi par une adulation que nous avons aujourd’hui quelque peine à lui pardonner. L’éloge du roi revenait sans cesse sous sa plume, avec des expressions de tendresse et des hyperboles qui finissent par fatiguer. Tant d’éloges, pour un roi qui n’était pas toujours à louer, ne semblent pas dignes d’un critique achevé, d’un ami de la vérité, comme Boileau s’appelait lui-même. Mais il ne faut pas juger les hommes du XVIIe siècle avec nos idées du XIXe. Louer le roi était alors une chose si simple et si naturelle, que personne ne s’en faisait faute, pas même le bonhomme de La Fontaine, que le roi ne pouvait souffrir, et qui, franc, sans souci, et libertin comme il était, aurait dû détester le roi. Louis XIV avait fait beaucoup pour les gens de lettres. Louis XIII ne s’en souciait pas autrement. Un jour, on lui dit que Corneille lui dédiait un ouvrage. « Il n’est pas nécessaire, dit-il. — Mais, ajouta-t-on, il ne demande rien pour cela. — C’est fort bien fait, reprit le roi. Il me fera plaisir. » Passer de ce roi à un prince prodigue, et amoureux de la gloire que donnent les lettres, c’était comme un rêve pour tous ceux qui tenaient la plume. Boileau fut comblé, et il se montra reconnaissant. Il y avait d’ailleurs en France comme un culte de la royauté. Aimer et servir le roi, n’était pas seulement un devoir de conscience ; c’était une maxime d’honneur. Peut-être même était-ce la manière du temps de se montrer libéral, et de faire, comme on dit aujourd’hui, de l’opposition. Le peuple s’est insurgé d’abord contre la noblesse, et a fait alliance contre elle avec la royauté, jusqu’au moment où la noblesse ayant perdu toute sa force, le roi et le peuple se sont trouvés face à face. Au commencement de cette lutte, on était bien loin de penser dans la bourgeoisie, qu’on pût jamais dans l’avenir s’en prendre au pouvoir royal. On acceptait celui-là comme nécessaire et sacré, et l’on s’émancipait sur le pouvoir intermédiaire, qui gênait la royauté, en même temps qu’il opprimait le peuple. Ces sentiments étaient doublement naturels chez les poëtes, que les grands seigneurs tyrannisaient, et que le roi traitait avec familiarité. Ce n’est peut-être pas un paradoxe que de dire que Boileau était un libéral, un frondeur, selon l’expression du temps. Il louait le roi aux dépens de la noblesse. En religion, il ne déguisait point ses sympathies pour les jansénistes. Sympathiser avec une secte condamnée, c’était au moins de la hardiesse. Les plus grands courages n’allaient pas au delà. Il fallait être un abandonné comme Des Barreaux, pour supposer même qu’on pût mettre en doute l’autorité de l’Église catholique. Ce siècle-là avait deux cultes : le roi et l’Église. Tout le monde courbait la tête devant ces deux noms ; et les frondeurs étaient eux-mêmes effrayés de leur audace quand ils écrivaient contre les jésuites ou contre les nobles.

Au reste, quel que fût le motif de l’admiration de Boileau pour le roi, elle était très-sincère, et d’autant plus honorable qu’elle ne lui arrachait aucune bassesse. Il fut toute sa vie l’ami et le défenseur des solitaires de Port-Royal. Il garda avec le roi son franc parler dans une certaine mesure. Louis XIV lui montra des vers qu’il avait faits. « Rien n’arrête Votre Majesté, elle peut tout, dit-il. Elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a réussi. » On a cru même qu’à plusieurs reprises, il parla de ce misérable Scarron, des sottes comédies du pauvre Scarron, en présence du roi et de Mme de Maintenon. Ces anecdotes, quoique appuyées sur de bons témoins, doivent paraître suspectes. Les courtisans, et il l’était, ne sont pas si oublieux. On prétend que Racine le reprenait, et que Boileau parodiant un vers latin, lui déclarait que son amour pour le roi n’irait pas jusqu’à le forcer de pardonner à l’inventeur du genre burlesque. Il est malaisé de concilier ces récits avec celui de Saint-Simon, qui attribue la mort de Racine à un oubli de ce genre, et à la disgrâce qui en résulta. On comprend mieux une distraction de Racine que de Boileau. Boileau était grave, compassé, réservé ; l’imagination ne l’entraînait pas ; il pesait ses paroles. Il a inventé ce fameux vers, pour exprimer l’inaction du roi pendant le passage du Rhin :

Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.

Ce vers est d’un courtisan bien habile, qu’on a peine à se représenter parlant du misérable Scarron, devant sa veuve, et surtout devant son successeur. Comme Boileau avait une réputation un peu exagérée de brusquerie, ses biographes lui ont prêté ces fières réponses ; et en les rejetant, il nous reste assez de faits avérés pour attester que, tout courtisan qu’il était, Boileau avait conservé le droit de parler en homme devant Louis XIV. Voici par exemple un fait moins invraisemblable, et plus honorable pour Boileau, qui paraît mieux constaté. Corneille mourant avait été privé de sa pension : Boileau rapporta le brevet de la sienne. Ce trait, en tout temps, serait d’un noble cœur. Il était héroïque sous Louis XIV. On n’accepta pas ce sacrifice, et le vieux poëte de génie reçut un secours.

En somme, soit à la cour, soit dans le monde, soit dans la vie privée, la conduite de Boileau était toujours droite. Il disait partout la vérité sans sourciller, et rendait hautement témoignage à ses opinions et à ses amitiés. Il était ennemi de bonne foi, mais ennemi sans ménagement ; bon ami, mais sans fausse complaisance. Nous citions tout à l’heure une preuve de son admiration pour Molière : il le mettait au-dessus de ses contemporains, et le traitait avec sévérité dans son Art poétique. Il y avait une liberté d’allure dans Molière, une variété de tons, et quelquefois, un dédain des règles qui ne pouvait plaire au grave et majestueux Boileau, toujours épris de ses formules, et qui se trouvait lui-même si bizarre pour avoir fait une satire sur l’équivoque et une épître à son jardinier. Surtout, il ne pouvait lui passer de monter sur les planches, et jouer lui-même ses propres pièces, et

… Ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe.

Sur la fin, et quand Molière n’en pouvait plus, il le supplia de quitter le théâtre. « Mon honneur, dit Molière, m’empêche de quitter ! » Il voulait dire, qu’en se retirant, il mettrait cent pères de famille à l’aumône. Et peut-être, qui sait ? le valet de chambre tapissier du roi, qui sentait ce qu’il valait, et qui souffrait des dédains que lui attirait sa profession, voulait-il rester comédien jusqu’au dernier jour, de peur de recevoir après sa retraite des honneurs qui auraient été une insulte pour sa vie passée. Boileau n’entendait pas tout cela. « Le bel honneur, disait-il, de se barbouiller la figure tous les soirs, et de se faire donner des coups de bâton entre six chandelles ! »

Il n’en fut pas moins fidèle à Molière jusqu’au bout, et cette fidélité l’honore d’autant plus que Racine, son meilleur ami, était brouillé avec Molière. Cette brouillerie est peut-être une tache, et elle est à coup sûr un malheur dans la vie, d’ailleurs si pure, de Racine, et on peut être sûr que Boileau la lui reprocha souvent dans les épanchements de l’amitié. Il n’avait pas de secret pour Racine, qui n’en avait pas pour lui. Ils se communiquaient leur prose et leurs vers, et mettaient en commun leurs sentiments, leurs intérêts, toute leur vie. Cette belle amitié commença en 1664. Boileau était déjà célèbre, et Racine, plus jeune, n’était guère connu que par une ode assez médiocre, la Renommée aux Muses. Boileau écrivit quelques notes critiques sur un exemplaire de cette ode, qui fut remis à Racine. Une entrevue s’ensuivit, et ce fut l’origine de leur liaison. Lorsque Racine mourut, trente-cinq ans après, Boileau vint recueillir le dernier soupir de son ami. Le malade se souleva avec peine, et lui dit en l’embrassant : « Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous. » Boileau ne se consola jamais. Il vécut désormais loin de la cour, et se confina dans sa maison d’Auteuil. On lui conseillait de retourner à Versailles. « Qu’irais-je y faire ? répondait-il tristement. Je ne sais plus louer. »

Il n’avait jamais joui d’une forte santé. Il eut une extinction de voix qui dura près de deux ans, et dont les eaux de Bourbon eurent grand’peine à le guérir. Ses dernières années furent tourmentées par des infirmités. Il était sourd, sa vue était affaiblie. Il s’occupait à surveiller les dernières éditions de ses œuvres. Il jouissait de toute sa gloire, que personne ne lui contestait, et dont il ne doutait nullement. Il était convaincu que son siècle était un grand siècle, et après ceux de Périclès et d’Auguste, glorieuses époques pour lesquelles il avait un véritable culte, il ne voyait rien à comparer au siècle de Louis le Grand. Il croyait assister à la fin de ce siècle et à la décadence littéraire. Loin d’encourager les nouveaux poëtes, il les traitait de barbares. Les succès de Crébillon et de Fontenelle lui faisaient regretter ses sévérités pour les Cassagne et les Lasserre. Ce dédain pour les tentatives nouvelles, cet amour exclusif de son temps, cette confiance absolue dans ses jugements et dans ses principes, complètent bien son caractère. Il devait finir ainsi. Il n’avait pas été moins décidé au commencement de sa carrière contre l’école de Ronsard et l’influence de Chapelain. C’était un esprit d’une qualité excellente, mais tout d’une pièce, et fort inaccessible à tout ce qui ne répondait pas à sa manière de comprendre le beau dans les arts.

Son intérieur n’avait jamais été fort attrayant. Quand il fut vieux garçon et malade, il devint morose et solitaire. Il jouait volontiers aux quilles. « Il faut avouer, disait-il, que j’ai deux grands talents aussi utiles l’un que l’autre à la société, l’un de bien jouer aux quilles, et l’autre de bien faire des vers. » Il logea d’abord chez son frère Jérôme, puis chez son neveu Dongois. Il s’était donné une maison de campagne en 1685 ; il avait alors quarante-neuf ans. C’est sa chère maison d’Auteuil, dont il a parlé si souvent, et où il vivait fort retiré.

Sa vie, en effet, s’y écoulait douce et unie. Il la passait sans trouble dans cette retraite, constamment occupé de son art, dans l’intimité de Racine, choyé et aimé de tout ce qu’il y avait alors d’esprits distingués. Molière, La Fontaine et Chapelle, formaient, avec son cher Racine, sa société habituelle et allaient souvent le visiter dans son jardin d’Auteuil, pendant la belle saison. Qui n’a été voir, au moins au printemps, ce village si charmant avant les malheureuses dévastations d’une année de guerre et de discordes civiles, ce village consacré par tant de souvenirs, et cette maison si humble, à un seul étage, aux murs tapissés de vignes, où Boileau fit ses premiers vers ?

Auteuil ! lieu favori, lieu saint pour les poëtes,
Que de rivaux de gloire unis sous tes berceaux !
C’est là qu’au milieu d’eux, l’élégant Despréaux,
Législateur du goût, au goût toujours fidèle,
Enseignait le bel art, dont il offre un modèle.
Là, Molière esquissant ses comiques portraits,
De Chrysale ou d’Arnolphe a dessiné les traits.
Dans la forêt ombreuse et le long des prairies,
La Fontaine égarait ses douces rêveries.
Là, Racine évoquait Andromaque et Pyrrhus,
Contre Néron puissant faisait tonner Burrhus,
Peignait de Phèdre en pleurs, le tragique délire…
Ces pleurs harmonieux que modulait sa lyre
Ont mouillé le rivage, et de ses vers sacrés
La flamme anime encor les échos inspirés.

(Chénier, La Promenade.)

C’est là, dans cette retraite d’Auteuil, entouré de ces grands écrivains, qui tous étaient ses amis, que Boileau a passé les heures les plus fortunées de sa vie, avec trois compagnes charmantes, la nature, l’amitié et la poésie. Car cet homme qu’on s’est plu à dire si froid, goûtait ces trois biens avec transport. Il manifeste ces goûts vifs et simples en cent endroits de ses écrits, mais notamment avec un singulier bonheur d’expression et une vivacité toute poétique dans ses délicieuses Épitres à Lamoignon et à son jardinier d’Auteuil. Il y a peu de passion dans l’Épitre au jardinier Antoine, si l’on entend par ce mot un grand élan désordonné ; mais quel charme ! quel naturel ! quel abandon ! dans ce passage sur le travail du poëte comparé à celui du jardinier :

Antoine, de nous deux, tu crois donc, je le voi,
Que le plus occupé dans ce jardin, c’est toi.
Oh ! que tu changerais d’avis et de langage,
Si deux jours seulement libre du jardinage,
Tout à coup devenu poëte et bel esprit,
Tu t’allais engager…

Certes, il n’y a là rien d’extravagant, mais tout cela est senti et passionné au degré qui convenait au caractère grave du poëte. Sans doute, on ne le voit s’écrier nulle part comme Horace :

O rus, quando te aspiciam !

ou bien encore comme Virgile :

O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas !

Mais il ne s’en suit pas, que pour exprimer ses sentiments d’une manière différente, il n’aime pas la campagne et la nature d’une égale passion. Comme on sent, on l’exprime. Ainsi Boileau qui n’affecta jamais rien, et ne prend la peine d’exprimer que ce qui le touche, ne va-t-il point chanter à tout venant les forêts, les prairies et les champs :

Et dans son cabinet, assis au pied des hêtres,
Faire dire aux échos des sottises champêtres.

Boileau rime au contraire selon qu’il est inspiré, au gré de sa verve et de ses préoccupations du moment, et c’est justement un des côtés distinctifs de son talent.

Après la mort de Racine, il ne sortit plus de sa résidence d’Auteuil que pour aller à l’Académie, ou faire quelque visite à ceux de ses parents qu’il affectionnait le plus. Comme il survécut à Molière et à Racine, et qu’il était le seul représentant désormais d’une grande époque littéraire, les écrivains de quelque renom et la plupart des jeunes poëtes désiraient faire une visite à la maison d’Auteuil. Boileau était sensible à cet empressement. Il recevait avec politesse, mais sans cordialité, en homme qui ne veut plus vivre que dans ses souvenirs. Le Verrier voulut acheter cette maison ; il consentit à la vendre par complaisance, et sur la promesse qu’on lui fit qu’il y serait toujours comme chez lui. Il y retourna plusieurs fois en effet ; mais un jour qu’il ne retrouva plus un berceau sous lequel il avait coutume de s’asseoir : « Antoine, dit-il au jardinier, qu’est devenu mon berceau ? M. Le Verrier l’a fait abattre. — Je ne suis plus le maître ici : qu’y viens-je faire ? » Ce fut son dernier voyage à Auteuil. Ce fut peut-être aussi son dernier chagrin.

Il s’était établi en dernier lieu au cloître Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. C’est là qu’il mourut d’une hydropisie de poitrine, le 17 mars 1711. Il fut enterré dans la Sainte-Chapelle du palais. Ses cendres furent transférées sous la Révolution au musée des monuments français ; on les a transportées depuis à l’église de Saint-Germain des Prés. Voici l’inscription qu’on peut lire sur un pilier voisin de la sacristie, dans le pourtour du chœur de cette église :

« Hoc sub titulo fatis diu jactati in omne ævum tandem compositi jacent cineres Nicolai Boileau Despréaux, Parisiensis, qui versibus castissimis hominum et scriptorum vitia notavit, carmina scribendi leges condidit, Flacci æmulus haud impar, in jocis etiam nulli secundus. Obiit XVII mart. M DCC XI. Exequiarum solemnia instaurata XIV jul. M DCCC XIX, curante urbis præfecto, parentantibus suo quondam regia utraque tum Gallicæ linguæ, tum Inscriptiomun humaniorumque litterarum Academia. »

« Ici reposent enfin pour l’éternité, après des fortunes diverses, les cendres de Nicolas Boileau Despréaux, né à Paris, qui critiqua en beaux vers les mœurs et les écrivains de son temps, dicta des lois à la poésie, fut le rival heureux d’Horace, et dans l’art de plaisanter avec grâce ne le céda à aucun poëte. Il mourut le 17 mars 1711. Ses cendres ont été transportées ici solennellement le 14 juillet 1819, par les soins du préfet de la Seine, et sous les auspices de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dont il avait été membre. »

On voit par les nombreux legs que contient le testament de Boileau, qu’il laissait un capital d’environ 90 000 livres. Il jouissait en outre d’une rente de 1500 livres sur l’hôtel de ville de Lyon, et de 4000 livres de pension. Il n’avait jamais voulu tirer de profit pécuniaire de ses ouvrages. Cette petite fortune ne laissait pas d’être considérable en ce temps-là, et pour un poëte. Nous voyons par le même testament que Boileau avait à son service un valet de chambre, un petit laquais, une servante, un cocher, un jardinier. Il avait toute sa vie été fort économe, quoiqu’il sût se montrer généreux dans l’occasion. Racine aurait été plus magnifique, s’il n’avait été père d’une famille nombreuse. Il semble qu’on devinerait ce détail de leur caractère, rien qu’en lisant leurs écrits, si on ne le savait pas d’ailleurs.

Les œuvres poétiques de Boileau contiennent les Satires, les Épîtres, l’Art poétique, le Lutrin, et quelques ouvrages de moindre importance. Les Satires commencèrent sa réputation et décidèrent en quelque sorte de son rôle dans les lettres. Les Épîtres, qui sont l’ouvrage de sa maturité, sont en général mieux composées. Le style en est plus correct et plus facile ; Boileau y possède pleinement cet art si apprécié au XVIIe siècle, si inconnu de nos jours, et que personne ne poussa jamais plus loin, de dire noblement les choses les plus vulgaires. Au fond, les Épîtres ne sont guère que des satires, sous un titre différent. Elles sont, comme les satires, un peu guindées, un peu solennelles, et n’ont pas cet aimable laisser aller des épîtres d’Horace. Il s’en faut que Boileau, dans les épîtres et dans les satires, se soutienne toujours à la même hauteur. Quatre de ses épîtres, la IVe, la VIe, la VIIe et la IXe, sont, sans comparaison, les meilleures. Il faut placer ensuite la VIIIe et la Xe . Au contraire, la IIe épître, par exemple, et celle qu’il a écrite dans sa vieillesse sur l’Amour de Dieu, sont des ouvrages où l’on ne peut guère louer que la sagesse et la correction, qualités par trop négatives. L’épître sur l’Amour de Dieu était pourtant l’ouvrage de prédilection de Boileau. Il est vrai que le cardinal de Noailles l’avait approuvée, et « avait daigné donner à l’auteur d’utiles conseils. » Après une déclaration si précise, on aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître que l’épître sur l’Amour de Dieu est au moins un ouvrage orthodoxe. L’Art poétique peut être considéré comme le chef-d’œuvre de Boileau. Son talent, d’une nature essentiellement dogmatique, s’y déploie à l’aise et y fait merveille. La meilleure prose n’aurait pas cette précision ; bien peu de vers atteignent cette élégance. Une composition sobre, bien ordonnée, des préceptes d’une justesse parfaite, des remarques fines et souvent profondes, placent ce poëme au même rang que la fameuse Épître aux Pisons, qui est un des chefs-d’œuvre d’Horace. Le Lutrin est un badinage d’un goût très-délicat. Il fallait un art infini pour traiter un pareil sujet avec cette facilité et cette liberté d’allure, sans tomber dans le style bas et dans l’impiété.

On connaît l’incident qui donna naissance à ce poëme. Un pupitre placé et déplacé, une querelle entre le chantre et le trésorier d’une église avaient jeté la discorde dans un Chapitre de Paris ; car quoique Boileau ait transporté à Bourges ses personnages et son action, et prétendit, par d’honorables scrupules, que son poëme n’était qu’une fiction, chacun savait que le Chapitre mis en scène était celui de la Sainte-Chapelle de Paris. L’anecdote, d’ailleurs, avait fait assez de bruit, et le Président Lamoignon causant un jour avec Boileau, le défia de traiter ce sujet en vers. Boileau accepta le défi et fit le Lutrin.

Quelques critiques se sont étonnés qu’un tel maître ait traité un si pauvre sujet, et lui ont reproché d’avoir ainsi donné un mauvais exemple. On a beau leur dire que l’ouvrage est de pure plaisanterie, une réponse au défi du Président Lamoignon, ils ne veulent pas absoudre le poëte, et tout en rendant hommage aux beaux côtés du Lutrin, ils trouvent l’œuvre froide par l’idée qu’on a involontairement de la peine que Boileau a dû se donner.

La disproportion entre la richesse de l’art et la pauvreté de la matière ne saurait jamais être un défaut, mais au contraire elle exige du poëte qu’il donne une plus grande preuve de son génie. Pour faire avec tant d’art « d’un vain pupitre un second Ilion, » quelles merveilleuses ressources d’esprit il a fallu ! Les Satires, les Épîtres, l’Art poétique sont admirables ; mais dans le Lutrin tout est de création, et si Boileau n’avait pas composé ce poëme, il n’aurait pas donné toute sa mesure. Nous aimons en littérature un mauvais exemple de ce genre, qui nous vaut un chef-d’œuvre.

C’est en 1667 qu’eut lieu cette fameuse querelle, et en tête de l’édition qui parut en 1713, deux ans après la mort de l’auteur, se lisent les lignes suivantes qu’il avait écrites lui-même :

« Le trésorier remplit la première dignité du Chapitre dont il est ici parlé ; il officie avec toutes les marques de l’épiscopat. Le chantre remplit la seconde dignité. Il y avait autrefois dans le chœur un énorme pupitre ou lutrin, qui le couvrait presque en entier ; il le fit ôter. Le trésorier voulut le faire remettre. De là arriva une dispute qui fait tout le sujet du poëme. »

Le prélat terrible qui figure au premier vers du premier chant, s’appelait Claude Auvry. Il passa du siège de Coutances à la dignité de Trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris. Le chantre se nommait Jacques Barsin ; était fils du maître des requêtes La Galissonnière. L’antique chapelle, située dans l’enceinte du Palais de Justice, est la chapelle bâtie au temps de saint Louis et restaurée de nos jours par MM. Viollet-Leduc et Lassus. Les souvenirs historiques qui se rattachent à la Sainte-Chapelle sont nombreux et retracés dans divers ouvrages ; nous n’avons donc pas à nous y arrêter ici. Disons seulement que les quatre premiers chants du Lutrin sont ravissants, même pour nous, qui ne sommes plus, comme les contemporains de Boileau, de justes appréciateurs de toutes les convenances, et qui n’avons plus le sentiment des plaisanteries discrètes. Ils n’ont rien de comparable en leur genre, et surpassent de beaucoup pour l’invention, pour la richesse et la nature des peintures, pour la perfection du style, la Boucle de Cheveux enlevée de Pope, à laquelle ce poëme a été quelquefois comparé. Ces quatre chants (car il faut se garder de parler des deux derniers) dérangent un peu l’idée qu’on se fait du talent et du caractère de Boileau. On pouvait attendre de lui de la sagacité, de la noblesse ; mais, sans ce joli poëme, on n’en aurait pas attendu de l’enjouement.

Quant aux deux derniers, ils furent composés neuf ans après les quatre premiers. Nous voudrions expliquer cette longue interruption d’un ouvrage qui avait obtenu un si grand succès. Boileau, sans partager tous les scrupules religieux qui avaient irrévocablement éloigné du théâtre et de la poésie son ami Racine, en avait été frappé ; le genre qui était le sien n’offrait aucun danger pour le cœur et l’imagination, mais en voyant son ami ne plus faire de vers, il s’y sentait moins disposé lui-même. La tâche d’historiographe qui lui fut confiée à peu près à cette époque, l’obligea ainsi que Racine à des travaux d’un genre bien différent. Il remplaça les vers par des investigations historiques et par des recherches qui se rapportaient au règne de Louis XIV. Telle fut la cause du retard que mit Boileau à faire paraître les deux derniers chants ; mais ce qu’on s’explique moins, c’est qu’il ait consacré son sixième chant presque entier à la louange du président Lamoignon, quand avec vingt vers ajoutés au cinquième, il aurait pu terminer son poëme.

Nous ne dirons rien de ses poésies diverses ; et l’Ode sur la prise de Namur ne mériterait même pas d’être mentionnée, sans la curieuse correspondance à laquelle elle donna lieu entre Boileau et Racine.

Signalons, parmi les œuvres en prose, l’Arrêt burlesque, le Dialogue des héros de roman, et les lettres écrites au duc de Vivonne, sous les noms et dans le style de Balzac et de Voiture. La traduction du Traité du Sublime n’a d’autre mérite que l’exactitude. Boileau ne daignait pas travailler sa prose, et n’était éloquent que dans les vers.

Il avait revu lui-même les épreuves de l’édition de 1701, et, chose remarquable, c’est la seule des éditions faites de son vivant qu’il ait signée en toutes lettres. Il venait de commencer en 1710 une édition qui devait être plus complète et plus correcte que les autres. Son intention était d’y insérer sa satire sur l’Équivoque, qu’il avait composée à l’âge de soixante-neuf ans, et qui n’était encore que manuscrite; mais il fallait pour cela une permission, qui lui fut refusée. L’édition resta donc interrompue, et fut reprise, après la mort de l’auteur, par Valincour et l’abbé Renaudot. Elle parut en un seul volume in-4o divisé en deux parties. C’est l’édition de 1713, à laquelle la plupart des éditeurs suivants se sont référés. La satire sur l’Équivoque n’y était pas comprise, quoiqu’elle eût été publiée séparément en Hollande, quelques mois après la mort de l’auteur.

Quoique Boileau n’ait pas été ce qu’on appelle un homme du monde, et qu’il aimât peut à causer, on citait un grand nombre de mots de lui, peut-être parce qu’on était accoutumé à citer ses vers, et qu’on mit sous son nom des traits d’esprit inventés par les faiseurs de nouvelles. Parmi les anecdotes recueillies par Brossette, Renaudot, Monchesnai, Cizeron-Rival, bien peu méritent d’être tirées de l’oubli. Il assistait un jour à une discussion entre Molière et l’avocat Fourcroy, qui avait des poumons formidables ; il dit en se tournant vers Molière : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme celle-là ? » Le libraire Barbin le fit dîner à la campagne dans une maison trop petite, où il y avait grande compagnie : « Je vous laisse, dit Boileau ; je retourne à Paris pour respirer. » Condé lui montra son armée toute composée de recrues, dont le plus âgé n’avait pas dix-huit ans : « Qu’en dites-vous, lui dit le prince. — Monseigneur, je crois qu’elle sera fort bonne, quand elle sera majeure. » On lui présenta, dans une soirée, une demoiselle, qui chanta et dansa médiocrement. « On vous a tout appris, mademoiselle, lui dit Boileau, excepté à plaire ; et c’est ce que vous savez le mieux. » On ne s’attendait pas à ce madrigal. Il était aimable quand il voulait, et avait quelques talents de société (sans parler du jeu de quilles). Il imitait à ravir la voix, la déclamation et les gestes, de toutes les personnes qu’il voyait et entendait, et contrefit une fois Molière devant Louis XIV. Une autre fois il imita en dansant M. Jeannart, l’oncle de La Fontaine. Si Racine n’en avait pas fait le récit, personne ne croirait jamais que Despréaux eût pu danser.

Parmi les anecdotes qu’il se plaisait à raconter, en voici deux qui revenaient souvent dans sa conversation, et qui sont assez piquantes. Mlle de Lamoignon, sœur du Premier Président, grande dévote, et personne du reste accomplie, lui reprochait un jour ses satires ; « Car il ne faut, disait-elle, médire de personne. C’est une règle absolue. — Mais quoi, dit-il, le Grand-Turc ? — Non vraiment : c’est un souverain ! — Mais le diable ? » L’objection embarrassa la dévote, qui réfléchit un moment. « Non, dit-elle à la fin ; il ne faut jamais dire de mal de personne. »

« Un bon prêtre à qui je me confessais, disait Boileau, me demanda quelle était ma profession. — Poëte. — Vilain métier ! Et dans quel genre ? — Satirique. Encore pis. Et contre qui ? — Contre les faiseurs d’opéras et de romans. — Achevez votre Confiteor. »

Nous avons vu Boileau danser tout à l’heure. Voici qui est encore plus surprenant. Il faisait la guerre à Chapelle sur son ivrognerie. Chapelle se contentait de secouer les épaules, et buvait de plus belle. Boileau le rencontre un jour dans la rue, et recommence sa mercuriale. « Vous avez assez raison, dit Chapelle. Mais il fait froid, nous sommes debout. Entrons ici, vous parlerez plus à votre aise.» Il le conduit au cabaret, où l’éloquence de Boileau se donna carrière, jusqu’à ce que l’ouaille et le prédicateur fussent complètement gris.

Ces anecdotes, et beaucoup d’autres du même genre, qui traînent dans le Bolæana ou dans les notes de Brossette, ne peuvent que défrayer une curiosité banale, et ne nous apprennent rien sur le caractère de Boileau. Il vaut mieux se rappeler sa noble conduite lorsqu’à la mort de Colbert la pension de Corneille fut supprimée. Voici deux traits du même genre qui achèvent de peindre cette nature droite et généreuse, quoique peu expansive. Il ne pouvait voir un homme de lettres dans la peine, et si Colbert ou le roi lui manquaient, il secourait de sa bourse tous ceux dont il connaissait les embarras. C’est ainsi qu’il tira du besoin Cassandre, traducteur de la Rhétorique d’Aristote. Linière ne se fit pas faute de s’adresser à Boileau, et Boileau, qui ne l’aimait pas, et qui fit bonne justice de ses vers, ne lui refusa jamais un secours. Linière allait boire cet argent au cabaret, et sur un coin de la table griffonnait une chanson sur son créancier. Patru, le célèbre avocat, se trouva un jour sans ressources, et réduit à vendre ses livres. Le marché était conclu pour une somme assez modique, lorsque Boileau accourut, surenchérit, paya sur-le-champ, et mit dans son marché la clause que Patru garderait sa bibliothèque jusqu’à sa mort, et que l’acquéreur n’en serait que survivancier. La grande Catherine lui a volé ce trait-là, en achetant la bibliothèque de Diderot. Tout ce qu’on sait de Boileau inspire l’estime, comme ses écrits. C’est quelque chose pour un poëte illustre, que d’avoir été en même temps un galant homme. On lui représentait que ses satires lui feraient une foule d’ennemis. « Je vivrai si honnêtement, dit-il, que je ne laisserai même pas de prétexte à la calomnie. » Et il tint parole. Quand il mourut, à l’âge de soixante et quinze ans, entouré de quelques amis et d’une partie de sa famille, le dernier mot qu’il prononça fut celui-ci : « C’est une grande consolation pour un poëte qui va mourir, que de n’avoir jamais offensé les mœurs. »