Déom Frères, éditeurs (p. 263-267).


NE DANSEZ PAS



JEUNES amies, écoutez ce conseil que je vous donne : ne dansez pas. Si vous sentez des picotements sous les pieds, lorsque les sons lointains d’une ritournelle ou le prélude d’une valse arrivent à votre oreille, vite, fermez l’ouïe, prenez l’air, c’est une ruse du malin pour vous tenter. Une sainte employait ce moyen pour mettre Lucifer en fuite : « Tiens, vilain, je te crache sur le nez ! » Mais ne faites pas ça ; il faut être poli même avec le Démon, bien qu’il ne soit pas toujours bon diable comme vous allez voir par cette aventure advenue à une petite fille de Saint-Philippe.

Vous connaissez ce coquet village qui mire son front dans un joli ruisseau au rire cristallin. L’espiègle se permet d’aller jaser jusqu’auprès du portail de la petite église, sans respect pour les morts qui dorment à l’ombre de la croix du cimetière : oh ! ces ruisseaux fin de siècle !

Ce soir à jamais mémorable dans les annales de Saint-Philippe, la fée Hiver, touchant de sa baguette magique ce pittoresque coin de verdure en avait changé le décor : une plaine immense et blanche, piquée çà et là de pâles lumières, une grande lune au front clair veille sur le silence des champs interrompu d’heure en heure par la sonnerie d’un grelot. Dans la plus petite des petites maisons qui bordent la route, une fillette de quinze ans, brune, mince, jolie est accoudée à la croisée, le regard perdu, son nez mignon appuyé sur la vitre gelée y fait de place en place de petits ronds clairs, grands comme des pièces de cinq sous… Parfois, elle tapote avec son dé sur le bord de la tringle, et bat nerveusement la mesure d’une interminable complainte que glapit une bonne vieille de sa voix chevrotante, en filant à son rouet :

Si ma p’tite chanson vous amuse
Je vais vous la… la… la… recommencer.

L’eau chante en bouillant sur le poêle, le tic-tac de l’horloge répond au ronron du gros chat blanc qui s’étire paresseusement sur la bergère, il fait chaud, et tout respire le calme du bonheur.

— Et pourquoi rêves-tu, petite ? Bon, des larmes, maintenant ? Elles tombent drues et chaudes comme une pluie d’été. Voilà, on danse chez les Gibaud et tu n’es pas invitée, et tu mâchonnes entre les dents de fort méchantes choses. « Toujours oubliée, moi !… Avec ça qu’elle est drôle cette Catherine à qui l’on porte un bouquet. Un nez retroussé, des yeux fendus à la chinoise, et menteuse, et sournoise. »

— Péché de malice ! lui souffle doucement son ange gardien.

— Oh ! si j’avais ses colifichets, ses beaux atours… Si ma grand’mère, au lieu d’un maigre potager, avait la terre des Gibaud et leur beau bois tout plein de framboisiers, de fruits sauvages, d’oiseaux, d’écureuils…

— Péché de vanité ! péché d’envie ! insinue l’ange éploré. Prends garde, mon enfant…

Les Santa Maria de l’aïeule allaient s’affaiblissant pour mourir dans un ronflement sonore. Et la fillette ne se gênait plus pour passer sa mauvaise humeur, bousculant les chaises, allant de la porte à sa fenêtre avec une anxiété fébrile. Elle regardait défiler les invités.

— Tiens, Jean et Pierrette, s’en fait-elle accroire un peu avec son grand dadais.

— Mais cette grosse blanche qui s’en vient, on dirait une souris tombée dans un baril de farine. C’est scandaleux de se mettre tant de poudre. Va, les garçons ne t’aimeront pas plus, Philomène… Et la Toinon qui, pour se croire plus drôle, attache le lacet de son corset au poteau de sa couchette, et tire donc… Dame, on a la taille fine aussi et des galants… Et moi… moi… Tiens, fit-elle, rageuse en frappant du pied, j’irai à cette fête, quand même j’y devrais danser avec le diable

— Toc… toc… toc…

— Qui va là ?

— Mais celui que vous appelez.

— Je n’ai appelé personne.

— Si, ouvrez, je suis votre danseur !

Moitié joyeuse, moitié tremblante elle tire le verrou. Une rafale enfonce la porte et pousse sur le seuil un superbe cavalier, brun, souple, les cheveux d’un noir d’ébène, bouclés sur le front, et des yeux, des yeux grands comme ça qui jettent des lueurs phosphorescentes. Vêtu de noir, correctement ganté, le personnage porte un chapeau haut de forme.

— Qu’il est bien !… murmure l’enfant. Vais-je les faire enrager un peu, car j’ai le plus beau cavalier !

— Vite, partons, la danse est commencée.

— Allons ! ça ne languira pas. Tant mieux, pense-t-elle. Et grand’mère ?

— Personne ne va la manger, je suppose. Laissez-la dormir. Nous la retrouverons à notre retour !

La porte s’ouvrit d’elle-même devant le couple étroitement enlacé. Une nouvelle rafale les porta jusque chez les Gibaud. Quand ils parurent dans la salle où l’on dansait, un souffle embrasé frappa les invités au front. Tous s’écartèrent instinctivement des nouveaux arrivés qui laissaient comme une traînée de vapeur rouge derrière eux. Le cavalier noir et sa blonde prirent place dans un quadrille que l’on était en train de former.

Un invité des Gibaud m’a affirmé que jamais on n’avait vu pareil danseur sauter avec une verve aussi endiablée, quoi ! Et des valses, et des quadrilles, et des cotillons, encore des cotillons, et des masurques, des polkas, des galopades… « Grâce ! soupirait la pauvre fillette, je n’en puis plus. »

— Ah ! tu as voulu danser, eh bien ! dansons ma belle…

Et l’étreinte de fer encerclant sa taille se resserre comme un étau. Les cris de douleur de la jeune fille se perdent dans les grincements du violon. Ah ! ciel… les gants se déchirent, les ongles hideux s’enfoncent dans la chair vive, en même temps deux petites cornes se sont fait jour dans le chapeau haut de forme. « Le diable ! Le diable. »

Minuit !…

Une grande lueur rouge, une acre odeur de souffre et le couple disparaît dans un tourbillon de flamme. Tout le monde du bal se sauve épouvanté.

Le fait ci-haut est consigné dans les archives de Saint-Philippe. Il est authentique, foi de Colombine.

Si vous en doutez, allez-voir !