Déom Frères, éditeurs (p. 207-213).


LES VIEUX


À M. le Capitaine Chartrand.


IL marche à petit pas en se traînant les pieds, les yeux vagues, les joues creuses, le corps tordu comme un pommier, pauvre vieux. Ses vêtements semblent trop larges pour sa poitrine rétrécie. Souvent, il ôte ses lunettes dont il essuie les verres avec un mouchoir rouge ; il s’imagine en enlever cette buée qui chaque jour, de plus en plus, descend sur les objets familiers à sa vue. Et de ses yeux clignotants, il interroge l’horizon : « Le vent est sorouais, » diagnostique-t-il sentencieusement. Et comme six heures sonnent, sans plus se hâter que l’ombre du midi, il rentre chez lui, où il Variante orthographique de s’accagnarde au coin du feu, en attendant la soupe. Les pieds dans le fourneau du poêle, les coudes aux genoux, il pipette sans trêve suivant les allées et venues de sa belle-fille qui prépare le repas rageusement, avec trois ou quatre enfants affamés accrochés à sa jupe.

— Maman, j’ai faim ! — Laissez-moi goûter — Hi ! hi ! Y m’vole mon couteau. — Nanan ! articule faiblement le petit.

La mère, une méchante femme née de mauvaise humeur, s’emporte contre tout ; la vaisselle danse sur la table, les vaisseaux rebondissent sur le poêle, elle allonge une claque au marmot dont le bras se perd dans le sucrier, en lâchant un cri aigre qui fait s’enfuir le chat, le poil hérissé. Laide autant qu’un masque de carnaval, anguleuse, la peau comme un parchemin collée sur les os, un nez démesuré planté entre deux yeux noirs perçants, les artères du cou grossis à force de crier, une tête de femme ou d’oiseau de proie. On n’ose dire. À chaque fois que la jupe furibonde passe en cyclone devant lui, le vieillard tressaille, pressentant du gros temps.

— Voyons, le vieux, finirez-vous de manger le poêle, glapit la mégère. Y’a un bout pour faire cuire des crachats. J’commence à être tannée de ne pouvoir faire un pas sans me barrer les jambes dans vot’chaise. Y fait pourtant pas fret — Tit Toine, veux-tu finir. — Misère de misère, le bon Dieu m’avait pourtant envoyé assez d’enfants, sans avoir ce vieux-là sur les bras, pardessus le marché — Mariez vous donc, pour être si bien greillée — Pas moyen de tenir ça propre, c’est la cendre, le tabac, la fumée ; ça rentre les pieds gros comme la tête, que mon torchon n’en finit jamais. Et le nez fourré partout ! dans les chaudrons, dans les armoires ! Pis, ça ne meurt plus, je l’aurai sur les bras le restant de mes jours.

La colère la faisait délirer, elle disait des choses incohérentes, les yeux dilatés, les traits tirés ; sa ressemblance avec une chouette hargneuse s’accentuait avec le frisson nerveux qui la secouait toute.

Le vieux cette fois essaya de se lever, mais il ne le put. On eut dit que son corps était devenu de plomb, une faiblesse plus grande faisait trembler ses jarrets et cassait ses reins. Lui, qui ne parlait jamais, les paroles se pressaient dans son gosier, brisées, haletantes.

— Ma fille, c’est mal de parler ainsi devant vos enfants, ça vous sera remis plus tard, vous saurez le dire. Autant que vous, j’ai hâte que le bon Dieu vienne me cri, mais attendez, j’peux toujours pas me tuer, attendez…

— Bon, plaignez-vous maintenant ! Allez rapporter aux voisins qu’où vous maganne, qu’on vous fait pâtir, que vous crevez de faim, quand vous êtes toujours comme au snaque

Mais, elle pouvait jacasser indéfiniment, la vilaine pie, le vieillard ne l’écoutait plus. Le petit dernier avait disparu de la table commune, et tout doucement vint appuyer sa tête sur les genoux du grand’père — « Me plendre ? » dit-il, et câlin, sa tête bouclée s’appuyant sur l’épaule du vieillard, il lui souffla dans l’oreille : « À pepère le petit garçon, pas un morceau aux autres. »

C’était une douce protestation de l’innocence en faveur d’une autre innocence ! Elle descendit comme un rayon de soleil dans l’âme navrée de l’aïeul.

L’ombre s’accumulait aux soliveaux noirâtres, la bouilloire chantait sur le poêle, le chat ronronnait les yeux mi-clos. En face de la maison, le soleil s’emmitouflait de voiles pourpres, les collines lui envoyaient un dernier baiser et la plaine s’anuitait dans un manteau de caresses laissé par le disparu. Ah ! qu’il fait bon partir ainsi.

Le vieux berçait toujours l’enfant, ce petit cœur qui battait contre le sien le pénétrait d’une douce chaleur. Il chantonnait tout bas. « Adieu, beau ciel de France ». Soudain la voix se brisa et des larmes brûlantes se mirent à couler lentement de ses yeux sur le front de l’enfant endormi. Quel souvenir venait arracher ce cœur glacé à ses linceuls ? Une fugitive vision passa devant les yeux du vieillard : une femme bonne et belle qui l’attend chaque soir en lui tendant son front ; un bébé rose et joufflu comme celui-là bat des mains en l’apercevant ; le soir, il les berce tous les deux, la mère et le fils, les enlaçant dans une même étreinte. Il montre à lire au bambin, suivant du doigt les lettres qu’il épelle. Ah ! comme tout ça semble loin ! La femme adorée est clouée dans un cercueil, l’enfant, devenu homme, l’abandonne à cette bru sans cœur…

Mais la fugace flamme n’a fait que briller un instant devant ses regards : à cet âge le ressort des grandes joies, comme des grandes douleurs se détend vite, le pauvre vieux retombe plus lourdement dans une nuit plus noire, dans une nuit d’abîme, où il se noie. Sa tête se penche sur sa poitrine, des ronflements sonores se mêlent au souffle régulier du petit. Ah ! le rêve est une oasis pleine de fraîcheur. Vers la fin des jours, l’âme peut encore y cueillir quelques fleurs. Béni soyez vous, mon Dieu, qui faites descendre le sommeil et l’oubli sur le vieillard malheureux.

Achever la vie parmi les siens, dans un repos gagné par des années de travail, entouré de soins attentifs et d’une tendresse affectueuse, c’est à peine connaître les amertumes de la vieillesse. On pourrait dire que le déclin des ans est de l’existence la période la plus douce : désirs, passion, tout ce qui fait le tourment des humains s’est apaisé. On assiste, auditeur tranquille, aux spectacles du monde, on savoure délicieusement le calme, loin de la haute mer dans une rade sûre, à peine secoué par les vagues du large.

Pourtant, en ce siècle de jouissances effrénées, où le sens pratique a pris une acuité désolante, les vieux parents deviennent une non valeur, un colis embarrassant que l’on jette par-dessus bord, pour alléger la barque. Je sais nombre de gens fortunés à qui l’on ne refuse pas la main, dont les père et mère languissent loin de leur foyer, confiés à des étrangers, mêlés à la tourbe des pauvres mendiants de la rue. Ces dénaturés mènent joyeuse vie, sans se douter de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des fils ingrats : « Honore tes parents, si tu veux vivre longuement. » Eh bien, voilà une honte indigne d’une nation civilisée ! Les hôpitaux, les hospices sont élevés par la charité publique pour les malheureux sans famille et sans gîte, afin de réparer à leur égard la dureté du sort, et non pour favoriser l’ingratitude des enfants. Mais, c’est une cruauté que d’arracher les aïeuls de la maison où s’est écoulée leur vie. À un âge avancé, les habitudes sont devenues tyranniques : il faut que l’on finisse ses jours dans un milieu analogue à celui où l’on a vécu.

Pauvres vieux !…

Le règlement impeccable d’une communauté les brise, la nourriture plus délicate, mieux préparée, peut-être, ne vaut pas pour eux les ragoûts et les anciens mets canadiens auxquels ils sont habitués. Cette politesse, ces petits soins que les hospitalières leur prodiguent les gênent. Habitués qu’ils sont, disent-ils, à se servir tout seux. À cet âge-là, on ne prend plus racine dans une autre terre. Résignés à leur sort pourtant, sans un mot de reproche, ils s’éteignent dans l’exil d’une maison de charité au bout de quelques mois d’internat, tués par un chagrin secret, qu’ils emportent avec eux, mais que je vous dévoile : vos parents sont morts assassinés par votre égoïsme.

Ah ! malheureux, vous n’avez pas voulu recueillir sur votre front la bénédiction de l’aïeul, vous perdez une source de lumière très précieuse en exilant de votre foyer celui qui en devait être la consolation et l’orgueil.

L’homme qui domine la vie du haut d’un siècle, sait le passé et un peu de l’avenir. Comme l’aigle, parvenu aux sommets neigeux, il sonde l’espace avant de l’embrasser. Si près de l’éternité, le grand inconnu le pénètre déjà. De ses lèvres tombent des adages de sagesse, voire même des prophéties. Il a vécu toutes nos douleurs, son sang rougit les ronces du chemin, il sait le dernier mot de la chimère, ce que coûte une heure de folie, un écart du droit sentier de l’honneur. Ce miel de l’expérience qu’il a extrait des fleurs amères de la vie, il nous l’offre, pourquoi le refuser ?

Si grand’père raconte pour la centième fois, peut-être, les anecdotes du bon vieux temps, les traits d’héroïsme dont il palpite encore, recueillez dans votre cœur le parfum que dégagent ces naïfs romans. Songez que bientôt ces lèvres chéries se glaceront, que cette figure aimée disparaîtra dans le brouillard, où tout ce qui a vécu s’évanouit. Qu’avec son image, votre âme s’emplisse de souvenirs pour les heures tristes où le plus brillant soleil de vos jours sera descendu derrière le Mont Royal, alors qu’il ne restera plus de lui qu’une mèche argentée sous un bocal, avec ces simples mots : In Memoriam.

Respectueux, nous saluons le vieux chêne de la forêt dont les racines vivaces étreignent la terre maternelle comme les serres d’un vautour, tandis que la cime découronnée se dresse altière vers le ciel pour lui arracher ses secrets. Le tronc tordu, les branches affaissées racontent tout un passé de luttes avec les génies de l’air, puissances mystérieuses qui le faisaient gémir et se tordre dans des spasmes de damnées. Combien de printemps ont soupiré avec le bruissement de ses jeunes feuilles, que d’amoureux il a abrités de son ombrage, que de choses grisantes il leur a soufflées au cœur, alors que les éventails verts de ses rameaux taquinaient les nuques blondes des belles rêveuses ! Las ! maintenant les aquilons ou les zéphirs ne lui arrachent plus que des soupirs rauques, des éclats de voix cassée et sèche comme des accords de castagnettes, dans un frisson de squelette où s’entrechoquent leurs os au requiem du vent. Pourtant, les avrils nichent encore des sourires sur les rameaux languissants du vieil arbre, qui çà et là se pomponne de vert tendre.

Les oiseaux fidèles au tronc rabougri reviennent y cacher leurs amours, des plantes grimpantes rajeunissent la souche épuisée, la mousse, comme une redingote de velours vert, serre la taille toujours droite du vieux beau, qui garde grand air au milieu des jeunes arbres, ses rejetons, rangés comme des soldats d’airain autour de leur chef, le défendant contre le bataillon des ouragans. Quand le coup de foudre, qui zèbre le ciel noir, électrocute le cœur du géant, la forêt gémit, le sol tremble, les oiseaux terrifiés filent dans l’air comme des flèches, le dieu tombe au roulement du tonnerre, dans une fulguration d’incendie, comme tombent les superbes et les glorieux.

Ah ! mourir ainsi dans un apothéose, comme le chêne des forêts, tel n’est pas ton destin, ô homme, que la vieillesse, la maladie, l’ingratitude, l’indifférence poussent à la tombe, comme un fruit pourri que le vent de novembre écrase sur le sol, matière noirâtre, informe et sans parfum, fumier déjà que la terre maternelle rendra vivante à jamais sous une forme subtile et odorante dans une perpétuelle transformation.