Blanqui - Critique sociale, II/Propriété intellectuelle

Auguste Blanqui (1805-1881)
Félix Alcan (2p. 42-46).


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PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE


Nul ne peut gagner une fortune par son seul travail. Il serait aussi aisé d’empocher les étoiles. Dans l’ordre actuel, il faut cependant excepter de cette règle : 1o l’avocat — 2o le médecin — 3o le peintre — 4o l’acteur — 5o le compositeur de musique — 6o l’écrivain — 7o l’inventeur.

Ceux-là peuvent trouver l’opulence dans leur labeur personnel, sans exploiter autrui. Encore doit-on faire des réserves pour les trois premières catégories et la moitié de la quatrième. Les richesses sans doute y sont acquises par le talent. Mais elles proviennent de clients enrichis eux-mêmes par l’exploitation. La source est donc empoisonnée, et, par contre-coup, le gain presque illégitime. Les gosiers des chanteurs notamment sont un des plus grands scandales du luxe.

Les artistes des théâtres ordinaires remplissent une mission. Ils servent au délassement et à l’instruction du public. Donc œuvre utile et rétribution méritée. Le compositeur de musique Puise encore, pour une forte part, dans le milieu opulent. Néanmoins, le service qu’il rend a un caractère d’universalité qui justifie la récompense.

Seuls, l’écrivain, le savant, l’inventeur, doivent leur gain au travail personnel, sans la plus légère souillure d’exploitation. On objecte en vain que, fils du siècle, ils empruntent les éléments de leur puissance au fonds commun du passé, Cette vérité ne diminue en rien leur droit. Le fonds commun est ouvert à tout le monde : Or, les uns n’y puisent que des platitudes, les autres des chefs-d’œuvre. D’un même sol, deux plantes tirent ce qui donne la vie ou ce qui donne la mort.

Sans doute encore, l’écrivain ne peut communiquer sa pensée qu’à l’aide de l’imprimerie. Aussi ne rançonne-t-il point son humble auxiliaire, trop souvent, hélas ! suzeraine arrogante. Cette collaboration a sa part fixe qui absorbe presque tout le prix de l’ouvrage ; et cependant quel maigre rôle que le sien ! Presque toujours détruire une valeur, en salissant du papier qui aboutit au cornet ou à la hotte !

L’écrivain fait seul le succès d’un livre et le gain de son associé matériel. Il ne s’adresse point aux classes oisives seulement. Il distribue aux travailleurs, pour une obole, la lumière, la pensée, la délivrance. L’inventeur aussi produit de son propre fonds, presque sans le concours de la matière. L’idée une fois émise, l’application est sans limite. Elle transforme l’industrie et le monde.

La propriété des inventeurs et des écrivains a donc ce privilège unique d’être exclusivement le fruit du travail personnel. Aussi n’est-ce point une propriété. On dépouille l’écrivain en faveur du public et surtout des libraires. La spoliation de l’inventeur ne profite qu’au capital, sans une parcelle pour l’ouvrier. Des fortunes colossales s’édifient sur une découverte de l’homme de génie qui meurt à l’hôpital.

Ces procédés sont le résultat logique de notre constitution sociale. La propriété y est essentiellement le fruit du travail d’autrui, et dès lors incompatible avec la propriété d’origine contraire. On s’est morfondu à résoudre le problème d’une conciliation. Autant valait-il chercher la quadrature du cercle.

C’est l’honneur de la propriété intellectuelle d’être restée réfractaire à ces efforts suspects, et de n’avoir pu entrer par aucun bout dans le moule de la ruse et de la violence. C’est sa gloire d’avoir démontré qu’étant elle-même impossible, elle la seule fondée sur le droit, toute autre ne saurait être qu une usurpation, une iniquité et une barbarie. Elle a ainsi donné la clef de l’avenir.

Jusqu’ici la force a été reine, la pensée esclave. Mais peu à peu les rôles s’intervertissent. La pensée est encore servante, et déjà pourtant son droit se fait jour, et se révèle en complète hostilité avec celui de la force. Il faudra bien que la société née de la violence plie, bon gré mal gré, sous les lois de la reine légitime. Tout en fesant, selon son habitude, la guerre du couteau, elle cherche avec anxiété les voies d’une transaction. Mais tout pacte est impossible.

L’impuissance de formuler une loi sur la propriété intellectuelle prouve qu’intelligence et propriété individuelle sont deux antagonismes irréconciliables. La force, sous tous ses aspects, est l’affirmation brutale de cette propriété. La pensée, dans toutes ses manifestations, en est l’inflexible démenti. La force sera écrasée, ses œuvres seront mises à néant.

Les apôtres de l’idée n’ont jamais eu pour lot que la servitude et la misère. Cette destinée ne S’adoucit pas. Plus un homme s’approche de la pensée pure, plus l’arrêt qui le frappe est sans pitié. Ils périssent par centaines, par milliers, ceux que les lois de la force balaient du monde matériel.

Qu’on examine de près le talent qui a su faire fortune. On trouvera sur le caractère une tache, une tare, la piqûre du ver dans un beau fruit. Ce n’est plus l’être sublime planant dans les régions de la lumière, sans souvenir ni souci de sa chaîne terrestre.

L’homme de génie représente à la fois la plus grande force et la plus grande faiblesse de l’humanité, la pensée sans bornes, l’incapacité de pourvoir à sa propre vie. Il est plus qu’un homme et moins qu’un enfant. S’il ne trouve l’aile d’une mère, il meurt.  À ce titre, il est l’idéal de la fraternité et de l’avenir. Il raconte aux nations que l’intérêt du faible et l’intérêt du génie se confondent, qu’on ne peut attenter à l’un sans attenter à l’autre, et qu’on aura touché la dernière limite de la perfectibilité, alors seulement que le droit du plus faible aura remplacé sur le trône le droit du plus fort.

1867.