Blanqui - Critique sociale, II/L’Épargne

Auguste Blanqui (1805-1881)
Félix Alcan (2p. 1-8).


I

L’ÉPARGNE

LA CAISSE D’ÉPARGNE


La caisse d’épargne est une jonglerie et un fléau. Jonglerie et fléau en même temps, si elle pouvait renter la totalité des travailleurs. Car cette rente, fournie par l’impôt, serait servie aux travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, source unique de l’impôt. Leur main droite solderait leur main gauche, avec perte d’un déchet picoré au passage par les parasites pour perception et distribution. Jonglerie encore, mais fléau plus nuisible, si elle reste ce qu’elle est et sera nécessairement toujours, le recours du petit nombre, c’est-à-dire une dîme supplémentaire, prélevée sur les masses au profit de la minorité, un développement du parasitisme, et dès lors une source nouvelle de malaise, de souffrances, par conséquent de révolutions. Juste châtiment du charlatanisme qui a prétendu en faire une pilule soporifique contre les agitations populaires.

La caisse d’épargne est une création rétrograde, une pensée d’égoïsme et de corruption qui, par un destin assez ordinaire, s’est prise au piège de sa propre duplicité.

1850.

La caisse d’épargne, cette merveilleuse institution de la philanthropie, est une jonglerie et un mensonge.

Pour preuve, il suffit de pousser le principe jusqu’au bout : tous les Français sont déposants. Quel est le résultat ? La nation payant d’une main, comme impôt, ce qu’elle touche de l’autre, comme revenu. Perte sèche : les frais d’administration, c’est-à-dire les frais de l’impôt à percevoir et les frais de distribution.

Supposez maintenant que des travailleurs, — un vingtième de la population, — touchent vingt millions d’intérêt pour un versement de cinq cent millions. Ils se paient à eux-mêmes la vingtième partie de leurs rentes. Le surplus est prélevé sur l’impôt ; ils grèvent donc la France d’une charge de dix-neuf millions qui s’accroît chaque année par la continuité de la rente touchée.

C’est un emprunt continu et indéfini. Cet emprunt permanent crée une dette flottante et montante, toujours exigible, et le créancier de cette dette se compose précisément de la classe la plus sujette aux paniques. De là, sur sa tête, la menace des suspensions forcées de paiement. Ce fil de la banqueroute s’est rompu une fois déjà en 1848. Tout accourut au remboursement. L’État, mis au pied du mur, insolvable, a dû violer ses engagements, consolider d’autorité cette dette. flottante, au détriment tout à la fois des créanciers et du Trésor. Le Trésor a consolidé au-dessus du cours, sacrifiant ainsi la différence. Les créanciers ont perdu le cinquième de leur capital, puis vendu leurs titres à vil prix, par peur et par besoin. L’agiotage, comme d’habitude, a pêché en eau trouble et bénéficié de toutes les pertes. Eh ! bien, cette leçon n’a pas servi. La dette flottante s’est bientôt reconstituée par l’insouciance oublieuse des uns, par le calcul machiavélique des autres. Point d’accusation plus grave contre les économistes que cette caisse d’épargne, œuvre Chérie-de leurs coryphées, prônée, répandue par eux tous, au mépris de leur dogme fondamental, la non-intervention de l’État dans les affaires privées. De quel droit, à quel titre, cette levée de vingt-cinq à trente millions sur le pays pour servir un revenu à quelques milliers de personnes ? Parmi les hommes de cette génération, qui ne se rappelle les hurlements de la finance contre les prêts du Trésor aux associations ouvrières ? C’était le renversement de toute justice, de toute raison ! La Bourse ne chante point cette antienne-là à propos de la caisse d’épargne, ingérence bien autrement scandaleuse dans les transactions sociales. Une rente à des particuliers, prise sur l’impôt, sans nécessité publique !

Sans nécessité, oui ! mais non sans motif, et ce motif est toujours le même, l’intérêt du pouvoir, sa sécurité. La caisse d’épargne a pour but de coudre, par un fil d’argent, au manteau de pourpre de César, les puissantes guenilles du prolétariat. Solidarité précieuse, qu’on peut bien payer trente millions, surtout en les prenant dans la poche du prolétaire lui-même. Mais le fisc n’a pas seulement cette peine. Il ne débourse pas, il embourse au contraire. Chaque année, l’excès des dépôts sur les retraits suffit à servir la rente de- la dette et il reste un boni au Trésor.

Cette petite spéculation est bien connue de la police correctionnelle et de la cour d’assises. Elle consiste, on le voit, à payer, sur le capital versé, des dividendes aux actionnaires, afin d’amorcer les dupes. Les particuliers qui se la permettent y ramassent quelques années de centrale. Le gouvernement, lui, s’en fait un revenu régulier. Vient enfin la débâcle, comme en 1848. Mais bah ! — c’est la fin du monde cela, les gouvernements sont éternels.

Ils n’admettent pas la fin du monde ; et puis, si elle arrive, ma foi, tant pis ! que les héritiers s’en tirent. Quelle bonne histoire ! un milliard, payable dans les vingt-quatre heures, avec dix millions d’encaisse !

Sous le gouvernement bourgeois de Louis-Philippe, les financiers, ravis d’abord de voir des prolétaires enrôlés par la rente dans l’armée de l’ordre, avaient battu des mains à l’invention des philanthropes. Mais, gens de calcul avant tout, ils ne tardèrent pas à prendre peur de cette invasion de la plèbe dans la dette publique et l’on ne songea plus qu’à l’entraver par la réduction du chiffre maximum des dépôts. Précaution vaine ! L’argent du petit monde continuait d’affluer dans la caisse, à l’effroi croissant du juste milieu. Cette dette flottante, montée jusqu’aux milliards, était passée à l’état d’épouvantail classique. M. Thiers, dès qu’il n’était plus ministre, enfourchait ce cheval de l’Apocalypse, pour secouer la terreur sur le troupeau bourgeois. Du haut de sa tête caracolante, il montrait du geste l’abîme d’où allait s’élancer le dragon de la banqueroute. Le portefeuille de retour, il mettait pied à terre et rentrait à l’écurie son noir coursier.

Ces temps naïfs sont loin. La dynastie napoléonienne nous à cuirassé l’épiderme, et personne ne s’inquiète ni de la caisse d’épargne, ni des bons du Trésor, cet autre facteur de la dette flottante, moyen ingénieux de manger son blé en herbe.

L’indifférence est même telle que le Gargantua, sevré d’emprunt, avait songé à ce filon de réserve. Un projet anodin proposait de porter de mille à trois mille francs le pécule maximum de chaque déposant. Les écus de la domesticité ne demandaient pas mieux, ils auraient couru à l’appât et ouvert une assez jolie rigole à drainage.

Que s’est-il passé dans la coulisse ?

Le drainage y a-t-il fait scandale ? La Bourse a-t-elle clabaudé ! Je ne sais, Toujours est-il que le projet de loi est resté dans les cartons législatifs. Ajourné ? Enterré ?… Ce serait dommage. Pour Gargantua des millions à croquer, pour ses successeurs des milliards à rembourser, coup double.

1867.

DU CAPITAL ET DE L’ÉPARGNE


On dit : « Sans épargne, point de capital. Sans capital, point d’avances possibles aux travailleurs, partant point de travail, »

Autrement dit : « Le capital, fruit de l’épargne, est un produit, accumulé par avance, que le travailleur consomme pour en reproduire un nouveau. Donc, sans épargne ou capital, point de travail. »

Sophisme et mensonge ! des produits accumulés ? Et sous quelle forme ? fixe ou mobile ? Mobilière ou immobilière ?

Quelque énorme qu’on suppose le capital disponible, à si bas prix qu’il descende, la nation, dans une année, ne peut fournir au delà d’une certaine quantité de main-d’œuvre. À quoi bon dès lors cette accumulation de l’épargne ? Elle ne saurait provoquer une production qui dépasse les forces créatrices du pays. Elle est donc inutile et pis qu’inutile, funeste. Son unique résultat est de substituer l’arbitraire à la spontanéité et d’asservir le travail au régime de la fantaisie. Bien plus, sous prétexte de le créer, elle commence par le détruire.

Aucune société ne peut vivre sans morale et la morale a pour fondement la justice. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » Cette loi, gravée dans les cœurs, est aussi vieille que l’humanité historique. Toutes les doctrines aspirent naturellement à la prendre pour enseigne et l’économie politique, bien que bâtie de chiffres, non de sentiments, n’a pas manqué de l’inscrire sur sa bannière, surtout depuis l’apparition du socialisme.

Patronne obligée du capital qui est toute sa religion, elle s’évertue à réconcilier avec la conscience humaine le prêt à intérêt flétri du nom d’usure par l’instinct universel de tous les peuples. Elle va jusqu’à s’attendrir sur les vertus qui l’ont mis au monde et voudrait entourer son berceau de l’auréole du sacrifice. Dans cette poétique monographie, le prêt à intérêt se transforme en bienfaiteur, et le monde lui doit des autels.

« L’épargne est sa mère », s’écrient les princes de la science, « l’épargne, la plus utile, la plus méritoire, la plus sainte des vertus. Parmi les hommes, les uns, dans leur imprévoyance, ne savent rien réserver. D’autres, au contraire, soigneux et prudents, épargnent en vue de l’avenir, au prix des souffrances et des privations. Le capital sort de cette puissance du sacrifice. »

Oui, dans la société humaine qui vit uniquement de réciprocité et d’échange, il y a des spéculateurs sans scrupules qui se serrent le ventre, afin de ne pas acheter le produit du voisin, tout en plaçant le leur, et qui profitent ensuite de la détresse causée par cette vilenie pour lever un impôt sur leurs victimes. Ils rendent le mal pour le bien. Ce sont des flibustiers et ces flibustiers se font ainsi des capitalistes.

1867.

Le peuple, seul véritable consommateur, parce qu’il n’épargne pas. L’épargne tue l’échange.

Février 1868.