Blanqui - Critique sociale, I/Troisième partie

Félix Alcan (1p. 77-112).

III

LE LUXE


Que n’a-t-on pas dit pour et contre le luxe ? Peste ou Providence, selon le point de vue, ni les malédictions, ni les dithyrambes ne lui ont fait défaut. Jamais la protestation ne s’est tue devant ses triomphes, et cette opiniâtreté séculaire des répugnances l’a maintenu sourdement au ban de la conscience humaine.

Les lois somptuaires sont un des éclats de cette réprobation, qui à constamment grondé au fond des cœurs et refusé au luxe les bénéfices de la prescription, Dans leurs motifs, toutes ces lois poussent violemment le cri d’anathème. Mais, contradiction étrange ! ce rappel à l’égalité est en même temps une explosion d’orgueil aristocratique. En réglementant le faste, on l’interdit à la roture et à la plèbe, comme privilège du patriciat.

Mesures absurdes, qui se heurtaient à l’effet, au lieu de s’en prendre à la cause, funestes à l’industrie et au commerce, parce qu’elles arrêtaient les dépenses somptuaires, sans les remplacer par des dépenses utiles.

Car c’est précisément le crime du capital d’immoler au superflu la société qu’il gouverne, en la privant du nécessaire. Luxe est corrélatif d’indigence. L’oisif consomme sans travailler, Le prolétaire travaille sans consommer, Ici l’excès des jouissances, là celui des privations.

Luxe et indigence sont donc aujourd’hui frère et sœur. Ils ne l’ont pas toujours été. Ils ne le seront pas toujours. Le passé lointain, avant la dynastie de l’Empereur-Écu, avait l’indigence sans luxe ; après sa chute, l’avenir aura le luxe sans indigence. Pour le quart d’heure, sous le règne de sa majesté métallique, le luxe est le représentant et le thermomètre de la misère. Car il est la livrée de l’opulence qui est mère et fille de la pauvreté.

Une société régie par le capital ne peut se concevoir sans luxe. Il est la dépense des riches, la seule partie de leurs prélèvements usuraires sur le travail qu’ils laissent rentrer dans la circulation, au pair, sans primes nouvelles. N’était cette obole, il faudrait mourir. Comparées aux rapines de l’épargne, les prodigalités, en dépit de leur révoltant scandale, paraîtraient presque un bienfait, S’il était possible d’oublier que cet argent, fruit d’une première extorsion, a pour tout mérite, cette fois, de n’en pas commettre une seconde, Mais cette réserve, qui la fait ? Le socialisme, pas le public. Le public n’y voit que du feu, ou plutôt de l’or, toujours le bien odorant, qu’il sorte d’un boudoir où d’une vespasienne.

L’or, c’est la rosée fécondante, la manne appelée à grands cris par le monde des affaires. À ce visiteur-là on ne demande jamais ni mot de passe, ni certificat de bonnes vie et mœurs. Combien, pourtant, il est suspect, dès qu’il se montre prodigue ! Le luxe de l’oisif est une providence pour le commerce, soit ! mais pas plus que l’orgie des voleurs. En voilà, — ces derniers, — qui ne thésaurisent guère, qui jettent, en grands seigneurs, l’argent par les fenêtres Pas de plus zélés apôtres de la consommation, ce bienheureux symptôme de la prospérité publique. Seulement, ils paient la marchandise avec les écus pris dans la poche du marchand. Le code pénal s’empresse d’octroyer la prison et le bagne à ces trop zélés consommateurs.

Les écus de l’oisif et ceux du voleur sont-ils de provenance bien dissemblable ? La soustraction ne semble guère différer que par la forme. Simple question de procédé. Celui du malfaiteur est brutal… pas toujours cependant. Le détrousseur, le caroubleur deviennent plus rares que le filou. La pègre s’urbanise. La violence passe les cartes à la ruse et à l’adresse.

Dans cette voie civilisée, les deux origines de l’Écu, vol et usure, se rapprochent et se côtoient de si près, que la limite finit par confondre, plutôt qu’elle ne sépare, l’appropriation licite et illicite du bien d’autrui. La loi, elle-même, ne peut plus distinguer cette limite, et ne la signale que par des pénalités purement arbitraires, injustifiables,

Pourquoi l’intérêt est-il coupable à dix pour cent et légitime à cinq ? Sur quoi se fondent ces appréciations fantaisistes ? Le marché, dans les deux cas, est librement consenti entre les parties contractantes. À quel titre, dès lors, la justice intervient-elle, là pour approuver, ici pour punir ? Quel est son critérium ? Le prêt à intérêt est-il un délit, oui ou non ? Si oui, c’est oui. Si non, c’est non, Le taux importe peu et n’est point en cause,

« Ni oui, ni non ! » répond la justice, « Le taux importe beaucoup au contraire, et lui seul est en cause. »

Parce que tel est votre bon plaisir. La raison n’est pas suffisante, et je défie qu’on en trouve une autre, — Si, cependant ! On en trouve une multitude qui peuvent se résumer ainsi : « Dans ce monde, il n’y a point de principes, il n’y a que des compromis. La logique est une injustice et une absurdité. »

Amen ! — L’embarras officiel se conçoit. L’ordre social repose uniquement sur le prêt à intérêt. Comment le proscrire ? D’autre part, comment soulever la conscience universelle, en déchaînant sur le pays la meute des usuriers ?

L’économie politique n’a pas de ces craintes ni de ces scrupules. En sa qualité de doctrine, elle sent mieux la nécessité des principes, le danger des inconséquences et des capitulations. Elle réclame donc hautement, avec insistance, la liberté illimitée de l’usure, la destruction de toutes ses entraves. Le monde des affaires appuie ces efforts de son influence. Mais le pouvoir hésite devant l’énormité du scandale et le désespoir des populations.

Vains faux-fuyants ! Les économistes ont raison. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, La société ne peut avoir pour fondement une équivoque, équivoque si effrontée que le gouvernement pratique lui-même, sans vergogne, ce qu’il condamne chez autrui, le prêt sur gage à douze pour cent.

Donc, plus d’ambiguïté ni d’arbitraire ! L’économie politique proclame l’usure , à tous les degrés, un droit et un bienfait. Le socialisme la déclare un attentat et un fléau. Le présent et le passé prouvent à l’envi qu’entre ces deux thèses il n’y à pas de transaction possible, ni de juste milieu.

Disons ici nettement que l’intérêt du capital, à tous les taux et sous toutes les formes possibles, prêt sur hypothèques, prêt sur gages, prêt sur n’importe quoi, dividendes, rentes, loyers, fermages, escomptes, etc., toute cette sacro-sainte et nombreuse famille est celle de l’Empereur-Écu, la famille de l’appropriation criminelle du bien d’autrui.

Ainsi, les prodigalités du voleur et de l’oisif ont même origine et même écoulement. Leurs dépenses, sans doute, ne sont point une calamité comme leurs recettes. Qu’on se garde cependant d’y voir un avantage. D’un méchant arbre les meilleurs fruits ne valent rien.

Les extravagances du luxe ont souvent défrayé le pinceau des moralistes. Inutile d’aller sur les brisées de ces maîtres et de s’attarder à des redites, Laissons même ce contraste hideux du gaspillage et de la détresse, qui révolte partout le regard. Il s’agit ici seulement de montrer que l’iniquité frappe de malédiction tout ce qu’elle touche.

Le luxe est le mauvais génie de l’industrie. La glace d’une nuit est moins perfide, la roulette n’a pas de traquenards aussi dangereux pour les joueurs, que l’opulence pour l’usine à la remorque de ses caprices. Le beau sexe joue un triste rôle dans ces guets-apens. Qui distribue la fortune où la ruine, les enrichissements soudains, les catastrophes plus brusques encore ? Tantôt une reine, tantôt une prostituée, arbitres de la mode, Séparées par un abîme devant l’opinion, égales devant la toilette et l’économie sociale, elles tiennent, à tour de rôle, le sceptre de cette royauté fantasque qui dispose d’un budget supérieur à celui de l’État.

Quand cette odieuse poupée passe rapide dans un huit ou quinze ressorts, avec son maquillage, ses faux cheveux, sa boutique de bijouterie, ses fanfreluches criardes, on prendrait les femmes en exécration. Mais retournez-vous : cette pauvre mère, aux yeux éteints, hâve, émaciée, flétrie, avec ses petits enfants pales et décharnés qui se pressent contre ses haillons, vous serre le cœur et vous ramène au sentiment de la vérité. En somme, c’est la femme qui est victime. Jamais l’homme le plus infortuné n’a souffert, ne souffrira la moitié de cette douleur.

C’est pour les cocottes et leurs bacchanales que les ateliers s’escriment et suent. Trop heureuse la pauvre mère, si un travail acharné lui pêche quelques centimes dans les millions consacrés à la haute luxure.

Grand événement ! les belles dames éprouvent un jour le besoin de se renfler le derrière. Vite, par milliers, des fabriques de tournures ! Tout est en effervescence dans les ruches du travail. On ne sait où donner de la tête. Oh ! les affaires marchent !

Mais qu’est-ce qu’un simple polisson sur d’illustres coccys ! Une babiole en vérité. Ces dames s’avisent tout à coup qu’elles ne tiennent pas assez de place dans le monde, « À bas les croupions ! vivent les crinolines ! » Et soudain, l’univers civilisé se change en manufacture de cloches ambulantes.

Pourquoi le sexe charmant a-t-il oublié les garnitures de clochettes ? Les mules avaient pris l’initiative. Ce n’est pas tout de tenir de la place. il faut faire du bruit ici-bas, et la langue a quelque-fois besoin de repos. Le quartier Bréda et le faubourg Saint-Germain sont rivaux en piété, aussi bien qu’en plâtrures et en chignons. Que ne prennent-ils modèle sur l’Église ! À vêpres, l’orgue et le clergé débitent alternativement un verset des psaumes. Les belles dames et leurs clochettes pourraient se relayer à cet exemple, paroles et tintins reprenant tour à tour la suite de la conversation.

Quel encouragement d’ailleurs pour le commerce des sonnettes ! La démagogie, suivant son habitude, lui fait beaucoup de tort. Elle en ferait encore bien davantage à la poudre de riz. On frémit en songeant qu’une révolution frapperait de mort une si admirable industrie, source de bien-être pour des milliers de familles. Ce n’est pas, au moins, que le beau monde lui garantisse la vie éternelle. Plus souvent ! Un de ces quatre matins, ennuyé de sa poudre à museau, il va culbuter ces florissantes usines et renvoyer aux vieilles ferrailles les outillages établis à grands frais.

Que lui importe ! Ces culbutes sont le moindre de ses soucis. Poudres, pommades, huiles, vinaigres et eaux, parfums et puanteurs, chiffons, bijoux, rubans, dentelles, manches longues et courtes, plates et bouffantes, ceintures à la Malbrouk et ceintures-ficelles, chapeaux-parapluies, chapeaux-tonsures, étoffes plus innombrables que les sables de la mer. meubles, tentures et carrosses omniformes et omnicolores, défilent avec une rapidité vertigineuse à la lanterne magique du luxe, suivis de la multitude des travailleurs, courant, hors d’haleine, après sa majesté l’Empereur-Écu, pour attraper quelques bribes de ses rognures,

Un matin, mademoiselle Mars voit entrer chez elle, un paquet sous le bras, un négociant lyonnais, qui lui dit à brûle-pourpoint, d’un ton ému :

« Madame, je viens vous demander de faire ma fortune.

— Votre fortune ?… Moi, monsieur ?

— Oui, madame, vous ! Et vous ne me refuse- rez pas. Vous êtes si bonne !

— Mais, monsieur,… Je ne comprends pas…

— C’est bien simple. J’ai en magasin des quantités considérables d’une fort belle étoffe de soie, que j’espérais écouler avec bénéfice et qui m’est restée sur les bras. Elle n’est pas à la mode, et je viens vous prier de l’y mettre. Paraissez avec une robe de ce genre et je suis sauvé.

— Vous me flattez beaucoup. C’est une illusion, je le crains.

— Non, madame, non, je suis sûr de ce que j’avance. »

Et, tout en parlant, il pose son paquet sur une table, l’ouvre et étale sa pièce.

« Ah ! monsieur, » s’écrie mademoiselle Mars épouvantée, « une robe Jaune ! vous n’y pensez pas. C’est impossible, »

Dans ce temps-là, — sous la Restauration, — on était encore un peu primitif. Madame la mode n’avait pas jeté son bonnet par-dessus les moulins. Elle avait ses caprices, mais tempérés de pruderie, et tenait rigueur à ses amants sur l’article fidélité. Le jaune, le plus beau, sans contredit, des rayons de l’arc-en-ciel, qui n’aveugle pas comme le rouge, qui réunit à La fois la douceur et l’éclat, le jaune, véritable type de la splendeur, n’était pas la couleur favorite de l’occident. En Chine,il règne. En Europe, il est ridicule. Il l’était plus encore, il y a cinquante ans. Le préjugé a un peu perdu.

Qu’on juge de l’effroi de mademoiselle Mars, à la vue de cette nuance proscrite et moquée.

« Une robe jaune, grand Dieu ! Mais je serai burlesque. La salle éclatera. On va crier : Au canari !

— Erreur, madame, erreur, je vous le jure, répondait le Lyonnais, votre robe fera fureur. Il suffit que vous la portiez.

— Ce que vous me dites là est très aimable ; mais, en vérité, je ne puis pas risquer une telle aventure. Je serais criblée. »

Le négociant ne se tenait pas pour battu. Il plaidait, en désespéré, sa dernière ressource, suppliant la grande actrice à mains jointes, fesant vibrer toutes les cordes féminines, la vanité, la sensibilité, le besoin des émotions, la soif de l’inconnu. Bref, vaincue par les prières et la ténacité du solliciteur, mademoiselle Mars cède et promet.

La couturière est mandée, et demeure ébahie à l’aspect de ce jaune incongru. Toutefois elle se borne à secouer la tête et se met à la besogne sans observation.

Le jour de l’épreuve est venu. L’actrice, prise de frayeur, regrette fort son imprudence, et n’est pas loin de se croire une Déjanire, essayant par curiosité la tunique de Nessus, avant de l’expédier à son époux. Dans les coulisses, tout le monde regarde avec des yeux effarés la robe jaune. mais n’ose demander à la grande artiste si ce cadeau sort de la garde-robe du Fils du Ciel et lui arrive en droite ligne de Pékin.

Enfin, voici l’instant fatal. Mademoiselle Mars entre en scène demi-morte… Elle n’a pas fait deux pas qu’une salve de bravos fait trembler la salle. Un coup d’œil aux loges et aux galeries termine ses angoisses. Victoire complète. La plus grande agitation règne dans la gent féminine. Toutes les lorgnettes se braquent d’enthousiasme sur la robe jaune, C’est une soirée triomphale,

La pièce finie, le Lyonnais, qui était venu attendre son arrêt dans la salle, se précipite dans la loge et aux pieds de l’actrice. Elle à la gloire, il à le profit. Chacun est ravi de son lot et on s’accable de congratulations. L’homme cependant tenait la corde.

« Ah ! je le savais bien que vous seriez irrésistible et que vous feriez ma fortune. »

Le lendemain, tout Paris de courir aux magasins de soieries, en demandant l’étoffe jaune. Stupeur des commis. Qu’est-ce que ces Chinoises égarées sous les latitudes parisiennes ? On se rabat alors aux renseignements chez mademoiselle Mars qui donne l’adresse du vendeur. Sa fortune était faite vraiment. Toutes ses étoffes, jusqu’au dernier centimètre, furent enlevées à des prix fous.

Sur ce, la fièvre jaune éclate dans la fabrique lyonnaise, et tous les métiers, alléchés par l’aventure, se mettent à battre sans relâche pour la nuance victorieuse. Trop tard, moutons de Panurge, trop tard ! La vogue jaune n’était qu’un feu de paille, La première furie passée, les vieilles antipathies renaissent, et tout le bloc reste pour compte aux infortunés imitateurs. Un bouillon affreux.

Ainsi des choses du luxe. Aujourd’hui, hors de prix ; demain, hors de marché. Les frasques et les joyeusetés d’en haut ont, en bas, pour contre-coup, parfois une fortune des Mille et une Nuits, le plus souvent, les déceptions et la ruine. Cela ne déconcerte nullement les panégyristes, L’encensoir fume sans interruption.

Lorsque le préfet de la Seine, Henri Chevreau. a pendu la crémaillère à l’Hôtel de Ville en février 1870, les journaux ont dressé en triomphe le bilan de la cérémonie, chiffrant par millions les gains du commerce parisien : tant pour les comestibles du festin gargantuesque, tant pour les luminaires, les tentures, les fleurs, tant pour les toilettes féeriques, tant pour la main-d’œuvre de ces merveilles : et ils foudroyaient l’anarchie, coupable à la fois d’impuissance à répandre de si grands bienfaits, et d’acharnement à les détruire.

Ces bienfaits ont coûté aux mansardes et aux chaumières dix mille existences peut-être. Ces millions, engloutis par les saturnales de l’opulence, avaient été pris aux travailleurs sur les premiers besoins de la vie. Ils ont mis au tombeau, par le jeûne, par le froid, des milliers de petits enfants. Ils en ont condamné des milliers d’autres aux langueurs de la phtisie et du rachitisme. Ils en ont frappé jusque dans le sein de leurs mères exténuées par les privations. Et combien de vieillards, de malades, de souffreteux, ont péri pour faire banqueter et danser les puissants sur les tapis de l’Hôtel de Ville ?

Les chantres du gaspillage étalent avec orgueil les brillants profits du commerce de luxe. Ils ont soin d’oublier les transactions supprimées dans le commerce du nécessaire par les razzias des millions municipaux.

N’auraient-ils pas su, les malheureux ainsi dépouillés, employer leur argent en dépenses aussi modestes, aussi utiles, que les folies de la préfecture sont odieuses et funestes ? Et, devant un pareil cynisme, l’économie politique garde le silence ! Elle connaît le crime de ces profusions, elle en comprend le désastre, et elle se tait ! Alliés, ou plutôt compères et valets du capital, les tenants de la science officielle couvrent le méfait pour en partager les profits.

Ici pourtant, pas d’excuse possible à leur complicité. Il ne s’agit plus de justifier l’usure par des sophismes, sincères où non. Il s’agit d’une iniquité flagrante, violatrice des premiers principes de l’économie estampillée elle-même. Sou par sou, on enlève aux serfs du salaire le prix de leurs sueurs. Le sou eût acheté le morceau de pain du pauvre. On en construit la pièce de vingt francs qui offre gratis aux riches les pâtés de foie gras. La réprobation d’un tel scandale est l’a b c du métier, et les économistes se taisent !

Puisqu’on sait faire un meilleur usage que le pauvre de l’argent gagné par le pauvre, pourquoi s’arrêter en si beau chemin, et lui réserver quelque chose ? Prenez-lui tout et donnez un bal chaque jour.

Ah ! c’est que le pauvre expirerait sur le coup, et qu’il faut bien lui laisser de quoi l’empêcher de mourir, Qui suerait des écus pour les satrapes ? Et c’est l’explication naïve que donne en effet l’économie politique. « L’expérience démontre », disent ces précieux savants, « que le salaire se réduit toujours strictement à ce qui est nécessaire pour ne pas mourir. » Le capital prend tout ce qu’il peut prendre. Il ne s’arrête que devant le cercueil où il descendrait lui-même avec sa victime.

« Mais, » s’écrie l’apologiste officieux, « ce n’est pas le commerce seulement qui bénéficie de ces dépenses. C’est encore et surtout l’ouvrier. Voulez-vous donc le vouer au chômage, lui ôter son travail et son pain ? »

Hypocrite ! s’appuyer du travailleur contre le travailleur ! Pourquoi avez-vous condamné l’ouvrier à l’industrie du luxe ? Il n’y tient pas. C’est la nécessité qui l’oblige d’abandonner les industries sérieuses pour ces futilités. L’impôt et le capital vident la bourse du pauvre dans celle du riche. Plus de débouchés ouverts aux denrées utiles. Or, les produits ne sont créés que pour l’échange. Ne le trouvant pas chez le prolétaire, ils vont le chercher là où il est, chez le capitaliste.

L’industrie du luxe ne devrait être que l’exception. Elle est la dominante. Elle grandit sans cesse et tend à l’accaparement des bras. L’ouvrier est contraint de se réfugier dans cette besogne déplorable, et quand il est ainsi tenu par son unique gagne-pain, le capital prend texte de cette dépendance pour placer son égoïsme sous l’égide de l’intérêt populaire. Pourquoi le peuple ne travaillerait-il pas pour lui aussi volontiers et plus volontiers que pour ses maîtres ?

On veut l’enchaîner par la détresse et le rendre solidaire de l’organisme qui le rançonne. On veut, par les caisses d’épargne, par l’exagération des industries.de luxe, lier sa cause à celle du capital. Comme la plèbe romaine, on s’efforce de l’attacher aux extravagances de César. Les fêtes et les spectacles portent la mort dans les greniers et sous le chaume. Mais il s’en échappe quelques miettes pour les serfs de l’opulence. Cela suffit pour fermer la bouche à l’économie politique.

L’aristocratie provinciale n’est pas si indulgente, et ne se tait pas, elle. Sa haine contre Paris, prompte à saisir l’occasion de le rendre odieux, dénonce avec fracas le scandale de ces prodigalités. Ce qu’elle oublie d’ajouter, c’est qu’elle monte en chemin de fer pour venir prendre sa part de l’orgie. Elle ne raconte pas non plus qu’elle a mis Paris hors la loi et le traite en pays conquis.

De par les députés de la province, Paris à cessé de s’appartenir. Il est en tutelle, taillable et corvéable à merci, sous la férule d’une commission prévôtale qui dispose souverainement de sa fortune, de ses maisons, de ses rues, sans lui, malgré lui, contre lui.

C’est le Paris du lupanar, le Paris du capital qui fait les saturnales de l’Hôtel de Ville. Le Paris du travail et de la pensée frémit de rage devant ces attentats et ces hontes. Il n’a pas besoin de Sardanapale pour vivre, et Sardanapale périra de sa main.

Jamais le machiavélisme politique n’a pu atteindre à cette monstruosité du machiavélisme social : river le serf à son carcan par la faim. Tel est en effet le sort des travailleurs qui fournissent aux besoins du riche. Suivons la marche de ses écus. D’où viennent-ils ? D’un prélèvement du capital sur le travail, prélèvement qui porte une douzaine de noms résumés en un seul : intérêts.

Donc la consommation du riche est payée aux producteurs avec leur propre numéraire, perçu à titre de dîme. Évidemment, ils livrent gratis à l’oisif les produits qu’il a l’air d’acheter, et gratis encore ceux qu’ils paraissent vendre aux individus occupés de pourvoir au superflu du privilégié. Car ces individus ne créent rien alors qui s’échange contre un labeur quelconque. Ils forment autour de chaque oisif une sorte de domesticité mobile, entretenue gratuitement par la masse.

Dans l’ensemble de la circulation, il n’existe d’échange véritable que celui de produit contre produit équivalent. Deux chalands, un ouvrier et un rentier, entrent dans un magasin et font la même emplette. Le marchand encaisse les deux monnaies. Pour lui, profits identiques, et nulle différence entre les acheteurs, si ce n’est qu’il réserve à l’habit son meilleur sourire, à la blouse sa nue la plus froide,

Pour la société, c’est autre chose. L’achat de l’oisif est une perte sèche, Car il le solde avec l’argent d’autrui qui ne lui a rien coûté. La dépense du travailleur est un bénéfice, parce qu’elle constitue l’échange mutuel au pair. Qui fait jamais cette distinction ? Personne. Loin de là, toutes les préférences, toutes les tendresses sont pour le riche, parce qu’il verse plus de numéraire dans la circulation. Le bienheureux métal est accueilli avec transport, et l’on ne s’avise guère, en le palpant, d’en contrôler l’origine.

Du reste, 1l n’existe pas deux catégories distinctes d’ouvriers, vouées, l’une au superflu, l’autre au nécessaire. La montre d’un Crésus et celle d’un artisan sont parfois l’ouvrage des mêmes mains. Tel bijou de prix qui brille sur la prostituée ou sur la grande dame, telle alliance achetée pour une laborieuse mère de famille, sortent d’un seul atelier, comme les wagons de première classe qui promènent le parasitisme, et ceux de troisième qui transportent les fourmilières du travail.

Ce sont par conséquent les produits, non les producteurs, qu’il faut classer en utiles ou inutiles, suivant leur destination, Tout objet, morceau de pain ou cachemire, consommé par un oisif, est une chose perdue. Car elle a été cédée gratis, c’est-à-dire contre argent écumé par l’usure sur le travail. Perte également, toute consommation faite par l’ouvrier, pendant qu’il fabrique des produits réservés à cet oisif. Ce n’est pas sa faute, il subit la loi de la nécessité. Il est victime, il est dupe ; mais en fait, il reste à la charge sociale, durant cette phase stérile de son activité. Or, tous les prolétaires se trouvent plus ou moins souvent dans cette situation. Qui d’entre eux ne travaille jamais pour un parasite ?

Le riche, disons-le, n’est pas toujours un pur fainéant, ou pis encore, un requin glouton, comme l’agioteur, le banquier. Le propriétaire-cultivateur, le chef d’une fabrique, d’une maison de commerce, font œuvre utile dans une certaine mesure. Leur talent, leur activité ont droit à une rémunération. Leur gain se divise donc en deux parts, l’une légitime, celle du travail, l’autre, illicite, celle du capital. Pas facile à tracer la limite. Car, dans les bénéfices industriels, l’intérêt des avances varie à l’infini, et plus encore le mérite du patron.

Selon l’idée socialiste, — l’équivalence, — le profit de l’exploitant ne devrait pas dépasser celui d’un ouvrier. Ce qu’il touche en sus serait alors le prélèvement capitaliste sur la main-d’œuvre. Naturellement, ce système n’est pas du goût des patrons. Ils n’entendent sacrifier ni la dîme métallique, ni leurs prétentions de supériorité personnelle. Maîtres par l’écu, maîtres par l’intelligence, ils ne rendront pas leur épée, comme disait Charles X, et, vraiment, pareil espoir serait aujourd’hui une pure utopie, grâce à l’ignorance générale, ce rempart de l’inégalité. Seule, la diffusion des lumières aura raison des résistances et fera une réalité de ce qui semble aujourd’hui une chimère.

Enfin l’oisif, lui-même, rend un service dont on doit tenir compte ; c’est la violente envie qu’il donne de le démolir. Ce service en vaut bien un autre, et peut s’inscrire à l’article : enseignement.

Cette réserve faite pour acquit de conscience, répétons que le personnel, employé à satisfaire les besoins des oisifs, est une armée entretenue gratis par les citoyens qui travaillent. Or, le prolétariat tout entier est enrôlé de force dans cette armée par la conscription du capital, et y fournit un temps de service plus ou moins long, suivant les industries. Pendant cette période, chaque homme de corvée est une charge publique, absolument comme le soldat sous le drapeau.

Toutefois le mécanisme de cet esclavage n’a point le sans-façon brutal de la servitude militaire. Loin de là, il est d’un raffinement presque impénétrable. La chaîne pèse, l’attache en est invisible. Essayons de la mettre à nu.

Qu’on suppose cent mille hommes, puisant toute la journée de l’eau dans la Seine, au pont de Grenelle, pour l’aller reverser au pont de Bercy. Certes là besogne serait rude et le salaire bien gagné. Mais, comme une pareille besogne est complètement improductive, et ne met pas la valeur d’un fétu dans la circulation, les cent mille manœuvres, condamnés à ce supplice des Danaïdes, resteraient aux crochets des travailleurs sérieux.

Tel est précisément le cas de toute occupation consacrée aux oisifs. Le travail qui ne s’échange point contre le prix d’un travail équivalent, mais contre des écus provenant de l’intérêt du capital, est du travail perdu, comme celui qui charrie la Seine en détail de Grenelle à Bercy. Or, la France entière fait cet agréable métier pendant la moitié de l’année, Cent quatre-vingt-trois jours en moyenne, sur trois cent soixante-cinq, les salariés, — neuf dixièmes du pays, — charrient la Seine à la cruche, de Grenelle à Bercy, pour entretenir dans l’oisiveté l’autre dixième, les gens du revenu net, les seigneurs du capital.

Plus une profession tient de près au luxe, plus elle compte, par an, de ces journées de porteur d’eau, Le maximum, — toute l’année, — est pour les domestiques. Ceux-là, du reste, promènent l’eau à la tasse. Le minimum, — un mois environ, — revient au journalier des champs. Lui, porte à tonneaux sur l’échine. C’est dur. Mais, comme il fonctionne alors pour l’alimentation des oisifs, il à beau accomplir le miracle de Cana, tout en ne buvant que de l’eau, le pain qu’il mange durant ces trente jours est du bien jeté à la rivière, comme le pain qu’il fait manger.

« Quoi ! » dira-t-on, « le pain qui s’achète avec l’argent de l’oisif est du bien jeté à l’eau. Pourquoi donc alors déplorer le fléau de l’absentéisme ? Sur ce point, tout le monde est d’accord. Il parait qu’on se trompe. Car, si la présence des rentiers est inutile et mème funeste, leur absence est au moins indifférente. »

Non ! Elle doublerait le mal. Aujourd’hui le parasitisme capitaliste écrème d’abord les deux cinquièmes du produit national. Cette légère dîme prélevée, il paie aux travailleurs une somme qui leur permet de racheter, au jour le jour, les trois cinquièmes restants. Cette somme, égale seulement au gain légitime de deux cent dix-neuf jours, doit faire face aux besoins de l’année entière. Telle est la situation actuelle, fort triste assurément. L’ouvrier vit mal, sans garantie, sans sécurité, toujours au bord ou au fond de la misère.

Mais si les oisifs dépensaient à l’étranger leur revenu, ce serait une bien autre histoire. Toute cette partie du numéraire, que leurs achats reversent au pair dans la circulation, s’écoulant au dehors pour jamais, le corps social périrait d’épuisement. C’est une menace de ce genre, le plongeon des espèces, qui s’efforce de tenir le peuple en bride. Et la menace n’est pas de trop.

Dix pour cent de parasitisme, trente pour cent perdus à le défrayer, et la nation mise à la portion congrue de trois cinquièmes de son produit, ce n’est pas gai. Ah ! par”exemple, elle à pour dédommagement la contemplation des beaux messieurs et des belles dames, cette corbeille de fleurs dont elle est le fumier. Certes, le spectacle est ravissant, mais on ne dira pas que la vue n’en coûte rien.

Une hypothèse. Si la France avait la douleur de perdre ce gracieux spectacle, que deviendraient les spectateurs ? On suppose, après la chute du rideau, la disparition des personnages seulement, non celle du matériel. Quel serait le résultat ? Pour les campagnards du labour et de la vigne, bénéfice énorme, immédiat et gratuit. L’expérience l’a déjà prouvé. À mesure que l’occupation se rapproche du luxe, embarras et malaise croissants, d’abord. Toute la dynastie de sa majesté l’Empereur-Écu s’est esquivée à la hâte et laisse en plan ses vassaux. Les esclaves de l’opulence, complices involontaires, pris dans l’engrenage du parasitisme, se voient contraints d’abandonner le service du superflu pour celui du nécessaire et de l’utile, Ce changement de décor ne s’improvise pas au coup de sifflet. L’angoisse de l’entr’acte, pour chaque corps d’état, serait en raison directe de son inféodation actuelle au monde de la rente.

Pas de plus méchant maître que le luxe. Les industries, ses servantes, souffrent de ses incartades dans la bonne fortune, de ses colères et de ses frayeurs dans la mauvaise, et ne peuvent jamais compter sur un lendemain. Le péril ne fait que grandir pour elles avec les envahissements de cet excentrique patron qui leur ouvre, comme perspective finale, le naufrage.

Telle est la difficulté que le présent prépare à l’avenir. La regarder en face, et sous toutes les faces, est le devoir de chacun, afin d’être prêt à la résoudre, le jour où elle surgira.

Ce jour, du reste, n’est pas demain. Sire capital est toujours souverain seigneur avec droit de vie et de mort. Ouvrez là-dessus livres et journaux, qu’y lit-on ? Une seule phrase à cent variantes : « Le capital est timide. Il fuit ou se cache à la moindre alerte. Ne l’effarouchez pas.»

« L’argent a peur. Toute émotion, politique ou autre, le fait disparaître. Ne vous émotionnez pas. Ni mots, ni gestes. Fixe ! les veux à quinze pas devant vous ! »

« Les ouvriers S’ôtent le pain de la bouche, en effrayant le numéraire. Le numéraire est poltron. Une mouche qui vole le met en déroute. Empêchez les mouches de voler. »

Traduction vulgaire : « Les riches, au premier accès d’épouvante, arrêtent l’activité sociale par le retrait des espèces. Voilà ce qui pend au nez du peuple. Il crèverait de faim. Qu’il y songe et se tienne tranquille. »

Ces menaces ne parlent que de peur, jamais de colère, Réserve habile, mais inacceptable. Il y a plus de rage que d’effroi dans les évanouissements de sa majesté l’Empereur-Écu. L’aveu en a été fait. La première réplique du capital à une révolution, c’est sa retraite sous la tente d’Achille, retraite beaucoup moins légendaire que celle du travail sur le mont Aventin.

La presse conservatrice de toutes nuances n’a jamais opposé au parti révolutionnaire que l’argument ci-dessus, et, convenons-en, il est décisif : « Soumission ou la mort ! » Ce dilemme est fort commode, assurément, pour les aristocraties, Mais la nation le trouve violent et voudrait mettre un terme à cette sinistre plaisanterie.

Sire Capital est une puissance sans contre-poids. Nulle force ne lui est un obstacle. Il ne souffre ni qu’on le gêne, ni qu’on fasse mine seulement de le contrarier. Il a les nerfs horriblement susceptibles. Dès qu’une politique lui déplaît, il coupe les vivres. S’il veut dompter une population, la mettre à genoux, il suspend la production par une double manœuvre, La part de ses dépenses est réduite au strict nécessaire, Tout le reste va se joindre à l’épargne, et l’épargne elle-même s’ensevelit tout entière dans les coffres. Elle ne daigne même plus en sortir pour exploiter le travail, lui arracher ses dîmes. Non, rien ! Elle le supprime,

On voit le système et ses conséquences. Plus il y a d’affaires et d’activité, plus un pays tombe à la merci de sa majesté l’Empereur-Écu. Les contrées agricoles sont un peu à l’abri de ce fléau. La terre, créatrice par elle-même, tire de son propre fond. La conspiration des espèces ne la condamne point au chômage. Le propriétaire ne peut ni l’enfouir, ni l’exporter. Ah ! s’il le pouvait !!!

Un peuple industriel et commercial, au contraire, est serf du coffre-fort, La finance le tient sous ses pieds. Telle est la condition de l’Angleterre et de la France. Leur chaîne s’alourdit chaque année. D’un mot, le capital peut lancer la misère et la faim sur les masses rebelles à son joug. Il en coûte à une nation de s’être engagée à l’aveugle dans une pareille voie. Elle ne s’appartient plus et roule vers les abîmes.

L’Angleterre, avec ses lords à millions et ses pauvres à famine, l’Angleterre courant les mers pour vendre ses produits à coups de canon et faire de l’or à son aristocratie, donne l’idée du Mont-Blanc ou du pic de Ténériffe, qui serait posé en équilibre sur un obélisque haut de mille mètres. Gare dessous… et dessus !

« Comment ! s’écrie Gobseck, voleur et meurtrier, ce capital adoré par tous comme le Dieu secourable, ce génie des contes arabes. qui improvise des palais dans une nuit, cet arrosage divin qui fertilise le sein des déserts ! »

« Un peu moins de contradictions, s’il vous plaît ! Toutes les plaintes des ouvriers contre lui commencent par une catilinaire et finissent par une invocation. Absent, on l’écrase d’anathèmes. Dès qu’il arrive, on l’étouffe d’embrassements. »

« Voyons ! Il faut s’entendre. S’il est Troppmann, qu’on le guillotine, et n’en parlons plus. Mais le condamner à mort avec les plus terribles considérants, et clore l’arrêt en se jetant à ses pieds, vrai ! c’est trop drôle ! »

« Dès qu’il parait dans une localité morte, la vie y pénètre avec lui. C’est une résurrection, ou plutôt une naissance soudaine. Maisons de s’élever, magasins de se remplir, populations d’accourir au festin servi par sa munificence,… et au dessert, on le lapide !… ah ! »

Eh ! oui, on salue par des cris de joie l’arrivée du capital. C’est de l’argent qui rentre dans la circulation, À quel prix, peu importe ! Il en revient quelque chose au travailleur. Noël ! Noël ! — On ne voit que le service rendu. Personne ne s’avise que, fils d’une spoliation, ce divin métal va devenir père d’une autre.

Ne sonnez pas vos cloches, pauvres gens ! Point de cantiques d’actions de grâces ! Hélas ! Ces chants d’allégresse ne se changeront que trop vite en gémissements. La pieuvre va vous appliquer ses suçoirs et aspirer votre sang goutte à goutte. Avant peu, autour de l’immense usine aux minarets fumants, on verra grouiller une foule malingre, des femmes livides et décharnées, des enfants dévorés par les scrofules et la phtisie. C’est sa majesté l’Empereur-Écu qui lève sur le travail au rabais son tribut de cadavres.

Il faut bien amorcer la ligne pour prendre d’autre poisson. Il faut bien que l’épargne du sire se gonfle, pour recommencer ailleurs le semis de deniers et la moisson de victimes. Il existe toujours quelque part un coin prédestiné, où le glorieux souverain doit improviser une population pour la servitude, l’abrutissement et la mort. Maudit soit le jour où, au bruit des acclamations et des fanfares, il vient y planter son drapeau noir, entre la prison, l’hôpital et le cimetière !

Dans un pamphlet économique intitulé : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, Bastiat s’élève avec beaucoup de raison contre les dépenses gouvernementales.

« Vous déplacez le travail », dit-il. « C’est déplacer le travailleur, c’est troubler les lois naturelles qui président à la distribution de la population sur le territoire. Quand cinquante millions sont laissés au contribuable, comme le contribuable est partout, ils alimentent du travail dans quarante mille communes de France. Ils agissent dans le sens d’un lien qui retient chacun sur sa terre natale. Ils se répartissent sur tous les travailleurs possibles et sur toutes les industries imaginables. Que si l’État, soutirant ces cinquante millions aux citoyens, les accumule et les dépense sur un point donné, il attire sur ce point une quantité proportionnelle de travail déplacé, un nombre correspondant de travailleurs dépaysés, population flottante, déclassée et, j’ose dire, dangereuse, quand le fonds est épuisé. »

Fort bien. Mais que fait donc autre chose le spéculateur, lorsque, jetant, sur un point choisi par son caprice, une masse de dollars, offerte brusquement à l’échange, 1l attire des nuées d’ouvriers qui accourent de tous les points de l’horizon ? Qu’est-ce que ce numéraire ? La dîme prélevée par le capital, comme l’impôt est prélevé par le fisc, sur les serfs du travail. Il arrive souvent de fort loin, et bouleverse les localités qu’il envahit, par le tumulte soudain d’activité qui éclate à son contact.

On l’accueille avec enthousiasme, c’est vrai. Mais qu’il est payé cher ! Ce qu’il apporte, ce n’est point ce labeur paisible et régulier qui pro- cure le bien-être, parce qu’on en récolte tous les fruits ; c’est une corvée écrasante, implacable, presque sans réparation, la chair humaine broyée sous la meule pour en extraire jusqu’au dernier suc.

Plus stable sans doute que ceux du gouvernement, ce cruel atelier n’en est pas moins le jouet des crises, des chômages, des soubresauts perpétuels qui dénoncent toujours la malfesance de l’exploitation capitaliste. Sous un pareil régime, tout n’est qu’arbitraire, dès lors anarchie. Par l’impôt, par les grandes compagnies, par l’intérêt, sous toutes ses formes, la monnaie, soustraite à l’échange direct, s’amasse en capitaux, lancés ensuite dans les voies folles de la spéculation, dans les débauches de la commandite.

L’ouvrier, réduit à un salaire qui maintient à peine sa vie, ne conserve pas un fétu disponible pour concourir à l’alimentation, encore bien moins à l’établissement des foyers du travail. Le numéraire, indispensable à cet effet, lui est enlevé en manière de dîme, perçue indéfiniment sur son labeur par chaque intervention nouvelle du métal précieux. Cela s’appelle faire valoir son argent, c’est-à-dire le faire valoir plus qu’il ne vaut, en abusant de la nécessité du moyen d’échange pour ne le céder qu’à titre usuraire.

Le travailleur, pendant qu’il crée un produit, a besoin de vivre, on concède cela, Pour vivre, il faut de l’argent. Il n’en a pas. Monseigneur-Écu lui en avance, sous le nom de salaire, une ration aussi exiguë que possible, moyennant quoi, il s’empare du produit qui a une valeur bien supérieure. Il a fourni, c’est vrai, les matières premières, et très souvent l’outillage. Seulement, il les devait lui-même à un écrémage antérieur du travail. En somme, son gain, aux dépens du véritable producteur, se compose de l’intérêt à cinq ou six pour cent, de tout le capital engagé dans l’entreprise, et d’un bénéfice variable, quelquefois énorme.

« Après tout, dira-t-on peut-être, vous admettez la nécessité du capital. Qualifiez-le accaparement de numéraire, ou comme il vous plaira. C’est toujours un produit réalisé en espèces et réservé pour une consommation fructueuse. C’est une épargne très utile sur les dépenses personnelles qui dissipent sans reproduire. » .

Un instant ! Oui, votre dépense, à vous, oisifs, est stérile, parce que vous ne créez rien en retour. Mais celle du travailleur est féconde, puisqu’il la compense par son produit. Il la compense même bien au delà, car il laisse entre vos mains cet excédent que vous lui extorquez sous prétexte de service rendu. Et quel est, s’il vous plaît, ce service ? La grâce que vous prétendez lui lire, en donnant quelques écus de sa main-d’œuvre. Il est contraint de vous en paver le prix à votre tarif, plus une série de primes arbitraires qui sont de véritables déprédations.

Ces monceaux de primes assurent aux riches, avec l’oisiveté, une opulence qui leur permet à la lois le gaspillage, triste père du luxe, et l’épargne, mère plus funeste encore de l’exploitation.

« Il n’est pas moins vrai que, dans votre ère d’utopie, il faudra, comme à présent, des économies, un capital pour exécuter les grandes entreprises, »

Non ! rien de ce vocabulaire du désordre. Ni épargne, ni capital, mais un excédent naturel de produits, dû à la suractivité d’une nation éclairée et libre. Alors que l’oisif aura pris place dans la série des animaux disparus, toute consommation deviendra utile. Car elle ne sera jamais que la contre-partie d’une production équivalente.

Les phénomènes de la production pourront s’accomplir dans cette limite normale, qui n’admet l’excès ni en plus ni en moins, parce qu’elle résulte de l’équilibre spontané. Créations industrielles, travaux publics, seront l’œuvre féconde de la volonté générale, et non plus le jeu ruineux de la spéculation ou du pouvoir absolu.

Il serait temps bientôt de poser une borne à ces affligeantes excentricités. L’haussmanisation de Paris et des provinces est un des grands fléaux du second empire. On ne saura jamais à combien de milliers de malheureux ces maçonneries insensées ont coûté la vie, par la privation du nécessaire. La grugerie de tant de millions est une des causes principales de la détresse actuelle. On ne peut pas dérober impunément aux exigences courantes une masse si énorme de richesses.

Les édifices privés et publics ne sont point, comme les vêtements ou les vivres, des objets d’une consommation immédiate et rapide. M. de la Palisse sait cela. Leur valeur, soit d’utilité, soit d’échange, est de longue durée, et se répartit sur plusieurs générations. Le travail qui les crée ne doit donc passer qu’après la production de nécessité commune et permanente. C’est seulement lorsqu’on à pourvu à tout ce qui est consommation impérieuse que le surcroît de l’activité nationale peut, avec profit, s’immobiliser dans les Constructions destinées à l’avenir : usines, routes, canaux, etc. Elles ont pour limite rigoureuse la proximité des besoins futurs.

« Quand le bâtiment va. tout va », dit un adage populaire, passé à l’état d’axiome économique. À ce compte, cent pyramides de Chéops, montant ensemble vers la nue, attesteraient un débordement de prospérité. Singulier calcul.

Oui, dans un état bien ordonné, où l’épargne n’étrangle pas l’échange, le bâtiment serait le thermomètre vrai de la fortune publique. Car alors il révèle un accroissement de la population et un excédent de travail qui, tous besoins satisfaits, améliore le présent et fonde pour l’avenir. lors de ces conditions, la truelle n’accuse que les fantaisies meurtrières de l’absolutisme.

Quand il oublie un instant sa fureur de la guerre, il est pris de la fureur des bâtisses et se lance à fond de train dans les extravagances. Il vise à la gloire et fait litière des générations vivantes pour séduire la postérité. Les foules ne sont que trop souvent. complices de cette démence. Les Pyramides d’Égypte, l’Escurial de Philippe II, le Versailles de Louis XIV, et tant d’autres monuments, admiration de l’histoire qui devrait les maudire, ont été construits avec les larmes et les ossements des contemporains.

Toutes les bouches vénales ont célébré en chœur les grands travaux qui renouvellent la face de Paris. Rien de triste comme ces immenses remuements de pierres par la main du despotisme, en dehors de la spontanéité sociale. Il n’est pas de symptôme plus lugubre de 1a décadence. À mesure que Rome tombait en agonie, ses monuments surgissaient plus nombreux et plus gigantesques. Elle bâtissait son sépulcre et se fesait belle pour mourir.

Mais le monde moderne ne veut pas mourir, lui, et la bêtise humaine touche à sa fin. On est las des grandeurs homicides. Les calculs qui ont bouleversé la capitale, dans un double but de compression et de vanité, échoueront devant l’avenir, comme ils ont échoué devant le présent.