Blanqui - Critique sociale, I/Première partie

Félix Alcan (1p. 3-52).

I

PROLOGUE


I


Depuis la division du travail et l’usage de la monnaie, l’échange est le grand ressort de l’ordre économique, et par conséquent de la société matérielle. Or, la condition fondamentale de l’échange, c’est l’équivalence des objets échangés. Point d’axiome au monde plus incontestable et plus incontesté, Cet axiome, l’économie politique le proclame unanimement, au nom de l’évidence et du sens commun. Il est clair, en effet, que si l’on échange entre elles deux choses, c’est qu’elles se valent. Cela n’a pas besoin de démonstration.

Eh ! bien, j’accuse l’économie politique de violer le principe reconnu et posé par elle-même. Je l’accuse de n’être que la violation permanente et acharnée de ce principe. Non pas qu’un si grand méfait soit de son invention. Elle est fort jeune et ce méfait est bien vieux. Mais, alors que, de par la science et la justice, elle devait s’en déclarer l’ennemie, elle s’est constituée son humble servante. Au lieu de le détruire, elle l’a codifié. Passons aux preuves.

Le troc primitif, produit contre produit, opération presque impraticable, est devenu d’une extrême simplicité par l’emploi de la monnaie. La monnaie est un moyen de comparaison entre deux objets dont l’estimation réciproque serait directement presque impossible. Elle leur sert de mesure commune et facilite ainsi leur échange. Son rôle d’intermédiaire neutre lui permet de rendre un plus grand service encore, le dédoublement de l’échange en deux actes distincts, la vente et l’achat.

On vend un produit contre du numérale, sans être tenu d’acheter aussitôt avec ce numéraire un autre produit équivalent. On ignore mème, à l’instant de la vente, l’époque et la nature de l’achat que la somme acquise permettra de faire. Ce sont deux opérations successives, séparées souvent par un long intervalle.

Première opération : on vend un certain produit, au moyen duquel on achète une pièce de cinq francs.

Deuxième opération, plus ou moins éloignée de la précédente : on vend la pièce de cinq francs qui achète ainsi un autre produit,

En vertu de la loi mathématique : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, les deux produits ci-dessus se valent, puisqu’ils ont chacun la valeur de cinq francs.

Tel est l’usage normal de la monnaie, usage fécond en bienfaits et en merveilles, s’il n’eût enfanté un cruel abus, source de calamités sans fin. Cet abus, on ne le connaît que trop : c’est le prêt à intérêt.

Le préteur viole outrageusement cette loi mathématique : l’équivalence de l’échange. Exemple : en vendant un certain produit, il achète une pièce de cent sous, puis il la prête, moyennant restitution après l’année révolue, avec un surplus de vingt-cinq centimes. Que fait l’emprunteur ? I] affecte e d’abord la somme à ses besoins et, pour la rembourser, l’échéance venue, il achète une pièce de cinq francs avec son produit. Ce produit est l’équivalent de celui que le prêteur avait livré lui-même pour obtenir les cent sous. Mais l’équivalence est détruite à son profit, puisqu’il recouvre sa pièce, avec boni d’un vingtième. L’écu, par destination, devait rester neutre entre les deux produits, Il lève un impôt sur l’un d’entre eux. En brisant son rôle de pièce de transmission, il s’est fait écumeur et forban.

« Ce dollar prêté pour un an, dit l’économie politique, est un service rendu qui mérite récompense.

— Récompense de quoi ? L’obligé n’a pu utiliser la pièce que comme moyen d’échange, et dans la limite de cinq francs en produits quelconques. Or il doit rendre vingt-cinq centimes en sus.

— À juste titre. Car le prêteur aurait pu la lui refuser.

— Évidemment, s’il en avait eu besoin lui-même. Mais il l’a prêtée, donc elle ne lui était pas nécessaire.

— Qu’en sait-on ? Et s’il s’est privé ?

— Dans quel but ? Pas d’obligeance, à coup sûr ; de rançonnement, au contraire. On verra tantôt cette belle vertu de la privation fénératrice. Ce qui est certain, c’est que la monnaie, espèce neutre, ne peut faire d’enfants.

— Pas plus que les autres produits, si on ne les féconde par le travail, et pas moins qu’eux, si, comme eux, elle est mise en œuvre. »

« Mise en œuvre » ! un bien joli mot en fait d’équivoque ! « Mise en œuvre », c’est-à-dire prêtée à intérêt. Ce n’est là ni un travail ni une création. Le numéraire ne se comporte en rien comme les produits. Les matières premières changent de forme. Les outils s’usent à les transformer. Les vivres, les vêtements se détruisent au service de l’ouvrier transformateur. C’est le mouvement et la vie.

La monnaie reste immuable. Elle ne peut être la matière, ni l’instrument d’une industrie quelconque. Elle ne figure dans aucune manipulation, si ce n’est en venant au monde sous le balancier. Une fois née, elle ne meurt que dans le creuset de refonte et sans y puiser une plus-value. Elle renaît invariablement la même, comme le Grand Lama. Elle agit immobile, et peut accomplir mille fois de suite ses fonctions d’échange, ensevelie sous triple serrure au fond d’une caisse,

Sa majesté l’Empereur-Écu est un monarque fainéant par excellence. C’est précisément sa fainéantise qui fait sa majesté. Il trône, dans les poches, sur un comptoir, partout, impassible, inaltérable. Il ne doit qu’à cette superbe sa souveraineté.

Cela est si vrai que l’or et l’argent, privés de la qualité de monnaie, perdent à l’instant la couronne impériale et tombent au rang de simples produits. Ils gagnent comme valeur échangeable, ils s’annulent comme instruments d échange. Rentrés dans la condition de sujets, ils auront autant de peine que leurs plus humbles confrères à trouver un placement. On les met au clou comme le dernier chiffon.

S’ils tiennent à recouvrer leur royauté, ils doivent d’abord se dépouiller de toute la valeur industrielle que leur a donnée le travail. Encore ne sauraient-ils accomplir cette cérémonie qu’à l’aide d’officiants spéciaux, aptes à séparer leurs qualités confondues de sujet et de roi. Les bijoutiers, les changeurs paient, à présentation, les matières d’or et d’argent, avec un poids semblable de métal au même titre. La façon, si artistique qu’on la suppose, ne compte pour rien. Mais alors aussi, ce métal recouronné n’a plus peur d’aller au clou. Il y met les autres, au contraire.

Ne dites donc point qu’on fait travailler sa majesté l’Empereur-Écu. Il en est bien incapable. Ses œuvres prétendues sont d’une horrible malfesance. Comme les monarques ses pareils, ce qu’il peut faire de mieux, c’est de ne rien faire, Son activité est toujours un fléau.

L’usure, par l’effet de l’habitude, s’est donné le nom et l’apparence d’un travail. Usurpation monstrueuse ! Le numéraire n’a qu’un rôle légitime, effectuer l’échange au pair entre deux équivalences. Hors de là, ses besognes ne sont que détroussement, La preuve est facile.



II

origine et marche de l’usure


La division du travail ! admirable progrès ! chacun travaillera pour tous, tous pour chacun. C’est déjà la devise fraternelle, Plus d’isolement ou de simples juxtapositions d’individus. Le faisceau, le réseau, la solidarité.

Chacun ne fera qu’une seule chose. Il la fera donc mieux, plus vite, en plus grande quantité, avec des perfectionnements continus. Il l’échangera contre les œuvres d’autrui, non point à heure fixe et par troc, mais à l’aide d’un intermédiaire merveilleux, la monnaie, devenue l’étalon de mesure et l’instrument d’échange, Une fois en possession du précieux métal, le travailleur pourra le garder, en attendant son heure pour faire un choix à sa convenance parmi les produits des voisins.

Oui ! mais si le sien allait lui rester sur les bras, faute d’un placement ! que devenir ? Il ne peut le consommer lui-même, Plus de pain alors, plus de vêtements ! La misère, la famine, la mort !

Non ! non ! ce danger n’est point à craindre. Il faut que tous consomment. Il y va de l’existence. Là est la garantie de la réciprocité, la certitude de l’aide mutuelle, le fondement inébranlable de la solidarité. Le besoin nous fera tous frères. Pas de meilleure assurance, de plus solde hypothèque.

Cependant, les égoïstes, les cupides comprennent bientôt la puissance du numéraire. Il est souverain. Il choisit, et tout se précipite au devant de son choix. Sultan orgueilleux, il jette aux créatures prosternées le mouchoir que toutes se disputent.

Posséder ce maître absolu, cette lampe merveilleuse qui met à vos pieds le génie de l’abondance avec ses richesses et ses prodiges, c’est le rêve universel. Mais comment s’en emparer, en faire son esclave ? Il vole de main en main, ne s’arrêtant nulle part, plus mobile, plus rapide que l’oiseau. Navette fantastique, 1l passe et repasse , comme l’éclair, à travers la chaîne des hommes que sa trame unit en un tissu immense.

« Arrêtons-le au passage », se dit Gobseck, « qu’il entre et ne sorte plus, sinon chien de chasse, La chose est facile avec un peu de patience. L’échange s’accomplit en deux actes : la vente de son propre produit, l’achat du produit voisin. Vendons beaucoup, achetons le moins possible. Il faudra se serrer le ventre. Soit. Le prix en vaut la peine, »

Ici, un seul coup d’œil suffit pour mesurer l’abîme qui sépare le socialisme de l’économie politique, Ce sont deux conceptions de la société. diamétralement contraires. Ce qui est vertu pour l’une est crime aux yeux de l’autre, Le démenti répond à l’affirmation, la malédiction à l’applaudissement, le panégyrique à l’anathème. Reste à savoir de quel côté se trouvent, non pas seulement la morale et la justice, qui ne pèsent pas une once, mais le sens commun, la logique, la démonstration.

D’ores et déjà, le socialisme peut jeter au nez de ses adversaires que, l’ordre économique reposant tout entier sur le prêt à intérêt, le prêt à cinq est chez nous une vertu, et le prêt à huit ou à douze, un délit. Les économistes, il est vrai, protestent contre une telle inconséquence et rayent le délit. Soit. Le public n’est pas de leur avis du tout et maintient la contradiction qui reste gouvernement. Les économistes, eux-mêmes, daigneraient-ils expliquer pourquoi, après avoir établi en principe l’équivalence de l’échange, ils la détruisent par le prêt à intérêt et posent cette belle équation : 100 = 105, ou 110, 112, etc.

Nous verrons cela plus tard. Fermons ici la parenthèse et reprenons la monographie de l’usure. Tandis que le grand nombre accomplit loyalement son devoir, en offrant une issue aux produits des coassociés, les vampires la ferment, eux, cette issue, d’une main fébrile. Les espèces interceptées commencent à s entasser dans leurs nasses.

Les dupes, les étourdis, les imprévoyants, comme on les qualifie, avaient consommé, dans l’espoir de la réciprocité. Ils sont déçus. Les voilà chargés d’une marchandise inutile. Elle ne pouvait prendre de valeur que par l’échange. Point d’échange. Tout leur manque La faim les presse. Que vont-ils faire ? :

Suivons Lazare, un de ces malheureux. Son aventure est celle de tous les autres. Son voisin (Gobseck à beaucoup de ces écus dont lui ne possède pas un seul. Il va trouver cet heureux mortel et lui dit : « Je manque de fonds pour me procurer des vivres et des habits. J’ai là de la marchandise disponible que je n’ai pu placer. Achetez-la-moi. »

Gobseck. — Impossible, mon ami. Je n’en ai pas besoin.

Lazare. — Eh ! bien, alors, prêtez-moi quelque argent pour me tirer d’embarras. Je vous rembourserai après la vente de ma denrée.

Gobseck. — Je ne le puis pas davantage, mon ami. Cet argent m’est indispensable à moi-mème.

Lazare. — Allons ! c’est malheureux. J’avais un peu compté sur vous. Me voilà bien en peine. Salut, voisin.

Gobseck. — Voyons, mon ami, je ne demande qu’à vous être utile, moi. Je consens à vous prêter une somme. Mais vous me la rendrez avec un surplus, à titre d’indemnité. Service pour service, n’est-ce pas ? C’est trop juste.

Lazare. — Je n’en suis pas très sûr, et le service que vous m’offrez pourrait bien m’enfoncer plus avant dans la fondrière, J’achèterai la denrée des autres ce qu’elle vaut, et je vendrai la mienne au rabais, puisqu’une partie du prix vous reviendra.

Gobseck. — Je ne dis pas. Mais, comme en vous prêtant ma monnaie, je m’en prive, ça ne peut pas être pour rien, comprenez donc.

Lazare. — Oh ! du moment qu’elle vous est nécessaire, Je ne veux pas vous en priver, N’en parlons plus.

Gobseck. — Sans doute, elle m’est nécessaire pour avoir une foule d’objets. Tenez, cependant, je me passerai de tout cela pour vous être agréable, Impossible de mieux dire, hein ? De votre côté, il faut vous montrer raisonnable, et me donner quelque chose en retour. Cinq du cent en plus de mon avance, ce n’est que justice, voyons. Je n’ai aucun motif de vous aider à mes dépens.

Lazare. — A vos dépens, non certes, et je ne le demande pas. Si vos écus doivent vous faire faute, gardez-les, Rien de mieux. Si, au contraire, vous pouvez vous passer des choses qu’ils vous auraient procurées, c’est que vous n’en avez pas besoin, et je n’ai point à vous indemniser d’une privation imaginaire.

Gobseck. — Faites excuse, je me prive réellement… pour vous obliger.

Lazare. — Dites donc pour me rançonner. Vous ne me rendez pas un service, vous faites une spéculation, et pas propre du tout, voisin.

Gobseck. — Comment, pas propre ! Dirait-on pas que je vous mets le couteau sur la gorge ! Je n’ai pas été chez vous. C’est vous qui êtes venu chez moi. Vous désiriez emprunter, Mes conditions ne vous conviennent pas ; restons-en là. Si vos eaux sont basses, ce n’est pas ma faute.

Lazare. — Si fait bien, c’est votre faute, et beaucoup plus que vous ne croyez.

Gobseck. — Ah ! par exemple ! voilà du nouveau ! Me suis-je mêlé de vos affaires, par hasard ? Je ne m’occupe que des miennes. Comment donc vous aurais-je fait tort ? Est-ce en travaillant du matin au soir ? Ce que je possède, je l’ai bien gagné. Personne n’a rien à y voir.

Lazare. — Peut-être. Je travaille dur, moi aussi, plus dur que vous, sans vous offenser, et cependant je n’ai pu joindre les deux bouts, cette fois. Il faut que j’emprunte.

Gobseck. — Dame ! si vous mangez tout.

Lazare. — Je suis menuisier, Je ne mange pas mes planches peut-être.

Gobseck. — Je le pense bien, Mais, si vous mangez l’argent qu’elles vous rapportent, ça revient au même.

Lazare. — Il faudrait les avoir vendues d’abord, pour en manger l’argent, et si je suis forcé d’emprunter, c’est justement parce qu’elles me restent sur les bras, Prenez-les-moi. J’aurai la monnaie qui me manque et vous aurez de bons meubles.

Gobseck. — Je vous ai déjà répondu qu’il ne m’en fallait pas.

Lazare. — Hum ! Il ne vous en faut pas ! C’est-à-dire que vous n’y tenez pas. Car il n’est point trop cossu votre mobilier, voisin. M’est avis que buffets et tables sont de ces objets dont vous vous privez généreusement, pour rendre service à cinq du cent.

Gobseck. — Est-ce trop cinq à votre idée ? Il n’en manque pas qui prennent dix, et quinze, et vingt.

Lazare. — Ma foi, quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. Vous me demandez cinq, parce que je ne montre pas encore trop la corde. Je ne m’y fie pas autrement, savez-vous ? Mais, voyons ! Puisque vous n’êtes point meublé, pourquoi n’achetez-vous pas ma pauvre marchandise ?

Gobseck. — Ah ! vous m’ennuyez à la fin. Je n’ai pas envie de Jeter mon argent par la fenêtre.

Lazare. — Ceux qui vous achètent la vôtre jettent donc leur argent par la fenêtre. Et s’ils vous la laissaient pour compte ?

Gobseck. — Il n’y à pas de danger. Je vends de la victuaille, Faut toujours qu’on mange.

Lazare. — Tout le monde ne peut pas vendre de la victuaille. Une foule d’autres objets sont presque aussi nécessaires, les habits, les souliers, les chapeaux, les draps, les meubles. Les meubles, c’est ma partie. Je ne fais pas autre chose, Si je ne trouve pas à les placer, je crèverai de faim.

Gobseck. — J’en serais bien fâché. Mais que voulez-vous ? Chacun pour soi et Dieu pour tous.

Lazare. — Ah ! oui !

Aux petits des oiseaux, il donne leur pâture,

quand les oiseaux l’ont cherchée et trouvée. Il oublie aussi de me fournir du pain, quand je n’écoule pas ma marchandise, et alors je ne puis acheter la vôtre.

Gobseck. — Oh ! ça ne m’inquiète pas. Je n’en suis jamais embarrassé.

Lazare. — Et tout le reste vous importe peu, n’est-ce pas ? Cependant, vous avez besoin des autres aussi, du cordonnier, par exemple, du tailleur…

Gobseck. — Je porte des sabots, c’est plus chaud et moins cher, et je fais faire mes habits à la maison.

Lazare. — Dans ce cas, c’est le sabotier et le marchand de drap qui vous pourvoient., S’il n’y en avait pus ?

Gobseck. — Eh ! je me ferais des espadrilles et des vêtements de peau.

Lazare. — Comme du temps des sauvages, quand chacun cultivait son lopin de terre, tuait du gibier, fabriquait ses hardes, ses armes, ses outils, et bâtissait sa hutte, Je me demande souvent si ce n’était pas le bon temps pour le pauvre monde. On n’était pas cossu, c’est vrai ; mais avec son travail, on pouvait loger, nourrir, défendre sa petite famille, On n’avait pas tant de milliers de fainéants à entretenir dans le luxe. On ne dépendait de personne, et l’on ne se trouvait pas à la merci de ces maudits écus qui sont maîtres de tout.

Gobseck. — Vous parlez ainsi, parce que vous Ni en avez pas.

Lazare. — Vous parlez autrement, parce que vous en avez. Ils vous donnent barre sur tout un chacun, et vous tenez la dragée haute.

Gobseck. — Ils sont à moi, et j’en fais ce que je veux, C’est mon droit.

Lazare. — Pas tant que ça !

Gobseck. — Oh ! oh !

Lazare. — Il n’y à pas de oh ! oh ! Ils n’ont pas été inventés pour faire le vilain métier qu’ils font. On voulait se donner des auxiliaires, des amis, et non pas des tyrans, des détrousseurs.

Gobseck. — Qu’est-ce que c’est ça, mon Dieu ! mes écus, des détrousseurs ! et les vôtres, donc, quand vous en avez ?

Lazare. — Je ne les entasse pas, pour les prêter à usure, j’en fais un usage honnête, l’usage auxquels ils sont destinés. J’achète à l’un et à l’autre la marchandise qui m’est nécessaire.

Gobseck. — Eh ! bien, et moi ?

Lazare. — Vous, vous renaclez pour en lâcher un de loin en loin, quand il n’y a plus moyen de le retenir, C’est comme si on vous arrachait le cœur de la poitrine.

Gobseck. — Tiens ! Qu’est-ce que ça vous fait ? Je ne suis pas un mange-tout, moi,

Lazare. — Non pas un mange-tout, mais un mange-tous. Vous mangez tout un chacun à belles dents.

Gobseck. — Ah ! ça, vous êtes fou.

Lazare. — Nenni pas ! Chacun vous achète votre denrée, et vous n’achetez à peu près rien à personne.

Gobseck. — Ça ne vous regarde pas. Je suis maître de mon bien. Est-ce que vous prétendez disposer de ma bourse, vous ?

Lazare. — Non ! Je tiens seulement à constater que vous la remplissez aux dépens d’autrui.

Gobseck. — C’est-à-dire que je suis un voleur.

Lazare. — Je ne vous démentirai pas.

Gobseck. — Je suis un voleur, parce que je ne veux pas acheter vos meubles, ni vous prêter de l’argent gratis.

Lazare. — Et que vous agissez de même avec tout le monde.

Gobseck. — Pourquoi ne me dénoncez-vous pas à la justice ?

Lazare. — Parce qu’elle me donnerait tort.

Gobseck. — Oh ! bien alors, me voilà tranquille. Je pourrai faire des économies sans aller en prison.

Lazare. — Vous passerez même pour un homme rangé, honorable, un modèle de vertu, et vous finirez par entrer dans les dignités.

Gobseck. — À vrai dire, j’y comptais un peu, et je suis ravi de votre prédiction qui confirme mes espérances.

Lazare. — Cela n’empêchera pas qu’on ne vous déteste.

Gobseck. — Oh ! La haine des mauvais sujets fait beaucoup d’honneur.

Lazare. — Les mauvais sujets que vous aurez mis sur la paille.

Gobseck. — Ce n’est pas moi, c’est leur imprévoyance, leur inconduite qui les met sur la paille.

Lazare. — Et qui remplit vos coffres.

Gobseck. — Que ne font-ils des épargnes, eux aussi ? Je ne les en empêche pas. Ils trouveraient bientôt l’aisance.

Lazare. — Que voulez-vous ? Les uns naissent pigeons, les autres vautours. Caprices de la nature.

Gobseck. — Alors, d’après vous, je suis un vautour.

Lazare. — Et moi un pigeon, en train d’être plumé,… par vous ou par d’autres, il n’importe guère,

Gobseck. — Je n’y tiens pas à vos plumes. Gardez-les.

Lazare. — Impossible ! vous avez déjà commencé,

Gobseck. — Quand cela ?

Lazare. — Quand vous avez refusé d’acheter mes meubles.

Gobseck. — Vos meubles ! Vos meubles ! C’est une scie que vous me montez là. Je n’en ai que faire de vos meubles. Offrez-les ailleurs.

Lazare. — Je recevrai la même réponse,

Gobseck. — Pourquoi ? Il n’y a donc que des vautours ?

Lazare. — À cette heure, les braves gens sont tous pourvus. Si ma marchandise me reste, c’est par le fait des grippe-sous qui se privent pour amasser des espèces et rendre service avec, à cinq ou dix du cent. Voilà pourquoi ma débine est, plus que vous ne pensez, votre faute et celle de vos pareils.

Gobseck. — En ce cas, mon bien ne m’appartiendrait plus. Ce n’est pas possible. Autant vaut ouvrir ma maison au pillage. Charbonnier est maître chez lui. Chacun pour soi dans ce monde.

Lazare. — Vous l’avez déjà dit, et c’est faux. Cela pouvait être vrai, quand les hommes étaient rares, isolés, sans relations entre eux. Ce temps-là est loin derrière nous. Aujourd’hui nous avons tous besoin les uns des autres.

Jadis, chacun fabriquait lui-même ses vêtements, sa cabane, ses meubles, ses outils, ses armes, ses vivres, et se passait aisément de l’assistance de ses semblables. On troquait de ci, de là, un outil contre un meuble, des aliments contre des habits. Ce n’était pas commode. Peu à peu, les échanges se sont accrus. On a découvert l’or et l’argent, matières précieuses, incomparables comme mesure et instrument de l’échange. La division du travail s’en est suivie. Chacun n’a plus fait qu’une chose, par conséquent mieux et plus vite, Grand profit pour tout le monde, céder en détail son produit, contre du numéraire, à une foule d’individus, et, au moyen de ce numéraire, faire son choix entre une quantité d’autres produits ! C’est une combinaison merveilleuse, Pourvu qu’elle soit bien exécutée, je veux dire que l’échange s’accomplisse loyalement.

Dans cette opération, l’argent est le maître, puisqu’il choisit à volonté, et que chaque producteur est trop heureux de l’obtenir en retour de sa denrée, Celui qui, ayant eu le bonheur de vendre la sienne, n’achète pas celle des autres, et se prive, comme vous dites, pour amasser les espèces dans un but criminel d’exploitation, celui-là viole ouvertement la loi de réciprocité qui est la nôtre. Il laisse quelque part, dans la détresse, des producteurs embarrassés d’une marchandise pour eux inutile, et dépourvus du numéraire qui est une condition absolue d’existence. C’est un véritable attentat à l’ordre social fondé sur la solidarité par l’échange,

Gobseck. — Mais je ne les amasse point ces espèces. En les fesant valoir, je les remets dans la circulation d’une manière productive,

Lazare. — Vous les faites valoir plus qu’elles ne valent. Là précisément est le crime. La base de l’échange est l’équivalence des objets échangés. La monnaie n’est que l’intermédiaire entre deux valeurs égales. Elle n’a point d’autre fonction. Vous l’achetez avec votre produit. Vous devez la vendre contre un produit de même prix.

Gobseck. — C’est impossible. Je défie bien que les marchandises échangées, au moyen d’une pièce de cent sous, aient une valeur exactement semblable. Cela n’arrive jamais. Il y à toujours, quoi qu’on fasse, une différence, et souvent très grande.

Lazare. — C’est un truc que vous me débitez là, père Gobseck. On sait fort bien qu’il n’est pas possible d’établir avec précision la valeur comparative des choses, même à l’aide de la monnaie, En outre, l’habitude et l’inexpérience, la bonne ou la mauvaise foi jouent un grand rôle dans les transactions. Les uns achètent cher et vendent bon marché. C’est l’inverse chez d’autres, On trompe ou on se trompe toujours un peu et même beaucoup, d’un dixième, d’un tiers, de moitié, parfois des trois quarts. D’ailleurs, l’achat n’étant presque jamais contemporain de la vente, les valeurs respectives changent dans l’intervalle,

Tout cela n’est pas la question et n’a rien de commun avec la question. Il s’agit uniquement du rôle de la monnaie, Dans une comparaison de valeurs, elle n’est qu’un intermédiaire neutre et gratuit. Elle n’a pas plus de primes à payer qu’à percevoir, sur les deux actes successifs, vente et achat, qui constituent son intervention. Cette neutralité indifférente est l’essence même de sa fonction. La mettre à prix, comme vous faites, c’est anéantir la loi d’échange, qui est l’équivalence. Vous, père Gobseck, vous prétendez me vendre cinq francs vingt-cinq centimes la pièce qui vous à coûté cinq francs seulement. Or, sa valeur ne s’est point accrue entre vos mains. Les vingt-cinq centimes exigés sont donc un vol.

Gobseck. — Si vous n’en voulez pas, laissez-la. Rien de plus facile. Vous ne serez pas volé.

Lazare. — Vous la prêterez à un autre qui le sera bel et bien, lui. Cela revient au même.

Gobseck. — Je ne force personne. Le marché est librement conclu. S’il convient au preneur, c’est qu’il s’en trouve bien.

Lazare. — Escobarderie. Il s’en trouve très mal. Le pauvre diable se résigne, parce qu’il a, non pas votre poing, mais la nécessité sur la gorge. Vous, ou vos pareils, l’avez réduit à cette extrémité, en lui laissant sa marchandise sur les épaules, quand il vous avait débarrassé de la vôtre.

Gobseck. — Achète mes victuailles qui veut. Les laisse, qui n’en veut pas. Liberté entière, Je n’entre pas dans toutes vos subtilités, moi, J’ai des pièces de cent sous. Je les prête, pas trop haut, pas trop bas, honnêtement. Je ne suis pas le seul, Dieu merci. Il n’en chôme pas d’autres qui font le même métier. Si tous les prêteurs sont des voleurs, m’est avis que les rues en sont pavées.

Il n’est pas aisé à comprendre votre entortillage. Si on fait tort à autrui, en se privant pour épargner, les vautours, comme vous les appelez, devraient s’entrenuire, en ne s’achetant pas leurs marchandises. Cependant ils n’en font pas moins leur petite pelote.

Lazare. — Oui, sans doute, il s’entrenuisent. Ils s’arrachent ainsi mutuellement quelques plumes, Mais ils se rattrapent tous ensemble sur les pigeons qui forment l’immense majorité et sont plumés à fond. Ah ! s’il n’y avait que des vautours, ce serait pain bénit, et je donnerais gros pour les voir se faire, l’un à l’autre, avec becs et ongles, leur toilette d’enterrement.

Quant à vous, père Gobseck, vous feignez de ne pas comprendre, et vous comprenez fort bien. Car la chose est plus claire que le jour. Vous avez payé cinq francs la pièce que je suis forcé de vous rembourser cinq francs vingt-cinq centimes,

Gobseck. — À la fin de l’année… Vous avez douze mois pour en tirer parti.

Lazare. — Comme vous, n’est-ce pas ? En la prêtant à intérêt. Mais ce serait une filouterie. Je n’en ferais, moi, qu’un seul usage, l’usage légitime, l’achat au pair de matières premières, de provisions ou d’outils pour fabriquer mes meubles. En vous la rendant avec la prime, je perds un vingtième.

Gobseck. — Possible. Mais à l’aide de ma pièce, vous aurez créé un produit qui se vendra avec bénéfice. Ce bénéfice, vous le devrez à mes cent sous. Il est juste que j’en aie ma part.

Lazare. — Vraiment ! je devrai ce profit à votre pièce, et pas à mon travail !

Gobseck. — À l’une et à l’autre.

Lazare. — À mon travail seul, s’il vous plaît. Si, au leu d’emprunter à cinq, j’avais pu placer ma marchandise, elle m’aurait procuré des écus au pair. Avec l’emploi de ces écus. j’aurais fabriqué des meubles dont le prix de vente me serait demeuré tout entier. Point d’écrémage au profit de vos coffres. C’est précisément pour arriver à cet écrémage que les grigous n’achètent pas. Ils forcent ainsi les détenteurs de produits invendus à subir la loi de leur sacoche et à payer tribut,

Gobseck. — À la bonne heure. Tâchez alors d’écouler vos marchandises et de vous remettre à flot. Quant à moi, malgré vos beaux raisonnements, je ne prête point gratis mes picaillons. Un mot encore. Il me semble que tout le monde n’est pas pigeon ou vautour. Je vois des gens qui ne prêtent ni n’empruntent. Ils se gouvernent donc mieux que vous ?

Lazare. — Ou ils ont des charges moins lourdes, une famille moins nombreuse, que sais-je ? Peut-être encore ne disent-ils point de mal des usuriers, et n’essaient-ils pas de leur prouver qu’ils sont des fripons. Les gros leur accordent leur pratique plutôt qu’aux langues comme la mienne.

Gobseck. — Ça, je le crois. — Acceptez-vous mes offres à cinq ?

Lazare. — Non ! Je ne veux pas m’attacher la pierre au cou.

Gobseck. — Vous reviendrez.

Il revint, en effet, le pauvre Lazare. Ses produits restaient à l’atelier, Plus de travail, plus de pain. Il fallut passer sous les fourches caudines et frapper à la porte de l’usure.

« Je savais bien qu’on vous reverrait », dit Gobseck en ouvrant. Mais les écus prêtés ne rétablissent pas la situation de Lazare. Une fois sur cette pente, on glisse sans pouvoir s’arrêter. Impossible de rembourser à l’échéance.

« Je n’ai point d’argent, père Gobseck. L’arriéré a dévoré les avances. Il ne me reste que de la marchandise, dont je ne trouve pas placement. »

Gobseck. — Que veux-tu que j’en fasse, mon garçon ? Ce n’est pas ma partie.

Lazare. — Je n’ai rien autre chose à vous offrir,

Gobseck paya les meubles le tiers de leur valeur. L’année suivante, Lazare était tombé dans la misère. L’usurier vint le trouver à son tour et lui dit : « J’ai une proposition à te faire. Il a bien fallu me débarrasser de ces fonds de magasin que tu m’as abandonnés en payement de ta dette… »

Lazare. — Vous ne devez pas avoir eu grand peine à gagner dessus cent pour cent.

Gobseck. — Pourquoi n’as-tu pas essayé toi-même de vendre, alors ?

Lazare. — Parce que j’étais acculé à l’échéance et forcé d’en passer par vos conditions. Vous avez pu attendre, vous, prendre votre moment. Et puis, un homme en bonne posture de finance impose à l’acheteur. Respect aux écus ! On vous a donné à vous, avec considération, ce qu’on ne m’eût pas accordé à moi comme une grâce.

Gobseck. — Je ne dis pas non. Il y a du vrai là-dedans. Mais laissons cela. Tu n’as point d’ouvrage, ni de fonds pour reprendre les affaires, et je ne puis plus t’en avancer comme de juste. Tu n’offres point de garanties. En cherchant à me dépêtrer de ta marchandise, j’ai appris à connaître les débouchés. Je ne sais pas pousser un rabot, ni tenir un maillet. Mais j’ai idée que je m’entendrais mieux que toi à écouler des meubles,

Tu as ton outillage. Je te fournirai le bois et tu travailleras à mon compte, soit à la journée, Soit aux pièces, à prix arrêtés d’avance entre nous, Je te paierai ton salaire, et tu n’auras à t’occuper de rien que de ta besogne d’atelier. Cela te va-t-il ?

Lazare. — Il le faut bien, puisque je suis sur le pavé.

Gobseck. — Ce n’est pas tout. J’embaucherai d’autres ouvriers pour mener l’affaire en grand et faire valoir mon Saint-Frusquin qui n’est pas en trop mauvaise passe. Décidément, j’aime mieux cela que prêter à cinq ou dix…

Lazare. — D’autant plus que c’est la même chose.

Gobseck. — Ah ! bah ! tu plaisantes.

Lazare. — C’est vous qui voulez rire. Vous allez faire l’entreprise et nous l’ouvrage. Comment règlerez-vous notre compte et le vôtre ? Car seul vous êtes le maître, et notre salaire ne sera débattu que pour la forme.

Les marchandises vendues, vous en distribuerez le prix comme il suit : tant pour la reconstitution du capital déboursé, tant pour l’intérêt de ce capital à six pour cent, et enfin tant pour votre bénéfice.

Vous prélèverez d’abord cet intérêt à six, avant tout. Quant aux déboursés, ils se divisent en trois parties : 1o les matières premières ; 2o les dépenses de la maison, la comptabilité, les faux frais. etc. : 3o les salaires.

Les deux premières parties sont à peu près fixes. La troisième, le salaire, est mobile, Si, tous les déboursés rétablis, il ne vous reste pas un bénéfice à votre idée, alors pour l’accroître dans l’avenir, vous diminuerez la partie mobile de la dépense, le salaire.

Vous le voyez, c’est le même métier qu’auparavant. Vous prêtez votre argent à six, plus un profit discrétionnaire pour la direction de l’entreprise. Ce profit est une espèce de salaire pour le travail de l’entrepreneur, salaire assez légitime, s’il n’était point exagéré. Malheureusement, il l’est toujours. Quant aux six pour cent du capital, c’est tout simplement l’usure,

Gobseck. — Et les chances de perte ? L’ouvrier ne risque rien. Il touche sa paie quand même. L’entrepreneur est toujours suspendu entre le gain et la ruine.

Lazare. — L’ouvrier ne risque rien, parce qu’il n’a rien. Bel avantage ! L’expérience démontre que le capital lui accorde tout juste la ration suffisante pour ne pas mourir de faim. Quant au capitaliste, l’expérience prouve aussi que l’enrichissement est la règle, et la ruine une très rare exception.

Gobseck. — C’est égal, la direction d’une usine est une rude besogne, et l’on y gagne bien ses appointements. Ce n’est plus le prêteur, assis devant son registre d’échéances, pour veiller aux rentrées. Si je fais une fortune, elle sera bien le fruit de mon travail…

Lazare. — Et surtout du travail de vos ouvriers qui ne feront point fortune, eux, et mourront peut-être à l’hôpital. Bienheureux encore, si nous élevons nos enfants jusqu’à l’âge d’hommes, pour qu’ils reprennent notre collier de misère,

Gobseck. — Oh ! moi, je veux que mon fils reçoive une éducation brillante, et puisse jouir en paix de l’opulence acquise à la sueur de mon front.

Lazare. — Quel front ? Ah ! oui, au fait en voyant suer les autres, on se figure qu’on sue. Effet de sympathie.

Gobseck. — J’aurai eu la peine, il aura le plaisir. Je suis content, puisqu’il est mon fils. Il fera honneur à mon nom. Il tiendra un rang.

Lazare. — Vous n’en tenez pas, vous. C’est là que le bât vous blesse. Si vous êtes jamais municipal, ce sera tout. Pas fameux ce bâton de maréchal. D’ailleurs, la caque sent toujours le hareng. Ce n’est pas dans une échoppe à victuailles, ou derrière un guichet d’usurier qu’on apprend le grand genre.

Gobseck. — Tu voudrais me vexer.

Lazare. — Mais non ! je vous console.

Gobseck. — Bah !

Lazare. — Certainement. Je vous dis comme les choses se passent, afin de vous ôter le regret, Voyez-vous, chacun et chaque chose a son temps et sa manière… Vous étiez né vautour…

Gobseck. — Est-ce une consolation, ce mot-là ?

Lazare. — Non, c’est un compliment.

Gobseck. — Un compliment ?…

Lazare. — Parbleu ! Préféreriez-vous être né pigeon ?

Gobseck. — Pas si bête !

Lazare. — Vous voyez… Eh ! bien, il y en a qui ont cette bêtise. Voilà pourquoi je vous fais le compliment en question. Il ne plairait pas à tout le monde. Mais ne pas vous l’adresser à vous, ce serait dire que vous avez le cœur très mal tourné, et ça ne ressemblerait ni à une consolation, ni à un compliment. pas vrai ?

Gobseck. — Au fait, non.

Lazare. — Vous êtes donc né vautour… Vous n’êtes pas le seul. On en voit des masses. Ils naissent un peu partout, mais pas tant chez les riches que chez les pauvres, d’abord, parce que les pauvres sont les plus nombreux, ensuite, parce qu à force d’être mangés, la rage les prend quelquefois de manger les autres. Quand un malheureux a eu le cœur rongé de cette rage-là toute sa vie, l’enfant qu’il met au monde a grosse chance de naître vautour. Je gage que vos parents criaient la faim.

Gobseck. — Le fait est que nous étions bien minables.

Lazare. — C’est ça. Né dans les guenilles et vivant dans les guenilles, avec du pain sec, vous avez vu autour de vous le luxe à côté de la misère, Pas difficile de reconnaître ce qui distingue le riche du pauvre, n’est-ce pas ?

Gobseck. — Pardi ! Les écus.

Lazare. — Comment en obtenir de ces écus. quand on commence avec ses bras seulement ? Par le travail. Vous avez pioché dur.

Gobseck. — Oh ! oui, et longtemps.

Lazare. — Comme moi, mais avec un résultat tout opposé,

Gobseck. — C’est ce que je ne puis comprendre. Vous êtes un habile ouvrier, rude à la besogne, rangé, point ivrogne, point coureur, et, après avoir possédé un établissement, vous êtes réduit à travailler chez les autres.

Lazare. — Ah ! voilà ! Je suis né pigeon, moi.

Gobseck. — Pigeon ? Comment cela ?

Lazare. — Vous ne l’avez pas vu en me plumant ? Ce que c’est que l’habitude ! Vous feriez de la prose, sans le savoir, comme M. Jourdain.

Gobseck. — Plaît-il ?… M. Jourdain, dites-vous ?

Lazare. — Ne faites pas attention. C’est un particulier que vous ne connaissez pas. Tout à l’heure, vous venez de me rendre mon compliment par quelques mots aimables. « Bon travailleur, » disiez-vous de moi, « honnête, réglé, ni débauché, ni soulographe. » Ce n’est qu’une moitié du pigeon, ce portrait-là. Voici l’autre : il fait des repas sobres, mais substantiels, afin de réparer ses forces, Il a un logement propre, un petit mobilier. Il ne laisse pâtir ni sa femme, ni ses enfants… Bref, il a un cœur et non un caillou dans la poitrine ; mauvais outil pour faire une maison.

La vente de son produit pourrait, à la rigueur, couvrir sa dépense ; elle ne permet point d’économies. D’ailleurs, il sait par expérience que le manque de débouchés est la ruine du producteur. Il ne voudrait point affliger les autres d’un fléau si redoutable à lui-même, fléau qui se propage par contagion. Il achète à titre de réciprocité, d’après le dicton populaire : « Consommer pour faire aller le commerce. »

C’est cette moitié-là du pigeon qui le perd. Malheur au travailleur qui a une conscience, qui n’épargne pas afin d’exploiter ! Arrive une mévente, un chômage, la rentrée ne se fait point. Il faut emprunter. Vous savez le reste, puisqu’il est votre ouvrage. Toute ma plume y a passé.

Gobseck. — Tu vois bien que c’est ta faute. Il fallait ne pas tout croquer à mesure. Il fallait mettre un magot de côté, lui faire faire des petits, que diable !

Lazare. — Vous parlez vautour à un pigeon. C’est peine perdue. I1 ne comprend pas la langue. Vous connaissez maintenant l’un des oiseaux. Voyons l’autre.

Le vautour ne tient pas encore sur ses pieds qu’il a déjà saisi le mécanisme social : gruger par la monnaie. Il travaille donc pour avoir l’instrument de grugerie. Il n’a qu’une idée fixe : l’argent. Pauvre, où le prendre, sinon dans la poche du voisin ? — Sans risque du code, bien entendu. — Le travail est bon pour engrener. Mais il n’a jamais empli la bourse. Tout au plus permet-il de vivre. Y compter pour la fortune, en dehors de ce qu’on appelle les professions libérales, c’est vouloir mettre le soleil en bouteille.

Dans l’agriculture, l’industrie et le commerce, on ne peut s enrichir que par le travail d’autrui. Écumer le publie, c’est-à-dire vendre sans acheter d’abord, afin de grossir l’épargne, puis faire valoir son magot à outrance, par tous les moyens, sous toutes les formes, voilà le secret. Le jeune vautour ne dépense rien. Il boit de l’eau, mange du pain sec, loge dans un trou, porte des loques, n’use ni bois, ni charbon, ni chandelle. Il a, pour rançonner, des imaginations impossibles. Dur pour lui-même, impitoyable au prochain, il laisserait froidement périr dix mille individus sous ses yeux, ne fallût-il qu’un centime pour les sauver. C’est l’homme-épargne, l’homme vertueux des économistes.

À mesure que les dollars s’amoncellent, il agrandit son champ d’exploitation. Il est entrepreneur, fabricant, brasseur d’affaires. Il se lance dans les spéculations, non point en aveugle, il a l’œil perçant de sa race et fond de haut sur sa proie qu’il ne manque jamais. Une fois gavé, il songe à faire souche et à devenir quelqu’un. Gloire facile. Sa caisse lui sert de pavois. Il monte aux petits honneurs et, après lui, son héritier, né dans la soie, se trouve naturellement un grand personnage.

Crésus II ne tond plus sur un œuf. Il cesse de tout donner à l’épargne et fait la part de ses grandeurs. Commencement de décadence. Crésus III n’est déjà que demi-vautour. Il plume encore les pigeons, mais il est plumé par les tourterelles.

Gobseck. — Bigre !

Lazare. — Ah ! dame, on n’est pas marquis sans cela. De génération en génération, la métamorphose s’accélère. Les rapaces se changent en dissipateurs, et finalement, le dernier petit-fils d’Harpagon meurt sur la paille.

Gobseck. — Quel malheur !

Lazare. — Consolez-vous. La graine reste, Des bas-fonds de la misère surgissent incessamment des vampires nouveaux qui prennent la place des vampires disparus. Leur espèce ne s’éteint pas plus que celle des pigeons. La société y a la main. C’est sa garantie. Fondée sur le déplumage, elle entretient côte à côte les deux familles, l’une pour la pâture de l’autre. Mais elle aime et admire seulement le vautour ; quand il plane. Tant qu’il n’est pas monté, sitôt que il retombe, gare à lui ! Ce n’est plus qu’une mauviette. On n’en fait qu’une bouchée.

Grâce à cet ingénieux mécanisme, le pays se compose d’une volée nombreuse de vautours, plumant avec ardeur des millions de pigeons qui se trouvent à tous les degrés de dépilage. Tant que j’étais établi, je conservais des plumes. Il ne me reste que le poil follet. Me voilà ouvrier.

Gobseck. — Ce n’est pas gai, tout cela. Tu crois que mon fils sera un fainéant.

Lazare. — Oh ! Ça, oui. Il ne se foulera pas la rate, j’en réponds, pas plus assis, le nez sur son livre d’échéances, que debout à courir les ateliers et la pratique. Il aura des chevaux, des maîtresses, beaucoup d’amis, et mènera grand train, Du reste, soyez tranquille, le travail aussi ira bon train à son service. Le capital est là. Une fois fait, il marche fout seul et se charge de la vendange. Le capitaliste n’est plus nécessaire que pour boire le vin. Pourvu qu’il n’en avale pas au delà des quantités que fournit son pressoir, il pourra se soûler à l’aise, de père en fils, jusqu’à la consommation des siècles. Les tonneaux se rempliront, sans qu’il s’en mêle. Il n’aura que la peine de les vider. Capital est à la fois rude maître et chien dévoué. Il rapporte aussi bien qu’il traque. On peut s’en fier à lui.

Gobseck. — Tu dis ça d’un air tout drôle. Tu as ta part du gibier, pourtant.

Lazare. — Oui, les os, quand la moelle n’y est plus. Chacun sa part, comme vous dites.

Gobseck. — Tu n’es pas content. Je n’y puis rien. Écoute donc, il faut savoir mener sa barque, pour arriver. Si la tienne à coulé, ce n’est pas ma faute.

Lazare. — Oh ! vous y avez bien percé quelques trous en dessous, vous et d’autres.

Gobseck. — Avec quoi donc ?

Lazare. — Avec l’instrument d’échange. C’est un outil dangereux. Il devait nous couper du pain. Il nous coupe les bras et souvent le cou. Il était facile aux gredins de changer en poignard un couteau de cuisine.

Gobseck. — Ah ! çà, est-ce que tu vas recommencer tes vieilles rengaines ?

Lazare. — Il est trop tard, c’est vrai. Bouche close.

Gobseck. — Tu rabâches toujours l’instrument d’échange. Mais enfin, un prêt, c’est un service rendu. Service contre service, dit la science.

Lazare. — Oui, la science du soutirage. Vous me faites un trou au corps en trahison, puis, sous prétexte de me guérir, vous changez le trou en fistule qui suinte de l’or pour vos honoraires. Je ne vous demandais pas le trou, et je ne tiens pas à la fistule.

Gobseck. — Allons ! allons ! Ton humeur passera.

Lazare. — Pas avant ma fistule.

III


Le sacrifice de l’indépendance individuelle, conséquence forcée de la division du travail, a-t-il été brusque ? Non ! Personne ne l’aurait consenti, Il y a dans le sentiment de la liberté personnelle une si âpre saveur de jouissance, que pas un homme ne l’eût échangée contre le collier doré de la civilisation.

Cela se voit bien par les sauvages que le monde européen tente d’apprivoiser. Les pauvres gens S’enveloppent dans leur linceul, en pleurant la Liberté perdue, et préfèrent la mort à la servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si éblouissantes, ne les séduisent pas. Elles dépassent la portée de leur esprit et de leurs besoins. Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des étrangetés ennemies qui enfoncent une pointe acérée dans leur chair et dans leur âme. Les peuplades infortunées que notre irruption a surprises dans les solitudes américaines où dans les archipels perdus du Pacifique, vont disparaître à ce contact mortel.

Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l’une après l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage.

Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne fût-ce qu’au nom de la science, ces échantillons survivants de nos ancêtres, ces précieux spécimens des âges primitifs. Nous les avons assassinés. Parmi les puissances chrétiennes, c’est à qui les achèvera.

Nous répondrons du meurtre devant l’histoire. Bientôt, elle nous reprochera ce crime avec toute la véhémence d’une moralité bien supérieure à la nôtre. Il n’y aura pas assez de haines ni de malédictions contre le christianisme qui à tué, sous prétexte de les convertir, ces créatures sans armes, contre le mercantilisme qui les massacre et les empoisonne, contre les nations qui assistent d’un œil sec à ces agonies.

Les malheureux n’ont pu s’assimiler à nous. Est-ce leur faute ? L’humanité n’a franchi que par des transitions insensibles les étapes sans nombre qui séparent son berceau de son âge viril. Des milliers de siècles dorment entre ces deux moments. Rien ne s’est improvisé chez les hommes, pas plus que dans la nature, si ce n’est les catastrophes qui détruisent et ne fondent jamais.

Les révolutions elles-mêmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la délivrance d’une chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous l’enveloppe rompue. On ne les voit jamais qu’autonomes, bien différentes de la conquête, invasion brutale d’une force extérieure qui brise et bouleverse sans améliorer. L’évolution spontanée d’une race, d’une peuplade, n’offre rien de pareil. Elle s’accomplit par degrés, sans trouble sensible, comme 1e développement d’une plante,

Le régime de la division du travail n’a dû remplacer l’isolement individuel que par une série de transformations, réparties sur une période immense, Chaque pas dans cette voie était applaudi comme une victoire attendue, désirée, et le changement s’est ainsi opéré peu à peu, à travers une longue suite de générations, sans froissement de mœurs, d’habitudes, ni même de préjugés.

C’était un progrès décisif sans doute,… mais le prix ? abandon complet de l’indépendance personnelle ; esclavage réciproque sous l’apparence de solidarité ; les liens de l’association serrés jusqu’au garrottement. Nul ne peut désormais pourvoir seul à ses besoins. Son existence tombe à la merci de ses semblables. Il doit en attendre son pain quotidien, presque toutes les choses de la vie. Car il ne peut se livrer qu’à une industrie unique. La qualité du produit est à cette condition qui asservit, et, à mesure que la division du travail s’accentue par les perfectionnements de l’outillage, l’homme se trouve plus étroitement rivé à son métier.

On sait où en sont venues les choses aujourd’hui. Des êtres humains passent leur existence à faire des pointes d’aiguille et des têtes d’épingle.

Certes, une telle situation crée des devoirs impérieux entre les citoyens. Chacun étant voué à une occupation simple, la presque totalité de son produit lui est parfaitement inutile. Ce produit servira par quantités infinitésimales à une foule d’autres individus. L’ensemble de ces consommateurs est donc tenu de fournir aux besoins de celui qui a travaillé pour eux.

La société, dès lors, repose sur l’échange. La loi, qui en règle les conditions, doit être une loi d’assistance mutuelle, strictement conforme à la justice. Car cette aide réciproque est maintenant une question de vie ou de mort pour tous et pour chacun. Or, si le troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait sur un très petit nombre d’objets, tous de nécessité absolue, il devenait radicalement impossible entre les milliers de produits d’une industrie perfectionnée.

Un intermédiaire était donc indispensable. Les qualités spéciales des métaux précieux ont dû les désigner de bonne heure à l’attention publique. Car l’origine de la monnaie remonte à des époques inconnues. On la suppose née à peu près avec l’âge de bronze. Du reste, ceci n’a aucune importance économique et n’intéresse que l’archéologie. Ce qui nous touche, c’est l’expérience, acquise depuis trop longtemps, que les services rendus par le numéraire ont été pavés bien cher. Il a créé usure, l’exploitation capitaliste et ses filles sinistres, l’inégalité, la misère. L’idée de Dieu seule lui dispute la palme du mal.

En pouvait-il être autrement ? Quand naquit la monnaie, deux procédés s’offraient aux hommes pour l’emploi de ce moyen d’échange, la fraternité, l’égoïsme. La droiture eût conduit rapidement à l’association intégrale. L’esprit de rapine à créé l’interminable série de calamités qui sillonne l’histoire du genre humain. Entre ces deux routes, pas même un sentier. Car, avec le maintien du régime individualiste, l’échange honnête, au pair, sans le dîmage des écus, aurait castorisé notre espèce, en la figeant dans l’immobilisme. Maintenant encore, il amènerait le même résultat.

Il est permis de supposer que les hommes auraient senti la nécessité de combiner leurs efforts pour la production compliquée, qui exige une quantité considérable de matériaux, de provisions et d’instruments. Tant que la simplicité de l’outillage eût permis au producteur d’obtenir par l’échange ce qui suffit pour travailler et pour vivre, on s’en serait tenu là. Mais l’homme est perfectionneur par nature. Bientôt, les exigences d’une industrie plus avancée auraient déterminé la coopération des activités particulières et, les travailleurs recueillant le fruit intégral de leur labeur, la prospérité générale aurait pris un rapide essor. Par suite, accroissement progressif de la population, du bien-être, des lumières, réseau de plus en plus développé des divers groupes, et enfin aboutissement assez prompt à l’association complète, sans despotisme, ni contrainte, ni oppression quelconque.

Le vampirisme à fait évanouir un si beau rêve. L’accumulation du capital s’est opérée, non par l’association, mais par l’accaparement individuel, aux dépens de la masse, au profit du petit nombre.

En conscience, ce rêve de fraternité, au temps jadis, n’eût-il pas été une illusion, une utopie ? Entre la loyauté et la trahison, les âges de ténèbres et de sauvagerie pouvaient-ils hésiter ? Ils ne connaissaient d’autre droit que la force, d’autre morale que le succès. Le vampire s’est lancé à pleine carrière dans l’exploitation sans merci. L’usure est devenue la plaie universelle.

Son origine se perd dans la nuit du passé. Cette forme de la rapine n’a pu se montrer avant l’usage de la monnaie. Le troc en nature ne la comporte pas, même avec la division du travail, L’écriture n’existait certainement point alors. Elle eût conservé un souvenir précis de cette grande innovation. Or, la tradition est muette.

L’usure fut un mal, non pas nécessaire, ce serait du fatalisme par trop dévergondé, mais inévitable, Ah ! si l’instrument d’échange avait porté, dès le principe, ses fruits légitimes, s’il n’avait pas été faussé, détourné de sa destination !… Oui, mais si… est toujours une niaiserie. Faire du présent une catilinaire contre le passé, n’est pas moins absurde que faire du passé la règle, ou plutôt la routine de l’avenir.

Chaque siècle à son organisme et son existence propres fesant partie de la vie générale de l’Humanité. Ceci n’est point du fatalisme, Car la sagesse où la débauche du siècle ont leur retentissement sur la santé de l’espèce. Seulement, l’Humanité, être multiple, peut toujours guérir d’une maladie. Elle en est quitte pour quelques milliers d’années d’hôpital, L’individu risque la mort.

Il serait donc oiseux et ridicule de perdre ses regrets sur l’abus lamentable qu’on à fait du moyen d’échange. Hélas ! Faut-il l’avouer ? C’était l’inconvénient d’un avantage, l’expiation, diraient les chrétiens, doctrinaires de la souffrance. C’était la substitution de l’escroquerie à l’assassinat un progrès. La dynastie de sa majesté l’Empereur-Écu venait d’éclore. Elle devait pour longtemps filouter et pressurer le monde. Elle à traversé la vie presque entière de l’humanité, debout, immuable, indestructible, survivant aux monarchies, aux républiques, aux nations et même aux races.

Aujourd’hui, pour la première fois, elle se heurte à la révolte de ses victimes. Mais un si antique et puissant souverain compte plus de serviteurs que d’ennemis. Les thuriféraires accourent en masse à la rescousse, avec l’encensoir et la musique, criant et chantant : « Hosannah ! Gloire au veau d’or, père de l’abondance ! » Une sévère analyse fera justice de ces cantiques, et, dépouillant le sire de ses oripeaux, le montrera nu, ce qu’il est : un pick-pocket.

De l’Orient au Couchant, du Midi au Nord, quel peuple et quel pays n’a-t-il pas dominé ? Qui a échappé à son joug ? Quelques peaux-rouges du Nouveau-Monde, les sauvages emprisonnés dans les îlots de l’océan Pacifique, Tout le reste du globe a courbé la tête. Avant même que le rideau de l’histoire se lève, sa majesté l’Empereur-Écu gouverne en despote l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

Bientôt l’Égypte, la Phénicie, la Grèce, Carthage sont à ses pieds. Il trône dans Rome républicaine. Les patriciens, vainqueurs de l’Occident, sont des usuriers, maîtres à la fois par le glaive et par le sesterce. La Plèbe, écrasée de dettes, est vendue à l’encan, en vertu de la contrainte par corps. Les insolvables deviennent esclaves, aussi bien que les vaincus. Cinq cents années durant, Patriciat et Prolétariat sont aux prises sur [a question politique et sociale. C’est la situation du travailleur européen, mais cruellement aggravée autrefois par la réunion dans les mêmes mains des trois instruments de tyrannie, le sacerdoce, la monnaie et le sabre,

Dans la société féodale, issue du christianisme et de l’invasion germanique, la noblesse et le clergé se partagent la puissance. L’homme d’argent est la proie de l’homme de guerre. Chez les Romains, point de division des pouvoirs. Nul contrepoids. Le patricien est prêtre, guerrier, propriétaire, financier. Toutes les royautés lui appartiennent, Si parfois le plébéien se révolte contre son oppresseur matériel, il tombe bientôt à genoux devant le dictateur de sa conscience.

Des trois jougs qu’il subit, le plus lourd est celui du capital. Les deux autres lui servent de gendarmes. L’histoire romaine n’est qu’un long récit de la lutte entre le capital et le travail. Discordes et guerres, tout sort de là. La création et la chute des Décemvirs, l’institution du Tribunat, sont des épisodes de ce conflit, aussi bien que les conquêtes, spécifique invariable de l’émeute. On conjure la guerre civile par la guerre étrangère. Quand le Peuple, à bout de souffrances, va se lever, le flamine intervient au nom des dieux, le consul enrôle des soldats, et précipite toutes ses colères sur les infortunés voisins.

L’insatiable avidité de l’aristocratie trouvait doublement son compte à ce Jeu : au dedans maintenir l’ilotisme, au dehors se créer d’immenses propriétés avec les terres des vaincus. C’était la mode du temps. On s’adjugeait la moitié des domaines conquis. Nous ne dirons rien de cette mode. Elle n’existe plus. En bonne justice du moins, chaque vainqueur aurait dû avoir sa part. Eh ! bien, non ! tout pour les chefs, rien pour les soldats. Les pauvres diables, décimés par les batailles, revenaient tristement endosser le collier de misère, après avoir donné des provinces à leurs maîtres.

Nouveau sujet de discorde dans la cité, comme on pense. Les tribuns réclament le partage des terrains acquis par le sang du peuple. Les patriciens se voilent la face d’indignation devant une pareille monstruosité. Ils crient à la spoliation, au brigandage, au sacrilège, les invectives et les châtiments commencent contre les partageux. Les Gracques, deux petits-fils de Scipion cependant, les Gracques qui avaient osé proposer une loi pour le partage des terres conquises, une loi agraire, périssent assommés par les casse-tètes des sergents de ville et les gourdins réunis des valets de grande maison. La loi agraire est vouée aux malédictions de l’univers, et la malédiction retentit encore.

Les procédés de la tyrannie sont immuables. On les retrouve partout et toujours, debout sur les mêmes assises. l’ignorance et la crédulité. La guerre-diversion n’est par une recette perdue. Les despotes modernes ont adopté cette méthode dérivative. Ils calment la fièvre de leurs sujets par des saignées à blanc sur les champs de bataille, et les sujets sont glorieux, ravis. On ne sait qu’admirer le plus, ou le sans-gène féroce du chirurgien, ou la stupidité des patients.

Chez nous, la finance n’a plus que la seconde place dans ces opérations. Elle ne les approuve d’ailleurs qu’après la clôture, quand elle peut recueillir, sans danger les bénéfices de la servitude, prix ordinaire du traitement. À Rome, le capital tenait lui-même la lancette. C’est plus sûr, Tous les grands hommes classiques, Scipion, Pompée, Lucullus, Caton. Brutus, Cassius, etc. préteurs sur gages, pressureurs impitoyables , réduisent la multitude au désespoir, et le césarisme fonde son avènement sur la haine universelle soulevée par leurs déprédations.

César n’avait pas seulement pour lui, comme on le croit trop, la populace du Cirque et du Sportule. Pompée, dans son orgueil de grand seigneur, S’était écrié : « Je n’ai qu’à frapper du pied le solde l’Italie, il en sortira des légions. » À la nouvelle du passage du Rubicon, on lui dit : « Voici le moment »… Pompée alors lève le pied,… et s’enfuit à Brindes avec le Sénat, pour mettre la mer entre eux et l’envahisseur. L’Italie en masse s’était déclarée pour César.

Que gagna la société romaine à cette révolution ? La fin des pillages proconsulaires, mais à quel prix ! l’avilissement, le marasme, la putréfaction. Le sabre n’était plus aux mains des usuriers, l’usure régnait toujours. À ces deux fléaux s’en était joint un troisième, le Christianisme, enfant de Moloch et de la race sémite, Tous ensemble, ils engloutirent le vieux monde.

Un autre est sorti de ses ruines, et, traversant les pestes de son berceau, a remonté peu à peu les pentes de la civilisation. Aujourd’hui le revirement est complet, L’usure a changé de camp. Elle est avec César, son allié intime, son dernier espoir, et le Peuple est avec la République, leur mortelle ennemie. D’un côté, la violence, l’iniquité, les ténèbres ; de l’autre, la Justice, la Fraternité, les lumières. La lutte n’est pas douteuse.