Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/La Belle Jeanneton

IV

La belle Jeanneton



Il y avait, une fois, un roi et une reine de France, qui avaient un fils beau comme le jour. Chaque matin, à la pointe de l’aube, ce jeune homme partait pour la chasse, avec ses cent piqueurs et ses sept cents chiens. Jamais il ne manquait de rentrer avant le coucher du soleil.

Mais, un soir, le cheval du fils du roi de France rentra seul. Le maître était perdu loin de ses gens, perdu tout au milieu d’un bois. La nuit était noire, et les loups hurlaient.

Alors, le fils du roi grimpa jusqu’à la cime d’un grand chêne, et regarda vers les quatre vents du ciel. Rien.

Le fils du roi de France descendit de la cime du grand chêne, se coucha par terre, et s’endormit, son épée nue dans la main. Quand il se réveilla, le soleil se levait, et les oisillons chantaient.

Tout le long du jour, le fils du roi de France marcha, perdu tout au milieu du bois, buvant aux sources, mangeant des herbes et des fruits sauvages. Puis, vint la nuit noire. Les loups hurlaient.

Alors, le fils du roi de France grimpa jusqu’à la cime d’un grand chêne, et regarda vers les quatre vents du ciel. Rien.

Le fils du roi de France descendit de la cime du grand chêne, se coucha par terre, et s’endormit, son épée nue dans la main. Quand il se réveilla, le soleil se levait, et les oisillons chantaient.

Tout le long du jour, le fils du roi de France marcha, perdu tout au milieu du bois, buvant aux sources, mangeant des herbes et des fruits sauvages. Puis, vint la nuit noire. Les loups hurlaient.

Alors, le fils du roi de France grimpa jusqu’à la cime d’un grand chêne, et regarda vers les quatre vents du ciel. Enfin, du côté du nord, il aperçut loin, bien loin, une petite lumière.

Le fils du roi de France descendit de la cime du grand chêne, et marcha longtemps, longtemps du côté du nord. Une heure avant minuit, il frappait à la porte d’un château perdu tout au milieu du bois.

— « Pan ! pan ! » Une demoiselle belle comme le jour vint ouvrir la porte.

— « Bonsoir, demoiselle. Je suis le fils du roi de France. Depuis trois jours et trois nuits, je marche, perdu dans ce bois. Je crève de soif et de faim. Je ne puis plus mettre un pied devant l’autre. Demoiselle, faites-moi souper, et logez-moi jusqu’à demain.

— Fils du roi de France, entre, soupe vite et va-t’en. C’est ici le château de mon père et de ma mère, le château de l’Ogre et de l’Ogresse. Tous deux sont gourmands de chair baptisée. Tous deux achèvent de faire leur ronde dans le bois. Mais ils rentreront sur le premier coup de minuit. Je ne veux pas qu’ils te mangent tout vif. Fils du roi de France, entre, soupe vite, et va-t’en.

— Demoiselle, je ne puis plus mettre un pied devant l’autre.

— Eh bien, fils du roi de France, entre, soupe vite, et cache-toi sous ce cuvier. »

Ce qui fut dit fut fait.

L’Ogre et l’Ogresse rentrèrent sur le premier coup de minuit. C’étaient des géants hauts de deux toises, et noirs comme l’âtre. Les Ogres et les Ogresses ne sont pas de la race des chrétiens.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, ça sent ici la chair baptisée.

— Non, père. Non, mère. Il n’y a pas ici de chair baptisée. Cherchez. Vous verrez que je ne mens pas. »

L’Ogre et l’Ogresse cherchèrent sans rien trouver.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, ça sent ici la chair baptisée. Va te coucher. Demain, nous chercherons mieux. Si tu as menti, nous te mangerons toute vive. »

L’Ogre et l’Ogresse se couchèrent. Mais la Belle Jeanneton n’était pas si pressée. Avec une pelletée de cendres et un verre de son sang, elle pétrissait un gâteau, un gâteau qui avait le pouvoir de répondre pour elle jusqu’à la pointe de jour.

Le gâteau pétri, la Belle Jeanneton prit le bâton et les bottes de cinquante lieues de l’Ogre et de l’Ogresse. Cela fait, elle souleva le cuvier, doucement, bien doucement.

— « Fils du roi de France, décampons vite. Il ne fait pas bon ici pour nous. »

Tous deux partirent comme le vent.

Mais l’Ogre et l’Ogresse se méfiaient, et ne dormaient que d’un œil.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, va te coucher. »

Le gâteau pétri de cendres et de sang répondit :

— « J’y vais. Le temps d’ôter ma coiffe. »

L’Ogre et l’Ogresse se rendormirent un moment.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, va te coucher. »

Le gâteau pétri de cendres et de sang répondit :

— « J’y vais. Le temps d’ôter mon justaucorps. »

L’Ogre et l’Ogresse se rendormirent un moment.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, va te coucher. »

Le gâteau pétri de cendres et de sang répondit :

— « J’y vais. Le temps d’ôter mon cotillon. »

L’Ogre et l’Ogresse se rendormirent un moment.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, va te coucher. »

Le gâteau pétri de cendres et de sang répondit :

— « J’y vais. Le temps de me coiffer de nuit. »

L’Ogre et l’Ogresse se rendormirent un moment.

— « Hou ! hou ! hou ! Belle Jeanneton, va te coucher. »

Le gâteau pétri de cendres et de sang répondit :

— « J’y vais. Le temps d’ôter mes souliers. »

L’Ogre et l’Ogresse se rendormirent un moment.

— « Belle Jeanneton, va te coucher. »

La pointe du jour était venue. Le gâteau pétri de cendres et de sang n’avait plus le pouvoir de répondre pour la Belle Jeanneton.

Alors, l’Ogresse sauta du lit.

— « Hou ! hou ! hou ! Mille Dieux ! Milliard de Dieux ! La Belle Jeanneton et la chair baptisée ont décampé, avec le bâton et les bottes de cinquante lieues. Pars vite, mon homme. J’entends que tu les rattrapes dans une heure. Nous les mangerons tout vifs. »

L’Ogre prit son bâton et ses bottes de cent lieues. Il partit comme l’éclair, de sorte que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France eurent bientôt perdu leur avance.

— « Hou ! hou ! hou ! criait l’Ogre. Attendez, brigands. Attendez, canailles. »

Mais la Belle Jeanneton avait remède à bien des choses. Par son pouvoir, elle et le fils du roi de France furent aussitôt changés en un oiselet et une oiselette chantant sur un buisson, au bord du chemin :

— « Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. »

L’Ogre s’arrêta pour les questionner.

— « Hou ! hou ! hou !

Oiselet, oiselette,
Avez-vous vu un garçon et une fillette[1] ?

— Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. »

L’Ogre n’en tira pas davantage, et retourna dans son château, tandis que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France repartaient comme le vent.

— « Hou ! hou ! hou ! Eh bien, mon homme, dit l’Ogresse, as-tu rattrapé la Belle Jeanneton et la chair baptisée ?

— Hou ! hou ! hou ! Je n’ai trouvé qu’un oiselet et une oiselette chantant sur un buisson, au bord du chemin. Je les ai questionnés. Ils m’ont répondu : « Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. Riou chiou chiou. » Je n’en ai pas tiré davantage.

— Hou ! hou ! hou ! Imbécile, c’étaient eux. Repars vite, mon homme. J’entends que tu les rattrapes dans une heure. Nous les mangerons tout vifs. »

L’Ogre repartit comme l’éclair, de sorte que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France eurent bientôt perdu leur avance.

— « Hou ! hou ! hou ! criait l’Ogre. Attendez brigands. Attendez, canailles. »

Mais la Belle Jeanneton avait remède à bien des choses. Par son pouvoir, elle et le fils du roi de France furent aussitôt changés en un caneton et une canette, barbottant et criant dans un fossé, au bord du chemin.

— « Couac ! couac ! couac ! »

L’Ogre s’arrêta pour les questionner.

— « Hou ! hou ! hou !

Caneton, canette,
Avez-vous vu un garçon et une fillette[2] ?

— Couac ! couac ! couac ! »

L’Ogre n’en tira pas davantage, et retourna dans son château, tandis que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France repartaient comme le vent.

— « Hou ! hou ! hou ! Eh bien, mon homme, dit l’Ogresse, as-tu rattrapé la Belle Jeanneton et la chair baptisée ?

— Hou ! hou ! hou ! Je n’ai trouvé qu’un caneton et une canette, barbottant et criant dans un fossé, au bord du chemin. Je les ai questionnés. Ils m’ont répondu : « Couac ! couac ! couac ! » Je n’ai pu en tirer davantage.

— Hou ! hou ! hou ! Imbécile, c’étaient eux. Repars vite, mon homme. J’entends que tu les rattrapes dans une heure. Nous les mangerons tout vifs. »

L’Ogre repartit comme l’éclair, de sorte que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France eurent bientôt perdu leur avance.

— « Hou ! hou ! hou ! criait l’Ogre. Attendez, brigands. Attendez, canailles. »

Mais la Belle Jeanneton avait remède à bien des choses. Par son pouvoir, elle et le fils du roi de France furent aussitôt changés en une bergerette belle comme le soleil, la bergerette Bernadette, gardant ses brebis au bord du chemin.

— « Bêê ! bêê ! bêê ! »

L’Ogre s’arrêta pour les questionner.

— « Hou ! hou ! hou !

Bernadette,
Bergerette,
Soleillette,
Brebiettes,
Avez-vous vu un garçon et une fillette[3] ?

— Bêê ! bêê ! bêê ! »

L’Ogre n’en tira pas davantage, et retourna dans son château, tandis que la Belle Jeanneton et le fils du roi de France repartaient comme le vent.

— « Hou ! hou ! hou ! Eh bien, mon homme, dit l’Ogresse, as-tu rattrapé la Belle Jeanneton et la chair baptisée ?

— Hou ! hou ! hou ! Je n’ai trouvé qu’une bergerette, belle comme le soleil, la bergerette Bernadette gardant ses brebis au bord du chemin. Je les ai questionnés. Ils m’ont répondu : « Bêê ! bêê ! bêê ! » Je n’ai pu en tirer davantage.

— Hou ! hou ! hou ! Imbécile, c’étaient eux. Repars vite, mon homme. J’entends que tu les rattrapes dans une heure. Nous les mangerons tout vifs. »

L’Ogre repartit comme un éclair. Mais cette fois, la Belle Jeanneton et le fils du roi de France avaient pris tant d’avance, que l’Ogre ne put les atteindre.

Sept jours après, tous deux arrivaient au Louvre du roi de France.

— « Bonjour, bonjour, chers parents.

— Bonjour, pauvre ami. Nous te pleurions comme mort.

— Chers parents, j’avais affaire à un Ogre et à une Ogresse, gourmands de chair baptisée. J’étais perdu sans cette demoiselle, sans la Belle Jeanneton. Chers parents, j’en suis amoureux plus que je ne puis dire. Donnez-la-moi pour femme. Sinon, je pars pour les Îles, et je n’en reviendrai jamais, jamais.

— Pauvre ami, tu ne partiras pas pour les Îles. Épouse la Belle Jeanneton. »

Ce qui fut dit fut fait. Longtemps, bien longtemps, le fils du roi de France et la Belle Jeanneton vécurent riches et heureux[4].

  1. Voici les deux vers gascons :

    Ausèret, ausèreto,
    Auètz bist un gouiat e uo hilleto ?

  2. En gascon :

    Guitet, guiteto,
    Auètz bist un goiat e uo hilleto ?

  3. En gascon :

    Bernadeto,
    Bergereto,
    Soureilleto,
    Aoeilletos,
    Auètz bist un goiat e uo hilleto ?

  4. Dicté par mademoiselle Marie Sant, de Sarrant (Gers). Le conte de La Belle Jeanneton est encore assez répandu dans la Gascogne et l’Agenais. Pierre Lalanne, de Lectoure (Gers), ma belle-mère, madame Lacroix, de Notre-Dame-de-Bonencontre, et Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne), m’ont aussi fourni ce récit, mais moins complet et moins bien lié que la narration de mademoiselle Marie Sant. Madame Lacroix et Marianne Bense, désignent l’Ogre sous le nom de Tartari, et sa femme sous le nom de Tartarino. Je n’ai jamais rencontré ces deux vocables dans les pays de langue d’oc situés sur la rive gauche de la Garonne. Mais dans l’Agenais proprement dit, situé sur la rive droite, quelques vieillards disent encore : Negre coumo Tartari, noir comme Tartari ; mechant coumo Tartari, méchant comme Tartari. Avant d’habiter Agen, j’y suis venu bien souvent, pendant mon enfance, surtout à l’époque des foires du Gravier et du Pin, où je ne manquais aucune représentation des théâtres classiques de marionnettes. Je me souviens fort bien qu’alors, certains paysans donnaient, au Diable noir, qui emporte Polichinelle, le nom de Tartari, qui maintenant est presque perdu.