Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Les Sept Belles Demoiselles

II

les sept belles demoiselles



Au temps où Napoléon faisait bataille contre tous les rois de la terre, il y avait, au Frandat[1], un jeune homme qui attendait le moment de tirer au sort. Ses parents étaient tristes, bien tristes, et souvent ils lui disaient :

— « Pauvre ami, si tu vas à la guerre, nous avons fini de te voir. Tu seras tué comme les autres. »

Le jeune homme ne répondait pas ; mais nuit et jour il songeait à son affaire. Un soir, il siffla son chien, prit son fusil, ses munitions, et une besace pleine de vivres.

— « Pauvres parents, dit-il, c’est demain qu’on tire au sort à Lectoure. Je ne veux pas aller à la guerre. C’est dit, je me fais déserteur. Pour longtemps, vous avez fini de me voir. Je vais me cacher je ne sais où. Pauvres parents, ne pleurez pas. Si je puis, je vous manderai de mes nouvelles. Adieu, pauvres parents. Bon courage, et bon espoir. Ne pleurez pas. Après la pluie, le soleil. »

Le Déserteur siffla son chien, et partit dans la nuit noire.

Pendant sept ans passés, il mena triste vie, traqué par les gendarmes et les garnisaires. Hiver comme été, le pauvre garçon demeurait caché, tout le long du jour, au plus fourré des grands bois, son fusil chargé sous la main, et ne sommeillant que d’un œil, tandis que le chien faisait bonne garde.

Ce chien était un bon et brave animal, toujours muet comme un poisson, et flairant l’ennemi d’une lieue, pour décamper aussitôt par les bons chemins. La nuit, il marchait à cent pas en avant, quand son maître changeait de pays, quand il quêtait, en passant, sur le seuil des métairies, quelque morceau de pain pour l’amour de Dieu.

Ainsi, pendant sept ans passés, vécut le pauvre Déserteur. Plus d’une fois, de braves gens lui avaient dit :

— « Mon ami. Napoléon est à terre. Le roi commande en France. C’est fini. Retourne chez tes parents. »

Le Déserteur répondait, en hochant la tête :

— « Je me méfie. Napoléon reviendra. »

Il disait vrai. Napoléon revint, et commanda d’armer les hommes mariés et les jeunes gens, pour faire encore bataille contre tous les rois de la terre.

Vraiment, c’était un triste temps. Dans les villes et les campagnes, ou ne voyait plus que des vieux, des infirmes, des femmes et des enfants.

Une nuit de la Saint-Jean[2], le temps était superbe, et la lune montait dans le ciel criblé d’étoiles.

Tout le long du ruisseau de l’Esquère[3], le Déserteur cheminait à travers les prés. Il cheminait avec son chien, dressant l’oreille, faisant courir l’œil vers les roches boisées qui dominent le vallon, sur la droite de la route de Saint-Clar[4].

Enfin, le jeune homme s’arrêta près d’un grand lavoir bordé de vieux saules creux, et regarda les étoiles. Minuit n’était pas loin. Encore une fois, le Déserteur dressa l’oreille et fit courir l’œil. Puis, il se blottit dans le plus gros des saules creux, son fusil chargé sous la main, pour ne sommeiller que d’un œil, tandis que le cnien faisait bonne garde. Tout-à-coup, un petit cri monta du fond du grand lavoir.

— « Hi ! hi ! Hi ! hi ! »

Le Déserteur arma son fusil, et regarda son chien. La pauvre bête dormait.

— « Hi ! hi ! Hi ! hi !

— Mère de Dieu ! Les gendarmes et les garnisaires sont là. Attention ! Je n’ai qu’un coup à tirer. Puis, au galop, et gare à mon bon couteau. »

Maintenant, sept petits cris montaient du lavoir. Le chien dormait toujours.

— « Hi ! hi ! Hi ! hi !

— Mère de Dieu ! Les gendarmes et les garnisaires sont là. Attention ! Je n’ai qu’un coup à tirer. Puis, au galop, et gare à mon bon couteau.

— Hi ! hi ! Hi ! hi ! »

Le chien dormait toujours.

— « Mère de Dieu ! Les gendarmes et les garnisaires sont là. Attention ! Je n’ai qu’un coup à tirer. Puis, au galop, et gare à mon bon couteau. »

Mais ce n’étaient pas les gendarmes et les garnisaires. C’étaient les Sept Belles Demoiselles, qui savent tout ce qui se fait, et tout ce qui se fera. C’étaient les Sept Belles Demoiselles qui, toute l’année, vivent cachées au fond de l’eau, pour n’en sortir que la nuit de la Saint-Jean, et danser dans les prés, depuis minuit jusqu’à la pointe de l’aube.

— « Hi ! hi ! Hi ! hi ! »

Vêtues de robes d’or et d’argent, les Sept Belles Demoiselles sortirent du grand lavoir, et se mirent à danser une ronde autour du vieux saule creux où le Déserteur s’était blotti.

Les Sept Belles Demoiselles chantaient, en dansant :

— « Hi ! hi ! Hi ! hi ! Nous sommes les Sept Belles Demoiselles, qui savent tout ce qui se fait, et tout ce qui se fera. — Hi ! hi ! Hi ! hi ! Il se passe ailleurs force choses, que les gens de ce pays sauront bientôt. — Hi ! hi ! Hi ! hi ! Napoléon a fini de faire bataille contre tous les rois de la terre. — Hi ! hi ! Hi ! hi ! Les ennemis de Napoléon l’ont emmené prisonnier, dans une île de la mer, dans l’île de Sainte-Hélène. — Hi ! hi ! Hi ! hi ! La paix est faite. À Paris, le roi de France est retourné dans son Louvre. — Hi ! hi ! Hi ! hi ! »

Ainsi les Sept Belles Demoiselles chantèrent, en dansant leur ronde, toute la nuit, depuis minuit jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, elles plongèrent au fond du grand lavoir, pour vivre toute une autre année, cachées sous l’eau, et n’en sortir qu’à la prochaine nuit de la Saint-Jean.

Le Déserteur avait tout vu, tout entendu. Il sortit du vieux saule creux, passa son fusil en bandoulière, siffla son chien, et retourna tranquillement chez les siens.

— « Bonjour, chers parents. J’ai fini de souffrir. Cette nuit, en dansant, les Sept Belles Demoiselles ont chanté force choses que les gens du pays sauront bientôt. Napoléon a fini de faire bataille contre tous les rois de la terre. Les ennemis de Napoléon l’ont emmené prisonnier, dans une île de la mer, dans l’île de Sainte-Hélène. La paix est faite. À Paris, le roi de France est retourné dans son Louvre. »

On ne tarda pas à savoir que les Sept Belles Demoiselles avaient chanté vrai. Désormais, le Déserteur n’avait plus à craindre les gendarmes et les garnisaires. Il demeura chez ses parents, se maria, et vécut longtemps heureux[5]

  1. Hameau de la commune de Saint-Avit, canton de Lectoure (Gers).
  2. Le 24 juin.
  3. Affluent de la rive gauche de l’Auroue, petite rivière qui se jette dans la Garonne (Lot-et-Garonne).
  4. La route de Lectoure à Saint-Clar (Gers).
  5. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure, dont le récit est identique, pour le fond, à celui que me fit, quand j’étais jeune, un autre vieillard nommé Jacques Bonnet, métayer à la Cassagne, commune de Lectoure (Gers). La croyance aux « Sept Belles Demoiselles, qui savent tout ce qui se fait et tout ce qui se fera », n’est pas encore éteinte dans mon pays natal. Mais je n’ai entendu que Cazaux et Jacques Bonnet, parler de l’aventure du Déserteur. L’adaptation des faits historiques à la légende est exacte, ou peu s’en faut. On sait, en effet, que Napoléon perdit, le 18 juin 1815, la bataille de Waterloo. La nouvelle de cette défaite, ne fut universellement connue de nos paysans que vers la fin du même mois.