Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Le Diable et le Forgeron

V

le diable et le forgeron



Il y avait, une fois, un jeune homme qui s’était établi forgeron. Ce jeune homme était honnête, laborieux, économe comme pas un. Pourtant, il était plus pauvre que les pierres, et devait gros à tous les usuriers du pays. Chaque semaine, on l’assignait devant les juges.

Un soir d’hiver, le Forgeron cheminait seul le long d’un grand bois. Il était triste, bien triste, et pensait :

— « Jamais je n’épouserai la fille que j’aime. Je suis à bout de moyens. Demain, les huissiers et les recors me feront visite. Ma maisonnette et ma forge seront vendues. Que vais-je devenir ? »

En ce moment, un homme noir, haut d’une toise, les yeux rouges comme des charbons, sortit tout-à-coup du grand bois, et vint se camper au beau milieu du chemin.

— « Forgeron, je suis le Diable. Forgeron, je sais ce que tu penses. Tu penses : « Jamais je n’épouserai la fille que j’aime. Je suis à bout de moyens. Demain, les huissiers et les recors me feront visite. Ma maisonnette et ma forge seront vendues. Que vais-je devenir ? » Tiens, prends cette bourse pleine de doubles louis d’or et de quadruples d’Espagne. Paie ce que tu dois. Épouse la fille que tu aimes. Dans sept ans, tu me rembourseras mon or. Sinon, je t’emporte dans mon enfer.

— « Diable, c’est chose entendue. »

Le Diable partit, et le Forgeron rentra dans sa maisonnette.

Huit jours après, tous les usuriers étaient payés, et le Forgeron avait épousé la fille qu’il aimait.

— « Maintenant, me voilà tranquille. Je vais travailler fort et ferme. Le Diable aura son or au temps promis. Ainsi, il ne m’emportera pas dans son enfer. »

Et le Forgeron travaillait, travaillait comme un galérien, de l’aube à minuit. Au bout de sept ans moins un jour, il lui manquait encore cent pistoles.

— « Malheur ! Demain le Diable m’emportera dans son enfer. »

En ce moment, trois hommes, montés chacun sur son âne, s’arrêtaient devant la maisonnette.

— « Bonsoir, Forgeron.

— Bonsoir, mes amis. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Forgeron, nous sommes affamés et las. Pour l’amour du Bon Dieu et de la sainte Vierge Marie, fais-nous souper et coucher.

— Avec plaisir, mes amis. Tenez, voici l’étable. Enfermez-y vos ânes, et ne les laissez manquer ni de paille ni de foin. Femme, prépare le coucher et le souper de ces braves gens. »

Une heure après, les trois hommes devisaient et mangeaient le ventre à table, avec le Forgeron, sa femme et ses enfants.

— « À ta santé, Forgeron.

— À la vôtre, mes amis.

— Forgeron, tu es triste. Conte-nous ta peine.

— C’est vrai, mes amis. Je suis triste, bien triste. Tout-à-l’heure vous saurez pourquoi. »

Quand sa femme et ses enfants furent couchés, le Forgeron parla.

— « Mes amis, vous voulez savoir pourquoi je suis triste. Je vais vous conter ma peine. Il y a sept ans moins un jour, le Diable m’a prêté de l’or. Pour le lui rembourser tout, il me manque encore cent pistoles. Demain, le Diable viendra. Je ne pourrai pas le payer, et il m’emportera dans son enfer.

— Forgeron, dirent les trois hommes, la charité que tu nous fais te sera payée. N’aie pas peur. Le Diable ne t’emportera pas dans son enfer.

— Merci, mes amis. Qui êtes-vous donc ?

— Moi, dit l’un des trois hommes, je suis saint Jean. Écoute, Forgeron. Devant ta porte est un beau noyer chargé de noix vertes. Tâche de faire monter le Diable sur cet arbre. Je te promets que, par la vertu de mes prières, il ne s’en tirera pas de sitôt.

— Moi, dit l’autre des trois hommes, je suis saint Pierre. Dans ta forge est une grosse enclume. Tâche de faire asseoir le Diable dessus. Je te promets que, par la vertu de mes prières, il ne s’en tirera pas de sitôt.

— Moi, dit le dernier des trois hommes, je suis Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tâche de jeter le Diable dans tes latrines. Je te promets que, par la vertu de mes prières, le Diable n’en sortira plus jamais, jamais.

— Merci, saint Jean. Merci, saint Pierre. Merci, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Maintenant, j’ai le cœur content. Le Diable peut venir. À votre santé.

— À la tienne. Forgeron. Et maintenant, au lit. Ne manque pas de nous réveiller demain matin, avant la pointe de l’aube. »

Tous quatre allèrent se coucher. Mais le lendemain, quand le Forgeron se leva, bien avant la pointe de l’aube, les lits des voyageurs étaient vides, et leurs trois ânes n’étaient plus à l’étable.

Au lever du soleil, le Diable arriva.

— « Forgeron, rembourse-moi mon or. Sinon, je t’emporte dans mon enfer.

— Diable, il y aura sept ans ce soir, tu m’as remis une bourse pleine de doubles louis d’or et de quadruples d’Espagne. J’ai donc jusqu’à ce soir pour te rembourser. Si je ne te paye pas à l’heure juste, emporte-moi dans ton enfer.

— Forgeron, c’est juste. Mais j’ai marché toute la nuit. Je crève de faim. Par pitié, donne-moi de quoi déjeûner.

— Diable, je serais content de te régaler. Par malheur, je suis pauvre. Tiens, partageons ce morceau de pain, et montons sur ce noyer. Nous mangerons des noix vertes. »

Tous deux montèrent sur le noyer, et mangèrent à leur faim.

— « Maintenant, Diable, descends si tu peux. »

Le Forgeron descendit sans peine, et le Diable tâcha d’en faire autant. Mais il demeura pris dans les branches pendant trois heures d’horloge.

— « Diable, tu t’es attardé sur le noyer. Entre dans ma boutique. Nous parlerons de notre affaire. Tiens, assieds-toi sur l’enclume. Et maintenant, tâche de te relever.

— Forgeron, je ne puis pas.

— Attends, Diable. Je vais te délivrer à grands coups de marteau. »

Le Forgeron prit son marteau à frapper devant. Pendant trois heures d’horloge, il cogna fort et ferme sur le Diable, qui jurait et criait comme un perdu :

— « Pas si fort, Forgeron. Pas si fort.

— Courage, Diable, c’est pour ton bien. »

Enfin, la male bête se leva toute sanglante, et les os broyés en cent morceaux. Alors, le Forgeron la mena devant les latrines, et lui mit le nez sur le trou.

— « Flaire, Diable, cette bonne odeur. Cela te fera du bien. »

À son tour, le Diable mit le nez sur le trou. Aussitôt, le Forgeron le prit par les jambes, le lança dans les latrines, et boucha le trou à chaux et à sable.

— « Et maintenant, Diable, tâche de sortir de là. »

Jamais le Diable ne put sortir de sa prison, et le Forgeron vécut heureux et tranquille, avec sa femme et ses enfants[1].

  1. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), et par Mademoiselle Sant, de Sarrant (Gers).