BISMARCK ET LA PAPAUTÉ

LA PAIX

(1878-1889)


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IV[1]

LA TROISIÈME LOI RÉPARATRICE
L’AFFAIRE DES CAROLINES

(1883-1886)

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Près de cinq ans s’étaient écoulés depuis l’avènement de Léon XIII : le Pape et le chancelier, d’une marche hésitante, saccadée, interrompue par de longues haltes, troublée par de subits reculs, avaient commencé de s’avancer l’un vers l’autre ; un représentant de la Prusse, même, s’était installé à Rome, à poste fixe, pour essayer d’accélérer les efforts d’approche. On voulait, des deux côtés, marcher d’un pas égal, pari passu, c’était chose entendue ; mais chacun disait à l’autre : Avez-vous fait un pas ? — Accordez-nous un droit de veto contre la nomination de certains curés, demandait la Prusse au Pape. — Accordez-moi la revision des lois de Mai, répondait Léon XIII à la Prusse. La lettre qu’il avait reçue de Guillaume, à la fin de décembre 1882, faisait augurer qu’une revision partielle pourrait avoir lieu, dès que les évêques auraient été autorisés à soumettre au pouvoir civil les noms des curés. On fut heureux de constater, au Vatican, que, pour la première fois, Guillaume accédait, en quelque mesure, à l’idée de réviser les lois, et l’on eut l’habileté de conclure que son message aplanissait le terrain, pour « un pas nouveau. »


I

Un pas, c’était beaucoup ; le cardinal Jacobini, dans la note qu’il remettait au ministre Schloezer le 19 janvier 1883, puis Léon XIII en personne, dans la lettre que le 30 janvier il expédiait à Guillaume, proposaient, en réalité, par une ingénieuse tactique, un échange de demi-pas. Ils disaient en substance à la Prusse : Procédez à une révision partielle des lois, garantissez-nous, pour l’instant, le libre exercice de la juridiction et du ministère ecclésiastiques et la liberté pour l’Eglise de former ses clercs comme elle l’entend ; et tout de suite, nous autoriserons les évêques à soumettre au pouvoir civil les noms des curés, pour la collation des cures présentement vacantes, mais de celles-là seulement. Puis, dans une seconde étape, vous achèverez, vous, de réviser les lois de Mai ; et nous ensuite, de notre côté, nous nous mettrons d’accord avec vous, pour admettre et pour régler d’une façon permanente cette obligation des évêques à votre endroit. La note du cardinal, la lettre du Pape, étaient cordiales de ton, pacifiques d’esprit.

Mais on sentait à Berlin qu’à l’abri de ces phrases souriantes le Vatican se maintenait dans une grande réserve, confinant à la défiance ; la Prusse en fut choquée. Cinq mois durant, des communications s’échangèrent entre Schloezer et Jacobini, dialogues moroses et stériles, auxquels faisait écho, là-bas à Berlin, un dialogue public, plus pressant, plus cassant, entre le Centre et les ministres.

« Qu’on avance les négociations, s’exclamait Windthorst au Reichstag. La misère du peuple catholique crie au ciel. » C’est surtout au Landtag que Windthorst ne se lassait pas de la crier : la discussion du budget des cultes, en février et mars, fut, de la part du Centre, un perpétuel assaut. Schorlemer-Alst, d’abord, le 22 février, désirait apprendre du ministre Gossler pourquoi l’on avait fait une si maigre application de la loi de 1882, pourquoi l’on n’avait, par exemple, rappelé aucun évêque. « La faute en est à vous, répliquait Gossler, à vos manœuvres bruyantes pour le rappel de l’archevêque de Cologne, à l’intolérance de l’évêque de Breslau ; la faute en est à vos journaux, elle en est à Windthorst. » Gossler en général avait moins de courtoisie pour l’Église que son prédécesseur Puttkamer ; et d’ailleurs, son agacement s’expliquait. Sa politique ecclésiastique, subordonnée aux volontés bismarckiennes, avait cessé d’être une affaire intérieure du royaume ; l’initiative n’appartenait plus à ses bureaux, mais à la diplomatie ; et, suivant que la diplomatie serait jalouse de plaire ou désireuse d’intimider, il recevrait des ordres différens et les accomplirait, étant bon fonctionnaire, avec la même ponctualité. Mais devant le Landtag, il demeurait l’homme responsable, que le Centre harcelait, que le Centre traquait. Il est parfois plus facile d’attaquer que de se défendre. Gossler attaquait les gens du Centre : c’était sa revanche sur leur curiosité d’interpellateurs. Mais alors, du haut de sa petite taille, Windthorst lançait des menaces étranges : « Le jour viendra où tout sera plus connu ; ces messieurs peuvent être assurés que je ne quitterai pas le monde sans avoir ouvert mon portefeuille, et ils feront alors d’autres visages que maintenant. » Puis, le lendemain, 23 février, Auguste Reichensperger, à son tour, s’acharnait contre l’agressif ministre, et l’obsédait pour savoir ses intentions. Les pourparlers avec Rome continuent, disait froidement Gossler. Mais Windthorst n’admettait pas l’échappatoire ; Windthorst voulait un oui ou un non. « Proposerez-vous, demandait-il à Gossler, la suppression de la loi qui suspend les traitemens ecclésiastiques ? » Gossler se taisait. « Oui ou non ! reprenait Windthorst, parlez ! — Je sais ce que j’ai à faire, déclarait le ministre. — Vous n’avez pas le droit, signifiait le chef du Centre, de ne pas renseigner les députés. » Et Gossler bousculé cherchait un refuge derrière les textes constitutionnels. C’étaient ensuite les questions locales de Posnanie, et puis l’état des universités, et puis la surveillance policière pesant sur les religieuses, qui suscitaient de nouvelles escarmouches. Un tribunal zélé venait de condamner un curé à six mois de prison : il fallait que là-dessus, aussi, Gossler, répondit : « C’est la loi, confessait-il ; je ferai ce que je pourrai. » On voulait l’acculer à se sentir gêné par la loi, et à l’avouer.

Le 16 mars, on lui représenta qu’en retardant la paix religieuse, il développait dans l’Etat le péril social ; il refît le procès du Centre, et puis il ajouta : « Quant aux périls sociaux, je ne m’en laisse pas intimider ; ils menacent aussi bien l’Église. » Schorlemer-Alst, plus d’un mois, durant, acéra sa riposte ; et, le 25 avril, comme on discutait une motion de Windthorst en faveur de la liberté des sacremens, Schorlemer dit au ministre : « Oui, certes, les périls sociaux existent pour l’Eglise ; mais si dans un pays l’Eglise en souffre, elle continue de prospérer ailleurs ; les trônes, eux, ne se relèvent plus. » Le Centre, ce jour-là, se sentait très fort : il revendiquait pour tout prêtre le droit de dire la messe ; et Gossler, en plein XIXe siècle, avait l’ingrate tâche d’épiloguer et de refuser. « Avant de permettre le culte à un rabbin, ricanait le progressiste Stern, l’Etat s’enquiert-il où il fut élevé ? » Mais l’État se montrait plus exigeant pour l’Eglise que pour la synagogue ; où aboutissait-il ? A priver de curés, dans le diocèse de Posen, 165 paroisses ; à priver de tout secours ecclésiastique, dans le même diocèse, 131 paroisses. C’est à cette indigence spirituelle, signalée par le futur archevêque Stablewski, que Windthorst proposait un premier remède. « Si votre motion devenait loi, protestait gauchement Gossler, le terrain des négociations avec Rome aurait disparu. — Qu’est-ce à dire ? insistait Windthorst ; vous parlez comme l’oracle de Delphes, d’une façon énigmatique, dilatoire. Vous voulez maintenir des contraintes, pour obtenir de la Curie des concessions : est-ce digne d’un gouvernement monarchique ? Le chancelier seul peut déclarer que la messe cesse d’être un délit : aussi je déplore qu’il soit malade ou absent. » Windthorst laissait planer un gros nuage : jusqu’ici, par égard pour l’établissement protestant qu’elle risquait de disloquer, la séparation des Églises et de l’Etat n’avait pas figuré sur le programme du Centre ; mais elle pourrait y figurer un jour... Pour la motion qui se discutait ce jour-là, Windthorst escomptait l’appui des conservateurs, qui, de fait, la firent voter, en modifiant un peu la formule ; si jamais il voulait obtenir la séparation, il y réussirait avec l’appui des progressistes. Bismarck, « malade et absent, » constatait que dans le Landtag, les deux politiques que pouvait suivre le Centre, et dont aucune n’était celle du chancelier, étaient assurées de deux majorités.


II

Windthorst donnait une voix à la plainte croissante des populations : de ses lèvres éloquentes, c’était l’innombrable flot de leurs détresses qui s’épanchait. Sans cesse ce flot grossissait ; car d’année en année, les paroisses où s’exerçait un ministère pastoral vraiment régulier diminuaient en nombre. Il n’y avait qu’une issue : c’était de stipuler que les évêques pouvaient, à leur gré, sans en référer au pouvoir civil, expédier, dans les paroisses vacantes, des prêtres amovibles, chargés de faire provisoirement fonction de curés ou d’accomplir certaines besognes auxiliaires. Schloezer, dans une note du 5 mai 1882, avait proposé cette combinaison comme l’élément d’un accord avec le Vatican. Bismarck pressé, et qui, pour l’heure, renonçait à l’accord, décida de la faire passer immédiatement dans un projet de loi : l’État prussien, en 1882, comme en 1880, allait légiférer tout seul, à l’écart du Saint-Siège.

Cette concession nouvelle fut formulée dans les deux premiers articles ; puis d’autres atténuations furent envisagées. Un article 3 spécifia que la « cour royale pour les affaires ecclésiastiques » n’aurait plus à se mêler, désormais, ni de la collation des charges ecclésiastiques inamovibles, ni de la nomination de professeurs de séminaires, ni de l’exercice des fonctions épiscopales dans les diocèses vacans ; mais, en vertu d’un article 4, le droit de veto de l’Etat était maintenu, pour le cas où le président supérieur croirait devoir alléguer, contre le curé présenté par l’évêque, un motif appartenant au domaine civil ou politique, et pour le cas, surtout, où un évêque voudrait nommer des prêtres dont l’éducation n’aurait pas été conforme aux lois de Mai.

Le Centre critiqua le projet : « C’est un petit acheminement, » reconnaissait Pierre Reichensperger, mais il, faisait observer que dans les diocèses dont l’évêque était déposé, ceux de Cologne, de Munster, de Limburg, de Posen, il n’y avait personne de qualifié, aux yeux de l’Etat, pour expédier des prêtres dans les paroisses, et que sur ces vastes territoires la loi demeurerait sans effet. Ces quatre articles, murmurait Windthorst, ne sont pas « l’œuvre d’un homme d’Etat travaillant dans le grand style, mais de quelques conseillers secrets, qui coupent en quatre les lois de Mai ; ils n’empêcheront pas qu’une messe dite sur le territoire prussien par le cardinal Jacobini, prêtre étranger, soit encore passible de poursuites. » Windthorst ne voulait pas qu’on crût endormir les catholiques en donnant certaines facilités, pour le ministère ecclésiastique, à des escadrons volans de prêtres ; et il concluait que, si la commission n’amendait pas le projet, le Centre le repousserait. Les nationaux-libéraux, s’ils avaient écouté Bennigsen, auraient taché, comme en 1880, de concerter avec les conservateurs un remaniement du texte proposé, et d’amener ainsi l’échec des amendemens du Centre, mais ce conseil de Bennigsen n’avait pas trouvé d’écho ; se sentant de plus en plus isolé, il démissionnait de son mandat. Avec lui disparaissait le seul homme qui eût assez d’autorité pour induire le parti national-libéral a une politique religieuse un peu pondérée, un peu nuancée : ses troupes, lui parti, étaient à la merci de la phraséologie vieillotte, mais toujours ardente, qui jadis les avait entraînées à l’assaut de l’Eglise, et qu’une certaine routine, ou bien un certain respect humain leur défendaient de trouver ridicule. Contre le projet de loi, cette phraséologie se déchaînait. Une profonde division régnait parmi les progressistes. Il n’y avait que les conservateurs, en somme, pour approuver pleinement la nouvelle initiative bismarckienne.

La Prusse parlementaire fut alors témoin d’une audacieuse aventure : Windthorst, prenant les articles qu’avait apportés Bismarck, dit aux conservateurs : « Vous allez les remanier avec moi ; » et les conservateurs obéirent. Ils étaient, la veille, pour le projet de Bismarck : et voici que dans la commission ils émigraient vers un projet transformé, qui pouvait être signé Windthorst. Les deux premiers articles furent maintenus, groupés en un seul. L’article 4 fut supprimé : le Centre se refusait à voter une seule phrase qui prétendit maintenir, même en le corrigeant, l’exercice du droit de véto, et qui, par surcroît, renouvelât implicitement les exigences de l’Etat relatives à l’éducation des clercs. Mais la commission conservait l’article 3, qui supprimait à cet égard la compétence de la cour royale pour affaires ecclésiastiques : c’était encore un morceau des lois de Mai qui tombait. Le droit de veto demeurait tacitement en vigueur, en vertu des articles subsistans de ces lois ; mais du moins la loi nouvelle ne ratifiait pas l’existence de ce droit, elle se taisait. Puis Windthorst imagina de faire insérer un article supplémentaire d’après lequel les évêques reconnus par l’Etat pourraient s’en aller dans les diocèses vacans pour y donner la confirmation et pour y ordonner des prêtres. Les curés reconnus par l’État évangélisaient, depuis 1880, les paroisses vacantes ; les évêques à leur tour pourraient désormais promener leur zèle, à travers les diocèses où la hiérarchie demeurait décapitée.

Les conservateurs, dociles, agréèrent cette addition ; le projet revint devant la Chambre. Bismarck devait accueillir ou refuser les propositions de Windthorst. Pour le texte qu’il avait présenté, il n’aurait pu recruter aucune majorité. Il fut décidé que le ministre Gossler s’efforcerait de soutenir cette rédaction primitive, mais ne ferait pas au texte nouveau une opposition absolue. Bismarck allait céder devant Windthorst. Ces jours-là même, Schloezer transmettait au chancelier une note nouvelle de Jacobini. Le secrétaire d’État redisait que deux moyens seulement existaient de rétablir la paix : ou bien le retour à l’état de choses antérieur aux lois de Mai, ou bien un accord avec le Saint-Siège ; et Schloezer prévenait Bismarck que Léon XIII ne donnerait pas son assentiment à la loi qui se préparait. Pour avoir voulu, une troisième fois, légiférer sans le Saint-Siège, Bismarck avait ce double ennui, de devoir passer sous les fourches caudines de Windthorst, et de constater que, dans la ligne de conduite du Saint-Siège, rien ne se modifiait. La loi fut acceptée, telle que Windthorst la voulait, par les deux Chambres ; la crainte de Schloezer, qui avait pu croire, un instant, que le Vatican défendrait au Centre de la voter, ne se vérifia pas. Les colères nationales-libérales s’insurgèrent dans les Chambres d’abord, puis dans la presse, non seulement contre le Centre, mais aussi contre les « sots affiliés du Centre » (ainsi commençait-on de qualifier les conservateurs qui avaient fait triompher une loi plus propice à l’Eglise que ne l’était le projet bismarckien ; elles furent échauffées, aussi, par un jugement du tribunal d’Empire, qui condamnait un journaliste à un mois de prison pour insulte au dogme de l’Infaillibilité. Qu’allaient penser les « vieux catholiques, » dont l’évêque se plaignait déjà que la profession de vieux-catholicisme fût devenue, pour certains fonctionnaires, une mauvaise note ?

On a capitulé devant le Pape, s’écriait la Gazette nationale ; c’est un nouvel Olmütz. Et la Gazette de Cologne poussait un cri d’amère déception.


Il n’y a pas un paysan de Westphalie, écrivait-elle, pas un chapelain de l’Eifel, pour remercier l’État d’abandonner le Culturkampf. Ils haïssaient l’État, maintenant ils le bafouent. Aux discours qu’on tient sur la sollicitude du gouvernement pour les besoins spirituels des Catholiques, le peuple catholique répond par des rires sarcastiques ; il a maintenant plus de respect pour le courage, l’adresse et la puissance d’un vicaire, que pour tous les conseillers secrets et leurs ministres de réconciliation... Mais tous les loyaux patriotes qui n’auraient jamais voté une seule des lois du Culturkampf, s’ils n’avaient pas été convaincus que l’homme qui les désirait garderait son vœu de croisade pour une grande cause, n’est-il plus question d’eux ? ne comptent-ils plus ?


A quoi Bismarck, pour la centième fois peut-être, redisait devant ses scribes de presse : « Est-ce ma faute, à moi, si ces hommes-là m’ont lâché ? » Se rejeter mutuellement le reproche d’abandon est en général un mauvais moyen de rapprochement. Un mot du ministre Gossler à la Chambre des Seigneurs avait achevé d’exaspérer les libéraux : il laissait voir très clairement que, dans la pensée du gouvernement, la loi ne devait pas être un point d’arrêt, mais une étape, et non pas seulement limiter le terrain de guerre entre les deux pouvoirs, mais les acheminer l’un et l’autre vers la paix.


III

Mais à peine Gossler avait-il ainsi parlé, que, dans un article assez impertinent, d’inspiration nettement bismarckienne, la Gazette générale de l’Allemagne du Nord signifiait au cardinal Jacobini comment l’Allemagne, à l’avenir, entendait négocier. Jacobini était vivement pris à partie pour avoir, dans sa note du 21 juin, désapprouvé le projet de loi : « Il n’eût pas été seulement plus convenable, disait la Gazette, mais plus habile, de ne pas écrire cette note, où les libéraux ont pu voir un persiflage de la Prusse. » Elle accusait le Vatican d’amoindrir systématiquement la valeur des concessions prussiennes, pour se dispenser plus aisément de se montrer lui-même conciliant. La Prusse attendait encore les avances nouvelles de Rome ; si ces avances ne venaient pas, la Prusse réformerait ses lois comme elle l’entendrait. Car la Gazette en avait assez de ces ce artifices diplomatiques surannés, reposant sur un négoce mutuel de sacrifices, et qui sont dans les anciennes traditions du Vatican ; ils sont trop usés, déclarait-elle, pour exercer une influence sur la conduite de la Prusse. » Et la Gazette concluait : « La critique prétentieuse et chicanière que renferme la note du cardinal aura uniquement pour effet d’empêcher que la Prusse ne fasse de nouvelles avances, puisqu’une fois de plus l’impossibilité de satisfaire le Vatican est démontrée. »

Nombreux étaient parmi les conservateurs ceux qui partageaient le mécontentement de la Gazette : à leur instigation, un catholique étranger au Centre, le prince d’Isemburg-Birstein, multiplia les démarches, à Rome, pour fléchir la rigueur du Saint-Siège. Il laissa d’abord entendre que si le Pape voulait tout de suite faire des concessions au sujet de la collation des cures, le gouvernement de Berlin consentirait à restreindre beaucoup les cas dans lesquels les évêques seraient forcés de notifier au pouvoir civil les noms des curés. Puis, fatigué d’insister en vain, il parla de la loi nouvelle, et demanda que le Pape autorisât au moins dans un diocèse, pour trois ans, l’application de cette loi. À cet égard encore on ne lui promit rien : il prit sa revanche en s’étendant sur les divisions secrètes qui minaient le Centre, sur l’antagonisme entre Windthorst et Schorlemer-Alst, et en conseillant au Saint-Père de ne pas trop s’abandonner aux avis de Windthorst. Il quitta Rome les mains vides. La réponse permanente de Jacobini, inflexible, immuable, était celle-ci : Il est des lois qui lèsent l’indépendance du sacerdoce et la liberté de l’éducation cléricale, révisez-les, Schloezer, à la fin de juillet, prenant ses vacances et s’en allant voir Bismarck, n’emporta pas d’autre viatique.

Mais tandis que chômait la diplomatie, les évêques de Prusse, réunis à Mayence le 1er août, étudiaient la loi nouvelle et la situation qu’elle créait. Ils décidèrent que s’ils s’en allaient administrer les sacremens de l’ordre ou de la confirmation dans les diocèses vacans, on devrait, hors de l’église, en signe de deuil, s’abstenir de toutes solennités. L’article qui leur permettait d’installer des prêtres à titre provisoire, ou dans des postes auxiliaires, sans qu’ils eussent besoin de les présenter à l’État, occupa longuement leur attention. En fait, parmi les prêtres disponibles, le plus grand nombre avaient été ordonnés postérieurement à 1873, et les évêques, avant d’employer ces jeunes prêtres, étaient dans l’obligation de réclamer pour eux, en vertu de la loi de 1882,1a dispense de l’examen d’État : cette démarche pouvait-elle, devait-elle être faite ? Les discussions furent sérieuses : elle apparut aux évêques comme impliquant en quelque mesure une certaine reconnaissance du droit que l’État, en 1873, avait prétendu s’arroger sur l’éducation des clercs : et cela, déjà, leur était pénible. Certains craignaient, aussi, que si les populations voyaient des prêtres se réinstaller chez elles, à demeure, elles ne fussent peu attentives aux conditions singulièrement anormales de leur ministère ; qu’elles ne crussent la lutte finie, et que le gouvernement, émoussant ainsi leur résistance, ne fût à l’aise, ensuite, pour maintenir le reste des lois de Mai. Mais d’autres prélats observaient qu’en remplissant auprès du pouvoir civil une simple formalité, on assurait dès maintenant à d’innombrables populations catholiques les secours religieux sédentaires, dont elles se plaignaient d’être privées ; qu’elles comprendraient mal une attitude négative de l’Église ; et que le gouvernement, par dépit, reprendrait peut-être les hostilités. Tous les évêques furent d’avis de s’en remettre au Pape du soin de trancher la question : et finalement tous souhaitèrent, à l’exception d’un seul, que le Pape lui-même demandât à la Prusse, en vertu de la loi de 1882, pour tous les clercs ordonnés depuis 1873, une dispense générale de l’examen d’Etat ; qu’il laissât voir très clairement que cette demande était de sa part une concession ; qu’il réclamât en retour, de la part du gouvernement, la promesse ferme de réviser les lois sur l’éducation du clergé ; et que, s’il préférait confier aux évêques le soin de solliciter la dispense, il fixât les conditions de leur démarche. C’est en ce sens que l’archevêque Melchers écrivait à Léon XIII ; et il lui représentait une fois de plus, au nom des évêques, que le Saint-Siège, relativement a la nomination des curés, ne devait rien concéder avant d’avoir obtenu la révision des lois de Mai.

Jacobini, le 13 août 1883, souhaita de Krementz, évêque d’Ermeland, quelques éclaircissemens. C’est contre ce prélat que douze ans plus tôt s’étaient essayées les premières armes du Culturkampf ; on ne pouvait redouter d’un tel prêtre aucune suggestion de lâcheté. Mais il avait autrefois, comme curé de Coblentz, beaucoup approché l’Empereur et l’Impératrice : ce fait, déjà, donnait du poids à sa parole. Et puis, surtout, il vivait en terre prussienne, au milieu des populations ; il savait ausculter leurs plaintes, discerner leurs désirs exacts, mesurer la vraie portée de leurs élans. Les évêques exilés, quelques liens étroits qu’ils gardassent avec leurs diocèses, ne pouvaient communiquer qu’avec un petit nombre : le grand nombre, la foule, obsédaient sans doute leur pensée, mais ne tombaient plus, hélas ! sous leurs regards. Entre un homme et sa patrie, l’exil met un rideau ; c’est à la lumière de certains souvenirs, figés, stationnaires, que l’exilé juge les évolutions lointaines de la vie ; déraciné, il cesse bientôt d’être au point pour bien voir ; les faits saillans, dont il est informé, lui parviennent détachés de leur atmosphère, avec cet aspect incomplet, et parfois fort trompeur, que prennent certains textes séparés de leur contexte. Melchers, dans la lettre même où il signalait comme possible, et peut-être souhaitable, une démarche de Rome auprès de la Prusse, accentuait avec une certaine vigueur, cependant, les objections auxquelles ce projet pouvait donner lieu : son état d’esprit d’exilé, victime de l’implacable Prusse, le portait vers l’intransigeance. Le Vatican jugeait utile de connaître, parallèlement, l’avis personnel de Krementz, qui, plus heureux que Melchers, n’avait jamais perdu contact avec l’opinion publique du pays.


Je pense, répondit Krementz, que la dispense de l’examen d’État peut être demandée, réserve faite des droits ecclésiastiques. Il s’agit de déclarer au gouvernement que nous ne reconnaissons en aucune façon le droit qu’il s’est arroge, sans avis des évêques, sans permission du Saint-Siège, de faire des lois se référant non à toute la communauté, mais aux seuls théologiens ; que nous déplorons vivement que, par suite de ces lois, beaucoup de prêtres soient encore empêchés de remplir les fonctions sacrées ; mais que, considérant que la bonne volonté du gouvernement s’applique maintenant à écarter ces obstacles et à ménager au peuple chrétien les secours religieux, nous demandons instamment, en raison de la malheureuse condition des fidèles, que le gouvernement veuille écarter les obstacles par lesquels tels et tels prêtres (à désigner nominalement) seraient écartes du saint ministère. En même temps on profitera de l’occasion pour demander que les prêtres qui, frappes d’exil ou passibles de prison, vivent au delà des frontières, soient délivrés de ces peines.


L’opinion de Krementz fut très remarquée, et méritait de l’être. Le Centre avait assuré le succès d’une loi qui, moyennant une simple demande de dispense, permettait à tous les clercs ordonnés depuis 1873 d’exercer enfin, parmi les populations privées de sacerdoce, un ministère normal ; d’avance, les populations se réjouissaient que les prêtres ambulans qui depuis 1880 portaient au milieu d’elles les sacremens fussent remplacés par des prêtres sédentaires. En opposant son veto à la demande de dispense, le Saint-Siège aurait couru le risque de jeter le trouble dans le Centre, et de causer aux fidèles une déception profonde. La décision fut prise le 9 septembre, et communiquée par le cardinal Jacobini à l’archevêque Melchers. On ne réclamerait pas formellement la dispense ; mais on prierait le gouvernement, — c’était la formule suggérée par Krementz, — d’ « carter les obstacles » qui fermaient à tels et tels prêtres la carrière sacerdotale. Cette requête serait présentée par l’évêque de Culm, doyen de l’épiscopat prussien ; il y joindrait, pour chaque diocèse, la liste de tous les clercs ordonnés depuis 1873 et qui étaient susceptibles de profiter de la dispense d’État : le chiffre total de ces prêtres s’élevait à environ 1200. La démarche serait faite « seulement pour cette fois, et seulement pour le passé. » Si le Vatican eût laissé espérer qu’elle serait renouvelée d’année en année, la Prusse aurait pu juger superflue la révision des lois sur l’éducation cléricale ; et c’est ce que Léon XIII voulait éviter.

Schloezer, de retour à son poste, insinua que Léon XIII, après avoir songé à satisfaire les populations catholiques de Prusse, devrait tâcher de faire plaisir au roi de Prusse. Que Melchers fût toujours archevêque de Cologne, que Ledochowski fût toujours archevêque de Posen, c’était bien gênant pour la paix future : le Vatican ne pourrait-il les sacrifier ? Ainsi parlait Schloezer, moitié caressant, moitié récriminant, dans ses entretiens avec Jacobini. Le secrétaire d’Etat laissait dire, et temporisait. On s’inquiétait un peu, au Vatican, de ce que faisait en Allemagne le cardinal de Hohenlohe : il avait soudainement quitté Rome, au début d’octobre ; et Léon XIII redoutait que Schloezer, un jour ou l’autre, ne sollicitât expressément quelque diocèse prussien pour le troublant cardinal.

On attendait chaque jour quelque mauvaise surprise, lorsque le 7 décembre 1883, coup sur coup, deux surprises arrivèrent, et toutes deux étaient bonnes. On apprit que la Prusse, appliquant pour la première fois certain article de la loi de 1882, autorisait l’évêque Blum, de Limburg, à rentrer en Allemagne et à reprendre ses fonctions d’évêque, et l’on apprit que le prince Frédéric, l’héritier même du trône impérial et royal, qui se trouvait à Madrid, repasserait par Rome avant de regagner Berlin, et qu’il y verrait le Pape. C’était Bismarck qui, tout seul, avait ainsi disposé des journées du prince : Guillaume s’était inquiété, se demandant s’il y avait-pour son fils toute certitude d’être accueilli au Vatican ; Bismarck avait rassuré l’Empereur. Une première dépêche, adressée à Madrid, avait invité Frédéric à gagner Rome ; une seconde, adressée à Séville, lui avait marqué qu’il devrait faire visite au Vatican. Schloezer et Gossler, venant l’un de Rome, l’autre de Berlin, attendaient Frédéric à Gênes, pour lui expliquer la situation.

Le prince obéit : le 17 décembre, il fit son entrée dans Rome, où tant d’empereurs l’avaient précédé, et fut l’hôte de Humbert Ier ; mais son logis fut un petit palais attenant au Quirinal et sur lequel n’avait jamais pesé l’interdit papal. Schloezer avait aussitôt prévenu le cardinal Jacobini que Son Altesse désirait saluer Sa Sainteté. L’audience fut fixée pour le lendemain 18. Ce jour-là, le matin, Frédéric s’en fut au Panthéon déposer une couronne sur la tombe de Victor-Emmanuel, puis il déjeuna chez Kendell, ambassadeur de Prusse près le Quirinal, et s’en alla directement de l’ambassade au Vatican, en grand uniforme prussien, dans des voitures privées. Il s’imposait ainsi, de très bonne grâce, toutes sortes de complications ; prince protestant, on lui ouvrait les portes du Vatican, bien qu’il fût l’hôte du Roi ; mais tant de précautions et d’embarras permirent à Jacobini de conclure ensuite, dans une circulaire aux nonces, que le Saint-Siège maintenait fermement l’ensemble de ses revendications, et qu’une situation intolérable était faite au chef de l’Eglise. Le Pape et l’héritier de l’Empire causèrent cinquante minutes. Léon XIII fut très avenant, rappela plaisamment à Frédéric un mot de Pie IX, qui l’ayant reçu trente ans plus tôt, avait dit ensuite : « Quel charmant garçon, ce prince ! » Il le remercia pour la grâce accordée à l’évêque de Limburg ; il lui exposa ses vues au sujet de la paix. Et puis, avec une douce brusquerie : « Et maintenant. Monseigneur, qu’est-ce que vous nous apportez ? » Frédéric dut avouer qu’il n’apportait rien ; il n’était chargé de rien offrir ni de rien demander ; venu à Rome comme hôte du roi d’Italie, il avait voulu rendre au Pape un hommage de déférence. Léon XIII fut peut-être déçu, mais la causerie resta cordiale. Il n’ignorait pas que le prince se savait détesté de Bismarck. « Le grand malheur pour moi, lui dit le Pape incidemment, c’est que Bismarck me déteste. » C’était une façon coquette d’attirer le prince dans son jeu : ils avaient tous deux à se plaindre du chancelier. Quelques heures après, Frédéric, haranguant la colonie allemande de Rome, célébrait l’amitié entre l’Allemagne et l’Italie, et puis il continuait : « Ce qui m’a réjoui aussi, c’est d’avoir pu faire une visite au Pape. J’espère que pour toutes les relations, ces dernières journées seront d’une heureuse portée, propice à la paix. »

La paix, on en rêvait aussi, ces soirs-là, et l’on croyait presque l’avoir atteinte, dans la petite ville de Limburg, toute pavoisée pour fêter l’évêque Blum ; un concert y avait lieu, où le doyen de la cathédrale, dans un discours étudié, célébrait l’Empereur, le Pape, l’évêque rentré d’exil, et le prince de Loewenstein, l’un des fondateurs du Centre, qui avait hospitalisé l’évêque émigré. Que la paix fût proche entre le Saint-Siège et l’Allemagne, l’Europe elle-même semblait toute prête à le croire, et comme Léon XIII se proposait d’adresser une encyclique aux évêques français sur les lois dont le parti républicain frappait ou menaçait l’Eglise, Lefebvre de Behaine sut demander et obtenir qu’avant d’envoyer ce document le Pape attendit que fût effacé, en France, le souvenir des courtoisies germaniques.

Mais si la visite du prince Frédéric, studieusement concertée, respectueusement accomplie, était interprétée par l’opinion publique internationale comme un sourire de l’Allemagne au Saint-Siège, le Vatican n’escomptait pas, pour cela, un rapide arrangement du conflit. Revoyant Schloezer quelques jours plus tard, le Pape lui disait les plus belles choses sur son impérial visiteur ; Schloezer s’empressait de les confier à Lothaire Bûcher, le familier de Bismarck ; mais Schloezer ajoutait : « Que le prince n’ait apporté rien du tout, ni à propos des séminaires ni à propos de l’évêque de Munster, cela, naturellement, a rendu les gens soucieux ; les augures du Saint-Siège ne savent même pas s’expliquer ce hiatus. » Volontiers croirions-nous qu’ils faisaient retomber sur Bismarck la faute du hiatus. Que n’avait-il chargé le prince Frédéric d’apporter des concessions, puisque à l’avance celles de Léon XIII étaient prêtes ? Le Pape et le Prince s’étaient tendu la main : c’était déjà quelque chose ; mais si Bismarck avait enfin voulu, ni la main princière, ni la main papale ne fussent restées vides. Léon XIII rappelait quelques semaines plus tard à un gentilhomme prussien que, sous Pie VII, le chancelier Hardenberg était descendu jusqu’à Rome, et qu’il en avait rapporté la bulle De sainte, c’est-à-dire la paix : il n’eût pas déplu, certes, à la somptueuse imagination du Pontife, que le chancelier de fer, franchissant les Alpes et laissant un peu à l’écart, dans la traversée de l’Emilie, l’importun donjon de Canossa, descendit de voiture, à son tour, dans la cour Saint-Damase, pour venir lui-même causer.


IV

Les premiers mois de 1884 furent vides de négociations : Rome en fut péniblement surprise. Le fonctionnement même des lois réparatrices, et l’habile usage que faisait la Prusse de ses pouvoirs discrétionnaires, ramenaient, dans beaucoup de diocèses, un état de choses qui, dans les apparences au moins, était satisfaisant. La dispense de l’examen d’État était accordée à presque tous les prêtres pour lesquels l’évêque de Culm l’avait sollicitée ; seuls, ceux qui avaient étudié hors d’Allemagne, soit à Rome, soit à Innspruck, étaient exclus de cette faveur. Plus d’un millier de prêtres, en vertu de la loi de 1882, étaient ainsi reconnus aptes à exercer le sacerdoce, et les administrations épiscopales, en vertu de la loi de 1883, les dispersaient un peu partout, à titre provisoire, pour des ministères sédentaires. Les populations voyaient derechef, au milieu d’elles, des hommes d’Eglise, possédant pour l’administration des sacremens toutes les prérogatives des curés : le titre seul leur manquait ; mais aux yeux de la masse, l’essentiel était obtenu. D’autre part, les « curés d’Etat » qui depuis le Culturkampf, exerçaient, de-çà de-là, malgré les excommunications épiscopales, un ministère restreint et méprisé, se décourageaient définitivement ; de mois en mois, leurs démissions se succédaient. Le prélat Brinkmann, en janvier 1884, rentrait d’exil : l’Etat lui permettait de reprendre ses fonctions d’évêque de Munster. Le rétablissement par l’Etat des revenus ecclésiastiques, accompli dans plusieurs diocèses, était, au début de cette même année, décrété pour trois diocèses encore. Ainsi s’accroissait, sur la terre de Prusse, le nombre des bourgades catholiques où l’on ne ressentait plus, ou presque plus, les effets visibles du Culturkampf ; et peut-être Bismarck se flattait-il que dans un certain nombre de diocèses l’opinion catholique, superficiellement satisfaite, se montrerait plus tiède, désormais, à soutenir les revendications du Centre, et qu’en voyant s’apaiser l’esprit belliqueux de ses fidèles, le Vatican deviendrait plus accommodant. Les demi-réparations qu’accordait la Prusse aux catholiques marquaient ainsi, tout à la fois, un progrès et un péril : l’action pastorale et le bien des âmes en profitaient, mais les intérêts généraux de l’Eglise risquaient d’en souffrir ; et le Centre pouvait craindre, comme le Vatican, que les populations, se laissant assoupir, lentement, par les demi-résipiscences partielles que l’habileté de l’Etat savait concerter, ne fussent désormais plus lentes à se mobiliser, pour acculer la Prusse à une complète résipiscence.

Mais il y avait deux régions en Prusse, dont les pasteurs demeuraient émigrés et déposés : c’était l’archidiocèse de Cologne et l’archidiocèse de Posen. « La grandeur d’âme du gouvernement, notait Auguste Reichensperger, ne va pas jusqu’à rappeler Melchers et jusqu’à rappeler Ledochowski. » Schloezer repoussait même l’idée que Rome put nommer à Posen un coadjuteur ; car ce serait supposer, disait-il, que Ledochowski est régulièrement évêque, et nous ne l’admettons pas. Dans ces deux grands diocèses, faute d’une administration épiscopale reconnue par l’Etat, certains articles des lois votées restaient sans application ; les poursuites pour délits de culte, ou pour délits dans l’exercice de la juridiction, ou pour exécution des ordres d’un évêque révoqué, continuaient de s’exercer, trop nombreuses encore, quel que fût l’effort de l’Etat pour en restreindre le nombre ; et comme la magistrature et la police, armées des lois de Mai, arrivaient fatalement à des décisions odieuses, il advenait encore, au moment même où d’autres diocèses semblaient en paix, que des paroissiens fussent frappés d’amende pour avoir enterré leurs morts au cimetière sans l’agrément du curé d’État, ou qu’un prêtre polonais, sur qui pesaient de nombreuses condamnations, fût sommairement expulsé de Posnanie. La Prusse, à l’Ouest et à l’Est, était ainsi comme encadrée par deux régions toujours endeuillées, dont l’aspect contrastait avec celui du reste du royaume. Windthorst, sachant rendre fatigante pour l’Etat son infatigable ténacité, tint l’Allemagne en éveil en parlant sans cesse, à la Chambre, de ces deux régions-là

Une fois sorti du Landtag, il n’était pas en mauvais termes avec le ministre Gossler, et les caricatures, même, les représentaient trinquant ensemble ; mais dans l’enceinte de l’assemblée, Gossler, à tout propos, voyait reparaître, toujours les mêmes, certaines revendications indiscrètes, certaines questions importunes. Le 18 janvier 1884, à l’occasion d’un vœu émis par Auguste Reichensperger et tendant, une fois de plus, au rétablissement des garanties constitutionnelles jadis accordées à l’Église, Gossler déclarait que ni Melchers ni Ledochowski ne seraient jamais rappelés par le gouvernement : «. Le ton du ministre est tel, répondit Windthorst, que nous voilà, je le crains, au début d’une ère de combat. » Quatre semaines seulement s’étaient écoulées depuis la visite du prince Frédéric à Rome, qui semblait permettre un pronostic tout autre ; et Windthorst, pour être bien entendu des catholiques, accentuait ces mots : « ère de combats. » Il faisait bon marché des « concessions goutte à goutte, » comme il le disait, captieusement mesurées par le gouvernement ; il voulait la révision des lois. Cinq jours après, il rebondissait : il demandait, cette fois, qu’on abrogeât la loi en vertu de laquelle la Prusse avait suspendu les revenus ecclésiastiques : elle était encore en vigueur à Cologne et à Posen, c’était trop. « Quand rétablirez-vous les revenus ecclésiastiques à Cologne et à Posen ? » insistait-il auprès de Gossler le 5 mars. Le ministre répondait : « C’est au gouvernement de concerter lui-même sa conduite. » Windthorst s’insurgeait, disait que les députés avaient le droit d’être informés. Les députés apprenaient par la presse, le 27 mars, qu’à Cologne les revenus ecclésiastiques étaient rétablis ; mais Gossler, le 31, retrouvait en face de lui le Polonais Jazdzewski, qui criait justice pour Posen. Avec un Polonais, un ministre bismarckien ne se gênait pas. Non, signifiait Gossler, et il refusait les raisons de son refus. Alors, Windthorst se fâchait : « Je n’ai jamais entendu de réponse pareille ! » « Ce n’est pas là une attitude d’État, protestait Schorlemer-Alst, c’est une attitude de subalterne, de sergent. » « Vous nous revaudrez cela, » clamait Krebs, un autre membre du Centre, en montrant le poing aux ministres ; et la petite voix perçante de Windthorst, dominant le tumulte, bravant le gouvernement, articulait bien haut, pour les fidèles et pour le Pape : « Qu’on ne se laisse pas fourvoyer à Rome : moi et mes amis, nous souffrirons et lutterons encore, s’il le faut, douze autres années. »


V

A Rome, — et certainement Windthorst le savait, — on avait, au matin du 15 mars 1884, recommencé de causer. Léon XIII, ce jour-là, faisait venir Schloezer, il l’informait que le cardinal Ledochowski allait être nommé secrétaire de la Congrégation des Mémoriaux et serait sans doute amené, par les nécessités de ce poste, à demeurer dans le centre de Rome ; il ajoutait que cette charge était incompatible avec le gouvernement d’un diocèse et que le cardinal allait renoncer à son siège. Déjà Schloezer respirait : Ledochowski démissionnant, c’était pour la griffe du lion prussien, vigoureusement allongée sur l’infortunée Posnanie, une douloureuse épine de moins. Mais Léon XIII s’en rendait compte, et Léon XIII déclarait : « J’accepterai la renonciation du cardinal au siège de Posen dès que nous serons d’accord sur un successeur, et dès que vous aurez été autorisé à reprendre officiellement avec moi les négociations, spécialement au sujet de l’éducation du clergé. » Schloezer, tout joyeux, prévint son gouvernement. On le vit souvent, dans les semaines qui suivirent, gravir les escaliers de Jacobini : ils parlaient ensemble du successeur de Ledochowski. Jacobini proposa trois noms de prêtres polonais ; Berlin les refusa. Il semble que Schloezer, de son côté, mit un nom en avant. Mais Jacobini, sur ces entrefaites, le pria de songera la condition mise par Léon XIII : le Pape voulait que Rome et Berlin s’entendissent pour l’éducation du clergé. Schloezer protesta, parut surpris que Léon XIII subordonnât à cette condition le règlement de l’affaire de Posen ; Jacobini lui rappela les paroles papales, et Schloezer repartit qu’il ne leur avait pas donné ce sens. Alors Jacobini l’avertit, que, pour l’instant, Ledochowski demeurait archevêque de Posen ; et la Prusse, qui avait en mars espéré beaucoup, se sentit en mai fort déconfite.

Car Rome ne s’était pas « fourvoyée. » Windthorst pouvait se réjouir. Les populations privées d’archevêques se remuaient : une immense assemblée de catholiques, tenue à Cologne au milieu d’avril, avait réclamé qu’on rendit Melchers à son peuple. Windthorst, de nouveau, dressa devant Gossler ennuyé sa belliqueuse petite taille : le 17 mai, au Landtag, il intervint encore pour la révision des lois de Mai, et constata que, dans la session qui s’achevait, le gouvernement n’avait déposé aucun nouveau projet réparateur. « Le gouvernement, répondit Gossler, ne juge pas le moment venu ; quand sera-ce ? Il ne le peut dire. » Windthorst, en juin, s’en fut au Reichstag et pria cette assemblée de renouveler le vote par lequel, une première fois déjà, elle avait aboli la loi permettant d’expatrier les prêtres ; ainsi fit le Reichstag. Windthorst voulait que ces votes répétés obligeassent le Conseil fédéral de supprimer cette loi, et que les prêtres que le ministère prussien se refusait à laisser rentrer pussent ainsi forcer les frontières prussiennes, par la volonté du peuple allemand. 217 voix se rangeaient derrière Windthorst pour achever de pulvériser ce morceau des lois de Mai. Deux années plus tôt, il y avait encore eu, pour le maintenir, 115 membres du Reichstag ; il n’y en avait plus que 40, en 1884. Pour la seconde fois, le Reichstag était mis en branle, contre une des lois du Culturkampf que Bismarck, jadis, avait apporté le plus d’acharnement à faire voter ; et le chancelier, rencontrant Windthorst peu de temps après, se montrait pour lui plein d’égards. « Comment faire autrement ? disait-il plaisamment aux nationaux-libéraux qui s’en étonnaient. Songez au grand corps que ce petit homme a derrière lui. »

Mais le jour même où Windthorst avait dirigé contre la loi d’expatriation cette victorieuse attaque, paraissait dans les feuilles prussiennes la liste des personnages qu’allait introduire le roi de Prusse dans son conseil d’État réorganisé. On y relevait le nom du baron de Schorlemer-Alst, député ; et les noms du futur cardinal Krementz, alors évêque d’Ermeland, et du futur cardinal Kopp, alors évêque de Fulda. Un tribun du Centre, deux dignitaires de l’Eglise, étaient officiellement installés dans le corps suprême de l’Etat prussien ; et les deux prélats étaient inscrits dans la section qui s’occupait spécialement des affaires religieuses et scolaires. Le peuple catholique allait savoir qu’ils y figuraient, qu’ils y travaillaient ; il accorderait moins de crédit peut-être aux violentes doléances du Centre. Bismarck évidemment attendait beaucoup de cette nouveauté. N’ayant pu s’accorder, jusqu’ici, ni avec le Centre, ni avec la hiérarchie ecclésiastique, il se disait, sans doute, que si l’influence de Schorlemer-Alst, ainsi mis en relief, pouvait prévaloir dans le Centre sur celle de Windthorst, ce serait tout profit pour le repos des ministres ; il espérait, surtout, que l’un des prélats appelés au Conseil d’Etat serait qualifié, tôt ou tard, pour entretenir le Saint-Siège, et pour être, après les longues mésententes, l’intermédiaire compris et exaucé.


VI

La personnalité même des deux prélats ainsi distingués par Bismarck ne donnait pas lieu de craindre qu’intervenant dans les délibérations des évêques ils s’y conduisissent désormais en hauts fonctionnaires plutôt qu’en prêtres, et que la concorde de l’épiscopat fût dès lors troublée ; ils représentèrent toujours l’Eglise dans les conseils de l’Etat, et non l’État dans les conseils de l’Eglise. Mais une démarche confidentielle de Gossler montra que la Prusse cherchait un évêque propice, un diocèse opportun, pour essayer au sujet de l’éducation du clergé certaines combinaisons qui, si elles réussissaient, permettraient d’éviter la révision des lois de Mai ; cet évêque, avant de répondre, saisit Rome de la question ; et Rome expédia à l’assemblée épiscopale de Fulda la copie des propositions prussiennes et l’avis d’un homme d’Eglise qui, faute de mieux, inclinait à les consentir.

La Prusse avait peut-être espéré diviser l’épiscopat, et voilà qu’il était juge, au contraire, des propositions de la Prusse. La Prusse, en substance, avait dit à l’évêque qu’elle avait sondé : « Vos clercs feront leurs études secondaires dans les gymnases publics ; mais vous pourrez, près de ces gymnases, ériger des convicts. Ils apprendront la théologie dans les universités d’État ; vous pourrez, près d’elles, avoir des convicts, en faisant connaître à l’État leurs règlemens et le nom de leurs directeurs. Il n’y aura plus d’examen d’Etat sur les sciences profanes, mais vos clercs devront suivre des cours de littérature et d’histoire. Vous pourrez parachever dans des séminaires pastoraux leur formation pratique en faisant connaître à l’État les règlemens de ces maisons, le nom du directeur, le nom des maîtres. »

Il y avait, — il y a encore, — dans l’Allemagne catholique, au sujet de l’éducation des prêtres, deux courans d’idées singulièrement divergens ; les facultés de théologie ont leurs partisans, les grands séminaires ont les leurs. Deux sollicitudes sont en lutte : l’une s’attache à la formation scientifique et choisit les universités ; l’autre s’attache au développement de l’esprit sacerdotal, et choisit les grands séminaires. Deux méthodes, aussi, sont en conflit : l’une, plus hardie, est toute prête à payer de certains périls une éducation qui mettra le prêtre en contact avec le monde profane, c’est-à-dire avec son futur terrain d’apostolat, et. qui l’équipera pour ses futures tentatives de pénétration, pour sa future besogne d’action ; l’autre, plus désireuse d’être circonspecte et plus fidèle aux indications du Concile de Trente, préfère ménager au prêtre, sous la surveillance directe de l’évêque, certaines conditions de recueillement, lui faciliter un certain apprentissage de la vie intérieure, l’amener, avant qu’il affronte le monde, à bien tenir son âme en main, et l’entourer d’une austère ligne de défense, qui puisse le protéger contre les tumultes du dehors, menaçans pour l’intégrité de sa vocation. Tout le long du XIXe siècle, les deux systèmes, en Allemagne, avaient concurremment fonctionné : de temps à autre, ils entraient en polémique ; ils se justifiaient l’un et l’autre, en alléguant les bons prêtres qu’ils avaient produits ; et leur querelle, par cela même, tournait, et tourne encore, à l’honneur de l’Eglise. Ce que tentait la Prusse en 1884, c’était d’amener l’Eglise à renoncer à l’un de ces systèmes, celui des grands séminaires.

Mais les évêques réunis à Fulda déclarèrent impossible d’y renoncer ; ils maintinrent leur droit d’avoir des grands séminaires, ou, sous un autre nom, des institutions d’enseignement théologique dont ils seraient seuls maîtres ; ils affirmèrent aussi que l’Eglise avait son mot à dire dans les facultés de théologie, soit qu’il s’agit d’y nommer des professeurs, soit qu’il fallut apprécier leur enseignement, soit qu’il y eût, peut-être, à les révoquer ; ils admirent que les clercs pouvaient suivre certaines leçons sur les sciences profanes, mais à la condition que les maîtres qui les donnaient fussent jugés capables d’exercer sur eux une influence heureuse, et dénièrent à l’Etat, d’ailleurs, le droit de rendre obligatoires ces matières d’enseignement ; ils demandèrent, enfin, l’abrogation des articles des lois de Mai par lesquels l’État singerait dans le fonctionnement des maisons d’éducation cléricale. Telles furent les décisions que l’épiscopat prussien transmit au Pape ; et l’un des membres de cet épiscopat, Mgr Korum, évêque de Trêves, publiait, cette année même, sous un pseudonyme, une brochure en faveur des grands séminaires, que Rome remarqua, et que Berlin, aussi, remarqua. Ainsi s’affirmait contre les lois relatives à l’éducation du clergé l’accord des évêques et du Saint-Siège ; et Léon XIII continuait de dire à la Prusse : Arrangeons-nous pour ôter ces lois de votre code, ensuite j’ôterai Ledochowski du siège de Posen. Des voix s’élevaient, reprochant à Léon XIII de prolonger les souffrances de la Posnanie et celles de la Prusse Rhénane ; on prêta même à Schloezer des propos de ce genre, qu’il se hâta de faire démentir. Mais puisque Bismarck tardait encore à conférer avec le Vatican sur l’éducation des clercs, il ne devait s’en prendre qu’à lui-même si les orateurs du Centre, dans la lutte électorale dont allait sortir un nouveau Reichstag, exploitaient l’attristant spectacle de ces deux diocèses afin de mobiliser une fois de plus les énergies catholiques.

Windthorst se remua comme il le savait faire : courant à Amberg, à l’Assemblée générale des catholiques, il fit appel aux femmes, pour qu’aucun national-libéral ne fût élu. « Ces gens-là, disait-il, veulent nous livrer une lutte au couteau ; nous verrons qui a le plus long couteau. » Et Windthorst, avouant les complexités de la situation, ajoutait :


Il n’y a pas à se dissimuler que çà et là, dans les cercles de nos amis. un certain manque d’énergie s’est glisse, on croit qu’on peut arriver à quelque chose par une attitude d’humble prière. Non, déshabituons-nous tout à fait de cela ! Pas de mesures de grâce ! Notre droit !


Ainsi s’ébranlait le Centre, pour la campagne électorale : tandis que les nationaux-libéraux étaient découragés, tandis que Miquel, que Bennigsen, refusaient de se porter candidats pour le futur Reichstag, il semblait que Windthorst prit ses mesures pour y installer en maîtresse, de plus en plus incontestée, une coalition du Centre et des gauches progressistes. Elle s’y installa, en effet ; l’effort qu’avait tenté la presse bismarckienne pour susciter une majorité parlementaire « nationale, » faite de nationaux-libéraux et de conservateurs modérés, — un Cartell, comme on devait dire plus tard, — aboutissait pour le moment à un échec. « Le Centre, gémissaient les Grenzboten, demeure inébranlé ; il en sera pour longtemps ainsi, vraisemblablement ; tant que les ordres de la hiérarchie romaine, d’une hiérarchie sans patrie, sont décisifs pour un électeur allemand, la puissance du Centre est invincible. »

L’omnipotence de Windthorst prit tout de suite un éclat superbe : il demanda pourquoi le Conseil fédéral avait de nouveau maintenu, malgré deux votes du Reichstag, la loi d’expatriation des prêtres ; alors Bismarck qui, depuis bien des mois, n’avait point parlé de la question religieuse, se leva pour s’expliquer. Il montra la Pologne : la loi dont le Reichstag ne voulait plus demeurait nécessaire, vis-à-vis des prêtres polonais. Il fit un long discours, qui, volontairement, peut-être, était flottant, déconcertant, presque incohérent : il se plaignit du Centre, qui paralysait l’entente avec, Rome, et tout en même temps, il fit mine de le tâter, presque de le caresser. « Je suis bien loin, dit-il, plus loin peut-être que vous ne le pensez, « l’incliner à combattre le Centre. Ce parti a en soi beaucoup de traits qui, par comparaison avec d’autres partis, m’attirent et me séduisent... Si je savais un secret, pour rendre possible avec le Centre la vie commune ! » Il accusa le Vatican de préférer à l’Allemagne évangélique la France et la Pologne, et tout en même temps, il annonçait que les négociations se poursuivaient. Il y avait de l’amertume dans son cœur, et dans son flot de paroles, lorsqu’il rappelait que le Vatican, après avoir fait espérer la nomination d’un évêque à Posen, l’avait différée ; il prétendait que des intrigues avaient joué là-bas, qu’elles avaient laissé prévoir une capitulation du gouvernement. Et Bismarck déclarait : « Jusqu’à ce que la couleur et l’empreinte de la première concession papale qui pourrait nous être faite soient pour nous bien claires et bien appréciables, jusque-là, autant qu’il dépendra de moi, nous ne céderons même pas de l’épaisseur d’une ligne. » Windthorst ripostait qu’il n’est pas permis de ravir à quelqu’un sa patrie, et puis il signifiait que la fraction du Centre ne deviendrait jamais une fraction de gouvernement, et qu’elle soutiendrait le gouvernement lorsqu’elle le voudrait, où elle le voudrait. Le chancelier reprenait la parole, et reparlait, avec gêne, mais avec insistance, de ses rapports avec le Centre : il revenait sans cesse sur ce thème, comme s’il l’avait, à la minute précédente, insuffisamment traité. Bismarck, ce jour-là, n’avait pas sa belle netteté des grands jours impérieux ; son ironie était comme engoncée. Dès que son éloquence ne pouvait pas commander, menacer et écraser, elle devenait fuyante, flasque, presque faible. Il commençait par dire : « Je souhaite vivement, dans la constellation des partis, voir subsister le Centre tel quel. Je ne voudrais pas souffler complètement la flamme du Culturkampf , parce que je souhaite la conservation du Centre. » Mais en terminant, il affirmait ne plus pouvoir aller au-devant du Centre avec la même confiance qu’auparavant, et dénonçait avec ennui la petite boite de Pandore que le Centre avait en main, et dont pouvaient s’échapper, à droite et à gauche, tous les maux possibles.

Et de la boite de Pandore, en effet, maniée par Windthorst, sortit ce jour-là même, puis le 28 janvier 1885, un vote nouveau du Reichstag insistant pour que la loi d’expatriation qui frappait encore 22 prêtres fût abrogée ; et de la même boite de Pandore, le 15 décembre 1884, s’échappaient des flots de bulletins par lesquels le Centre et les progressistes refusaient 20 000 marks demandés par Bismarck pour le ministère des Affaires étrangères. La presse bismarckienne, affolée, prétendit que Paris, sur les boulevards, avait acclamé le succès de Windthorst et de Richter. Elle se plaignait que Richter, par haine de Bismarck, aidât Windthorst et Rome à régner.

Où en sont les négociations avec Rome ? interrogeait encore Windthorst le 23 février 1885, et Gossler répondait : « Tous les partis sont pour une révision des lois ; mais il est une considération dont le gouvernement ne peut se désintéresser, surtout dans la ténébreuse situation présente : il s’agit de savoir avec quel parti ou contre quel parti il fera passer un projet de loi. Le gouvernement ne peut se décider pour l’instant à faire un nouveau projet et à introduire une nouvelle agitation dans le pays. » Puis Gossler dénonçait les tendances polonaises de l’évêque de Culm ; et, trois semaines plus tard, le neveu du prélat, qui était membre du Centre, forçait Gossler d’expliquer ses attaques et de les retirer en partie. Windthorst, en avril, revenait à la charge pour que les revenus ecclésiastiques fussent rétablis en Posnanie, et pour que la loi garantit la liberté de la messe, la liberté des sacremens. « Il faut attendre que le Pape fasse de nouvelles concessions, répliquait Gossler, et qu’il nomme d’abord un évêque à Posen. » Ainsi Windthorst continuait-il, avec une patiente ténacité, à s’impatienter périodiquement, devant les représentans du peuple prussien, contre les lenteurs de l’Etat prussien ; certaines condamnations blâmées de tous, et cependant inévitables, comme celle qui frappait un bon prêtre pour avoir fait acte de culte sur la paroisse d’un « curé d’Etat, » mettaient le ministère en odieuse posture ; et Schorlemer, dans la bagarre parlementaire du 22 avril, nommait une fois de plus Bismarck comme l’auteur du Culturkampf, et concluait que c’était au chancelier de défaire l’œuvre du chancelier. « Je me réjouis, disait Léon XIII à des pèlerins, en ce même mois d’avril, de l’attitude des catholiques allemands qui ont trouvé des représentans du plus haut mérite ; ce sont eux qui, par leur persévérance dans les sacrifices, ont été les principaux instrumens de la liberté plus grande accordée à l’Eglise. »


VII

Les évêques, les députés, les populations, avaient fait des sacrifices pour la guerre. Léon XIII le proclamait, et les en remerciait. Mais l’heure était proche où il leur en demanderait d’autres ; ce seraient, cette fois, des sacrifices pour la paix. Il y avait un temps où les négociations entre les deux pouvoirs avaient besoin d’être imposées, éperonnées, soutenues par des campagnes parlementaires parallèles : Léon XIII, à part lui, inclinait à penser que cette période-là touchait à son terme. Les campagnes parlementaires devenaient tout de suite violentes ; les négociations avaient besoin de rester calmes. On ne pouvait scander les prochaines étapes de paix par les mêmes accens oratoires, qui durant les grandes luttes avaient exalté l’Allemagne catholique : ils étaient glorifiés, naguère encore, comme d’héroïques défis ; ils couraient le risque, dans un prochain délai, d’apparaître comme de maladroits anachronismes. Dès 1884, le cardinal Czacki disait à Lefebvre de Behaine : « En Pologne on chasse à l’ours. On se garde bien de blesser l’animal, même quand il est à bonne portée, et on s’arrange pour ne tuer qu’avec la certitude de tuer. Il faut faire de même en politique. Le Pape, ne pouvant pas tuer l’Italie ni le prince de Bismarck, ne doit pas les blesser. » De telles maximes prévalaient lentement au Vatican : il était permis de prévoir que, du jour où elles régneraient, l’ardeur du Centre devrait être plus contenue, sous peine de passer pour plus importune aux yeux de Léon XIII qu’aux yeux mêmes de Bismarck. La lettre que le Pape adressait au cardinal Guibert pour y blâmer l’intempérance de certains publicistes catholiques, et pour revendiquer son droit souverain d’apprécier les intérêts de l’Eglise, était exploitée contre la presse du Centre par certaines feuilles allemandes : l’interprétation était tout à fait abusive ; mais du moins cette lettre donnait-elle, sur l’état d’esprit de Léon XIII, certaines indications qui ne pouvaient demeurer inaperçues.

Schloezer et Léon XIII, depuis le début de 1885, avaient causé beaucoup ; Léon XIII, sans cesse, revenait sur l’éducation du clergé, remontrait à son interlocuteur qu’en tous pays, elle était libre. Schloezer ne promettait rien : « Ce Bismarck est un homme dur, » disait mélancoliquement le Pape. Quelquefois, entre Schloezer et Jacobini, la conversation s’égarait sur la politique générale ; et chacune des deux puissances cherchait à établir qu’au point de vue de la situation internationale, l’avantage de l’autre était de s’arranger bien vite, et de traiter. Léon XIII ne pouvait sacrifier aux résistances de l’ « homme dur » les grands séminaires d’Allemagne ; mais, au début de l’été de 1885, il lui fit une belle avance. Le cadeau que Léon XIII offrit à Bismarck fut la démission de l’archevêque Melchers et la nomination de Krementz au siège archiépiscopal de Cologne. Le Dôme allait enfin cesser d’être en deuil ; la misère spirituelle des populations rhénanes allait avoir un terme. Le 2 juillet 1885, un peu avant midi, un vieux prêtre, humblement vêtu, sonnait chez l’avocat Adam Bock, à Aix-la-Chapelle : le domestique hésitait à le recevoir. Toute la maison s’occupait d’un grand déjeuner, préparé pour quelques chanoines. C’était lui, cependant, qu’Adam Bock attendait, c’était Melchers, qui s’était invité chez lui pour dire adieu aux chanoines de Cologne. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas tenu de réunion capitulaire ! celle-là dura deux heures, et ce fut l’adieu : « Je vous remercie, leur dit-il, pour tout ce que vous avez fait, pour tout ce que vous avez sacrifié dans des temps difficiles. A peine sans doute nous reverrons-nous en ce monde ; je vous donne rendez-vous dans l’éternité, après le purgatoire. » Et Melchers reprit le train qui le ramenait en Hollande, pour y préparer son exode vers Rome, où il devait achever de vivre.

Il avait, au Concile, réputé peu opportune la déclaration de l’infaillibilité ; son loyal souci de soumettre au dogme toutes les âmes dont il avait la charge l’avait ensuite mis en conflit avec l’Etat prussien. Puis, le conflit s’envenimant, il était devenu un prisonnier, un révoqué, un émigré. Il avait été jeté dans la lutte, à l’occasion d’une définition dogmatique à laquelle il n’avait pas collaboré : la lutte s’était imposée à lui, comme un devoir, sans qu’il l’eût cherchée. L’année 1885 lui imposait un autre devoir : celui de subir des préparatifs de paix dont il était la première rançon. La même obéissance qui l’avait fait en 1871 brandir sa crosse l’amenait en 1885 à la déposer.

L’heure de transition, qui sépare deux périodes d’histoire, est un étroit défilé, où les hommes nouveaux, seuls, peuvent circuler aisément. Quant aux hommes d’hier et d’avant-hier, chargés de passés glorieux, ils demeurent alors en arrière : l’éclat même de ce qu’ils firent de vaillant ou d’héroïque les condamne à une sorte de disponibilité : ce passé même, superbe et lourd de grandes œuvres, qu’ils traînent avec eux, et dont c’est leur honneur de ne pouvoir se détacher, les arrête, les immobilise en deçà du défilé ; ils sont trop encombrés de gloire pour pouvoir s’y engager, pour pouvoir y évoluer avec la souplesse voulue. La foule étourdie, peut-être, dira d’eux, sottement, qu’ils sont devenus impossibles, qu’ils sont des hommes d’un autre âge ; elle s’imaginera qu’en leur passant outre, le cours des faits les écrase ; elle les traitera comme des victimes : on l’entendra, généreuse ou lâche, les plaindre ou les bafouer. Evêques d’ancien régime effacés par Pie VIl, évêques du Culturkampf effacés par Léon XIII, ils sont supérieurs à toute compassion. Comme dans leur retraite ils paraissent n’être plus rien, la seule ruine qu’on voie est celle de leurs dignités ; mais ils regardent, eux, d’autres ruines, celles de la Constitution civile, celles de la législation de Mai, sur lesquelles se réédifient les nouvelles façades des églises, et qui furent leur œuvre, à eux. Condamnés par le souvenir même, de leurs services à devenir des serviteurs inutiles, ils estiment qu’ils firent, durant toute une heure dont Dieu fixa les bornes, toute la besogne qu’attendait Dieu ; d’autres ouvriers leur succèdent, pour d’autres besognes.

Léon XIII savait corriger les apparentes disgrâces qu’impose l’histoire : il couvrit de la pourpre la gloire de Melchers. Le prélat, qui toute sa vie avait rêvé d’une vie d’ascète, étrangère aux tumultes du monde, et dont le nom, parfois, avait au contraire servi de drapeau pour certains tumultes, cacha sa gloire et sa pourpre dans une retraite austère, où ses intimes seuls purent apercevoir que, pour mieux se préparer à la mort, il était entré dans la Société de Jésus.

A peine la question de Cologne était-elle réglée que d’ennuyeux bruits de presse mettaient en émoi l’Allemagne catholique. Un journal publiait une circulaire qu’au précédent mois de février le vicariat général de Paderborn avait adressée aux curés : ils étaient invités à faire savoir aux clercs qu’ils devaient, pendant six semestres, étudier la théologie dans les universités, y suivre des cours de philosophie, d’histoire et de littérature, et demander aux professeurs des attestations de leur assiduité. Des polémiques acerbes accusèrent l’évêché de Paderborn de reconnaître ainsi les exigences des lois de Mai. Le Saint-Siège, en 1883, avait permis que les prêtres ordonnés depuis 1873 se prévalussent de certains certificats pour que l’Etat les autorisât à faire acte de prêtres ; mais cette autorisation, tout exceptionnelle, ne devait pas, dans la pensée du Pape, s’étendre aux promotions sacerdotales ultérieures. Même après les explications que publia l’évêque, l’initiative qu’il avait prise paraissait incompatible avec les efforts du Vatican et de l’épiscopat pour faire abroger les lois bismarckiennes sur l’éducation des prêtres. Derrière le bruit que firent certaines feuilles du Centre, fallait-il discerner, peut-être, une intention secrète de crier halte à Léon XIII sur la voie des concessions ? C’est possible, mais Léon XIII jugea qu’en principe le bruit était justifié ; il pria l’évêque de retirer sa circulaire ; et la réunion épiscopale de Fulda, au mois d’août, défendit aux clercs de réclamer la dispense de l’examen d’État, ou de se procurer des certificats d’assiduité universitaire pour s’en prévaloir vis-à-vis des autorités civiles : ceux qui violeraient la défense seraient exclus de l’ordination.

En d’autres temps, ce désaveu dont un évêque conciliateur était l’objet, ces instructions sévères que rédigeait l’épiscopat, eussent provoqué, dans les cercles officiels, un tel mouvement de déplaisir, qu’on aurait, bien vite, accusé l’Eglise de provocation. Mais Rome et Berlin s’abandonnaient, peu à peu, a cet esprit véritablement pacifique qui accorde crédit à tous les symptômes de détente et dédaigne, au contraire, d’exacerber les difficultés imprévues. Les décisions prises à Fulda furent peu remarquées ; le document auquel l’opinion prussienne fit attention fut la lettre collective que publia l’épiscopat. Elle était adressée aux fidèles de Prusse : elle louait leur concorde, leur esprit de sacrifice ; elle dénonçait les périls qui les guettaient, les lacunes de l’école, le manque de prêtres, les vides que laissaient les ordres religieux disparus ; elle visait les lois hostiles, mais sans les attaquer nommément ; elle faisait appel à l’union intime de la foi, à la prière continuelle. Le ton de cette lettre était très calme, plus plaintif qu’accusateur. Quelques semaines se passaient, et l’assemblée générale des catholiques allemands se réunissait à Münster. La tristesse des évêques au sujet de la disparition des ordres religieux fut pour Schorlemer-Alst l’occasion d’un grand discours, dans lequel il réclamait le rappel des Jésuites. Il déclara, et Windthorst déclara, qu’on ne voulait plus permettre au gouvernement de laisser l’Eglise « s’embourber dans ce qui restait du Culturkampf. »


Nous sommes aussi militans que naguère, claironnait-il ; nous sommes encore éveillés, nous savons que les lois de Mai ne conviennent absolument pas, que la liberté de l’Église à tout prix doit être reconquise. Ce congrès a entendu les jeunes hommes d’élite du Centre qui après nous, vieux, montent sur la brèche. Le Centre ne meurt pas et ne se rend pas : c’est notre supériorité sur la vieille garde.


Ces jeunes dont Windthorst parlait, c’étaient Lieber, l’abbé Hitze, M. Julius Bachem, le baron de Hertling ; il faisait le geste de les dresser devant Bismarck pour attester que le Centre ne mourrait pas. La Gazette générale accusa Windthorst d’avoir ainsi parlé, pour détruire l’impression qu’avait produite la lettre épiscopale de Fulda : cela était faux. Windthorst, à Munster, ne voulait pas gêner l’œuvre actuelle que tentait Rome ; mais il habituait les esprits à d’autres revendications pour le surlendemain. Au delà des concessions qu’il prévoyait que Rome obtiendrait, il dessinait les premiers linéamens d’exigences nouvelles, auxquelles à son tour il faudrait que l’État consentit. Le Centre, en agissant ainsi, déplaisait assurément à l’État, et risquait peut-être de se faire accuser d’impatience ou de turbulence par certaines personnalités d’Église ; mais en prenant une sorte d’avance sur l’étape même qu’envisageaient pour l’instant Bismarck et Léon XIII, il les laissait libres de parcourir cette étape comme il conviendrait à leurs deux souverainetés.


VIII

Ces deux souverainetés, en ce même mois de septembre 1885, firent l’une et l’autre un pas immense. L’Espagne et l’Allemagne se disputaient la possession des îles Carolines : une guerre était possible. On se souvint, au Quirinal, qu’autrefois des souverains de Rome, appelés Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III, avaient joué le rôle d’arbitres dans les querelles des nations : le souverain de Rome, maintenant, s’appelait Humbert Ier. Il était, parait-il, tout prêt à les imiter ; on sonda Madrid pour savoir s’il y serait autorisé. La vieille Espagne, par la bouche de Canovas, remercia la jeune sœur latine, et refusa. Adressons-nous au Pape, proposa Bismarck : et pendant que le Quirinal enregistrait un refus, Léon XIII, au Vatican, acceptait une proposition : il allait être médiateur. C’est une fable, s’écrièrent d’abord les journaux du Quirinal. L’opinion publique allemande, de son côté, était comme abasourdie : « Le Pape peut bien trancher la question des Carolines, disait en guise de consolation le prédicateur de la cour, Koegel ; mais il ne doit pas régner sur les consciences chrétiennes. » La presse protestante était plus amère. Sommes-nous revenus au moyen âge ? questionnait la Poste rhénane et westphalienne ; jamais, depuis le temps de Luther, une puissance protestante ne s’était soumise à la médiation d’un pape. On n’invoque pas Léon XIII comme pape, mais comme souverain, répliquaient, à l’instigation de la chancellerie allemande, la Gazette générale de Munich et la Gazette (le Silésie. Les uns trouvaient que Bismarck s’agenouillait devant le Pape ; les autres, qu’il le traitait en roi. Léon XIII « pape-roi » laissait dire : les deux interprétations lui faisaient plaisir : la première honorait l’Eglise, la seconde humiliait les nouveaux occupans de Rome ; il les acceptait toutes les deux, avec une grande joie. Lefebvre de Béhaine, promenant à travers les rues de la troisième Rome son œil exercé, regardait avec quelque malice, ces jours-là, les chevaux qui traînaient le carrosse royal aller quelquefois au pas, et certains groupes, opportunément disposés, pousser des hourras : était-ce une charitable emphase, pour consoler une déconvenue ? Ces hourras remuaient un quartier : le bruit que faisait la médiation de Léon XIII domina le monde. Et ce bruit, le Pape le devait au chancelier.

Bismarck, qui n’avait pas encore accompli dans l’Empire la besogne de pacification, apparaissait à Léon XIII comme un allié de la puissance papale. Bismarck avait prévu la satisfaction du Pape et comptait qu’elle aiderait au règlement des affaires allemandes. Une résipiscence, — puisque c’était cela qu’on attendait de lui, — il en faisait une : le temps était loin, où, bravant la loi même des garanties, il semblait considérer l’Italie comme responsable des actes du Vatican : voici qu’au contraire il parait d’un prestige inattendu cette puissance papale, que dix ans plus tôt il aurait volontiers traitée en institution sujette du Quirinal ; voici qu’il la laissait pleinement libre, — libre de décider sur les droits de l’Allemagne, pour ou contre les intérêts de l’Allemagne : Léon XIII pouvait reconnaître les prétentions de l’Espagne, Bismarck ne lui en saurait pas mauvais gré. L’Empire allait supporter, de très bonne humeur, que dans ces lointains archipels, où les marchands allemands jouiraient d’ailleurs de toute liberté, flottât le pavillon du roi catholique : cet ennuyeux conflit ne valait pas la peine d’une guerre, et Bismarck en avait tiré parti, suivant la jolie expression du Duc d’Aumale. en sortant des iles Carolines par la porte du Vatican. Il espérait désormais, par cette même porte, sortir rapidement du Culturkampf.

Assez ignorant, malgré quinze ans de lutte, des vraies conditions du catholicisme, cette ignorance même l’induisait à des simplifications audacieuses, dont l’écho se retrouvait dans les feuilles gouvernementales. Il lui semblait entrevoir l’Allemagne catholique enfin divisée en deux camps : d’une part, le Pape, les évêques, et les catholiques qui ne faisaient pas de politique, groupés tous ensemble sous l’égide du pouvoir ; d’autre part, Windthorst, qui avait besoin de « prolonger artificiellement le Culturkampf ; » Windthorst, qui c se pendait à la cloche dès qu’il apercevait un motif d’accuser le gouvernement ; » et puis, derrière ce « condottiere, » les Jésuites, « réunion de gens visant à la domination temporelle, et destinés à devenir les chefs de la démocratie socialiste ; » les Polonais, les Guelfes, la « démocratie » cléricale, dont les évêques allaient commencer d’être las ; la Germania, que chaque insuccès de l’Allemagne faisait jubiler. Interpellé au Reichstag, en décembre, sur la fermeture des colonies allemandes aux missions de Jésuites et sur le refus opposé, aussi, à deux Pères du Saint-Esprit, Bismarck, dans un long discours, étrangement offensif, déroulait le procès du Centre, et l’accusait d’avoir tout essayé pour empêcher l’accord avec Rome. « En tout temps, déclarait au contraire Windthorst, j’ai été prêt à faire ce qui dépendait de moi pour amener la fin du Culturkampf, mais je nie que jamais les choses aient approché de cette conclusion. » Le heurt recommençait, entre eux deux, à propos des nombreux Polonais qu’on expulsait de Posnanie : « Vous soulevez la poussière, grondait Bismarck, de peur que l’idée d’apaisement ne prenne le dessus. » Il accablait le chef du Centre de ses froides et hautaines remontrances ; devinant que le dévouement même de Windthorst à l’Eglise ne lui laissait pas, en cette heure de transition, toute sa liberté d’action parlementaire, il raffinait son insolence. L’insolence, peut-être, eût été plus âpre encore, si Bismarck avait pu prévoir que Léon XIII, quelques jours plus tard, allait lui exprimer l’ce approbation des catholiques du monde entier pour l’honneur fait à leur père, à leur premier pasteur. »

Ce fut dans une lettre du 31 décembre 1885 que Léon XIII vint apporter à Bismarck ce tribut de gratitude. Le chancelier de l’Empire avait conquis l’imagination du Pontife. « Nous venons, lui écrivait Léon XIII, vous témoigner notre reconnaissance de ce que vous avez puissamment contribué à nous fournir une occasion des plus favorables d’exercer un si haut ministère dans l’intérêt de la concorde. L’histoire, il est vrai, nous apprend que cette tâche n’est pas nouvelle pour le Saint-Siège, mais il y a longtemps qu’elle ne lui avait pas été proposée, bien qu’il ne soit pas de fonction plus conforme à l’esprit et à la nature du pontificat romain. » Ainsi Léon XIII définissait-il la portée historique de la démarche bismarckienne. La politique internationale de l’Europe, depuis trois siècles et demi, était laïcisée ; la chute du pouvoir temporel des Papes était même apparue comme l’épisode suprême de cette laïcisation. Dans le monde chrétien, coupé en deux par la Réforme, la notion même de chrétienté semblait abolie, le geste et le verdict qu’avait sollicités de Léon XIII le chancelier de l’Empire évangélique se rattachaient, par delà les siècles, aux gestes augustes, aux verdicts bienfaisans, par lesquels la théocratie du moyen âge avait tenté de faire régner la paix. Bismarck, protestant, avait suscité cet archaïsme, si lointain, si oublié des diplomaties contemporaines, qu’on y voyait une nouveauté ; et Bismarck, protestant, n’avait pas craint de se soumettre à l’appréciation que le chef de l’Église voisine émettrait. Cette déférence, aussi, touchait Léon XIII ; et le Pape félicitait le chancelier d’avoir, « libre de toutes préventions, placé sa confiance dans l’impartialité papale. » Cela dit, le Pape évoquait le souvenir des difficultés allemandes.


Votre sagacité politique, déclarait-il, a certainement, — le monde entier le reconnaît, — beaucoup contribue à la création du grand et puissant Empire allemand, et il est naturel que la solidité, la prospérité de cet Empire, fondées sur la force et un bien-être durable, soient le premier objet de vos efforts ; mais il ne peut avoir nullement échappé à votre perspicacité, de combien de moyens dispose le pouvoir dont nous sommes revêtu, pour le maintien de l’ordre politique et social, surtout si ce pouvoir jouit, sans entraves, de toute sa liberté d’action. Permettez-moi donc de devancer en esprit les événemens, et de regarder ce qui a été fait comme un gage de ce qu’amènera l’avenir.


Le Pape terminait sa lettre en décorant de l’ordre du Christ, — de la plus grande distinction dont il disposait, — le chancelier de l’Empire évangélique. Bismarck irait à Canossa, peut-être ; mais ce ne serait pas dans l’appareil où l’on y avait vu l’empereur Henri IV ; il aurait sur sa poitrine la croix papale. Médiateur entre l’Espagne et l’Allemagne, Léon XIII avait fait pencher en faveur de l’Espagne le poids de son jugement ; et l’estimant satisfaite, il allait vers l’Allemagne, — vers cette Allemagne qui l’avait fait juge, — avec le plus chaleureux des mercis. Bismarck, dans sa lettre du 13 janvier, remerciait à son tour : la lettre disait, en beaucoup de mots, très peu de choses, et ne répondait pas à l’allusion du Pape concernant la situation religieuse de l’Allemagne ; la presse du Quirinal profita de ce silence pour alléguer que le Pape était joué. Mais il y avait, en tête de l’épitre bismarckienne, un tout petit mot, qui valait tous les mercis : c’était le mot sire ; l’Italie en fut choquée, et Léon XIII heureux. Il lui semblait que ces cris ; Evviva il papa re ! que des milliers de pèlerins, confians dans la revanche de l’Apôtre, faisaient retentir de temps à autre sous les voûtes de Saint-Pierre, venaient d’avoir une répercussion dans le palais même de Bismarck, dans ce palais qui, depuis quinze ans, prétendait maîtriser l’Europe. Bismarck, non moins content, racontait à son familier Busch : « Le Pape m’a donné sa plus belle décoration, et cela par une lettre très flatteuse. »

Ils avaient tous deux eu leurs étrennes : l’un, une décoration ; l’autre, un titre royal ; ils étaient tous deux satisfaits. Quatre mois plus tôt, quel catholique, en Allemagne, eût prévu cela ! Mais Bismarck était désormais assez apprivoisé pour que le Pape, se retournant vers les évêques de Prusse et vers les fidèles de Prusse, pût redire utilement, dans une longue lettre, que la révision des lois de Mai demeurait nécessaire et devait sans relâche être souhaitée. Il célébrait éloquemment les longues dépenses d’énergie et de souffrance, dont les catholiques allemands avaient donné le spectacle ; avec eux et en leur nom, il réclamait toujours, d’une part, la suppression des lois qui lésaient la juridiction ecclésiastique, d’autre part, l’abolition des entraves qui s’opposaient à la libre éducation du clergé. Il insistait longuement sur le second point, sur le droit des évêques à avoir des grands séminaires ; là-dessus, il ne pouvait pas céder. Il établissait si fortement la nécessité de ces institutions, qu’aujourd’hui même, dans les polémiques, cette lettre de Léon XIIIe st parfois exploitée contre les avocats trop passionnés des universités. La Prusse, en 1884, avait essayé d’obtenir que tous les évêques consentissent à faire passer leurs clercs par les facultés de théologie ; les champions du « germanisme, » vingt ans plus tôt, avaient volontiers opposé ces facultés, asiles de la recherche scientifique, sanctuaires de la « liberté intellectuelle germanique, » à des grands séminaires comme celui de Ketteler à Mayence, accusés d’être, sur le sol allemand, les laboratoires d’un romanisme intransigeant. En face de la Prusse, en face des champions du germanisme, Léon XIII répétait les désirs du concile de Trente, et donnait une très ferme assise aux exigences de l’épiscopal prussien.


Ce document était grave. Après les heures de coquetterie, il fallait en venir aux pourparlers définitifs ; après les complimens, il fallait en venir aux résultats. Léon XIII voulait, sans plus tarder, les obtenir et voir rétablir en Prusse « l’ordre divinement institué et sanctionné ; » car, ajoutait-il, « si le besoin de défendre cet ordre l’exigeait, nous n’hésiterions pas à endurer les maux les plus graves, suivant en cela l’exemple de nos prédécesseurs. » Bismarck lui avait rouvert la route des Papes triomphateurs ; Léon XIII n’oubliait pas l’autre, celle des Papes persécutés, et, s’il le fallait, il la reprendrait. Quatre mois durant, la Papauté, spoliée, avait connu la surprise d’une bonne fortune ; le chancelier de l’Empire, de cet Empire qui, dès 1871, s’était affiché comme n’ayant rien de commun avec l’ancien Saint Empire Romain, l’avait ramenée sur les mêmes cimes où le Saint Empire l’avait jadis installée. Mais Léon XIII exalté ne se laissait pas griser : il allait, en 1886, rouvrir les débats épineux, et rendre plus pressantes les revendications de l’Eglise, dût-il, pour les faire aboutir, « endurer les maux les plus graves. » Cette ligne de la lettre papale, écrite en plein triomphe, était singulière d’accent : le Pape savait que, dans l’histoire de l’Eglise, les pages de souffrances sont plus longues, et plus fréquentes, et, d’ailleurs, plus purement glorieuses, que celles qu’éclaire, d’une lueur fugitive et bientôt pâlie, le sourire des grands de la terre.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1912.