Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BORLUUT, Josse et Gilles

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BORLUUT (Josse), seigneur de Boucle-Saint-Denis, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, plus connu sous le nom de « seigneur de Boucle », était fils de Liévin et de Marie Damman. Il occupe une place distinguée parmi les hommes qui prirent part au mouvement politique des Pays-Bas vers la fin du XVIe siècle. Sincèrement dévoué à son pays, il fit de généreux efforts pour sauver les libertés communales menacées tour à tour par le despotisme espagnol et par les sectes révolutionnaires. Il était pensionnaire de Gand et, en cette qualité, les états de Flandre et le magistrat de la ville le chargèrent de plusieurs missions importantes, tantôt en France auprès du duc d’Anjou, qui convoitait la souveraineté des Pays-Bas, tantôt à Bruxelles auprès des états généraux, qui faisaient de vains efforts pour éteindre la guerre civile. Dans toutes ces circonstances, Borluut se conduisit avec autant de prudence que de fermeté.

Lorsqu’en 1577, jiendaut la nuit du 28 au 29 octobre, Hembyse et Ryhove s’emparèrent du pouvoir et se saisirent du duc d’Arschot, gouverneur de la Flandre, le seigneur de Boucle usa de l’autorité dont il disposait pour empêcher l’exécution des mesures tyranniques qu’Hembyse ne cessait de prendre à l’égard des citoyens qui n’applaudissaient pas à ses audacieux projets. Cependant l’énergie de Borluut ne réussit point à vaincre l’obstination des fauteurs de troubles, iconoclastes fanatiques, souillés de sang et avides des trésors des églises. Gand était devenu le foyer de l’insurrection soufflant la guerre civile dans toutes les provinces. C’est alors que le prince d’Orange résolut de mettre un terme aux excès du tribun. Le 13 août 1580, il se rendit à Gand et procéda au renouvellement de la magistrature. Hembyse fut déclaré déchu des dignités qu’il s’était illégalement arrogées et condamné à l’exil. Le seigneur de Boucle fut proclamé, à sa place, premier échevin de la Keure, haute position qui l’investissait d’une puissance très-étendue, non-seulement sur le territoire de Gand, mais encore sur la province tout entière. Sous cette nouvelle magistrature, la Flandre respira et l’on vit partout l’ordre et la justice reprendre leur empire.

Devenu Premier de Gand, Borluut ne négligea rien pour cicatriser les maux causés par la domination des sectaires. Son activité ne connaissait pas de bornes, et il suffira, pour s’en convaincre, de parcourir la correspondance qu’il entretenait avec les états généraux et les hommes les plus considérables de son temps, tels que le prince d’Orange, l’archiduc Mathias, le duc d’Anjou, Charlotte de Bourbon, le comte d’Egmont, le prince de l’Espinoy le seigneur de Champagny, Marnix et d’autres encore qui prirent une part active aux affaires politiques de cette mémorable époque.

Cependant Hembyse, qui s’était retiré à Frankenthal, avait conservé des partisans dans la capitale de Flandre avec lesquels il entretenait des relations suivies. Par des intrigues habilement menées, il réussit à provoquer de nouveaux désordres. La peur, toujours mauvaise conseillère, paralysa tous les actes et l’autorité communale, livrée à elle-même, se trouva bientôt sans force devant l’émeute qui grondait dans les rues et répandait partout la terreur. Hembyse revint dans sa patrie, le 24 octobre 1583; il fit son entrée à Gand au milieu des acclamations d’une populace en délire. Aussitôt des listes de proscription furent dressées et pendant la nuit du 29 au 30 octobre tous ceux contre lesquels le tribun nourrissait des projets de vengeance, furent arrêtés et jetés en prison. Un acte d’accusation en soixante-quatre articles, aussi odieux qu’absurdes, fut formulé contre le seigneur de Boucle. Quand le prince de Parme apprit l’arrestation de ce magistrat et de tant de personnages recommandables qui désiraient réconcilier le roi avec ses sujets, il usa de l’ascendant qu’il avait acquis sur l’esprit d’Hembyse, pour les arracher à leur malheureux sort. Hembyse, lié par les engagements secrets contractés envers le prince espagnol, consentit, malgré lui, à l’élargissement de ses prisonniers. Le seigneur de Boucle quitta sa ville natale et n’y revint que lorsque la tête d’Hembyse eut roulé sur l’échafaud. Il y vécit entouré de l’estime et du respect de ses concitoyens. Le 21 juin 1597, Borluut rendit son âme à Dieu; sa dépouille mortelle fut transportée à Bouele-Saint-Denis où elle gît sous une tombe de marbre placée dans le chœur de l’église paroissiale. Ce monument a été détruit, il y a peu d’années, par ordre de la fabrique de l’église. Josse Borluut, seigneur de Boucle-Saint-Denis, avait épousé sa parente, Philippote Borluut, dont il eut plusieurs enfants.

Après avoir esquissé la biographie de ce grand citoyen, il convient de tracer celle de son frère Gilles, dont la vie politique se confond pour ainsi dire avec celle de son frère aîné.

Borluut (Gilles), de même que son frère, le seigneur de Boucle, était chevalier de Saint-Jean de Jérusalem et, comme lui, il se mêla à tous les événements qui surgirent à cette époque de troubles et de guerre civile. Un auteur contemporain, grand adversaire politique des frères Borluut, rapporte qu’étant à l’Université de Padoue ils furent poursuivis par le Saint-Office du chef d’hérésie. Revenus dans leur patrie ils se rangèrent sous le drapeau des défenseurs de la liberté. Gilles Borluut devint pensionnaire de Gand et usa du droit que cette charge lui conférait pour faire connaître au roi combien la nation était fatiguée du joug qui pesait sur elle.

C’était en 1559, peu de temps après qu’un autre membre de cette famille, le seigneur de Schoonberghe, dont il a été question plus haut, eut échoué dans sa mission auprès du roi Philippe II, qui, avant de partir pour l’Espagne, avait voulu réunir les états généraux à Gand, pour remettre solennellement le pouvoir entre les mains de la duchesse Marguerite de Parme. Après que le cardinal de Granvelle eut terminé sa harangue, Gilles Borluut prit la parole. Il promit, au nom des états dont il était l’organe, obéissance et respect à l’autorité de la duchesse; puis, passant à l’énumération des griefs dont les Belges demandaient le redressement, il pria le roi qu’à l’exemple de l’empereur Charles-Quint, il daignât retirer les armées espagnoles pour les remplacer par des troupes nationales, qui mieux que des étrangers sauraient conserver au roi l’héritage que lui avait laissé son illustre père. « Il en est de même, dit-il, des hautes fonctions qui jusqu’à ce jour ont été confiées à des mains étrangères, tandis qu’elles devraient être occupées par des seigneurs du pays. Les Pays-Bas, tels qu’ils sont gouvernés aujourd’hui, ressemblent plutôt à une terre conquise qu’à une nation libre possédant son autonomie d’après laquelle elle a toujours eu le droit d’être gouvernée. »

Ces paroles semblaient prophétiser les malheurs qui allaient fondre sur le souverain et ses sujets; elles émurent vivement le roi, peu habitué à un tel langage. Il descendit de son trône en disant : « Et moi aussi je suis étranger; on veut donc me chasser également. » Toutefois, il promit de retirer les troupes espagnoles; mais cette promesse ne s’accomplit point et l’avenir prouva combien les avertissements du courageux pensionnaire de Gand étaient fondés.

A dater de cette époque le mécontentement alla croissant. Des conspirations s’ourdirent contre l’État et le catholicisme. Les émeutes ensanglantèrent toutes les provinces et spécialement la Flandre où la réforme religieuse comptait un grand nombre d’adeptes. Gilles Borluut et son frère le seigneur de Boucle déploraient amèrement l’obstination du gouvernement qui persistait dans le système de terreur par lequel il croyait pouvoir triompher d’une opposition chaque jour plus dangereuse. A Gand, la discorde régnait dans les rangs des prétendus défenseurs de la cause nationale. Les plus fougueux voulaient s’emparer du pouvoir pour l’exploiter à leur profit; Hembyse et Ryhove étaient leurs chefs. Après le coup d’État qu’ils exécutèrent pendant la nuit du 28 au 29 octobre 1577, Gilles Borluut, qui ne partageait cependant pas les idées d’Hembyse, accepta un siége dans le conseil des dix-huit notables, et il faut dire que dans cette position il se montra plein d’énergie et de courage en combattant les projets ambitieux d’Hembyse. La discorde ne tarda pas à se glisser dans cette magistrature improvisée. Désireux d’assouvir ses haines religieuses, aveuglé par le succès, soutenu par les sectaires et une populace toujours prête à lui obéir, Hembyse ne craignit pas de rompre la paix de religion conclue à Anvers le 22 juillet 1578 entre les états généraux, l’archiduc Mathias et le prince d’Orange. Il rencontra, comme il s’y attendait du reste, un adversaire redoutable dans Gilles Borluut, qui osa lui reprocher son manque de foi. « Depuis trop longtemps — s’écria-t-il — vos desseins ont trouvé de l’appui parmi nous. Le moment n’est pas éloigné où vos perfidies seront dévoilées et alors elles recevront le chàtiment qu’elles méritent. » Pour la seconde fois Gilles Borluut prononça des paroles que l’histoire s’est chargée de confirmer. Son énergie encouragea les hommes d’ordre, une ligue se forma contre les factieux excités par les prédications des ministre calvinistes. Ils appelèrent le prince d’Orange. Hembyse n’osant braver l’autorité de celui qui était l’âme et le principal appui de l’opposition contre le gouvernement, se résigna à accepter les conditions qui lui furent imposées, et la paix de religion fut solennellement signée le 16 décembre 1578. Après le départ du Taciturne, les persécutions recommencèrent. Les iconoclastes se répandirent de nouveau dans les églises. Le meurtre et le pillage jetèrent l’épouvante dans la ville entière; mais de l’étendue du péril naquit une réaction qui força les citoyens menacés à se réunir pour opposer une digue aux débordements de la démagogie. Une conspiration se forma, dont Gilles Borluut et son frère le seigneur de Boucle furent les chefs. La guerre civile prit de vastes proportions. — Le 20 juillet 1579, Hembyse fit arrêter Gilles Borluut, le déclara son prisonnier et le fit traîner à l’hôtel de ville. Ce fut en vain que ce courageux citoyen protesta contre la violence qui lui était faite. Il ne recouvra sa liberté que sur les instances du prince d’Orange, qui lui confia une mission auprès des états de Flandre, transférés à Bruges depuis que Gand était au pouvoir des factieux. Malheureusement, Borluut tomba entre les mains des Wallons, qui le firent prisonnier et l’amenèrent d’abord à Valenciennes, puis à Namur où il fut remis aux parents de Frédéric Perrenot, seigneur de Champagny, que les Gantois tenaient étroitement enfermé. Ils le conduisirent au Quesnoy, puis à Saint-Loup, en Bourgogne, où il demeura captif jusqu’en 1584, époque à laquelle il obtint sa liberté par échange contre le seigneur de Champagny, frère du cardinal de Granvelle. L’importance du personnage contre lequel il fut échangé atteste de quelle considération Borluut jouissait, non-seulement parmi les siens, mais encore parmi ses adversaires. Revenu à Gand, il continua à se consacrer au service de sa patrie. Gilles Borluut avait épousé Isabeau Dobbelaer, dite De Waele, et mourut à Gand le 26 juin 1618; sa dépouille mortelle fut inhumée dans la crypte de la cathédrale de Saint-Bavon.

Kervyn de Volkaersbeke.

Gachard, Correspondance de Guillaume le Taciturne. — Groen van Prinsterer, Archives de la maison d’Orange-Nassau. — Kervyn de Volkaersbeke et J. Diegerick, Documents historiques et inédits concernant les troubles des Pays-Bas. — Kervyn de Volkaersbeke, Verslag van ’t magistraet van Gent, nopens de godsdienstige beroerten aldaer, 1566 tot 1567. — Id., Les Borluut du XVIe siècle, annales de l’Académie d’archéologie de Belgique, année 1851. — Id., Histoire gén. et héral. de qq. fam. de Flandre. — Id., Mémoires sur les troubles de Gand. 1577 à 1579, par François de Halewyn, seigneur de Zweveghem.