Charpentier (p. 285-372).


QUATRIÈME PARTIE

1843-1857

XV

Notre sœur avait pour amie d’enfance une charmante personne qui, à peine mariée, fut obligée de rentrer dans la maison paternelle. Toute la haute société de Paris s’intéressa au malheur de cette femme vraiment aimable, belle, sage et condamnée à l’âge de vingt ans à un veuvage éternel. Son séjour sous le toit conjugal avait été accompagné de circonstances si étranges qu’on se demandait, en hésitant, s’il ne fallait pas la traiter encore en jeune fille. Comme elle ne pouvait pas regretter un homme qui n’avait rien épargné pour la détacher de lui, elle ne tarda pas à essuyer ses larmes et à reprendre ses grâces et son enjouement accoutumés. Nous demeurions alors dans son voisinage[1]. Elle venait souvent voir son amie d’enfance et raconter à notre mère les causes lamentables de son procès. Lorsqu’elle s’en allait, à la nuit tombante, quoiqu’elle eût à peine cent pas à faire, un domestique venait la chercher. Deux ou trois fois seulement, Alfred lui offrit le bras pour la reconduire jusqu’à sa porte. On les rencontra, et c’en fut assez pour donner lieu, non à des médisances, mais à des sourires de malice et d’envie. Alfred de Musset ne voulut pas attendre qu’on passât des sourires aux propos. Il écrivit le sonnet : Non, quand bien même une amère souffrance, auquel je renvoie le lecteur. Je ne crois pas que le respect de l’innocence ait jamais inspiré de sentiment plus pur ni de poésie plus parfaite.

Chez sa marraine, Alfred voyait souvent une autre jeune femme presque aussi mal mariée que celle dont nous venons de parler. Son mari venait de mourir fort à propos, et, comme dit Sganarelle, la mort rajuste bien des choses. L’année de deuil étant écoulée, la veuve quittait le noir ; Alfred, assis un soir auprès d’elle, lui dit qu’elle était trop jeune et trop belle pour demeurer veuve ; mais, apparemment, le mariage lui avait laissé de si mauvais souvenirs, qu’à cette pensée elle s’écria : Jamais ! avec tant de force et d’effroi que le poète en fut saisi. Il n’y a pas d’autre historique à faire du sonnet qui porte pour titre ce mot Jamais ! Les autres circonstances de la conversation se trouvent dans le sonnet même. La réponse de la jeune femme était sincère, et sa résolution bien arrêtée, car elle a tenu parole.

Sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, Jules Hetzel, écrivain et éditeur, venait de composer un conte fantastique illustré d’un grand nombre de gravures par Tony Johannot. Pour assurer le succès de cet ouvrage de luxe, Hetzel suppliait mon frère d’y ajouter quelques vers et de joindre son nom à celui de l’auteur de la prose. Alfred s’y refusa d’abord obstinément ; mais, parmi les dessins de Johannot, qu’il regardait avec plaisir, il remarqua une gracieuse figure de jeune fille assise au piano et chantant. Le morceau de musique qui devait être intercalé dans le texte était un lied de Mozart, encore inédit en France, et sur ce refrain Vergiss mein nicht. Alfred le mit sur le piano de sa sœur, et, quand elle l’eut chanté, il le trouva si beau que l’envie lui vint de traduire les paroles. Bien que ce fût un travail très difficile que d’adapter des paroles à une musique donnée, il l’exécuta séance tenante. C’était une sorte d’engagement pris. Les images de Johannot lui inspirèrent encore un sonnet. L’éditeur n’en demandait pas davantage. Marie et le lied en trois couplets, Rappelle-toi, furent insérés dans le Voyage où il vous plaira ; P.-J. Stahl écrivit tout le reste. Ce que Alfred de Musset n’avait pu accorder par intérêt, il y consentit par entraînement sous le charme du talent de Tony Johannot et surtout du génie de Mozart. Il laissa inscrire son nom au frontispice du volume illustré.

Après avoir passé l’hiver à Naples et le printemps à Rome, je me trouvais à Florence au mois de juillet, lorsque, un soir, chez la comtesse Orlow, on parla d’une pièce de vers sur la mort du duc d’Orléans, publiée par les journaux français. La fille de la comtesse Orlow, madame Orsini, en cita les deux premiers vers :


La joie est ici-bas toujours jeune et nouvelle ;
Mais le chagrin n’est vrai qu’autant qu’il a vieilli.


Je savais l’intention de mon frère d’attendre l’anniversaire du Treize juillet pour payer son tribut de regrets au prince qu’il avait aimé et à la princesse Marie, dont le cercueil était encore à Pise. Je savais le plaisir triste qu’il se promettait à revenir sur ce malheur déjà presque oublié, au risque de surprendre ceux qui avaient fait tant de bruit de leur douleur, et qui peut-être laisseraient passer, au bout d’un an, la date funèbre sans y songer. En voyant le succès de cette pièce de vers en pays étranger, je ne doutai pas que l’auteur n’eût reçu, de la famille royale, quelque signe de souvenir et d’amitié. Je me trompais : le roi ne lisait point de vers, même sur la mort de son fils, et il paraît que la duchesse d’Orléans n’avait remarqué que le mot concernant Laborderie, l’un des camarades d’Alfred et du prince au collège Henri IV, et celui que le poète appelait le meilleur de nous tous. Longtemps après la publication des stances sur l’anniversaire du Treize juillet, lorsqu’il fut bien démontré qu’un tel hommage à la mémoire du duc d’Orléans ne pouvait demeurer comme non avenu, une personne envoyée du château vint transmettre à l’auteur quelques mots de politesse très cérémonieux et très froids. À l’air contraint de l’envoyé, à la manière dont il s’enquit de ce que c’était que Laborderie, Alfred crut deviner que l’hémistiche trop élogieux en faveur d’un ancien condisciple avait blessé la princesse. En revanche, il reçut de Limoges une lettre d’une écriture inconnue et dans laquelle une dame le remerciait, en termes chaleureux et touchants, d’avoir rendu immortel le nom de son frère. Cette lettre annonçait l’envoi d’un cabaret en porcelaine de Limoges, dont quelques pièces existent encore aujourd’hui. Jusqu’à la mort du poète, la sœur de Laborderie lui écrivit une fois par an, et lui envoya une volaille truffée à l’époque du carnaval.

Avant mon départ pour l’Italie, j’avais fait, en compagnie de J. Hetzel et de M. Obeuf, maire de Bellevue, une excursion à Pontchartrain, remplie d’incidents comiques, dont le récit avait si fort diverti mon frère qu’il s’était amusé à le mettre en vers. Hetzel en récita quelques passages à Charles Nodier, qui demanda le tout ; nous le lui envoyâmes. Près d’un an s’était écoulé, lorsque le bon Nodier, dans un accès de gaieté, adressa des vers à l’auteur de cette odyssée burlesque, dans le rythme où elle était écrite. Alfred répondit, toujours dans le même rythme. Ce badinage l’occupait encore au moment où le conseil de discipline, usant de sévérité contre le garde national peu zélé, lui infligea plusieurs jours de prison. Le condamné obtint par faveur la chambre portant le n° 11 (ou le n° 14), dont les artistes aussi peu zélés que lui avaient couvert les murailles de peintures et de dessins. Ce cachot parut fort agréable au prisonnier. Pour y laisser un souvenir de son passage, il y inscrivit quelques vers au-dessous d’une figure de femme qui lui plaisait[2], et, quand il fut sorti de prison, toujours poursuivi par le rythme de l’odyssée champêtre, il composa les Mie prigioni, que la Revue publia le 1er octobre 1843. La livraison qui contenait ces vers tomba dans les mains de M. le comte Molé, qui, sans doute engagé par l’originalité du titre et par la brièveté du morceau, le lut jusqu’au bout. Ces petits vers lui plurent extrêmement. Il chargea une personne tierce d’en faire compliment à l’auteur, en ajoutant ces mots : « Dites-lui bien que, si jamais je reviens au ministère, je me souviendrai de lui. » M. Molé ne revint pas au ministère, mais il n’avait pas oublié les Mie prigioni, lorsque l’auteur vint lui faire sa visite de candidat à l’Académie française.

Le jour où j’arrivai d’Italie, au mois de novembre 1843, Alfred voulut fêter mon retour et m’emmena dîner chez le traiteur, quoique son dîner fût prêt à la maison. Il s’agissait de causer à fond de cette chère Italie dont j’étais encore plus amoureux que lui. Mes souvenirs tout frais réveillaient les siens. Nous en parlâmes à table, et puis le soir au coin du feu, et nous en parlions encore à deux heures après minuit. Le lendemain et les jours suivants il fallut recommencer. Venise surtout était un sujet de conversation inépuisable. Mais, en causant de Florence et du musée Pitti, nous nous arrêtâmes au tableau de la Judith d’Allori, et je rappelai à mon frère que l’histoire singulière de ce bel ouvrage et de son auteur lui avait paru jadis digne d’être racontée par la plume qui avait écrit le Fils du Titien.

On sait que Cristofano Allori, trompé par sa maîtresse, eut l’idée singulière de la représenter sous la figure de Judith et de donner à la tête sanglante d’Holopherne son propre visage. Le soir où mon frère revint sur ce sujet, il y reprit goût jusqu’à vouloir le traiter en vers. Quand nous nous séparâmes, il y rêva tout seul. Pendant la nuit il composa le plan de cet ouvrage. Le lendemain quelques vers étaient déjà sur le papier. Par malheur il rencontra un peintre de ses amis, homme fort instruit, qu’il consultait souvent. Il lui parla de ce sujet dont il avait la tête toute pleine. L’artiste eut l’imprudence de dire que le personnage de Judith pouvait bien représenter la maîtresse d’Allori, mais que la figure d’Holopherne n’était point le portrait du peintre. Il alla jusqu’à soutenir que cette tête d’homme ne signifiait rien. Alfred se fâcha ; il se tint pour offensé personnellement des doutes sur l’authenticité du portrait d’Allori. Cette brouille dura trois semaines ; — c’est une de ses plus longues rancunes. — La paix fut signée un soir, en causant peinture ; mais le poète impressionnable, désenchanté de son sujet, laissa de côté Judith et Allori. C’est ainsi que, bien innocemment sans doute, un ami fit avorter cette œuvre qui promettait d’être belle et intéressante. Cela est d’autant plus fâcheux que l’ami se trompait. Le portrait de Cristofano Allori peint par lui-même, qui se trouve au musée des Offices, est bien exactement la même figure que la tête d’Holopherne du palais Pitti[3]. Voici tout ce que j’ai pu retrouver des vers que mon frère avait déjà improvisés, en composant le plan de cet ouvrage :


CHŒUR DES PEINTRES.

Ni les sentiers battus, ni les règles antiques,
Ô puissant Créateur, n’ont été faits pour toi.
Libre comme les vents, la loi que tu pratiques
  Est de vivre sans loi.


ROMANO.

Allori, le grand-duc forme une académie ;
Il t’en nomme le chef. Les arts, en Italie,
Meurent d’une honteuse et misérable mort.


ALLORI.

Mourir avant le temps est un bienfait du sort.
Allons, nobles seigneurs, entrons chez ma maîtresse.


LE CHŒUR.

Où sont, Cristofano, les jours de ta jeunesse ?
Alors, on te voyait, autour des lourds arceaux,
Sur les murs des palais, promenant tes pinceaux,
Verser assidûment la couleur et la vie.
Te voilà pâle et triste. Est-ce la jalousie
Qui t’a fait, comme un spectre, errer toute la nuit ?
Quel usage as-tu fait de ce jour qui s’enfuit ?
Prends garde au noir chagrin qui mène à la folie.
Il est un sûr remède à la mélancolie :
Le travail, le travail ! — Cesse donc de rêver.
La peinture se meurt, et tu peux la sauver.


ALLORI.

Elle est morte d’ennui, de froid et de vieillesse.
Allons, nobles seigneurs, entrons chez ma maîtresse…


Il existait encore un fragment de scène où Allori, ayant saisi des preuves certaines de l’infidélité de sa maîtresse, faisait à son élève Romano la confidence de sa jalousie et de son désespoir. L’auteur aura sans doute jeté au feu ces jalons inutiles, et ma mémoire n’en a retenu que des lambeaux informes.

Nos conversations sur l’Italie ne discontinuèrent pas de tout l’hiver. Cet innocent plaisir fut interrompu par une pleurésie que mon frère gagna le plus follement du monde, pour avoir voulu se promener le soir au bois de Boulogne, par un beau ciel, mais aussi par un froid mortel. Les saignées, dont on abusa encore, allongèrent le temps de sa convalescence. Pour se désennuyer, il écrivit une Nouvelle, sur les amours de deux sourds-muets, qui parut dans le Constitutionnel. Il composa, en même temps, les stances intitulées À mon frère revenant d’Italie, et puis il garda le silence, malgré les sollicitations de tous genres et les offres les plus brillantes. Ses amis eux-mêmes durent cesser leurs remontrances, voyant qu’il les prenait fort mal. « Je serais curieux de savoir, me disait-il, si Pétrarque avait incessamment à ses trousses une douzaine de pédagogues ou de sergents de ville, pour le forcer, l’épée sur la gorge, à chanter les yeux bleus de Laure, quand il avait envie de se tenir en repos. Ce reproche de paresse est une invention nouvelle qui sent d’une lieue le siècle des manufactures. Que ne l’a-t-on adressé à Monsieur de Cambrai, pour n’avoir voulu faire qu’un seul roman, ad usum Delphini. Vous mériteriez tous que je me misse à écrire un poème en latin, aussi long et aussi indigeste que l’Afrique de Pétrarque. Parmi ceux qui m’appellent paresseux, je voudrais savoir combien il y en a qui répètent ce qu’ils ont entendu dire, combien d’autres qui n’ont jamais lu un vers de leur vie et qui seraient bien attrapés si on les obligeait à lire autre chose que les Mystères de Paris. Le roman-feuilleton, voilà la vraie littérature de notre temps. »

L’oblitération du goût public était une des causes de ce silence qu’il voulait garder ; mais il y en avait d’autres plus profondes et d’un ordre plus élevé, sur lesquelles sa modestie lui interdisait de s’expliquer entièrement, même dans le tête-à-tête avec moi ou avec son ami Tattet. Les vers Sur la paresse ne contenaient que la moitié de ses pensées. S’il eût écrit son poème de Judith, cette indifférence et ce dédain se seraient peut-être retrouvés dans le personnage d’Allori. Selon son habitude, le poète aurait eu l’envie de prêter à son héros ses propres sentiments. L’occasion et le prétexte étant donnés, il y aurait formulé ses raisons, ses griefs, ses sujets de dégoût, dans le langage de la Nuit de mai, et ce cœur qu’il voulait tenir fermé se serait ouvert malgré lui ; c’est pourquoi je considère le poème de Judith comme regrettable à plus d’un titre.

Cet homme si paresseux ne pouvait pas demeurer oisif pendant une heure. Son temps était partagé entre la lecture et le jeu des échecs. Il se mit à étudier les ouvrages de Philidor, de Walker, etc. ; il eut quelquefois l’honneur de faire la partie de Labourdonnays et des membres les plus distingués du cercle des Échecs. Rien ne ressemble moins à de la paresse que cette étude ardue comme celle d’une science abstraite. Mais la lecture et le jeu des échecs laissaient encore beaucoup de place à l’ennui. Souvent Alfred se plaignait que la vie était longue et que ce diable de temps ne marchait pas. Il n’allait plus dans le monde et négligeait ses connaissances les plus aimables. Sa marraine elle-même ne le voyait qu’à de longs intervalles.

Quand il lui prenait une envie de se distraire et de rompre ses habitudes, il passait d’un extrême à l’autre. Il allait dix fois de suite au Théâtre-Italien, à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique ; et puis il rentrait un soir rassasié de musique pour longtemps. Quand il s’embarquait dans quelque partie de plaisir, c’était avec le même emportement. Tout cela était excessif et souvent nuisible à sa santé ; mais, jusqu’à son dernier jour, il ne voulut jamais s’astreindre ni à un régime modéré ni à une précaution quelconque. Un confrère en littérature, qui l’avait rencontré dans un de ses moments d’intempérance, m’aborda un matin dans la rue, et, sans dire mot de la rencontre, me parla du silence du poète avec une douleur hypocrite à travers laquelle je démêlai les éclairs d’une joie qui avait de la peine à se contenir. La jalousie était bouffonne dans un écrivain si infime. Je rassurai ce bon confrère sur les facultés du poète qu’il aimait si tendrement, et j’eus la satisfaction de voir son visage s’assombrir à mesure que son inquiétude diminuait. Dans le même temps, — presque le même jour, — la marraine, à qui rien n’échappait, me fit part d’autres condoléances du même genre. Elle en était sérieusement alarmée : « Il est évident, me dit-elle, que la médisance et l’envie seront d’autant plus à l’aise qu’elles prendront l’apparence de l’intérêt et de la compassion. Déjà, je l’ai remarqué, on parle plus volontiers de notre poète ; on ne lui marchande plus autant les éloges ; mais on s’empresse de dire qu’il n’y a plus rien à espérer de sa muse. Si vous m’en croyez, n’attendez pas à demain pour l’avertir de ce danger. »

Je répondis que j’y perdrais mon latin, que notre poète méprisait la prudence et que mon influence était usée ; mais que celle de la marraine, toute neuve encore, pourrait avoir plus de succès. « Eh bien, me dit-elle bravement, j’essayerai. »

Elle me donna ensuite un aperçu du discours qu’elle voulait tenir, des arguments qu’elle comptait employer, et elle s’en acquitta avec une lucidité, un bonheur d’expression qui surpassèrent mon attente. Je me retirai plein d’espoir, admirant combien les femmes nous sont supérieures en éloquence et même en logique lorsque le cœur les inspire. Une petite lettre jetée à la poste apporta au filleul la prière de venir causer avec sa marraine, qui lui promettait de défendre sa porte aux autres visiteurs.

Le mardi 13 août 1844, après le dîner, Alfred se rendit à cette invitation. La conférence dura jusqu’à minuit. Pendant ce temps-là, j’étais parti pour les Vosges et pour Bade, où des amis m’attendaient ; ils m’entraînèrent en Suisse ; je les quittai à Constance, et me rendis à Venise. Lorsque j’en revins, au mois de novembre, je demandai à la marraine quel avait été le résultat de son entrevue : « Ne m’en parlez pas, répondit-elle avec émotion. J’ai fait beaucoup de mal à notre cher Damis[4]. Je m’en suis fait beaucoup à moi-même. Je ne puis vous répéter ce qu’il m’a dit. Cela est au-dessus de mes forces. Sachez seulement qu’il m’a battue sur tous les points ; qu’il a cent fois raison ; que son silence, ses ennuis, ses dédains ne sont que trop bien justifiés ; que, s’il voulait les exprimer, il ferait rentrer sous terre ceux qui se mêlent de le blâmer et de le plaindre, et que tôt ou tard son immense supériorité sera reconnue par tout le monde. Laissons faire le temps, et ne jouons plus avec le feu, car nous ne sommes que des enfants auprès de lui. En me quittant, le pauvre garçon m’écrivit un sonnet qu’il m’envoya le lendemain de grand matin, et qui m’a arraché des larmes. Il voulait me montrer ce qu’il était capable de faire, comme si j’eusse douté de lui ! Je garde ces vers dans mes archives. Un jour peut-être, ils seront publiés, et la terrible soirée du 13 août ne sera pas perdue. »

Je demandai à voir ce sonnet ; mais la marraine en redoutait la lecture ; elle ne voulut pas le chercher et parla d’autre chose. Treize ans plus tard, après la mort de mon frère, elle m’en donna l’autographe. Voici le sonnet :


Qu’un sot me calomnie, il ne m’importe guère.
Que sous le faux semblant d’un intérêt vulgaire,
Ceux même dont hier j’aurais serré la main
Me proclament, ce soir, ivrogne et libertin,

Ils sont moins mes amis que le verre de vin
Qui pendant un quart d’heure étourdit ma misère ;
Mais vous, qui connaissez mon âme tout entière,
À qui je n’ai jamais rien tu, même un chagrin,

Est-ce à vous de me faire une telle injustice,
Et m’avez-vous si vite à ce point oublié ?
Ah ! ce qui n’est qu’un mal, n’en faites pas un vice.

Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice,
Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié
Qu’à d’anciens souvenirs devrait votre amitié.


XVI

Le célèbre Liszt avait un élève nommé Hermann, qui depuis est devenu un saint homme. Hermann jouait souvent du piano, en petit comité, pour deux ou trois amis. Alfred aimait son talent de pianiste et de compositeur. Tandis que le musicien improvisait, le poète cherchait de son côté des vers sur le rythme du morceau. Ils composèrent ainsi ensemble trois chansons : Bonjour, Suzon !Non, Suzon, pas encore ! et Adieu, Suzon ! Une autre mélodie du même maestro, sur des paroles italiennes, servit plus tard à faire la barcarole que chante Steinberg dans Bettine. Un beau jour, au printemps de 1845, Hermann disparut : la grâce l’avait touché subitement. On apprit longtemps après qu’il était carme déchaussé dans un couvent du midi de la France.

Au moment où cette conversion miraculeuse s’opéra, je reçus de M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique, une mission littéraire pour Venise. Il s’agissait d’explorer les archives de la république, et d’y recueillir des documents relatifs à l’histoire de France. La mission était de six mois ; mais je restai à Venise une année entière. Notre oncle Desherbiers, dans la carrière administrative depuis plus de trente ans, occupait la modeste sous-préfecture de Mirecourt. Je proposai à mon frère de rendre une visite à ce bon oncle. Nous partîmes de Paris ensemble, dans les premiers jours de mai 1845, pour Mirecourt, où nous restâmes environ deux semaines. Je me rendis ensuite à Épinal, d’où je gagnai Venise par Munich, Inspruck et Trente. Alfred demeura dans les Vosges pendant la moitié de l’été, voyageant de Mirecourt à Épinal et d’Épinal à Plombières, fêté par les bonnes gens de la Lorraine et recherché par la famille aimable du préfet du département.

J’étais à Venise depuis près de six mois, lorsqu’un soir de novembre, un Français de beaucoup d’esprit, M. de Trobriant, m’aborda sur la place Saint-Marc pour me parler avec enthousiasme d’un proverbe qu’il venait de lire dans la Revue des Deux-Mondes : — Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Je m’empressai de chercher la livraison qui contenait ce proverbe. À la distance où j’étais, et après une longue absence, cette peinture de la vie parisienne me fit un plaisir extrême. Je reconnaissais, d’ailleurs, les personnages. Celui du comte était si ressemblant, que, de loin, je voyais mon frère prenant son chapeau à chaque coup de sonnette, laissant la porte entr’ouverte et ne pouvant se décider ni à rester ni à sortir. La femme aurait été plus difficile à reconnaître si le titre de marquise ne m’eût guidé. J’appris bientôt que je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. La conversation avait eu lieu à bien peu de chose près comme elle est rapportée dans le proverbe. Le dénoûment seul a été ajouté. La marquise resta veuve ; le poète s’en alla, et la porte fermée ne se rouvrit qu’à la visite suivante, où l’on devisa d’autre chose.

Il faut le dire à la louange de l’acteur Bocage, c’est lui qui le premier poussa jusqu’à un commencement d’exécution l’entreprise hardie de faire jouer un acte d’Alfred de Musset devant un public payant. Bocage, directeur de l’Odéon, voulait absolument risquer une représentation du Caprice. Mademoiselle Naptal apprenait déjà le rôle de madame de Léry. L’auteur, qui se souvenait de la Nuit vénitienne, s’attendait à un second échec ; il n’alla pas aux répétitions, et donna carte blanche à Bocage. Je n’ai jamais su pourquoi ce projet n’eut pas de suites. Peut-être fut-il empêché par un de ces mille contre-temps dont le théâtre est plein, comme l’engagement de mademoiselle Naptal à la Comédie française, ou la présentation de quelque pièce offrant de meilleures garanties de succès que le Caprice. Lorsque je revins de Venise, directeur et auteur avaient abandonné cette idée.

Un heureux événement causait alors une grande joie dans notre famille et une grande perturbation dans notre intérieur. Notre sœur se mariait et se séparait de nous. Elle s’en allait habiter la province. Sa mère partait avec elle pour l’installer dans son ménage. Je restai quelque temps à Paris, et je tins compagnie à mon frère, en causant avec lui de cette chère Italie que je venais de revoir encore ; après quoi je me rendis à l’invitation de ma sœur devenue maîtresse de maison. Pendant mon absence, une jeune actrice débuta au théâtre du Gymnase. Rose Chéri avait enfin trouvé, dans le rôle de Clarisse Harlowe, l’occasion de déployer un talent dont elle n’avait peut-être pas conscience[5]. Alfred de Musset aimait particulièrement et relisait sans cesse le beau roman de Richardson ; il fut attiré par le titre du drame, et il se prit d’une telle admiration pour l’actrice et d’un tel goût pour la pièce qu’il suivit assidûment les représentations du Gymnase pendant trente soirées consécutives. À mon retour de l’Anjou, je le trouvai sous le charme de ce plaisir quotidien, et presque aussi enthousiaste de Rose Chéri qu’il l’avait été de Rachel et de Pauline Garcia. Le soir même de mon arrivée à Paris, il fallut me laisser conduire au Gymnase. Cette passion d’artiste dura aussi longtemps que les représentations de Clarisse Harlowe.

L’hiver de 1847 nous parut fort triste. Notre appartement semblait agrandi de moitié. À quoi bon dire des folies à table ? Il n’y avait plus là personne pour en rire. Plus de musique après le dîner ! Ces mélodies de Mozart, ces sonates de Beethoven que nous avions l’habitude d’évoquer d’un mot, on ne les entendait plus, et le piano lui-même avait disparu, laissant un trou dans le mobilier de notre salon. J’engageais mon frère à couper l’hiver en deux par une excursion, soit en Anjou, soit dans un pays chaud ; mais on ne pouvait pas l’arracher de ce Paris dont il se plaignait de connaître tous les pavés. Au mois de septembre seulement, je le décidai à en sortir ; nous allâmes ensemble aux bains de mer du Croisic, et de là chez notre sœur, où Alfred se trouva si heureux que je l’y croyais fixé pour longtemps. Il y resta un mois, et ce fut beaucoup pour lui. Une nouvelle incroyable l’attendait à Paris : on allait jouer le Caprice au Théâtre-Français ! La fortune de cette pièce est vraiment singulière.

Madame Allan-Despréaux, oubliée des Parisiens, jouissait d’une grande faveur à la cour de Russie. Admise dans la plus haute société, elle y avait pris le ton et les manières des femmes du grand monde. Un jour, à Saint-Pétersbourg, on lui conseilla d’aller voir une pièce qui se jouait sur un petit théâtre et dans laquelle était un joli rôle de femme qui pouvait lui convenir. On fit la partie de plaisir d’aller à ce petit théâtre. On vit la petite pièce russe, et madame Allan-Despréaux en fut si contente qu’elle en demanda une traduction en français, pour la jouer devant la cour. Or, cette pièce était le Caprice, et peu s’en fallut qu’on ne le traduisît dans la langue où il avait été écrit. L’empereur Nicolas aurait certainement commandé ce travail, si une personne au courant de la littérature française, comme il s’en trouve beaucoup en Russie, — plus même qu’en France, — n’eût averti madame Allan que la pièce russe, dont le mérite l’avait tant frappée, n’était elle-même qu’une traduction. Le volume qui contenait le Caprice courait les rues à Saint-Pétersbourg ; on en donna un exemplaire à madame Allan, et cette pièce fut jouée devant la cour, qui la trouva charmante.

À Paris, nous ne savions rien de tout cela. Lorsque M. Buloz, administrateur de la Comédie française, eut traité avec madame Allan par correspondance, pour sa rentrée au Théâtre-Français, elle voulut reparaître devant le public de Paris dans les deux rôles de Célimène et de madame de Léry. Excepté M. Buloz, tout le monde, à la Comédie française, s’étonna de ce choix. On ne savait d’où tombait ce petit acte ; mais la grande actrice, forte de son expérience, persista dans sa résolution. En arrivant à Paris, au mois d’octobre, Alfred de Musset trouva l’affaire très avancée. Pendant une des répétitions du Caprice, il entendit, de la coulisse où il était, M. Samson, caché dans la nuit de l’orchestre, s’écrier d’un ton scandalisé : « Rebonsoir, chère ! En quelle langue est cela ? »

Ce qui prouve qu’en 1847 on en était encore, à la Comédie française, à se demander si l’auteur du Caprice écrivait dans un style qu’on pût parler sans se compromettre dans la maison de M. Scribe, cet écrivain si brillant et si correct ! La pièce fut pourtant représentée le 27 novembre, et l’incertitude cessa. Le succès du Caprice a été un événement dramatique important, et la vogue extraordinaire de ce petit acte a plus fait pour la réputation de l’auteur que tous ses autres ouvrages. En quelques jours, le nom d’Alfred de Musset pénétra dans ces régions moyennes du public, où la poésie et les livres n’arrivent jamais. L’espèce d’interdit qui pesait sur lui se trouva levé comme par enchantement, et il n’y eut plus de jours où la presse ne citât ses vers.

Quand arriva le coup de foudre du 24 février 1848, Alfred de Musset vit partir avec regret la famille royale dans laquelle il n’avait eu qu’un ami. Cette révolution devait l’atteindre comme bien d’autres ; mais ce fut d’une manière à laquelle il ne s’attendait pas. Le nouveau ministre de l’intérieur avait, disait-on, une sorte de conseil intime et nocturne, où s’élaboraient des Bulletins de la République que la population de Paris lisait avec étonnement, souvent même avec effroi. En voyant parmi les noms de ces conseillers privés celui d’une personne qui ne pouvait décemment lui vouloir que du bien, il pensa que sa place de bibliothécaire lui serait conservée. Il se trompait : une des premières mesures de M. Ledru-Rollin fut la destitution d’Alfred de Musset. Un journal en cria ; un autre nia le fait. Alfred envoya aux journaux la lettre qui lui donnait avis de son renvoi. Cette lettre, d’un laconisme brutal, était signée par un secrétaire général nommé Carteret. J’écrivais alors des articles de littérature dans le National, qui se trouvait tout à coup jouir d’un crédit auquel ses vingt ans d’opposition ne l’avaient pas accoutumé. Je fis parler au ministre de l’intérieur par un de mes amis du National ; mais ce fut inutilement.

Bien qu’il n’eût pas beaucoup à se louer de cette révolution qui lui enlevait le plus sûr de son revenu, Alfred ne pouvait se défendre d’admirer, dans une de ses manifestations les plus soudaines et les plus énergiques, cette nation française, si pleine de vie, de ressort et d’imprévu, dont M. de Tocqueville a dit qu’elle peut inspirer de grandes sympathies ou de grandes haines, mais jamais l’indifférence. Pendant les tristes journées de juin, où le sang ruissela sur le pavé des rues, Alfred de Musset paya de sa personne et passa plusieurs nuits au bivouac. Au milieu même des épisodes de nos guerres civiles, il poursuivait le cours de ses succès dramatiques. Comme une suite au Caprice, le Théâtre-Français voulut représenter le proverbe Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, et la comédie en trois actes Il ne faut jurer de rien, dont MM. Provost, Brindeau, Got et mesdames Mante et Luther firent un véritable bijou. Cette dernière pièce fut jouée pour la première fois le 22 juin 1848, à l’heure même où une insurrection formidable élevait de tous côtés des barricades. Le Théâtre-Historique donna quelques représentations du Chandelier, qui revint plus tard à la Comédie française. Rachel demandait à l’auteur un rôle ; mademoiselle Augustine Brohan déployait ses coquetteries et son esprit dans le même but. À la suite d’une correspondance fort gaie avec le poète, la reine des soubrettes obtint une demi-promesse. Alfred écrivait Louison ; mais une brouille survint, dont je ne sais plus le motif ; le rôle de Louison fut donné à mademoiselle Anaïs, et il ne perdit pas au change.

Le 3 mai 1849, il y eut dans les salons de Pleyel une matinée musicale et dramatique au profit des pauvres et à laquelle prêtèrent leur concours mademoiselle Rachel, madame Viardot, madame Allan, MM. Roger, Got et Régnier. Alfred, averti d’avance, écrivit pour cette matinée un proverbe inédit : On ne saurait penser à tout, dont l’insertion au programme attira beaucoup de monde. La grande majorité des spectateurs se composait de jeunes et jolies femmes, en toilette de printemps, et l’auteur retrouva ce qu’il appelait son public des petits nez roses. Le proverbe obtint un succès de rires ; mais le jour de la représentation au Théâtre-Français, le public de la rue Rochechouart n’était plus en majorité ; la presse du lundi se montra hostile, et la pièce ne fut jouée que dix ou douze fois. Le Chandelier, accueilli avec une faveur extraordinaire, répara ce léger échec, malgré l’opposition de la critique qui ne manqua pas de crier au scandale. Cette pièce eut la bonne fortune de trouver à la Comédie française, dans la personne de M. Delaunay, le type exact de Fortunio, avec ses vingt ans, son accent passionné et cette chaleur de cœur qui va parfois jusqu’à verser de vraies larmes en scène. Tout Paris y courait. Lorsque M. Léon Faucher s’avisa de faire supprimer cette comédie après quarante représentations, l’auteur en eut tant de chagrin qu’il composa un dénoûment moral, pour donner satisfaction au ministre. Dans cette version, Fortunio partait pour l’armée avec Clavaroche, tandis que Jacqueline retombait sous la férule de son vieillard. Ce changement proposé n’arriva pas à la connaissance de M. Léon Faucher, qui ne voulut pas en entendre parler.

Au commencement de 1850, notre communauté fut dissoute. Notre mère, attirée en Anjou par sa fille, donna congé de son grand appartement. Il fallut nous séparer. Ce moment nous fut cruel. Jusqu’alors nous avions toujours vécu en famille. Alfred se logea d’abord rue Rumfort ; mais il se trouva trop loin de moi, et vint bientôt demeurer rue du Mont-Thabor (j’avais pris un appartement rue des Pyramides). Notre mère lui avait choisi une gouvernante capable de suppléer avec tout le dévouement possible la sœur Marcelline, si regrettée dans les moments de maladie. L’intelligence et le zèle de mademoiselle Colin épargnèrent à mon frère bien des préoccupations, et lui assurèrent les soins que sa santé réclamait. Naturellement disposé à l’inquiétude, il se voyait, non sans effroi, obligé de ne compter désormais que sur lui-même pour subvenir à tous les besoins de la vie. Le premier moment une fois passé, il envisagea cette position nouvelle pour lui avec résignation et courage. Ce fantôme terrible de la Nécessité, qui, à trente ans, lui avait inspiré tant d’horreur, il se trouvait préparé à le regarder en face par des événements politiques durant lesquels bien d’autres existences que la sienne avaient reçu de graves atteintes. Depuis 1847, il n’avait fait autre chose que suivre du regard la seconde carrière ouverte par le théâtre aux productions de sa jeunesse. À quarante ans il reprit tout à coup le goût du travail.

Pour ne rien omettre dans l’historique de ses derniers ouvrages, il convient de remonter de quelques années en arrière, et de rapporter ici un de ces petits incidents que son imagination de poète se plaisait à considérer comme des ordres du Destin.

Un jour, en avril 1846, Rachel l’avait invité à dîner chez elle. Les autres convives étaient des hommes de la meilleure compagnie, et tous fort riches. Pendant le dîner, le voisin de gauche de la maîtresse du logis remarque une très belle bague qu’elle porte à son doigt. On admire cette bague ; on se récrie sur le talent de l’orfèvre, et chacun à son tour fait l’éloge du précieux joyau. « Messieurs, dit Rachel, puisque cet objet d’art a l’honneur de vous plaire, je le mets à l’enchère ; combien m’en donnez-vous ? »

Un des convives offre cinq cents francs, un autre mille, un troisième quinze cents. En un moment, la bague est poussée jusqu’à trois mille francs. « Et vous, mon poète, dit Rachel, est-ce que vous ne mettez pas à l’enchère ? Voyons, que me donnez-vous ?

— Je vous donne mon cœur, répond Alfred.

— La bague est à vous ! »

En effet, avec une impétuosité d’enfant, Rachel ôte la bague de son doigt et la jette dans l’assiette du poète. En sortant de table, Alfred pensant que la plaisanterie a duré assez longtemps, veut rendre la bague. Rachel se défend de la reprendre. « Par Jupiter ! dit-elle, ceci n’est pas un badinage. Vous m’avez donné votre cœur, et je ne vous le rendrais pas pour cent mille écus. Le marché est conclu, il n’y a plus à s’en dédire. »

Cependant, malgré sa résistance, Alfred lui prend doucement la main et lui remet la bague au doigt. Alors Rachel la retire de nouveau, et la présente dans une attitude dramatique et suppliante : « Cher poète, dit-elle d’une voix réellement émue, vous n’auriez pas le courage de refuser ce petit présent, si je vous l’offrais le lendemain du jour où je dois jouer ce fameux rôle que vous devez écrire pour moi et que j’attendrai peut-être toute ma vie. Gardez donc cette bague, je vous en prie, comme un gage de vos promesses. Si jamais, par ma faute ou autrement, vous renoncez pour tout de bon à écrire ce rôle tant désiré, rapportez-moi la bague, et je la reprendrai. »

En parlant ainsi, elle plie le genou et déploie cette grâce enchanteresse que la nature lui a donnée, comme un auxiliaire de son génie. Il fallut bien accepter la bague aux conditions où elle était offerte. Le poète rentra chez lui fort ému de l’aventure, plein de bonne volonté, et résolu, cette fois, à profiter de l’occasion. Malheureusement, Rachel partit pour l’Angleterre peu de jours après la scène que je viens de raconter. Elle avait bien promis de lui écrire, mais elle ne tint pas sa parole, et Alfred, connaissant par expérience l’humeur changeante de la grande tragédienne, augura mal de son silence. Lorsqu’il la revit à l’automne, elle ne lui parla de rien. C’était le moment où Rose Chéri jouait avec tant de succès la pièce de Clarisse Harlowe. Alfred ne craignit pas de dire, en présence de Rachel, tout le bien qu’il pensait de la jeune débutante du Gymnase. Probablement Rachel crut voir une intention blessante pour elle dans ces éloges prodigués à une autre ; sans s’expliquer à ce sujet, elle prit avec son poète un ton d’aigreur dédaigneuse, auquel il ne répondit qu’en lui rendant la précieuse bague qu’elle semblait avoir oubliée. Elle se la laissa remettre au doigt sans opposition.

Quatre ans après, en mars ou avril 1851, Rachel donnait un dîner de cérémonie dans l’hôtel qu’elle avait fait bâtir rue Trudon. Alfred de Musset y fut invité. La maîtresse du logis lui prit le bras pour aller à la salle à manger. Dans ce trajet il fallait passer par un escalier un peu étroit. Alfred marcha sur la robe de Rachel, qui lui dit, avec ses grands airs : « Quand on donne le bras à une femme, on prend garde où l’on met le pied.

— Quand on est devenue princesse, répond le poète, et qu’on se fait bâtir un hôtel, on commande à son architecte un escalier plus large. »

La soirée commençait mal. Cependant, après le dîner, il y eut un raccommodement. Alfred rappela, en soupirant, le beau temps où il avait soupé chez Roxane avec des couverts d’étain. Rachel s’amusa de ces souvenirs. « Vous croyez peut-être, dit-elle, en voyant mon luxe, mon argenterie splendide, que je ne suis plus aussi bonne fille que dans ce temps-là. Eh bien, je vous prouverai le contraire.

— Comment cela ? demanda Alfred.

— En allant vous voir, pour vous supplier encore une fois d’être mon auteur. »

Elle arriva, en effet, le lendemain, et demeura une heure à causer théâtre. Elle revint encore plusieurs fois les jours suivants et finit par obtenir la promesse d’un rôle. Mais Alfred se défiait un peu de la versatilité d’esprit dont Rachel lui avait déjà donné tant de preuves. Il voulut attendre. La saison des congés arriva, et Rachel partit encore pour l’Angleterre.

Une actrice nouvelle, dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté, venait de débuter récemment à la Comédie française. Elle demandait des rôles, et c’était avec la ferme intention de les jouer. Alfred se tourna de ce côté. Il arrangea pour la scène les Caprices de Marianne. Madeleine Brohan accepta avec reconnaissance ce rôle de Marianne que Rachel aurait dû prendre, si elle eût compris ses véritables intérêts. Cependant, en 1851, au milieu de ses succès, Rachel écrivit de Londres à son auteur une lettre pressante pour lui rappeler ses engagements. Lorsqu’elle revint à Paris, elle apprit que son auteur venait d’écrire pour Rose Chéri la pièce de Bettine, dont nous parlerons tout à l’heure. Peut-être un peu de jalousie s’en mêlant, elle insista de nouveau pour obtenir le rôle promis. Alfred, touché de tant de constance, prépara le plan d’un drame en cinq actes entièrement de son invention, et dont la scène était à Venise au XVe siècle.

Sur ces entrefaites, Bettine fut jouée avec peu de succès, et l’ardeur de Rachel en parut tout à coup refroidie. Alfred de Musset, mécontent du silence qu’elle gardait avec lui, remit le travail commencé parmi ses papiers de rebut, en disant : « Adieu, Rachel ! c’est toi que j’ensevelis pour jamais dans ce tiroir[6]. »

En effet, tout fut fini entre Rachel et lui, et nous n’aurons désormais plus rien à dire de cette actrice de génie que la nature semblait avoir créée et mise au monde pour s’entendre avec l’auteur de Lorenzaccio, et qui ne sut pas même s’accorder avec lui pendant le temps nécessaire à l’achèvement d’une pièce de théâtre. Sans doute Alfred de Musset a été aussi coupable qu’elle. Il aurait dû se rire des caprices et pousser son œuvre jusqu’au bout, afin d’arriver par-dessus les obstacles d’un moment au jour lucratif de la représentation. Bien d’autres lui en donnaient l’exemple ; mais les autres n’étaient pas des poètes, et il faut prendre les poètes comme ils sont.

Revenons maintenant à Bettine. Alfred se souvenait de madame Rose Chéri, et du plaisir qu’il avait éprouvé, six ans plus tôt, aux représentations de Clarisse Harlowe. Le rôle de Bettine qu’il écrivit exprès pour elle fut reçu avec joie. Je n’ai pas encore compris pourquoi cette pièce a été accueillie froidement par le public du Gymnase-Dramatique. Elle ne fut jouée que vingt-cinq ou trente fois, ce qui est peu pour un théâtre de genre. Je la tiens cependant pour une des productions les plus parfaites de la plume qui écrivit le Caprice. Si elle n’a pas obtenu tout le succès qu’on en devait attendre, je n’en puis chercher la cause que dans sa perfection même, dans la poésie d’un style auquel les oreilles de ce public-là ne sont pas accoutumées, dans la maturité du génie de l’auteur et sa profonde connaissance du cœur humain. Le spectateur désorienté écoutait avec une attention extrême, mais les beautés de cet ouvrage lui passaient par-dessus la tête. Le dernier mot n’est pas dit sur Bettine[7]. Tôt ou tard on y reviendra.

Le récit des caprices de Rachel, des déboires de notre poète et de tout ce qui s’y rattache m’a entraîné plus loin que je ne voulais aller. Il faut revenir en arrière d’une année pour parler d’un petit chef-d’œuvre qu’on doit en grande partie à l’insistance et à l’habileté de M. Véron, peut-être aussi au dépit qu’avait ressenti Alfred de Musset des critiques essuyées par Louison et par le proverbe On ne saurait penser à tout. En 1850, malgré sa bonne envie de rester fidèle à la Revue des Deux-Mondes, Alfred avait dû céder aux sollicitations de M. Véron, qui lui ouvrait les colonnes du Constitutionnel à des conditions très avantageuses. Carmosine parut dans ce journal. Cette comédie est assurément un des plus beaux ouvrages d’Alfred de Musset, le plus profond et le plus touchant à mon gré. En lisant les termes dont Carmosine se sert pour faire au bouffon Minuccio la confidence de son amour sans espoir, je crois avoir sous les yeux une scène tracée par la main de Gœthe ou celle de Shakspeare. Mais laissons à d’autres le soin d’apprécier cette œuvre poétique.

M. Véron avait une entière confiance dans le talent d’Alfred de Musset. Sans savoir ce que vaudrait le manuscrit de Carmosine, il s’était engagé d’avance à en donner mille francs par acte, laissant à l’auteur la liberté d’en faire trois ou cinq, comme il l’entendrait. Alfred, incapable d’augmenter d’un acte une pièce, qui dans son esprit n’en comportait que trois, croyait son travail fort bien rétribué aux conditions convenues. M. Véron fut si charmé par la lecture de cet ouvrage qu’il voulait le payer comme s’il eût été en cinq actes. L’auteur se défendit d’accepter une si forte somme ; il fallut partager le différend par la moitié. Je cite, en passant, ce détail parce qu’on y peut remarquer deux choses assez rares : un éditeur généreux et un écrivain désintéressé.

Alfred de Musset se croyait trop peu apprécié des classiques de l’Académie française pour pouvoir leur demander à faire partie de leur compagnie. Il s’y décida pourtant, encouragé par M. Mérimée. L’Académie s’est honorée en recevant dans son sein le poète de la jeunesse. Il aurait pu se passer d’elle ; mais, puisqu’il s’était présenté, si elle l’eût laissé mourir sans lui ouvrir les portes de l’Institut, elle s’en repentirait aujourd’hui, et l’opinion publique le lui reprocherait. L’auteur des Nuits parut plus sensible que je ne l’aurais cru à cette marque de distinction, qu’il regarda comme une consécration nécessaire de son talent. Le jour qu’il prononça l’éloge de M. Dupaty, dont il occupait le fauteuil, j’entendis, parmi le public élégant des petits nez roses, un murmure de satisfaction et d’étonnement causé par l’air de jeunesse et la chevelure blonde du récipiendaire. On lui aurait donné trente ans.

Son élection ne s’était pas faite sans difficultés. De tous les graves personnages qui l’entouraient ce jour-là, une dizaine au plus connaissaient quelques pages de ses poésies. M. de Lamartine lui-même a confessé publiquement qu’il ne les avait pas lues. D’autres les blâmaient sur parole sans vouloir les connaître. La veille du scrutin, M. Ancelot, qui aimait particulièrement le candidat, bien résolu, d’ailleurs, à lui donner sa voix, disait, dans le jardin du Palais-Royal, à l’éditeur Charpentier : « Ce pauvre Alfred, c’est un aimable garçon et un homme du monde charmant ; mais, entre nous, il n’a jamais su et ne saura jamais faire un vers. »

M. Fortoul était alors ministre de l’instruction publique. Il eut l’envie de faire quelque bien à notre poète, lui témoigna beaucoup de considération et l’invita plusieurs fois à dîner, presque en famille[8]. Un soir, le ministre exprima le désir de fournir lui-même au poète un sujet à traiter en vers. Alfred de Musset n’aimait pas les travaux de commande. Sa muse indépendante n’obéissait volontiers à l’appel de personne, et, le jour où il reçut cette ouverture, il revint du ministère un peu effrayé. Touché pourtant des bons procédés de M. Fortoul, il consentit à jeter les yeux sur divers projets entre lesquels on lui laissait la liberté de choisir. Il s’en trouva un qui lui plut. Sans prendre d’engagement, il mit dans sa poche une espèce de scenario, en promettant d’y réfléchir et de donner une prompte réponse, s’il lui convenait de traiter ce sujet. À la visite suivante, il rapporta le poème presque achevé. C’était le Songe d’Auguste. Le ministre en fut si satisfait qu’il en voulait faire une représentation solennelle pour quelque grande fête de cour. Charles Gounod composa la musique des chœurs. On devait choisir les meilleurs artistes de tous les théâtres, et déjà Rachel et M. Bressant étaient désignés pour les rôles d’Octavie et d’Auguste.

Je ne sais quel murmure et quelles appréhensions vagues vinrent tout à coup jeter sur le feu un seau de glace. Le ministre lui-même parut craindre d’avoir fait une imprudence, et ne parla plus de la représentation projetée. L’année suivante éclata la guerre d’Orient. Comme la scène principale du poème était une discussion entre Livie et Octavie sur la paix et la guerre, l’auteur devait nécessairement conclure en faveur de la paix. Après la canonnade de Sinope, le Songe d’Auguste n’était plus de circonstance, et quand, au bout de deux ans, la paix fut signée, l’oubli avait marché sur tout cela. D’ailleurs, M. Fortoul, qui s’intéressait seul à cet ouvrage, mourut subitement ; mais il ne s’en alla point sans réparer le mal que M. Ledru-Rollin avait fait à l’auteur. Voici la lettre qu’il écrivit à Alfred de Musset au moment de la lecture du Songe d’Auguste :


« Mon cher monsieur, j’ai le plaisir de vous annoncer que je viens de vous nommer bibliothécaire du ministère de l’Instruction publique. Ces fonctions que vous n’avez point sollicitées, mais que je désirais depuis longtemps vous confier, ont été rendues vacantes par un mouvement qui ne dérange aucune position acquise. Je m’estime infiniment heureux d’avoir pu réparer une partie des torts que vous ont faits nos discordes aujourd’hui oubliées. Je regrette seulement d’avoir si peu de chose à offrir à un des hommes dont le talent honore le plus la littérature de notre temps.

« Veuillez croire à tous mes sentiments dévoués,


« H. Fortoul. »[9]

J’ai déjà eu l’occasion d’en donner la preuve : les poètes ont par moments une sorte de seconde vue. Précisément parce qu’ils ne s’occupent point habituellement des affaires publiques, le jour où un événement politique les émeut et les fait réfléchir, ils en comprennent mieux que le vulgaire la portée et la signification. Si les objets inanimés sont pour eux des pensées muettes, s’ils cherchent l’éternelle vérité jusque dans la contemplation d’un brin d’herbe, ils ont aussi leurs heures pour méditer sur les actions des hommes et les besoins des peuples. Quand ils expriment ce qu’ils sentent, ils nous apprennent ce que nous sommes capables de sentir sans pouvoir l’exprimer ; quand ils se donnent la peine de regarder, ils voient des choses que nos yeux ne distinguent pas.

Le jour où Alfred de Musset apprit la nouvelle de l’envoi d’un corps d’armée piémontais en Crimée, il tira de ce fait une foule d’inductions qui le menèrent en peu d’instants jusqu’à prévoir un changement radical dans les destinées de l’Italie. Je lui représentai que sa pensée allait un peu vite, et que l’Autriche ne se prêterait jamais à un remaniement de la carte d’Europe où elle perdrait ses plus riches provinces. « Ce qui est juste, me répondit-il, n’est pas aussi difficile qu’on le pense. On n’empêche point de pousser les rameaux de l’arbre de la vie, et il y a au delà des monts un peuple qui demande à vivre. Les égoïstes croient le monde fait pour eux, et sourient des souffrances d’une grande nation ; mais c’est de leur politique qu’il faut sourire. L’intelligence tient par la main la liberté. Peut-être elle n’est pas loin cette liberté si longtemps attendue, car elle marche par des chemins qu’on ne connaît pas. Du haut du dôme de Milan et du campanile de Saint-Marc, on la verra quelque jour paraître à l’horizon. »

Probablement il n’y avait aucune corrélation entre l’arrivée de madame Ristori à Paris et les plans secrets de M. de Cavour ; mais Alfred de Musset se plut à considérer le voyage de cette grande actrice comme un présage du lien étroit qui devait unir la France et l’Italie. Son assiduité aux représentations de Mirra et de Marie Stuart fut telle qu’à moins d’être malade ou alité, il n’en manqua pas une seule. Le buste de madame Ristori, par le sculpteur italien Lanzirotti, prit place dans son petit musée sur un haut piédestal construit exprès, et en s’amusant à jouer sur le nom, il appelait cette noble figure, l’Italia ristorata. La poésie devait venir à son tour rendre hommage à la grande tragédienne étrangère. Alfred commença des Stances, que, par malheur, il ne mit point sur le papier, ne les jugeant pas assez achevées. Voici tout ce que j’en ai pu retrouver, avec l’aide de la gouvernante, qui entendit réciter ces vers un à un, à mesure que le poète les composait :


Pour Pauline et Rachel, j’ai chanté l’Espérance,
Et pour la Malibran je me suis attristé.
Grâce à toi, j’aurai vu, dans leur toute-puissance,
  La Force unie à la Beauté.

Conserve-les longtemps ; celui qui t’en supplie
À l’appel du génie eut le cœur toujours prompt.
Rapporte en souriant, dans ta belle Italie,
  Une fleur de France à ton front.

Quelqu’un m’avait bien dit, revenant de voyage,
Que nous autres Français nous ne connaissions rien,

Qu’il t’avait par hasard entendue au passage,
Et gardait dans son cœur un cri parti du tien.

Quelqu’un m’avait bien dit que, malgré la misère,
La peur, l’oppression, l’orgueil humilié,
D’un grand peuple vaincu le genou jusqu’à terre
  N’avait pas encore plié ;

Que ces dieux de porphyre et de marbre et d’albâtre,
Dont le monde romain autrefois fut peuplé,
Étaient vivants encore, et que, dans un théâtre,
Une statue antique, un soir, avait parlé…


On remarquera que la troisième et la cinquième stance finissent par un vers de douze pieds, tandis que les autres se terminent par un vers de huit. L’auteur pensa sans doute qu’il serait temps d’écrire le morceau entier quand il aurait corrigé ces irrégularités, et donné la même forme à toutes les stances. La maladie l’en empêcha. Les représentations de Mirra devaient être son dernier plaisir, et l’admiration pour madame Ristori son dernier enthousiasme.


XVII

Depuis longtemps la santé d’Alfred de Musset semblait décliner. L’affection organique dont j’avais observé les premiers indices en 1842, et qui s’était développée sourdement, fit des progrès rapides pendant l’hiver de 1856. Je ne sais pourquoi le médecin, qui la connaissait bien, crut devoir en garder le secret. C’était une altération des valvules de l’aorte. Je commençais à remarquer les signes connus d’une maladie de cœur ; mais parfois ces symptômes effrayants disparaissaient tout à coup, pour faire place à un air de vigueur et de santé que comportait l’âge du malade. Comme il ne voulait se soumettre à un traitement curatif que lorsqu’il était au lit, je prenais les rechutes de sa maladie pour autant d’accidents nouveaux. Un jour, je le trouvai couché sur une grande chaise longue qu’il venait d’acheter, et, en me montrant cette acquisition, il me dit : « J’espérais mourir jeune, mais, s’il plaît au bon Dieu de me laisser longtemps encore dans cet ennuyeux monde, il faudra bien m’y résigner ; voici le meuble sur lequel je vieillirai. »

Les grands froids et les chaleurs excessives lui étant également nuisibles, Alfred, malgré sa répugnance à s’arracher de Paris, se rendit trois années de suite au bord de la mer, non pour y prendre des bains qui auraient augmenté son mal, mais pour y respirer un air frais et tonique. En 1854, il alla au Croisic, d’où il revint à Angers, chez sa sœur, et y demeura un mois. Les deux années suivantes ce fut au Havre qu’il passa ses vacances. Pendant son dernier voyage, dans l’hôtel Frascati, où il demeurait, il se lia intimement avec une famille anglaise, dont le chef était un homme distingué, et, de plus, un cœur simple et bon. Les filles de M. Lyster, toutes deux dans cet âge charmant qui touche à l’enfance et à la puberté, se prirent d’amitié pour le poète malade. Cette amitié naïve se manifestait par des petits soins attentifs ; Alfred y répondait en redevenant enfant pour prendre part aux jeux des deux sœurs, en inventant d’autres jeux pour les divertir, et surtout en les faisant causer, car il eut toujours le talent de prêter son esprit aux personnes qui lui plaisaient. Je l’ai déjà dit : il aimait et respectait par-dessus tout la jeunesse, l’innocence et l’ingénuité. Il faut l’avoir connu pour comprendre tout le plaisir qu’il goûtait dans la compagnie de ces aimables jeunes filles.

Un soir, il resta plus tard qu’il ne l’aurait dû sur la jetée du Havre, et il y gagna un accès de fièvre. Le lendemain, à l’heure du déjeuner, il ne parut pas à table. On s’inquiète ; on envoie le père aux informations ; on se révolte contre l’idée de passer une journée entière sans voir le nouvel ami. Je ne sais si la chambre du malade se trouvait au rez-de-chaussée, ou si la fenêtre donnait sur quelque galerie ; mais on apporta des chaises devant cette fenêtre ouverte, on s’y installa, et, de son lit, le malade se mêla aux jeux et à la conversation. Il y prit tant de plaisir que la fièvre se dissipa. Le temps passe vite dans une si douce intimité. L’heure de la séparation sonna, au grand chagrin de tout le monde. Alfred fait ses adieux et monte dans l’omnibus qui doit le mener au chemin de fer. Arrivé à l’embarcadère, il attend que sa malle soit descendue de l’impériale de la voiture. La malle ne s’y trouve point ; il la réclame et se fâche ; on ne sait ce qu’elle est devenue. Impossible de partir pour Paris sans cette pièce importante du bagage. Il remonte dans l’omnibus et retourne à l’hôtel Frascati. Devant la porte de l’hôtel, son retour est salué par des applaudissements ; les deux jeunes filles l’attendent ; elles battent des mains et lui montrent sa malle qu’elles avaient enlevée dans le désordre de l’embarquement. Son départ est retardé de quelques heures ; on en témoigne tant de joie qu’il reste au Havre deux jours de plus.

À l’automne, en rentrant chez lui, il trouve, un soir, la carte de M. Lyster. Le voilà enchanté. Le lendemain, il se met en route pour aller revoir ses amis du Havre. Ils étaient logés aux Champs-Élysées. Un beau soleil, un temps doux l’invitaient à la promenade. Chemin faisant, le long de la grande avenue, il réfléchit sur la différence entre les relations de la ville et celles des bains de mer. On ne retrouve plus, dans une visite et à Paris, cette aimable facilité de mœurs qui fait le charme de la vie en commun. On croit avoir mille choses à se dire, et, quand on est revenu sur les souvenirs et les plaisirs passés, on s’aperçoit qu’on se connaît à peine. « Il y aura près de ces demoiselles, pensait le poète en ralentissant le pas, d’autres amis, des compatriotes, peut-être un prétendu pour l’une d’elles. Je ne serai plus qu’un visiteur quelconque, peut-être un importun. Adieu la douce familiarité, la gaieté, les badinages d’enfants ! Et suis-je bien sûr d’apporter moi-même l’entrain et le laisser-aller des bords de la mer ? Tout à l’heure peut-être je reviendrai chez moi par cette avenue, regrettant une illusion perdue, un charmant souvenir défloré. Je ferais mieux de ne pas toucher à l’aile du papillon. »

Il arriva jusqu’à la porte en rêvant ainsi, partagé entre le désir de revoir les deux jeunes filles et la crainte de faire tort à ses chères impressions de voyage. Ce dernier scrupule l’emporta ; au moment de tirer la sonnette, il rebroussa chemin et rentra chez lui. Jamais il n’a revu ses amis du Havre.

Un soir d’hiver, il eut une vraie fantaisie de poète, celle de faire une excursion nocturne et rétrospective en Italie et au siècle de la Renaissance. Il pria Horace de Viel-Castel, qui occupait un logement au Louvre, de lui ouvrir pendant la nuit le musée des peintures. On l’introduisit à dix heures du soir dans la galerie des écoles italiennes, où il s’installa devant les toiles qu’il préférait, avec une lampe portative à l’usage des promenades aux flambeaux. Il y resta longtemps seul, plongé dans ses réflexions, et il en revint fort content, disant qu’il avait vécu, cette nuit-là, dans la compagnie des anciens maîtres, qu’il lui semblait les avoir vus à l’ouvrage, et qu’il s’en trouvait deux dont il aurait avec bonheur préparé les couleurs et taillé les crayons : Raphaël et Léonard de Vinci.

Au mois de mars 1857, M. Émile Augier se présentait à l’Académie. Alfred de Musset, qui l’aimait beaucoup, prit un vif intérêt au succès de sa candidature. La veille du scrutin, il était sérieusement malade. M. Augier, craignant qu’il ne pût pas se rendre à l’Institut, vint me prier de faire tous mes efforts pour qu’il ne manquât pas à la séance. Le moment venu, je trouvai mon frère résolu à partir, malgré des palpitations de cœur incessantes qui l’incommodaient extrêmement. Il envoie chercher une voiture ; on n’en trouve pas. La pluie tombait à torrents. L’heure du scrutin allait sonner. Alfred, appuyé sur mon bras, se met en route en dépit du mauvais temps. Il marchait lentement sous les galeries de Rivoli, obligé de reprendre haleine tous les vingt pas. Enfin, au coin de la rue des Pyramides, j’arrêtai une voiture au passage. Il y monta et arriva bien juste à temps pour pouvoir voter. M. Augier l’emporta précisément d’une voix. Mon frère, ranimé par l’air du dehors et par les émotions du vote, triomphant d’ailleurs du succès de son candidat, s’en fut dîner chez le traiteur, et de là au spectacle. Sa gouvernante le gronda de cette imprudence : « Ne vous fâchez pas, répondit-il, ce sera peut-être la dernière ; mon ami Tattet m’appelle, et je crois que j’irai bientôt le rejoindre. »

Tattet, du même âge que lui, venait de mourir, il y avait peu de temps, d’une attaque de goutte.

M. Empis, de l’Académie française, frappé de l’altération des traits de son collègue, m’interrogea sur l’état de sa santé, et me demanda s’il suivait un traitement. Je répondis qu’il ne voulait en suivre aucun, bien qu’il eût un excellent médecin, dont les avis et les ordonnances se passaient en conversations. « Nous l’obligerons à se soigner, reprit M. Empis, et voici comment : je le ferai inviter à venir au château de Saint-Cloud ; quand il y sera, il faudra bien qu’il obéisse au médecin de la maison, et M. R… le guérira. »

Je ne doutai pas que cette petite conspiration ne dût réussir. Une fois à Saint-Cloud, Alfred se serait laissé faire. En attendant le retour de la saison favorable à l’accomplissement de ce projet, je fis un voyage de quelques jours à Angers. Pendant mon absence, Alfred reçut une invitation à dîner au Palais-Royal, chez le prince Napoléon. Quoique très souffrant, il voulut y aller. Sa toilette, qui lui donnait beaucoup de fatigue, le mit en retard. Lorsqu’il arriva, on était à table. Après le dîner, voulant réparer le fâcheux effet de son entrée, il s’approcha du prince, se mêla à la conversation, la prit au point où elle était, la dirigea et la rendit tour à tour sérieuse, gaie, intéressante. Il n’y a pas encore bien longtemps de cela ; plusieurs des personnes qui étaient présentes se souviennent de cette soirée ; elles m’ont dit que jamais Alfred de Musset ne leur avait paru plus aimable et plus animé. Ce fut sa dernière sortie. En rentrant chez lui, il se mit au lit et ne s’en releva plus.

J’étais encore à Angers, le 26 avril, lorsque je reçus une lettre de la gouvernante qui m’engageait à revenir. Je prétextai une affaire, et je partis pour Paris. En arrivant, je trouvai mon frère au lit, mais calme et sans fièvre. Ses syncopes habituelles le reprenaient de temps à autre, mais dans les intervalles il ne souffrait point. Il écoutait des lectures ou causait tranquillement. La gouvernante, que j’avais toujours vue excellent juge de son état, paraissait moins alarmée ; je me rassurai. Jusqu’au 29 avril, le mieux se soutint. Le 30, dans la journée, le médecin me sembla inquiet ; son inquiétude me gagna quand je l’entendis prononcer le mot terrible de consultation. Le 1er mai, à sept heures du matin, M. Morel-Lavallée eut un entretien avec le savant M. Rostan que je lui amenai. Tous deux me dirent séparément qu’il n’y avait point encore péril, et qu’ils reviendraient le lendemain à pareille heure. La journée ne fut pas mauvaise. Notre malade, ayant obéi scrupuleusement à toutes les prescriptions, éprouva un soulagement réel. Le soir, il se félicita de sa docilité. « La bonne chose que le calme ! disait-il. On a bien tort de s’effrayer de la mort qui n’en est que la plus haute expression. »

Son état moral était excellent. Il faisait des projets, entre autres celui de retourner au Havre ; mais, comme il lui fallait toujours un sujet d’inquiétude, il regretta de n’avoir point accepté la proposition de son libraire, qui lui demandait la cession complète et à perpétuité de la propriété de tous ses ouvrages, moyennant une pension viagère de deux mille quatre cents francs ! Je lui démontrai, sans peine, que la conclusion de cette belle affaire ne méritait aucun regret. Il s’informa ensuite de mes occupations avec un intérêt extrême ; puis il pensa successivement à toutes les personnes qu’il aimait, comme s’il eût voulu faire une revue de ses affections. Ses questions se multipliaient. La figure angélique de la sœur Marcelline passa dans son souvenir et lui sourit. Nous causions encore paisiblement ensemble à une heure après minuit, lorsque je le vis tout à coup se dresser sur son séant, la main droite posée sur sa poitrine et cherchant la place du cœur, comme s’il eût senti dans cet organe quelque trouble extraordinaire. Son visage prit une expression étrange d’étonnement et d’attention. Ses yeux s’ouvrirent démesurément. Je lui demandai s’il souffrait, il me fit signe que non. À mes autres questions il ne répondit que ces mots, en remettant sa tête sur l’oreiller : « Dormir !… enfin je vais dormir ! »

L’insomnie ayant toujours été son ennemi le plus implacable, je pris ce besoin de dormir pour une crise favorable : c’était la mort. Il ferma les yeux pour ne plus les rouvrir. La respiration, toujours calme et régulière, s’éteignit peu à peu. Il rendit le dernier soupir sans avoir fait un mouvement, sans convulsion, sans agonie. Cette mort, qu’il avait tant souhaitée, était venue à lui comme une amie, sous les apparences du sommeil. Un épanchement au cœur l’avait déterminée. A-t-il eu conscience de sa fin ? Je l’ignore. Peut-être a-t-il voulu m’épargner le déchirement du dernier adieu ; peut-être la fatigue de la vie, le sentiment de la délivrance et la douce puissance du sommeil ne lui ont-ils pas laissé la force de prononcer cet adieu suprême.

Quand la première lueur du matin vint éclairer son visage, une beauté surhumaine se répandit sur ses traits, comme si toutes les grandes pensées auxquelles son génie avait donné une forme impérissable fussent revenues lui faire une auréole. Les personnes qui le soignaient ne pouvaient pas croire à cette mort imprévue : « Cela est impossible, me disait-on ; il dort, il va s’éveiller. »

Je posai mes lèvres sur son front ; il avait déjà le froid du marbre.


XVIII

On ne peut nier que la nature n’ait parfois logé une belle âme dans une enveloppe laide ou défectueuse ; mais, en général, elle se plaît à donner aux poètes un beau visage. Lorsqu’on regarde les portraits de Molière, de Racine, du Tasse, de lord Byron, on retrouve avec plaisir dans leurs traits le genre de beauté dont le caractère sied à leur génie.

Dans toute sa personne, Alfred de Musset offrait aux regards cet équilibre et cette harmonie qui constituent la perfection. Sa taille de moyenne grandeur (cinq pieds quatre pouces) resta svelte et élégante aussi longtemps qu’il conserva la santé. Jeune homme, il paraissait adolescent ; dans l’âge viril, on le prit souvent pour un très jeune homme. À vingt ans, il représentait exactement le type gracieux d’un page des anciennes cours, et il s’amusa quelquefois à en porter le costume dans les bals masqués. Son visage faisait impression par la réunion des deux beautés : la régularité des traits et la vivacité de la physionomie. Ses yeux bleus étaient pleins de feu. Son nez fin et légèrement aquilin rappelait celui du portrait de Van Dyck ; — cette ressemblance lui a été souvent signalée par ses amis. — Sa bouche un peu grande, ses lèvres un peu charnues, — moins pourtant que celles de La Fontaine, — se prêtaient avec une mobilité extrême à l’expression de ses sentiments, et trahissaient la sensibilité de son cœur. Dans les mouvements doux de l’âme, comme la pitié ou la tendresse, un frémissement imperceptible les agitait. On devinait que cette bouche devait être éloquente dans la passion, aisément ironique et rieuse dans la conversation. Mais le plus beau trait de son visage était le front dont les ombres accusaient toutes les protubérances désignées par la phrénologie comme le siège des facultés les plus précieuses. Que cette science soit vraie ou chimérique, il est certain qu’elle attribuait à l’auteur des Nuits, pour qui elle n’a pas été inventée exprès, le sens poétique, la réflexion, la perspicacité, la verve de l’esprit et l’instinct de tous les arts.

Il n’existe que deux portraits d’Alfred de Musset, qui donnent de lui une idée juste : le médaillon de David d’Angers et le pastel de Charles Landelle. Si ces deux figures diffèrent entre elles, il faut songer qu’un intervalle fort long les sépare ; l’une est de 1831 et l’autre de 1854. Landelle eut le tort de donner à son dessin le regard vague. Alfred se plaignait que le peintre l’avait représenté comme endormi, et il avait raison, car l’air ordinaire de son visage était la fierté. C’est ce qu’on trouve dans le médaillon de David à un degré remarquable. Sans ce léger défaut, l’œuvre de Landelle serait parfaite. Elle a, d’ailleurs, sur le bronze ou le plâtre, l’avantage du coloris dont le charme rend fidèlement le teint du modèle, et la belle nuance de sa chevelure blonde. Au moment de sa mort, Alfred de Musset n’avait pas un cheveu gris. Les autres portraits, quel que soit le talent de leurs auteurs, ne peuvent qu’égarer les souvenirs des amis du modèle, et donner de sa personne une idée fausse ou incomplète à ceux qui ne l’ont jamais vu. J’en excepte pourtant le buste en marbre fait pas M. Mezzara pour le Théâtre-Français, longtemps après la mort du poète, et qui se distingue non seulement par la difficulté vaincue, mais par une grande exactitude.

Il n’y a point de description qui puisse suppléer au ciseau du sculpteur ou aux pinceaux du peintre pour exécuter le portrait physique de l’homme. Quant à l’âme du poète, si je n’ai pas failli à ma tâche, on l’aura retrouvée dans l’histoire de sa vie, telle qu’on la sent dans ses ouvrages, où il s’est dépeint lui-même avec une évidente sincérité. Quelques traits de caractère suffiront maintenant pour l’achèvement de son portrait moral.

Je ne connais que deux hommes de génie qui, avant Alfred de Musset, aient poussé aussi loin que lui le courage de la franchise : Jean-Jacques Rousseau et lord Byron. Il leur en a coûté cher à tous deux. Le philosophe de Genève, en découvrant le fond de son âme, s’est imaginé que l’aveu de ses fautes les lui ferait pardonner ; il s’est trompé, parce que ces fautes étaient énormes, et quelques-unes impardonnables. Le poète anglais semble avoir été plus loin encore que Jean-Jacques. On croirait qu’il a cédé à la folle envie de se représenter plus méchant qu’il ne l’était réellement. C’était donner trop beau jeu à la calomnie ; elle en a si bien profité qu’aujourd’hui la postérité se voit obligée de le défendre contre lui-même : elle y réussira, mais non sans peine. Le poète français ne s’est point comparé sans raison au sacrificateur qui prend son propre cœur pour victime : il l’a mis à nu, parce qu’il n’avait rien à craindre de la vérité. Tout homme de bonne foi qui se croit fondé à lui adresser un reproche ne connaît pas bien Alfred de Musset. Quant aux gens qui n’estiment pas la poésie du cœur et l’appellent poésie personnelle, leurs préventions ne font tort qu’à eux-mêmes, et il n’y a rien à dire pour les en faire revenir. Ils ne subissent point le charme de cette poésie-là, parce que, chez eux, le cœur manquant, elle ne saurait y éveiller d’écho. C’est une pierre de touche qui ne trompe jamais : « Dis-moi quel poète tu aimes ou n’aimes pas, et je te dirai qui tu es. »

Alfred de Musset ne s’est pas contenté d’être sincère ; il a toujours voué au mensonge une haine vigoureuse. Toutes les fois qu’il le rencontra sur son chemin, — et pour son malheur il le vit de près bien souvent, — il lui rompit en visière. Il pouvait tout excuser, tout pardonner, hormis la tromperie. Jamais il n’a distribué aux rimeurs sans talent qui lui envoyaient leurs vers ces éloges complaisants qui, de sa part, auraient été pris pour des encouragements, et qui auraient pu jeter de pauvres jeunes gens dans la voie dangereuse au terme de laquelle sont les déboires d’une fausse vocation. S’il eût commis cette cruauté dont tant d’autres ne se font pas scrupule, c’eût été pour lui un sujet de remords. Les menteurs l’avaient rendu défiant ; bien qu’il ait appelé la Défiance « un mauvais génie venu en lui, mais qui n’y était pas né », l’expérience lui avait appris le soupçon. Il méprisait l’espèce humaine ; mais quiconque lui parlait deux fois seulement pouvait se dire son ami ; il n’y avait pas d’homme plus facile que lui à séduire, pas de cœur plus prompt à s’ouvrir que le sien. Quelques avances, quelques signes de sympathie suffisaient pour obtenir de lui tout ce qu’on voulait. Tout entier à l’impression du moment, surtout dans le tête-à-tête, il se livrait à l’entraînement de la conversation.

Le marquis de Manzo, l’ami et le biographe du Tasse, fait la même remarque dans la précieuse notice qu’il a laissée sur ce grand poète. « Ces êtres doués d’une sensibilité excessive, dit-il, versent involontairement les trésors de leur âme devant la première personne qui s’offre à eux. Animés du désir de plaire, ils confient leurs pensées et leurs sentiments à quiconque les écoute avec attention, et même à des indifférents. »

Lors Byron poussait cet abandon jusqu’à l’imprudence. « La première personne, dit Thomas Moore, avec laquelle le hasard le mettait en rapports, devenait le monde entier pour lui. Il ne tenait qu’à elle d’être le dépositaire de ses secrets. » Et Thomas Moore ajoute que c’est là un signe du caractère poétique qu’on doit retrouver en tous temps et en tous pays chez ces êtres qui ont reçu de la nature le don funeste de poésie.

Cette disposition était naturelle à Alfred de Musset ; mais pour peu que sa défiance fût éveillée, il devenait au contraire l’homme le plus impénétrable du monde. Il redoutait extrêmement les journalistes, les conteurs d’anecdotes, les indiscrets faiseurs d’historiettes, et par-dessus tout les éditeurs, qui vont colporter d’un écrivain chez l’autre ce qu’ils ont entendu dire. Félix Bonnaire vint le voir une fois au moins par semaine pendant quinze ans, et ne fut pas plus avant dans sa confiance le dernier jour que le premier. Avec M. Charpentier, qui lui répétait ce qu’on disait ailleurs, Alfred de Musset joua, pendant dix-sept ans que durèrent leurs relations d’affaires, une comédie dont nous avons ri plus d’une fois ensemble. Cette comédie consistait à démontrer par toutes sortes de raisons que ses ouvrages ne vivraient point, et qu’on les oublierait après sa mort.

Quelques grands poètes ont fait exception à la règle générale posée par le marquis de Manzo et par Thomas Moore. Gœthe entre autres s’est appliqué à se rendre maître de lui-même, et il y a si bien réussi qu’on lui en a fait un reproche. Qui sait si le plus grand esprit de l’Allemagne, qu’on a tant accusé d’insensibilité, n’a pas compris qu’il ne pouvait échapper au malheur des poètes qu’en domptant son cœur ? Assurément, le Tasse n’aurait pas été enfermé dans son cabanon s’il eût été maître de lui comme Gœthe ; et peut-être Gœthe qui, par parenthèse, a écrit un drame de Torquato Tasso, aurait-il couru le risque de se faire enfermer comme son héros et de passer pour fou, s’il n’eût imposé silence à son cœur au milieu des délices de la cour de Weimar.

Quand même il l’eût tenté, Alfred de Musset n’aurait pas pu se donner le front impassible de Gœthe ; mais il ne poussa pas l’imprudence aussi loin que lord Byron. Pour juger de sa sensibilité, il ne faut qu’ouvrir le livre de ses poésies. On peut voir, par le sonnet à M. Régnier, comment son esprit recevait l’impulsion de son cœur. Il passe, un soir, sous le vestibule du Théâtre-Français. Une bande collée sur l’affiche annonce un changement au spectacle : M. Régnier avait perdu sa fille le jour même. À peine si Alfred connaissait cet excellent comédien dont il admirait beaucoup le talent. Cette mort d’un enfant qu’il n’a jamais vu, la douleur de ce pauvre père, le frappent et l’attristent. Bien d’autres que lui passèrent sous ce vestibule, et quelques-uns sans doute ressentirent le même serrement de cœur. Lui seul ne peut pas surmonter cette impression de tristesse. Il faut que son âme se soulage, et qu’il envoie au père désolé un témoignage de commisération et de sympathie. De là, le beau sonnet à M. Régnier. Rien ne fait mieux connaître ce que c’est qu’une organisation de poète par excellence.

Peu d’hommes ont été aussi accessibles que l’auteur de ces vers au sentiment de la pitié. Le spectacle de la souffrance, la confidence d’un chagrin l’agitaient jusqu’à en rêver la nuit. Il revenait, un soir, fort tard de ce Théâtre-Français où il allait si souvent. C’était en hiver, par le froid et la neige. Il passe, enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau et les mains dans ses poches, devant un vieux mendiant qui jouait d’un orgue sur le pont des Saints-Pères. L’obstination de ce vieillard à tourner sa manivelle pour obtenir quelques sous, le touche vaguement ; mais le vent de bise, la neige qui tombe, le terrain glissant auquel il faut prendre garde, détournent son attention. Arrivé devant la porte de sa maison sur le quai Voltaire, il entend encore de loin les sons criards de l’orgue. Au lieu de tirer la sonnette, il regarde sa montre et voit qu’il est plus de minuit. « Ce pauvre diable, se dit-il, serait peut-être parti si je lui eusse fait la charité. Je serai cause qu’il gagnera une maladie par ce temps de chien. »

Déjà son imagination lui représente ce misérable mourant sans secours dans quelque grenier. À cette idée il lui devient impossible de passer outre. Il retourne sur ses pas, s’en va droit au vieux mendiant, et lui jetant une pièce de cinq francs : « Tenez, lui dit-il, voici probablement plus d’argent que vous n’en gagneriez en restant là jusqu’à demain. Pour Dieu ! allez vous coucher ; c’est à cette condition que je vous fais l’aumône. »

Le mendiant, qui ne s’attendait guère à pareille aubaine, plia bagage et décampa. Le lendemain, lorsque je représentai à mon frère que l’aumône était un peu forte : « On ne saurait, me répondit-il, payer le sommeil trop cher, et si j’étais rentré sans avoir mis fin à cette damnée musique, je n’en aurais pas dormi de la nuit. »

Sa pitié, son horreur de la souffrance et son désir d’y remédier ne s’arrêtaient point aux hommes ; de simples bêtes en connurent les effets. Sa gouvernante lui vint faire part, un jour, de la position critique d’un jeune chien qu’on allait jeter à la rivière. Il s’oppose formellement à cette exécution, et prend chez lui le condamné. Le voilà pourvu d’un chien.

Le tour des chats ne pouvait manquer d’arriver. À la première chatte qui s’avisa de chatonner, Alfred demanda un des petits, ne pouvant se charger de toute la famille. On lui envoya une affreuse bête, d’un gris sale, et à poils ras : « Je n’ai pas de bonheur, disait-il en regardant ses commensaux ; je n’aime que les belles choses, et je suis empêtré d’un vilain roquet et d’un vrai chat de portière. Mais qu’y faire ? Je ne les ai pas choisis. Tels que le hasard me les a donnés, je respecte et j’admire encore dans ces pauvres animaux le phénomène de la vie et l’ouvrage de la mystérieuse nature. »

Le bienfaiteur n’eut pas à se repentir de sa générosité. À force de grâce et de gentillesse, le chat se fit pardonner la laideur de sa robe, et le chien se trouva doué de toutes les vertus et d’une intelligence supérieure. Que dis-je ? Le célèbre Marzo a fait l’admiration des servantes du quartier ; il a même su se rendre utile, en allant seul, chaque soir, porter au marchand de journaux trois sous enveloppés dans un papier, et en rapportant la Presse dans sa gueule. Sans le secours de la parole, il savait se faire ouvrir la porte de la maison, et mener à bien une transaction commerciale. Je ne le louerai pas de son amour pour son maître, ce serait l’offenser : Marzo ne comprendrait pas que la reconnaissance soit un mérite et le dévouement une vertu. Il ignorera toujours que parmi l’engeance des humains, il existe des ingrats et des envieux. Aujourd’hui, parvenu à l’âge caduc, il se souvient encore de celui qui n’est plus, et quand la gouvernante, sa dernière et fidèle amie, lui parle de son maître, il dresse encore l’oreille, et témoigne qu’il pense à lui, qu’il l’aime, et qu’il l’attend toujours[10].

Tattet, qui ne respectait pas assez le phénomène de la vie, se débarrassa d’un vieux chien qui l’incommodait, en le faisant tuer. Alfred de Musset, indigné de cette cruauté, accabla son ami de reproches et le battit froid pendant longtemps. Pour obtenir son pardon, Tattet fut obligé de reconnaître qu’il avait eu tort, et d’en exprimer le regret.

Si l’affection d’un chien ne prouve rien, puisqu’on voit ce vertueux animal s’attacher à des êtres malfaisants et détestables, le maître du pauvre Marzo a inspiré les mêmes sentiments de tendresse et de dévouement à d’autres personnes moins faciles à conquérir. Dans les diverses maisons qu’il a habitées, dans les endroits qu’il fréquentait régulièrement, on l’aimait avec une sorte d’adoration ; et ce n’était pas toujours pour ses poésies et pour sa gloire, car plusieurs de ces amis-là ne savaient pas lire. Quelques-uns se seraient mis au feu pour lui. Leur zèle et leurs témoignages d’intérêt lui rappelaient ce garçon de café de la Porte-Maillot qui s’était pris d’une amitié instinctive pour J.-J. Rousseau, le protégeait et le servait avec une préférence marquée, sans se douter que son ami fût un écrivain et un philosophe. Alfred de Musset faisait grand cas de ces affections naïves, et souvent il y répondit en rendant aux bonnes gens des services réels et en s’occupant de leurs affaires.

Au cercle des Échecs, au café de la Régence, il a laissé de vifs regrets. Mais le plus tendre et le plus dévoué de ses amis était son oncle Desherbiers. Il n’était point de sacrifice dont ce bon oncle n’eût été capable pour son neveu. C’était à la fois un camarade et un père. Alfred l’aimait d’une tendresse filiale ; aussi ne pouvaient-ils se passer l’un de l’autre. Sur quelques points leurs opinions différaient ; en littérature, en politique, en philosophie, ils n’étaient pas toujours d’accord. Au jeu des échecs ou au piquet, ils se querellaient parfois et se séparaient fâchés. Le lendemain, Alfred écrivait une lettre d’excuses, et, le soir, on s’abordait sans dire mot de la discussion de la veille. Souvent, à l’instant même où la lettre d’excuses allait partir, le bon oncle arrivait, pensant que les torts étaient de son côté. Henri IV et d’Aubigné n’en faisaient pas d’autres. Leurs brouilles et leurs raccommodements, dit Sully, étaient comme d’amant à maîtresse. Cette amitié passionnée dura jusqu’à la mort.

Dans son discours de réception à l’Académie, Alfred de Musset a dit : « Je ne me suis jamais brouillé qu’avec moi-même. » La rancune, en effet, lui était impossible. Quand des dissentiments littéraires l’eurent éloigné du Cénacle, il se crut en froid avec M. Victor Hugo, et c’était pour lui un vrai chagrin. Un jour, au printemps de 1843, les deux poètes se rencontrèrent à un déjeuner chez M. Guttinguer. Ils s’avancèrent l’un vers l’autre en se tendant la main, et causèrent gaiement ensemble, comme s’ils se fussent quittés de la veille. Alfred fut si touché de ce bon accueil qu’il écrivit le beau sonnet qui en a rendu le souvenir immortel : Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses.

Parmi les femmes de Paris les plus distinguées par l’esprit, le goût, la beauté, l’élégance, j’en pourrais citer vingt qui lui ont donné des témoignages d’amitié. Celles auxquelles il a adressé des vers, en les désignant par des initiales, madame T…, madame O…, madame G…, sont aisément reconnaissables pour les gens du monde. Madame Menessier-Nodier ayant été nommée par le poète, il n’y a pas aujourd’hui d’indiscrétion à dire que le sonnet Je vous ai vue enfant et les deux suivants ont été faits pour elle. Le rondeau Il est aisé de plaire à qui veut plaire est adressé à la femme d’un ministre. Mais on ne trouve pas dans le recueil des poésies de vers à une personne que je veux et dois nommer : madame Ancelot aimait beaucoup Alfred de Musset ; elle lui fut très utile en appuyant sa candidature à l’Académie, en l’aidant à faire la conquête de M. Ancelot, en disant du bien de lui avec cette préméditation constante dont les femmes de cœur sont seules capables ; aussi a-t-il toujours parlé de madame Ancelot avec respect et reconnaissance ; il se disait hautement son obligé. Ceux qui ont représenté Alfred de Musset enclin à la médisance et à la raillerie ont prouvé qu’ils ne le connaissaient point. Il n’a jamais médit de personne ; jamais il n’a sacrifié un absent au plaisir de faire un bon mot, et même il ne prêtait pas volontiers l’oreille aux médisances des autres, de peur de s’en rendre complice en les écoutant. Il faudrait aimer bien peu la vérité pour ne pas vouloir reconnaître que les auteurs des méchants bons mots qu’on lui a attribués sont ceux-là mêmes qui prétendent les avoir entendus, et qu’ils ont pris ce détour pour satisfaire leurs propres rancunes. Quand on l’offensait, quand on se hasardait à l’attaquer en face, Alfred de Musset avait la repartie prompte et terrible ; mais l’idée ne lui vint jamais de commencer les hostilités. Quelquefois même il lui arriva de ne comprendre le sens d’un mot désobligeant pour lui qu’après réflexion, tant il croyait difficilement à une intention malveillante.

Non seulement il n’abusa jamais de la supériorité de son esprit, mais, dans la conversation, il se mettait à la portée de ses interlocuteurs, autant par modestie que par savoir-vivre, et les laissait, en les quittant, aussi satisfaits d’eux-mêmes que de lui. Cette complaisance ne l’empêchait point de soutenir ses opinions avec une entière franchise ; mais l’attention qu’il prêtait à celles des autres, et les formes polies qu’il savait garder, rendaient la discussion facile et intéressante. Il y avait plaisir à se trouver en désaccord avec lui. Peu de gens ont le courage de leurs opinions vis-à-vis des hommes puissants, et même ce doit être une chose fort ennuyeuse pour les princes que cet éternel assentiment par lequel on répond à toutes leurs paroles ; Alfred de Musset leur plaisait, en osant se prononcer d’un avis contraire au leur, et avec autant de tact que d’indépendance.

Par une juste réciprocité, il aimait qu’on lui tînt tête, qu’on défendît sa cause tant qu’on avait une raison à donner, un argument à faire valoir, et surtout qu’on exprimât sa pensée nettement. Dès son plus jeune âge, il témoigna son antipathie pour les hésitations. Un soir, en 1828, notre père nous emmène tous deux au ministère de la guerre, chez le général de Caux, pour assister à la lecture d’un éloge du feu duc de Rivière par M. Alissan de Chazet. L’auditoire se composait de royalistes éprouvés. Avant d’entrer dans le salon du ministre, notre père nous recommanda de prendre garde à ne point heurter l’amour-propre de l’auteur. M. Alissan de Chazet lut son panégyrique sans trop d’emphase, et quand il eut fini, les admirateurs du feu duc le félicitèrent. Pour montrer qu’il ne se laissait point enivrer par le nectar des compliments, l’auteur demanda des avis ; il insista même pour obtenir quelques critiques, disant que c’était le moment de lui signaler ses fautes, avant que la brochure fût chez l’imprimeur. Alfred prend alors la parole, et déclare qu’il a une critique à faire. On forme un cercle autour de ce petit blondin parfaitement inconnu ; le ministre et l’auteur le regardent en souriant, tandis que son père, un peu inquiet, fronce le sourcil. « Monsieur, dit le jeune garçon, dans le morceau que nous venons d’entendre, toutes les fois que vous faites une comparaison ou que vous cherchez à rendre votre pensée par une image, vous semblez en demander pardon au lecteur, en ajoutant : pour ainsi dire, ou si j’ose m’exprimer ainsi. Selon moi, il faut avoir la hardiesse d’exprimer les choses comme on les sent ; c’est pourquoi je vous conseillerais de supprimer ces précautions oratoires, et j’aimerais mieux trop de hardiesse que l’apparence de la timidité. »

L’assurance du jeune blondin amusa les assistants, et sa critique ne déplut pas au panégyriste de M. de Rivière. Deux ans plus tard, il publiait des poésies auxquelles on ne pouvait pas reprocher la timidité.

Quand la circonstance l’exigeait, Musset ne dédaignait pourtant pas les précautions oratoires. Chez madame la duchesse de Castries, où venait souvent le vieux duc de Fitz-James, qui aimait fort et racontait à merveille les historiettes gauloises ; chez la marraine, où le bon ton n’excluait point la gaieté ; chez d’autres femmes du monde, et jusque dans le salon d’une prude, Alfred savait tout dire sans blesser les oreilles les plus délicates.

Ce qui prouve qu’il avait un grand fonds de bonne humeur, c’est qu’il ne négligeait jamais l’occasion de faire une plaisanterie lorsqu’il la rencontrait sur son chemin ; mais ses plaisanteries, toujours innocentes, n’avaient d’autre but que celui de divertir les gens, car il détestait particulièrement les mystifications. Un soir, je ne sais quel grief eut à lui reprocher la princesse Belgiojoso, qui lui témoignait beaucoup d’amitié. Au moment où il prenait congé d’elle, la princesse lui dit avec sévérité qu’elle lui gardait rancune. En rentrant chez lui, décidé à écrire une lettre bien soumise pour demander sa grâce, il trouve sous sa main une feuille de papier timbré. Il la choisit de préférence et compose une lettre d’excuses, pleine de badinages comiques, qu’il termine en disant que le papier timbré attestera la solennité de ses paroles et la profondeur de son repentir. La première fois qu’il revit la dame offensée, elle lui tendit la main en riant de si bon cœur que les personnes présentes, étonnées de cet accueil, en demandèrent l’explication ; — et on la leur donna.

Même entre gens qui se conviennent parfaitement, il y a des moments, à la campagne, en été, où le temps semble long. C’était alors qu’Alfred de Musset prenait plaisir à donner une impulsion nouvelle à la conversation. Quand il voyait approcher ces moments d’ennui ou de langueur, son esprit inventif avait mille ressources. Un matin, dans un château, la compagnie fort nombreuse s’abandonnait au far niente. Le châtelain vaquait à ses occupations de propriétaire ; les hommes fumaient sur le perron ou lisaient les journaux ; le besoin d’un amusement quelconque se faisait sentir. Quelques dames prirent leurs ouvrages ; une autre se mit au piano et joua un air de mazourke. En écoutant le motif, Alfred crut distinguer dans la première phrase une intention mélancolique et dans la seconde une pensée gaie. La même opposition se poursuit, selon lui, dans les développements. Il fait part de sa remarque à la personne qui tient le piano, et, afin de l’engager à bien marquer les nuances indiquées, il chante sur la ritournelle :


 Hélas ! hélas !
Que de maux sur terre !
 Ah ! ah ! ah ! ah !
Que de plaisirs ici-bas !


Pour montrer qu’elle a bien compris, la dame chante à son tour, et puis elle demande d’autres paroles. « Allons, dit-elle tout en jouant, soufflez-moi deux vers tristes et deux vers gais. »

Ce n’était pas facile : la musique exigeait alternativement un vers de sept syllabes et un de cinq ; mais le poète s’entendait à cet exercice, bien qu’à cette époque il ne l’eût pas encore pratiqué avec le père Hermann. Quand la musicienne avait chanté un couplet elle revenait à la ritournelle, hélas ! hélas ! etc. ; pendant ce temps-là l’improvisateur soufflait le couplet suivant. Il en composa ainsi autant qu’on lui en demanda, et toujours dans le double sentiment exigé par le programme. C’était tout un petit poème, en manière de complainte ; je n’en saurais plus dire le sujet. Voici seulement trois de ces couplets que, par grand hasard, je retrouve dans un coin de ma mémoire :


— Ah ! portons mon désespoir
 Loin de ma patrie…
Je vais enfin te revoir,
 Ô belle Italie !

— J’ai perdu l’objet charmant
 Qui fut ma maîtresse…
Entrez chez nous un moment,
 Dit la belle hôtesse.

— Plaignez le mal amoureux
 Qui me désespère…
Et toi, la fille aux doux yeux,
 Remplis-moi mon verre.


Si je me suis rappelé ces trois couplets, c’est que, pendant un jour entier, les voix des femmes, que la complainte avait amusées, les ont répétés cent fois, et qu’on entendait résonner dans tout le château, sur le refrain de la mazourke : Que de maux sur terre !Que de plaisirs ici-bas ! Je les donne au lecteur, comme ces reliques oubliées dans un tiroir, et que le poète de la Nuit de décembre appelle « débris des jours heureux ».

Voici encore une de ces reliques qu’il faut ranger parmi les improvisations : Alfred de Musset, qui a chanté la grâce et la beauté jusque dans les marches d’un escalier de Versailles, était à plus forte raison disposé à leur rendre hommage lorsqu’il les rencontrait dans une femme. Un soir, chez sa marraine, il voit arriver une jeune et charmante personne qui apportait à la maîtresse de la maison un petit présent. C’était une boîte à aiguilles en écaille noire, avec des ornements d’argent. Alfred se met dans la tête de se faire donner cette boîte. L’entreprise était folle ; la marraine ne pouvait pas donner ce qu’on venait de lui offrir, et son amie répondait que la boîte ne lui appartenait plus. Il s’obstine pourtant, et revient à la charge, mais sans succès. La soirée se passe ainsi jusqu’à minuit. Pour rentrer chez elle, la jeune femme s’enveloppa, dans l’antichambre, d’un capuchon blanc qui seyait à merveille à son visage rose. Alfred la compara, en badinant, à un moinillon, et puis on se sépara. Le lendemain de grand matin, notre groom, habitué aux commissions de ce genre, arpentait les rues de Paris portant une grosse enveloppe où se trouvaient les sixains suivants :


Charmant petit moinillon blanc,
Je suis un pauvre mendiant.
Charmant petit moinillon rose,
Je vous demande peu de chose.
Accordez-le-moi poliment,
Charmant petit moinillon blanc.

Charmant petit moinillon rose,
En vous tout mon espoir repose.
Charmant petit moinillon blanc,
Parfois, l’espoir est décevant.
Je voudrais parler, mais je n’ose,
Charmant petit moinillon rose.

Charmant petit moinillon blanc,
Je voudrais parler franchement.
Charmant petit moinillon rose,

J’ai peur que le monde n’en glose.
Il me faut donc être prudent,
Charmant petit moinillon blanc.

Charmant petit moinillon rose,
Je ne sais quel démon s’oppose,
Charmant petit moinillon blanc,
À ce qu’on dorme en vous quittant.
N’en pourriez-vous dire la cause,
Charmant petit moinillon rose ?

Charmant petit moinillon blanc,
Il faut que votre œil, en passant,
Charmant petit moinillon rose,
Ait fait une métamorphose,
Car je ronfle ordinairement,
Charmant petit moinillon blanc.

Charmant petit moinillon rose,
L’homme propose et Dieu dispose ;
Charmant petit moinillon blanc,
Jamais un proverbe ne ment ;
Permettez donc que je propose,
Charmant petit moinillon rose.

Charmant petit moinillon blanc,
Quand l’un donne et que l’autre rend,
Charmant petit moinillon rose,
Personne à perdre ne s’expose ;
Et c’est le cas précisément,
Charmant petit moinillon blanc.

Charmant petit moinillon rose,
Si vous me donniez, je suppose,
Charmant petit moinillon blanc,
Votre étui noir brodé d’argent,
Je vous rendrais bien quelque chose,
Charmant petit moinillon rose.


Charmant petit moinillon blanc,
Je vous rendrais, argent comptant,
Charmant petit moinillon rose,
Ce que mes vers, ce que ma prose,
Pourraient trouver de plus galant,
Charmant petit moinillon blanc.

Charmant petit moinillon rose,
Jamais la fleur à peine éclose,
Charmant petit moinillon blanc,
N’aurait eu pareil compliment.
Je ferais votre apothéose,
Charmant petit moinillon rose.

Méchant petit moinillon blanc,
Vous direz « non » certainement,
Méchant petit moinillon rose,
Vous trouverez qu’à cette clause,
Vous perdez infailliblement,
Méchant petit moinillon blanc !

Hélas ! petit moinillon rose,
Mon cœur est pour vous lettre close.
Hélas ! petit moinillon blanc,
Il pourrait vous dire pourtant…
Mais, sur ce, je fais une pause.
Hélas ! petit moinillon rose !


Quoique fort jeune, la dame avait déjà reçu bien des compliments, mais pas de cette qualité-là. Elle avait d’ailleurs un faible pour la poésie. Cet impromptu, écrit et expédié entre l’heure du coucher et celle du lever, fut pour elle une douce surprise ; elle y répondit en envoyant à l’auteur une petite boîte de bois de sandal contenant non des aiguilles, mais une plume qui depuis a servi à écrire quantité de vers et de prose. Je ne saurais dire combien d’autres gracieux hommages la poste aux lettres ou le groom matineux ont ainsi distribués dans Paris, combien d’autres fleurs ont été semées par la muse prodigue. Quant à ces longues causeries, tantôt légères, tantôt profondes, toujours poétiques, originales, pleines d’aperçus curieux, qui nous retenaient, le soir, dans le salon de la marraine jusqu’à des heures approchant du matin, à moins d’avoir un sténographe à gages et de passer les jours et les nuits à en faire des in-folios, il fallait bien les laisser s’évanouir avec l’occasion et l’à-propos qui les avaient fait naître.

Cette prodigalité ne se bornait pas aux choses de l’esprit ; elle se retrouvait dans le caractère de l’homme. Riche ou pauvre, il ne pouvait vivre qu’en grand seigneur. Lorsqu’il donnait sa dernière pièce de cinq francs pour soulager une misère quelconque, c’était d’aussi bon cœur que s’il eût eu les poches pleines. Au Croisic, sur le bord de la mer, il vit, un jour, devant la cabane délabrée d’un pauvre saulnier, une petite fille en haillons qui dormait au soleil, la tête sur une poignée de paille. Il s’approche d’elle, lui pose doucement un louis d’or entre les lèvres, et s’éloigne sur la pointe du pied, tout joyeux de cette espièglerie et du plaisir qui attend l’enfant à son réveil. J’ai lu dans les Mémoires de Lord Byron, si tristement mutilés par Thomas Moore, qu’au moment où les gens d’affaires du noble lord eurent vendu son domaine de Newstead, ils lui écrivirent pour lui demander ce qu’il voulait faire du produit de cette vente. « Ne vous embarrassez pas du placement, répondit lord Byron ; je compte employer cet argent pour mon plaisir. »

Il s’agissait d’une somme énorme : cent mille livres sterling. Alfred de Musset eût été parfaitement capable de faire la même réponse. Il ne lui a manqué pour cela que d’avoir à toucher les deux millions et demi de francs. À défaut du domaine de Newstead, nous vendîmes, en 1846, une petite propriété de famille provenant de l’héritage de notre père. Alfred reçut, un matin, pour sa part du premier payement, cinq mille francs en monnaie d’argent. C’était la plus grosse somme qu’il eût encore possédée de sa vie. Je lui conseillai de la placer sur l’État ; mais il me répondit, en regardant avec admiration les sacs alignés sur sa table : « Qui, moi ? j’irais changer de bons gros écus contre des chiffons de papier ? Pas si sot, ma foi ! Ce n’est pas sur l’État que je veux placer cet argent, mais dans mon armoire. »

Il range, en effet, les sacs dans un placard, et, pour faire preuve de sagesse et de prudence, comme s’il se défiait de lui-même, il me donne la clef à garder, en me disant que je pourrais la lui rendre le matin, mais non le soir, aux heures périlleuses de la dissipation et du jeu.

Cette convention faite, je mets la clef dans ma poche, et je m’en vais. Dans notre salle à manger, je rencontre M. le général de Berthois, un de nos meilleurs et de nos plus anciens amis ; j’entre avec lui au salon. Au moment où je prends un siège pour m’asseoir à côté du général, quelqu’un me tire par la manche de mon habit. Je me retourne, et je vois mon frère qui me suivait pas à pas, d’un air sérieux et affairé. Il se penche à mon oreille et me dit tout bas : « La clef ; donne-moi la clef. »

Je la lui rendis, et je ne la revis plus. La grande mesure de prudence avait duré un peu moins d’une minute. Les cinq mille livres ne furent point placées sur l’État. Jamais Alfred de Musset n’eut entre les mains ni une inscription de rente, ni une action de chemin de fer. Sur cet article, il n’y avait pas de conseil à lui donner. C’était, d’ailleurs, en toutes choses, l’homme le plus indépendant, tout entier à ses impressions et gouverné par sa fantaisie. Perpétuellement il lui arrivait de sortir avec l’intention d’aller dans un endroit, et de changer d’idée à moitié du chemin. Du quai Voltaire, où il demeurait en 1840, la distance n’était pas grande pour aller rue des Beaux-Arts, à la Revue des Deux-Mondes. Un soir, il y devait retrouver à dîner plusieurs de ses collaborateurs, et il avait accepté une invitation avec plaisir. En descendant son escalier, il se demande quels seront les convives, et près de qui sa place sera marquée. Tel voisin lui plairait fort ; mais le lui donnera-t-on ? Tel autre l’ennuiera peut-être. Lerminier mettra la conversation sur la politique. On ne pourra parler que discussion de l’adresse ou attitude du ministère. À cette idée la peur le prend. Il change de route, et s’en va dîner seul au Palais-Royal, d’où il envoie une lettre d’excuse par un exprès.

Toute espèce d’engagement l’inquiétait ; mais nul engagement ne lui faisait plus d’horreur que celui d’un travail obligé. Ce qu’il en a dit dans le Poète déchu, il l’a senti avec tant d’amertume que je considère ce moment de sa vie comme une de ses épreuves les plus cruelles et un des plus grands dangers qu’il ait jamais courus. Et cependant, ce poète qui redoutait le moindre lien, se laissait lier sans cesse par entraînement, par faiblesse vis-à-vis de l’insistance, par imprudence, par mauvaise administration de ses affaires. Il a donné beaucoup trop de signatures, et souvent à des gens moins accommodants que le directeur de la Revue. De soi-disant amis lui ont fait passer plus d’une nuit blanche.

Ce sont là des contradictions dont tous les caractères sont pleins. Lorsque Musset consentit à prendre une gouvernante pour mener son ménage de garçon, ce fut en lui disant qu’il ne la garderait pas plus de trois mois ; elle resta chez lui jusqu’à sa mort. À peine installé dans son appartement de la rue du Mont-Thabor, obéré par des achats de meubles, on lui propose une belle copie par Carle Vanloo du Giorgione qui est au musée du Louvre, le Concert champêtre. Le tableau ne coûte pas cher ; c’est une occasion précieuse. Il le prend à condition de le payer en quatre mois, le fait apporter chez lui en triomphe, et le suspend au mur de sa salle à manger, en disant à la gouvernante peu satisfaite de cette acquisition : « Mettez mon couvert en face de ce tableau, et retranchez un plat de mon ordinaire. Le dîner me semblera toujours assez bon. »

La duchesse de Castries eut deux fois l’envie de le marier. La première femme à laquelle elle pensa était une personne d’un grand mérite ; mais Alfred, beaucoup trop jeune alors, montra peu d’empressement. Le second parti lui plaisait extrêmement ; il eut pourtant le courage de surmonter son inclination et d’élever des objections qui furent trouvées justes et raisonnables. Une autre fois, — je ne sais plus en quelle année, — entre deux parties d’échecs, Chenavard lui dit négligemment : « Si, par hasard, vous vouliez prendre femme, adressez-vous à moi ; je vous indiquerai celle qui vous convient.

— Pourquoi pas ? répond Alfred ; indiquez toujours.

— Depuis peu de temps, reprend Chenavard, j’ai fait la connaissance de M. Mélesville. Ce matin, je vais chez lui ; on m’introduit dans le salon. Une jeune fille charmante m’invite à m’asseoir, en attendant que son père arrive. C’était la première fois que je la voyais. Je suis frappé de sa beauté, de son air aimable et intelligent. Elle est brune ; elle a de grands yeux noirs. Le père est le meilleur homme du monde. C’est une famille de gens d’esprit et de goût. À l’instant l’idée me vient que ce parti est votre affaire, et je me promets de vous en parler. Voilà ma proposition. Vous devriez y songer. »

Ils y songèrent séance tenante, et si bien que ce fut un projet de mariage arrêté entre eux. Alfred aimait particulièrement les yeux noirs et les beautés brunes. Il avait eu peu de relations avec M. Mélesville depuis le temps du séjour d’Auteuil, mais toujours amicales et basées sur une estime réciproque. Il se souvint d’avoir vu la jeune fille jouer avec une rare intelligence un petit rôle dans une comédie de société. Il la savait pleine d’esprit et bien élevée. Son imagination de poète s’enflamme aussitôt. Chenavard, en qui il a confiance, lui répète que M. Mélesville est l’homme le meilleur et le plus simple du monde, de mœurs patriarcales, et qui, ne devant sa fortune qu’à son talent, attache plus de prix au talent qu’à la fortune. On se marierait seulement pour avoir un tel beau-père. Toutes les convenances possibles se trouvent réunies. Il ne reste plus qu’à déterminer la marche qu’on doit suivre. Alfred, déjà dévoré d’impatience, cherche un prétexte pour renouveler connaissance avec M. Mélesville, et se présenter dans la maison, car on ne le croirait pas s’il disait qu’il aime la jeune fille sans la connaître, et il ne veut pas débuter, comme un notaire, par une question de chiffres. Chenavard trouve incontinent le prétexte souhaité. « Vous irez, dit-il, proposer à M. Mélesville votre collaboration pour une pièce de théâtre. Imaginer un plan de comédie n’est pas une difficulté pour vous. Armé de votre plan, vous vous présentez ; vous travaillez avec le père, vous causez avec la jeune fille. Quand vous avez eu le temps de remarquer ses grâces et son esprit, vous me lancez en ambassadeur ; j’arrive porteur de la demande ; on m’accueille favorablement, et vous faites un vrai mariage d’opéra-comique. »

Alfred, enchanté de ce projet, l’adopte sur-le-champ. Le sujet de pièce qui se présente à son esprit est le conte arabe du généreux Noureddin ; il en veut faire un opéra-comique. Mademoiselle Mélesville s’appelle Laure ; elle a un album de dessins ; Chenavard, rêvant de son côté au projet de mariage, se propose d’offrir un dessin au crayon à la jeune fille. Il puise son sujet dans les sonnets de Pétrarque, et représente la première rencontre entre le poète et Laure de Noves, en donnant aux deux figures de Pétrarque et de Laure quelque ressemblance avec les traits d’Alfred de Musset et de mademoiselle Mélesville. Son croquis terminé, il engage le prétendant à y mettre une traduction en français des quatre vers qui lui ont inspiré son sujet. Alfred écrit au bas du dessin le quatrain suivant, imité du douzième sonnet de Pétrarque :


Bénis soient le moment, et l’heure, et la journée,
Et le temps et les lieux, et le mois et l’année,
Et la place chérie où, dans mon triste cœur,
Pénétra de ses yeux la charmante douceur !


Cela fait, Chenavard se rend chez M. Mélesville en éclaireur, pour sonder le terrain et offrir son dessin enrichi d’un autographe. Au premier mot qu’il dit de la jeune fille, on lui apprend qu’elle est promise à M. Van der Vleet, et que le mariage doit se faire bientôt. Ainsi finit ce complot d’un jour. Alfred n’y renonça pas sans chagrin. Les gens sérieux peuvent sourire de ce roman à peine ébauché ; on ne m’ôtera pas de l’esprit que, si ce projet eût tourné autrement, le poète vivrait encore. Une fois soumis à la toute-puissante influence d’une femme belle, intelligente, aimée et digne de lui, Alfred aurait été le plus fidèle, le plus sage et le plus heureux des maris. Il avait le respect de la foi jurée ; son indépendance se serait parfaitement arrangée des devoirs qui assurent le bonheur. Un mariage selon ses goûts l’aurait sauvé.

L’expérience et les années n’ont pas eu le pouvoir de refroidir le cœur d’Alfred de Musset. Bien au contraire, jusqu’à son dernier moment, sa sensibilité ne fit que s’exalter davantage. C’étaient des agitations, des inquiétudes, des émotions perpétuelles, un besoin incessant de confidences, de conversations expansives, soit avec son oncle Desherbiers, soit avec son frère. Il nous retenait au coin de son feu, et nous ne pouvions pas plus nous en arracher qu’il ne pouvait se résoudre à nous laisser partir. Dans ces moments de fièvre, il fallait s’inquiéter avec lui, se désoler, s’attendrir, s’indigner tour à tour. Cet exercice violent, ces mouvements extrêmes d’une âme singulièrement active et sensible, devenaient parfois une fatigue pour son entourage ; mais à cette fatigue se mêlait un charme inexprimable. La passion et l’exagération sont contagieuses. On était entraîné malgré soi ; on se tourmentait, on s’exaltait ; on y revenait comme à un excès dont on ne peut plus se passer, pour s’exalter et se tourmenter encore. Qui me rendra cette vie agitée et ces heures de délicieuses souffrances ? Ah ! du moins, pendant quarante ans, j’ai bien joui du commerce intime de ce grand esprit et de ce cœur si bon et si riche !

On dit qu’il a existé des génies qui s’ignoraient eux-mêmes. On le dit ; mais je n’en crois rien. Le Corrège lui-même, qui avait un cœur simple, n’est pas resté longtemps dans cette ignorance. Alfred de Musset, le plus modeste des poètes, savait mieux que personne le fort et le faible de chacun de ses ouvrages, et il les jugeait aussi sainement que s’ils eussent été d’un autre. Ceux de ses écrits qu’il estimait le plus sont le second volume de ses poésies, le Fils du Titien, Lorenzaccio et Carmosine.

Il est fâcheux qu’en France le génie poétique ne puisse pas donner la fortune. La seule pièce du Caprice a plus contribué à l’aisance de son auteur que tous ses autres ouvrages ensemble. Stendhal, qui aimait beaucoup Alfred de Musset, s’amusa un jour à compter avec lui ce que lui rapportait un vers. Ils prirent la livraison de la Revue qui contenait Rolla, et le résultat de leur calcul donna le chiffre modique de soixante centimes. Stendhal ouvrit ensuite les poésies de lord Byron, et, prenant pour point de comparaison la Lamentation du Tasse que M. Murray avait payée trois cents guinées, il trouva que le libraire anglais avait donné pour chaque vers près d’une guinée et demie. Stendhal s’écria que cette différence était scandaleuse et humiliante pour la France. « Avant de vous emporter, lui dit Alfred, il faut savoir si la même différence n’existe pas entre la qualité des vers de lord Byron et celle des miens. Peut-être suis-je assez payé.

— C’est ce dont je ne conviens pas, » répondit Stendhal.

Si lord Byron, avec le caractère qu’on lui connaît, n’eût été ni pair d’Angleterre, ni plus riche que le poète français, et qu’il n’eût obtenu de ses poèmes que cinq cents francs au lieu de sept mille cinq cents, la vie, dans de telles conditions, lui eût été impossible.

Comme il l’a dit en vers à madame Ristori, Alfred de Musset eut toujours le cœur prompt à l’appel du génie. On sait quel immortel hommage il a rendu à M. de Lamartine. Il admirait aussi Béranger ; mais il ne concevait pas qu’un poète de talent se renfermât de parti pris dans le cadre étroit de la chanson. Il le plaignait de s’être imposé l’entrave souvent pénible du refrain, et d’avoir traîné toute sa vie le boulet de la faridondaine. Mais il n’était pas de ceux qui, pour se dispenser de rendre justice au noble caractère de Béranger, ont appelé son désintéressement une coquetterie.

Ce n’est pas sans dessein que l’auteur des Pensées de Raphaël a parlé de la rencontre, sur sa table, de Shakspeare et de Racine. Il professait une égale admiration pour ces deux génies si différents. Dans la fougue de la jeunesse, il préféra le premier ; la réflexion et la maturité lui apprirent tout ce que valait le second. Lorsqu’il rencontrait dans Racine un sentiment énergique et passionné, il s’écriait que cela était beau comme Shakspeare, et s’il trouvait dans le poète anglais une grande pensée revêtue d’une forme pure et irréprochable, il la comparait à la poésie de Racine. Une des choses qu’il aimait le plus au monde était une certaine exclamation de Phèdre, qui exprime par sa bizarrerie le trouble profond de ce cœur malade :


Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.


Quand Rachel exhalait cette plainte singulière et imprévue, Alfred prenait sa tête dans ses deux mains et pâlissait d’émotion.

Je ne dirai pas que le naturel était la qualité qui le charmait le plus ; il serait plus exact de dire que, pour lui, cette qualité était indispensable, et que si elle n’empêchait pas qu’un ouvrage où elle se trouvait ne pût être médiocre, et même mauvais, en revanche il n’y avait point de beauté qui en pût racheter l’absence. Pour cette raison, les lettres de madame de Sévigné ne lui plaisaient point ; il y sentait, par moments, l’apprêt, l’affectation, l’arrière-pensée que ces lettres seraient communiquées à d’autres personnes que celles à qui elles étaient adressées.

L’abus des adjectifs, qu’il a si comiquement frondé dans ses lettres de la Ferté-sous-Jouarre, était encore une de ses antipathies. Un jour, en 1833, un beau roman, dont tout le monde parlait et qui venait de révéler un talent nouveau, lui passa par les mains avant qu’il eût fait la connaissance de l’auteur. Il goûta ce roman, mais non sans y trouver des sujets de critique. Frappé de l’abus des adjectifs, il prit un crayon, et, tout en lisant, il effaça des épithètes inutiles, des membres de phrases parasites et d’autres superfluités. Le premier chapitre du roman, ainsi châtié et corrigé, est infiniment plus naturel et plus agréable à lire que l’original, et cette lecture est une excellente leçon[11].

Dans aucun de ses ouvrages, en vers ou en prose, même dans ses articles de critique, Alfred de Musset ne porte la parole à la première personne du pluriel. Cette manière de parler, qui passe pour modeste, lui semblait, au contraire, une prétention. Hormis dans les journaux, où l’écrivain qui tient la plume peut être considéré comme exprimant les doctrines et les opinions des autres rédacteurs en même temps que les siennes, il n’aimait pas qu’on dît nous au lieu de je, et, lorsqu’il rencontrait cette locution, si usitée pourtant, il s’amusait à dire : « Je ne savais pas que l’auteur fût roi de France et de Navarre. »

L’auteur des Contes d’Espagne et de Namouna a souri plus d’une fois des vains efforts de ses imitateurs, car jamais poésie ne fut autant imitée que celle-là. « Ils ne savent pas, les imprudents, disait-il, tout ce qu’il faut de bon sens pour oser n’avoir pas le sens commun. Mais le bon sens, le tact, l’esprit et l’imagination ne servent de rien si l’on n’a pas surtout et avant tout beaucoup de cœur. La fantaisie est l’épreuve la plus périlleuse du talent ; les plus habiles s’y fourvoient comme des écoliers, parce que leur tête est seule de la partie. Ceux qui sentent juste et vivement peuvent se livrer au dangereux plaisir de laisser leur pensée courir au hasard, sûrs que le cœur est là qui la suit pas à pas. Mais les gens qui manquent de cœur se noient infailliblement s’ils ont une fantaisie ; une fois lancés à l’aventure, ils ne peuvent plus se rattacher à rien, parce qu’ils n’ont pas de point fixe dans l’âme. »

Jusqu’à son dernier jour, Alfred de Musset lut tout ce qui paraissait, et voulut tout connaître et tout apprécier. Il s’arrêtait avec plaisir sur une idée neuve, si petite qu’elle fût. Il retenait dans sa mémoire un joli vers, une page contenant un sentiment vrai, une réflexion ingénieuse, une expression originale, et, sans s’inquiéter si l’auteur avait ou non de la réputation, il citait volontiers ce qu’il avait remarqué. Il se défiait des livres faits avec d’autres livres, et il aimait mieux remonter aux sources que de s’en rapporter à des interprétations…

Mais je m’aperçois que je me laisse entraîner au delà des bornes de mon sujet. S’il s’agissait de recueillir les jugements littéraires, les opinions d’Alfred de Musset sur les hommes et les choses de ce siècle et des siècles passés, ce serait tout un nouveau livre à entreprendre[12]. Il est temps de m’arrêter, malgré les souvenirs qui se pressent encore en foule dans mon esprit. Puissent les admirateurs passionnés du poète trouver que j’ai atteint le but proposé, celui de leur faire connaître l’homme ! C’est à eux seuls que cette notice est dédiée. Je l’ai écrite sans autre parti pris que l’envie d’être exact, sans autre guide que mes regrets, sans autre point fixe dans l’âme que mon affection pour ce frère dont la mort prématurée a laissé dans mon existence un vide que rien ne peut plus combler.


FIN

  1. Depuis le mois d’octobre 1839, nous demeurions sur le quai Voltaire.
  2. Ils sont dans le volume des Œuvres posthumes.
  3. Je l’ai vérifié, pour la seconde fois, dans mon dernier voyage à Florence. Ce portrait porte le n° 263.
    P. M.
  4. C’était un des surnoms qu’elle aimait à donner à son filleul.
    P. M.
  5. La pièce de Clarisse Harlowe était de M. Léon Guillard, aujourd’hui archiviste de la Comédie française.
    P. M.
  6. On peut juger par le fragment de Faustine, inséré dans les Œuvres Posthumes, combien il est regrettable que ce drame n’ait pas été achevé.
    P. M.
  7. On peut voir par une lettre de madame Allan-Despréaux, insérée dans les notes de la grande édition in-4o, que cette actrice, d’un goût excellent et d’un grand esprit, aimait beaucoup la pièce de Bettine. Elle aurait joué ce rôle, si elle n’eût été trop âgée et déjà malade.
    P. M.
  8. M. Fortoul, qui avait été un des collaborateurs de la Revue des Deux-Mondes, aimait sincèrement les écrivains de talent.
    P. M.
  9. Cette estime de M. Fortoul pour Alfred de Musset datait de loin. On en trouve une preuve irrécusable dans la livraison de la Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1834. C’est un article de critique littéraire fort élogieux sur le Spectacle dans un fauteuil. L’auteur de cet article, curieux à lire aujourd’hui, compare, à propos du drame de Lorenzaccio, les républicains de Florence, en 1536, avec ceux de France en 1830. « Ces marchands, dit-il, se laissent escamoter la république à peu près aussi imprudemment qu’on l’a fait en ces temps derniers. » Plus loin, M. Fortoul félicite l’auteur de Lorenzaccio d’avoir compris « les désirs plébéiens qui nous enflamment ». On voit que le ministre de l’instruction publique du second empire n’avait pas toujours été partisan de la dictature perpétuelle.
    P. M.
  10. Marzo est mort de vieillesse le 28 août 1864, entouré de soins et pleuré de son amie. Madame Martelet, ne voulant pas que le corps de Marzo fût jeté au tombereau, chargea son mari de l’aller enterrer. Le mari part de grand matin portant Marzo enveloppé dans un journal. Il va jusqu’à Auteuil et voit des ouvriers terrassiers qui travaillaient. Il leur demande la permission de déposer le corps dans le terrain qu’ils étaient en train de remuer. Marzo est enseveli sous une charretée de terre dans une rue nouvelle qui, depuis, s’est appelée la rue de Musset.
    P. M.
  11. Je possède ce curieux exemplaire d’Indiana.
    P. M.
  12. Quant aux ouvrages qui sont restés inédits jusqu’à ce jour, j’en ai livré au lecteur tout ce qu’il m’était permis de lui donner. Alfred de Musset n’ayant jamais employé de secrétaire, toute publication posthume dont on ne pourra pas produire l’autographe, sera évidemment apocryphe et mensongère.
    P. M.