Calmann-Levy / Nelson (p. 178-197).
◄  X
XII  ►

XI


LEVÉE toujours la première, Bijou descendait vers sept heures et faisait à l’office et à la laiterie son tour de maîtresse de maison.

Sauf Pierrot, qui circulait quelquefois, les yeux bouffis de sommeil, dans les corridors, elle ne rencontrait jamais personne, et elle futtrès étonnée ce matin-là de se heurter à M. de Rueille, qui sortait de la bibliothèque un livre à la main. De tous les habitants de Bracieux, il était le plus paresseux ; aussi demanda-t-elle en riant :

— Comment !... Vous avez déjà fini de dormir ?...

— C’est-à -dire que je n’ai pas commencé !...

— Ah bah !...

— Non... et comme j’avais lu tous mes bouquins de là-haut, je suis venu en prendre un autre pour achever ma nuit-Bijou niontra le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte :

— Votre nuit ?...

— Oh !... pour moi, sauf en cas de chasse ou de départ quelconque, il fait nuit jusqu’à dix heures au moins !...

— Et vous allez vous recoucher ?...

— A l’instant même... — Mais c’est fou !...

— C’est au contraire très sage... d’autant plus que, quand on n’est pas de bonne humeur, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de se terrer...

— Vous n’êtes pas de bonne humeur ?...

— Non !...

— Et pourquoi ça ?...

Paul de Rueille hésita un instant et répondit :

— Je n’en sais rien...

— Le fait est — dit en riant Bijou — qu’hier, pendant notre course à Pont-sur-Loire, vous n’avez pas été très aimable...

— C’est votre faute !...

— Ma faute !... à moi ?...

— A vous...

— Mais comment ça ?...

— Je vous le dirai si ça vous plaît...

— Ça me plaît... mais pas maintenant... parce qu’on m’attend à la laiterie...

Il demanda, l’air inquiet :

— Qui ça ?...

Sans remarquer cette inquiétude. Bijou répondit :

— La femme des vaches...

M. de Rueille répliqua, un peu pointu :

— Allez vite, en ce cas !...

je ne voudrais pas que la femme des vaches attendît à cause de moi...

Denyse proposa :

— Vous devriez venir voir les fromages ?...

— C’est ça qui doit être gai !... Non !... vrai !... vous n’avez pas peur que je m’amuse trop, dites, mon petit Bijou ?...

— Vous vous amuserez toujours autant que dans votre lit !… à relire quelque vieux bouquin que vous devez savoir par cœur ?… oh !… vous le savez par cœur, j’en suis sûre !… il n’y a dans la bibliothèque que des classiques ou des vieux rossignols… depuis que je suis là, il n’entre plus un livre, ni rue de l’Université, ni à Bracieux, tellement grand’mère a peur que je ne fourre dedans mon nez… et elle a bien tort, grand’mère, d’avoir peur de ça !… jamais je n’ouvrirais un livre qu’on m’aurait défendu d’ouvrir, jamais !…

— Grand’mère craint toujours que vous ne fassiez ce que ferait une autre jeune fille !… vous êtes une si surprenante exception. Bijou !…

— Oui, je suis une exception, un ange, tout ce que vous voudrez… mais venez avec moi, ou laissez-moi m’en aller, voulez-vous ?… je n’aime pas à me faire attendre…

M. de Rueille posa son livre sur une console et dit :

— Mon Dieu !… je veux bien aller avec vous !… Il suivit sans parler Bijou qui trottinait devant lui. Elle était si gentille, allant et venant à travers les grands seaux pleins de lait, son chapeau de paille enroulé de dentelle planté à la diable sur ses cheveux blonds ; son petit peignoir de batiste rose relevé très haut, par une grande épingle de nourrice en argent.

Quand elle eut vérifié, ordonné, disposé toutes choses sans plus s’occuper de son cousin que s’il n’existait pas, alors seulement elle se tourna vers lui, souriante : — Et maintenant...

s’il vous plaît que nous allions nous promener, je suis à vos ordres... Elle tourna dans une des allées qui menaient aux avenues, et ajouta :

— Je vous écoute...

— Vous m’écoutez ?... qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?...

— Je croyais que vous deviez me raconter pourquoi vous étiez hier de si mauvaise humeur... vous disiez que c’était par ma faute...

Il répondit, embarrassé :

— C’est que... vous aviez eu... enfin, vos façons, votre manière d’être... n’étaient pas du tout ce qu’elles sont habituellement... ni ce qu’elles devaient être !...

— Ah !... qu’est-ce que j’ai donc fait ?...

— Mais, d’abord, vous avez mis une insistance... singulière à faire monter avec nous Bernès sur le mail, lorsque nous l’avons rencontré... Pourquoi cette insistance ?...

— Dame !... il est assez naturel, quand on rencontre quelqu’un à pied... à un kilomètre de l’endroit où l’on va soi-même en voiture, de lui offrir de l’emmener... c’est le contraire, il me semble, qui serait singulier !...

— Soit !... mais alors, c’était M. de Clagny qui devait offrir une place dans sa voiture...

— Il n’y pensait pas !...

— Ou bien il ne se souciait pas de le faire !... vous lui avez forcé la main...

— Allons donc !... il adore M. de Bernés !... l’autre jour, il a passé une demi-heure à me chanter sur tous les tons ses louanges...

— Ah !... c’est probablement ce qui vous a rendu si aimable pour lui ?...

— Ai-je été si aimable ?...

— Certes !... d’habitude, vous ne lui accordez pas la plus légère attention, au petit Bernès... et hier, vous n’aviez d’yeux que pour lui...

— Je ne m’en suis pas aperçue...

— En vérité ?... alors, vous êtes la seule !... c’était à ce point que je me suis demandé si ce n’était pas tout bonnement avec l’idée de me tourmenter que vous faisiez ça !...

Bijou leva sur M. de Rueille son beau dard lumineux et demanda :

— Pour vous tourmenter ?... et en quoi cela peut-il vous tourmenter que je sois aimable pour M. de Bernès ?...

— En quoi ?... — balbutia M. de Rueille très gêné, — mais je viens de vous le dire... je ne suis pas... nous ne sommes pas habitués à vous voir faire ainsi des frais... pour un jeune homme, surtout !... Non... c’est vrai... j’étais stupéfait... je le suis encore. ..

Elle dit, gentiment :

— Et moi je suis désolée de vous avoir contrarié... oui... je vous assure... vous comprenez, je n’avais jamais regardé beaucoup M. de Bernès... je voulais voir si toutes les jolies choses que M. de Clagny m’en avait dites étaient exactes... alors, je m’occupais de lui... vous me pardonnez ?... Sans répondre, M . de Rueille reprit :

— Avec Clagny, vous avez aussi une façon d’être choquante !... il est vieux, c’est convenu !... mais enfin, il n’est pas encore assez croulant pour autoriser de telles libertés...

— Qu’est-ce que vous appelez des libertés ?...

— Tantôt vous avez l’air de l’admirer, d’être en extase devant lui... tantôt vous le câlinez ridiculement comme hier...

— Hier ?... j’ai câliné M. de Clagny ?... moi ?...

— Vous !...

— Mais à quel propos ?...

— Quand vous vouliez à toute force passer en mail dans la rue Rabelais... et du diable si je sais pourquoi, par exemple !... c’est bien la plus sale rue qui soit !... sans compter que vous pouviez nous faire casser le cou... oui... parfaitement !... c’était dangereux comme tout, cette fantaisie !... le petit Bernés lui-même, qui est pourtant un des plus jolis imprudents que je connaisse, a essayé de vous dissuader de passer par là...

Entre les cils de Bijou courut la petite lueur bizarre qui éclairait parfois ses yeux, et elle dit en souriant :

— C’est vrai !... il était enragé pour empêcher de passer par la rue Rabelais, M. de Bernés !... on aurait cru qu’il avait peur de quelque chose ?...

— Il avait peur de se démolir, parbleu !... comme moi... comme l’abbé... comme Pierrot lui-même... et je ne comprends pas comment le père Clagny a cédé à votre caprice... car il était responsable de la petite Dubuisson, de Pierrot, et de vous… pour ne pas parler de nous autres !…

— Avez-vous fini de me gronder ?…

— Je ne vous gronde pas…

— Ah ! par exemple !… faisons la paix, voulez-vous ?…

Se dressant sur la pointe des pieds et tendant vers lui son petit bec frais, elle demanda :

— Embrassez-moi ?…

Il recula brusquement.

— oh… fit Bijou stupéfaite et attristée oh ! vous ne voulez pas ?…

Il dit, mal à l’aise, cherchant les mots qui ne venaient pas :

— Je ne veux pas… je ne veux pas ?… pas ici… c’est ridicule !… je ne comprends pas que vous ne trouviez pas ça ridicule !…

Secouant sa tête ébouriffée, elle fit voler les bouclettes de son front et répondit, très douce :

— Non… je ne trouve pas ça ridicule du tout !…

Puis, au lieu de continuer sa promenade, elle rebroussa chemin et rentra sans plus parler.

En arrivant dans sa chambre, M. de Rueille y trouva sa femme qui l’attendait en lisant une lettre qu’elle lui tendit :

— Voici la lettre que je viens de recevoir du docteur Brice… je trouvais que Marcel n’était pas très bien depuis quelque temps…

— Pas très bien, Marcel ?… cet enfant qui mange et boit plus que moi, dort comme un sabot, et pousse comme un champignon ?... Ah ! elle est forte cellelà ! ... et quelle maladie lui découvre-t -il, cet excellent Brice ?...

— Aucune...

— C’est encore heureux !...

— Mais il lui ordonne la mer...

— La mer ?... à ce gosse qui crève de santé, au point d’en être insupportable ?...

— Voyez ce qu’il dit...

M. de Rueille murmura :

— Voyons ce qu’il dit ?... Et, résigné, il commença la lecture de la lettre, très longue, dans laquelle le docteur indiquait la mer comme le meilleur remède aux petits troubles nerveux que ressentait l’enfant.

Et il répéta, narquois :

— Alors... il ressent des troubles nerveux, Marcel ? ... et pour ces troubles, dont personne, sauf vous, ne s’aperçoit, nous quitterions Bracieux, où cet enfant s’épanouit dans un air exquis, — son air natal, en ; omme, — et nous irions camper sur quelque plage stupide ?„. Ah ! non !... vous avez parfois des idées malheureuses !...

Encore crispé de son explication avec Bijou, ému à la pensée de ne plus la voir, il parlait sec et essayait de rire, d’un rire qui sonnait faux.

Bertrade le regarda :

— Je n’ai pas voulu — fit-elle doucement — vous dire tout de suite la vérité.., j’espérais que vous la devineriez... vous ne la devinez pas im peu ?...

Il répondit, vaguement inquiet :

— Non… pas du tout !…

— Eh bien… vous aviez raison tout à l’heure… non seulement Marcel, ainsi que ses frères, est mieux à Bracieux que partout ailleurs, mais encore il n’est pas malade…

Comme M. de Rueille faisait un mouvement, elle continua paisiblement.

— C’est son père qui est malade… qui a besoin de changer d’air… et qui en changera…

Il balbutia :

— En vérité, je ne sais ce que vous voulez dire ?… Nettement, elle répondit :

— Je dis qu’il faut que vous quittiez Bracieux pour quelque temps… tenez-vous à ce que je dise aussi pourquoi ?…

— J’y tiens !…

— Vous avez tort !… vous savez que jamais je ne me suis occupée de ce que vous faites ou ne faites pas… le jour où il vous a plu de vous distraire, j’ai accepté, sans protester, toutes vos… distractions…

Il dit, convaincu :

— Je sais que vous avez toujours été une femme indulgente et bonne… et je vous en suis très reconnaissant… —

Il n’y a pas de quoi !… je n’ai eu, à être ce que j’ai été, aucun mérite… Ce qu’on appelle « la trahison » d’un mari me semble une très petite chose pour un bien grand mot !… à moins d’être un saint… ou un infirme… — et je n’eusse souhaité épouser ni l’un ni l’autre… — un mari est toujours exposé à ces accidents-là… peut-être vous sont-ils arrives plus souvent qu’il n’eût fallu... je n’en sais rien...

— Mais je vous assure...

n s’arrêta, ne sachant que dire, et Bertrade reprit en souriant :

— Qu’est-ce que vous m’assurez ?... je vous assure, moi, que je vous parle sans aigreur et sans rancime de toutes ces choses... et que je ne vous en aurais jamais parlé si je ne vous voyais pas aujourd’hui très imprudent... je sais bien que vous êtes un brave garçon... et que Bijou ne court aucun danger... mais je sais aussi à quel point elle est... affolante... et je vois que, après ce pauvre petit Giraud, vous êtes le plus sérieusement affolé...

— Eh bien ! c’est vrai... je suis affolé !... mais, comme vous le dites vous-même, il n’y a aucun danger... et, que je parte ou que je reste, ça ne changera rien...

— Si !... en restant vous deviendrez sûrement ridicule... et probablement malheureux... je vous parle en amie... allons-nous-en, croyez-moi !...

— Mais quand nous reviendrions... dans deux mois... car nous reviendrions, n’est-ce pas, dans deux mois, au plus tard... les choses en seraient exactement au même point...

Elle répondit étourdiment :

— Non... ça sera tout différent !... dans deux mois elle sera mariée... ou presque...

— Mariée !... — fit M. de Rueille abasourdi, mariée !... Jean l’épouse ?... — Mais non... Jean ne l’épouse pas !... encore un, celui-là, qui ferait bien de filer !...


— Alors... si ce n’est pas Jean... je ne vois pas... ce n’est pas Henry, je présume ?...

— Non plus... Henry comprend bien qu’il ne peut pas, avec ce qu’il a, épouser Bijou...

— Alors qui est-ce ? . . . qui ?...

— Mais ce n’est personne... de précis...

— Vous avez parlé, au contraire, comme si vous affirmiez une chose précise... vous avez dit :

« Dans deux mois, elle sera mariée... ou presque... » Qu’entendiez-vous par là ?... pourquoi ne voulez-vous pas le dire ?.,, on vous l’a défendu ?... c’est une confidence ?...

— Non... c’est... une supposition... je vous promets que ce n’est que ça...

— Et cette supposition, vous ne voulez pas me la dire ?...

— Non... Après un silence, elle reprit :

— J’ai montré à grand’mère la lettre du docteur. .. notre départ lui fait beaucoup de peine... elle adore les enfants !... et puis, elle aime que Bracieux soit très meublé...

— Et elle a coupé dans les troubles nerveux de Marcel, grand’mère ?... ça m’étonne d’elle, qui est si fine !...

— Si elle n’y a pas « coupé », comme vous dites, du moins elle me l’a laissé croire... à tout à l’heure... je vais m’habiller pour le déjeuner. ..

M. de Rueille s’approcha de sa femme et demanda timidement :

— Vous m’en voulez ?…

— Moi ?… et pourquoi vous en voudrais-je de ce que vous ne pouvez pas empêcher ?… vous êtes dans la même situation que Jean… que M. Giraud… qu’Henry… que le professeur d’accompagnement… que Pierrot… et que tous ceux que nous ignorons… sans parler de l’abbé, qui, à présent, apparaît toujours dans le voisinage de Bijou…

— Oh !…

— Parfaitement !… seulement, lui, il est inconscient… il subit, sans savoir ni pourquoi ni comment, le charme que subissent tous ceux qui s’approchent de Bijou… je suis bien sûre que lui aussi va être chagrin du départ… sans parvenir à s’expliquer précisément la cause de son chagrin… Tenez !… on sonne… je ne vais pas être prête !… allez-vous-en !…

— Pierrot ! — demanda la marquise après le déjeuner, quand tout le monde fut réuni dans le hall, — tu ne m’as pas donné mon livre, hier ?…

Pierrot, qui causait avec Bijou, se retourna effaré :

— Quel livre, ma tante ?…

— Le roman de Dumas… pour le curé…

— Ah ! bon !… je n’y pensais déjà plus !…

— Tu as oublié la commission ?…

— Pas du tout !… seulement Pellerin ne l’avait pas !…

— Oh !… lui qui a toujours tout ce qu’on veut !…

— Ben, pas ça !… et, bien mieux… il n’a pas l’air de connaître ce livre-là !…

— Allons donc !…

— Mais non !… et il est têtu, le mâtin !… il ne voulait absolument pas que ça fût du père… Machin… comment donc déjà ?…

— Dumas !…

— Dumas… c’est bien ça !… et il répétait tout le temps : « Je connais mon Dumas, peut-être bien !… et jamais ce livre-là n’a été de lui !… » enfin, il m’a promis de le chercher tout de même et de l’envoyer s’il le trouve…

— Voici, — dit M. de Rueille qui triait le courrier arrivé pendant le déjeuner, — une lettre qui vient de votre libraire, grand’mère… sans doute il n’a rien trouvé…

— Ouvrez-la, Paul, voulez-vous ?…

Rueille déplia la lettre et lut :

« Madame la marquise,

« Il est impossible de trouver le livre que monsieur votre neveu demande.

« Désireux de vous satisfaire, nous avons fait chercher chez nos principaux confrères et même envoyé une dépêche à Paris, mais on nous répond que le Bâton de M. Molard n’existe pas et n’a jamais existé en librairie. »

Le Bâton de M. Molard ? — interrogea la marquise qui ne comprenait pas, — qu’est-ce que c’est que ça ?...

Et, tout à coup, elle s’écria, abasourdie :

— Ah !.., Le Bâton de M. Molard, c’est le Bâtard de Mauléon... en langage de Pierrot !... j’avais raison de vouloir écrire le titre... il n’a pas voulu !...

M. de Jonzac leva vers le ciel un regard éploré et dit, à moitié riant, à moitié pointu :

— Il est indécrottable, cet animal !...

Très rouge. Pierrot répondit, vexé :

— On est comme on peut !... et d’abord j’étais abruti hier !... nous avions manqué verser en entrant à Pont-sur- Loire...

— Verser ?... demanda madame de Bracieux,

verser ?... et comment ça ?... — Parce que Bijou a eu l’idée saugrenue de passer en mail dans la rue Rabelais... et que M. de Clagny y a passé, le vieux fou !...

— Eh !là ! — fit la marquise — veux-tu, s’il te plaît, parler plus respectueusement de mon vieil ami Clagny !...

— Il n’a guère de plomb dans la tête, pour son âge, votre vieil ami !... il pouvait nous tuer !... sans compter que nous en avons fait, du potin, dans la rue Rabelais !... le mail raclait les trottoirs. .. les gosses couraient sous le ventre des chevaux... la trompette faisait arriver des petites femmes à toutes les fenêtres, qui poussaient des petis cris... c’était pas embêtant, d’ailleurs !... il y en avait des très jolies... s’pas, Paul ?... Comme M. de Rueille, l’air préoccupé, ne répondait pas, il se tourna vers l’abbé :

— S’pas, m’sieu l’abbé ?...

L’abbé Courteil répondit, scincère : —

Je ne sais pas... je n’ai pas remarqué...

Pierrot ne se tint pas pour battu :

— Ben ! Bijou les a remarquées, elle pour sûr !... car ce qu’elle les dévisageait !... et avec des petits pistolets d’yeux brillants...

— Moi ? — fit Bijou dont le fin visage se colora brusquement, — moi ?... mais tu rêves !... je n’ai rien vu !... j’avais bien trop peur !...

La marquise demanda :

— Peur de quoi ?...

— Mais de verser, grand’mère ?... Pierrot a raison... nous avons manqué verser...

— Il a raison aussi quand il dit que tu avais une idée saugrenue d’aller en voiture à quatre chevaux dans cette malheureuse petite rue... comment t’a-t -elle poussé, cette idée-là ?... Bijou regarda Jeanne Dubuisson, qui, très rouge aussi, les yeux fixés à terre, écoutait la discussion sans y prendre part, et répondit :

— Mon Dieu !... je ne sais vraiment plus !... je crois que M. de Clagny racontait que ses chevaux étaient mis au bouton... qu’il les ferait tourner dans une assiette... alors, comme la rue Rabelais est un peu étroite et tortueuse, j’ai dit : « Je parie que vous ne passez pas rue Rabelais... »

Pierrot protesta : — C’est pas ça du tout !... tu as dit : « Passons donc par la rue Rabelais, ça m’amusera de voir ça !… » et comme il hésitait… car faut lui rendre cette justice qu’il a hésité… tu as insisté tant que tu as pu…

— Mais — fit M. de Jonzac, voyant que Denyse paraissait agacée, — quel intérêt veux-tu que ta cousine ait eu à passer là plutôt qu’ailleurs ?…

Pierrot répondit, perplexe :

— Je me l’demande !…

Puis, sautant sur une autre idée :

— Par exemple, un qui n’avait pas l’air content de passer là, c’est M. de Bernés !… je ne sais pas pourquoi… mais il faisait une tête !… Seigneur !… quelle tête !…

Henry de Bracieux se mit à rire et dit :

— Je le sais bien, moi, pourquoi il faisait une tête, ce pauvre Bemès !… il avait peur d’être grondé…

— Grondé ?… — demanda naïvement Bijou, qui ouvrait tout grands ses yeux clairs, tandis que le joli visage habituellement si tranquille de la petite Dubuisson s’empourprait de nouveau, — grondé ? … pourquoi ?…

Et, comme le silence se faisait profond et embarrassant, elle proposa :

— Veux-tu venir faire un tour, Jeanne ?…

— Je vais avec vous !… — déclara Pierrot.

Mais Bijou l’écarta de la main :

— Non… nous sommes très bien comme ça… tu nous gênerais !…

Et, descendant les marches du perron, elle dit à Jeanne, qui la suivait un peu effarée :

— Je sais bien pourquoi tu as eu l’air déconcerté comme ça !… c’est que tu t’es souvenue de cette histoire d’une actrice… dont j’ai oublié le nom… et que M. de Bemès connaît… moi, je ne me rappelais rien… alors, j’étais bien tranquille ! … vois-tu que j’avais raison, quand] je te disais que tu avais tort d’écouter les histoires de la mère Rafut ?…

Jeanne répondit, pensive :

— Je te l’ai dit déjà… tu as toujours raison î… Après le départ de Bijou, les hommes avaient peu à peu quitté le salon.

Dès qu’elle fut seule avec madame de Rueille, la marquise demanda :

— Dis-moi, Bertrade ?… Paul faisait une drôle de tête, à déjeuner…

Ne voulant ni approuver ni mentir, la jeune femme répondit :

— Trouvez-vous ?…

— Je trouve !… et toi aussi !… et, en vous regardant tous les deux, une idée m’est venue…

— Voyons cette idée ?…

— C’est que mon petit Marcel n’est pas plus malade que moi… et que la lettre que tu m’as montrée ce matin n’est qu’un prétexte pour emmener d’ici ton mari… est-ce vrai ?…

Trop franche pour nier, elle dit :

— C’est vrai !…

— Alors… tu es jalouse ?… et jalouse de Bijou ?… — Pas jalouse… oh ! pas du tout !… mais inquiète…

— De Bijou ?…

Elle secoua sa belle tête sérieuse :

— Non… de Paul.

— Vraiment !… tu ne crains pas pour sa vertu, j’imagine ?…

— Vous devez savoir que je ne me suis jamais occupée de ce que vous appelez « sa vertu »…

— Eh bien, alors ?…

— Alors, je crains pour son repos… et il ne me plaît pas non plus qu’il devienne complètement ridicule…

— Tu penses bien, ma pauvre Bertrade, que je me suis aperçue depuis pas mal de temps déjà que ton mari est féru de Bijou… comme les autres… car il le sont tous, les autres !… et j’ai remarqué ces jours-ci que ton abbé lui-même avait perdu un peu de sa belle indifférence… tu ne crois pas ?…

— C’est bien possible !…

— N’est-ce pas ?… je suis sûre qu’il vit un peu moins béatement dans la paix du Seigneur, l’abbé ?…

— Et ça ne vous déplaît pas, grand’ mère, avouez-le ?…

— Mon Dieu !… à l’état de trouble bénin, ça m’est égal… mais je ne voudrais pas que cela fût aigu, tu comprends la nuance ?…

— Non… parce que je plains toujours ceux qui éprouvent ces troubles-là !… même bénins, je les trouve inquiétants et douloureux… — Tu vois les choses plus en noir que moi !... dans tous les cas, je trouve que c’est un remède bien excessif et bien maladroit d’emmener Paul... il est parfaitement correct... persnne ne soupçonne la vérité... excepté toi et moi...

— Et tous les autres !...

— Crois-tu ?... — J’en suis sûre...

— Soit !... c’est sans importance... et, pourvu que Bijou ne se doute de rien...

— Pourquoi ne réponds-tu pas ?...

— Parce que je ne suis pas de votre avis, grand’mère... et que vous n’aimez pas beaucoup ça !... surtout quand il s’agit de Bijou...

— Qu’est-ce que tu veux dire ?...

— Ce que j’ai dit, pas autre chose...

— Alors, selon toi, Bijou s’est aperçue de...

— Dès le premier jour...

— Et quand cela serait... elle n’y peut rien !... D’ailleurs, quel danger court-elle ?...

— Aucun...

— Paul est un honnête garçon...

— Sans doute... et quand même il ne serait pas ce qu’il est. Bijou serait encore protégée par bien d’autres raisons...

— Lesquelles ?...

— Mais d’abord, son indifférence !... Paul lui fait, je crois, autant d’impression qu’un meuble.

— Ensuite ?...

— Ensuite ?... mais... mais c’est tout !... — Tu as dit : « bien d’autres raisons... » tu m’en donnes une, voyons les autres ?...

Madame de Rueille reprit, embarrassée :

— Mais non... c’était une façon de parler...

— Allons donc !... tu mens mal, ma pauvre Bertrade... je parie que je sais ce que tu penses ?

— Je ne le crois pas !...

— Tu vas voir !... tu penses qu’une des raisons pour lesquelles Bijou ne fera jamais attention à Paul, c’est...

— Qu’il est marié...

— Oui, bien entendu... mais tu penses aussi, j’en suis sûre, que Bijou est occupée de quelqu’un ?

... — Ah !... tu vois !... tu ne réponds rien !... oui... tu crois, comme ton mari, qui me l’a dit il y a deux jours, qu’elle est folle du petit Giraud ?...

— Oh ! grand’mère !... en voilà une supposition invraisemblable !... d’abord. Bijou n’est et ne sera jamais folle de personne...

— Qu’est-ce que tu veux dire ?...

— Qu’elle se mariera raisonnablement, paisiblement, comme elle fait toutes choses...

— Mais quand ça ?...

— Quand ça ?... dame !... je ne sais pas au juste... bientôt, je pense...

— Alors, tu dis ça en l’air ?... tu parles d’un avenir encore vague ?...

Madame de Rueille répondit en souriant :

— L’avenir est toujours vague, grand’mère !...