Bibliothèque historique et militaire/Guerre du Péloponnèse/Livre VI

Guerre du Péloponnèse
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 330-373).

LIVRE SIXIÈME.

Chapitre premier. Ce même hiver, les Athéniens résolurent de passer une seconde fois en Sicile, avec un appareil plus imposant que dans l’expédition commandée par Lachès et Eurymédon, et de soumettre, s’il était possible, toute la contrée. La plupart, dans leur ignorance sur l’étendue de cette île et sur la population des Hellènes et des barbares qui l’habitent, ne savaient pas que c’était entreprendre une guerre non moins importante que celle du Péloponnèse : car le périple de la Sicile n’est guère de moins de huit journées pour un vaisseau marchand ; un espace de mer de vingt stades au plus empêche cette île si vaste de faire partie du continent.

Chap. 2. Je dirai quels furent, dans les temps antiques, ses premiers habitans, et quelles peuplades nouvelles s’y établirent successivement. Les Cyclopes et les Lestrygons passent pour avoir occupé les premiers une portion de cette contrée. Je ne puis dire ni de quelle race ils tiraient leur origine, ni d’où ils venaient, ni en quel lieu ils se sont ensuite retirés. Contentons-nous de ce qu’en ont dit les poètes, et des traditions adoptées, quelles qu’elles soient.

Après eux, les Sicaniens, fait bien constant, y ont fondé des établissemens : et même, à les en croire, ils sont plus anciens, puisqu’ils se disent autochtones ; mais on découvre qu’ils étaient en effet des Ibères que les Lygiens chassèrent des bords du Sicanus, fleuve de l’Ibérie. De leur nom, cette île reçut alors celui de Sicanie : elle s’appelait auparavant Trinacrie. Ils occupent encore aujourd’hui les parties occidentales de la Sicile.

Après la prise d’Ilium, des Troyens, qui fuyaient les Achéens, abordèrent dans cette île, s’établirent sur les frontières des Sicaniens, et tous prirent en commun le nom d’Élymes : leurs villes sont Éryx et Égeste. Aux Élymes se joignirent quelques Phocéens, qui, au retour de Troie, furent poussés par la tempête dans la Lybie, et de là passèrent en Sicile.

Des Sicules vinrent d’Italie, où ils habitaient, et passèrent en Sicile, fuyant les Opiques. On dit, non sans vraisemblance, qu’ils firent leur traversée sur des radeaux, en profitant d’un vent favorable pour le trajet ; peut-être aussi ont-ils employé quelque autre mode de navigation. Il y a encore à présent des Sicules dans l’Italie, pays qui a reçu son nom d’un certain roi des Arcadiens, nommé Italus. Arrivés en grand nombre, les Sicules combattirent les Sicaniens, les vainquirent et les poussèrent vers les parties méridionales et occidentales de l’île. Par eux elle prit le nom de Sicile, au lieu de celui de Sicanie, et ils en occupèrent les portions les plus fertiles. Leur immigration se fit à peu près trois cents ans avant la descente des Hellènes en Sicile. Ils possèdent encore aujourd’hui le centre de l’île et les parties septentrionales.

Des Phéniciens se répandirent aussi dans la Sicile, s’emparant des promontoires qu’ils avaient fortifiés et des îlots adjacens, pour se rendre maîtres du commerce qui pouvait se faire avec la Sicile. Mais quand ils virent les Hellènes aborder en grand nombre, ils abandonnèrent une partie considérable de ce qu’ils occupaient, et se réunirent pour habiter Motye, Soloeïs et Panorme, dans le voisinage des Élymes. Ils se confiaient en alliance de ces derniers, dans la pensée que c’est de là que le trajet est le plus court de la Sicile à Carthage.

Tels furent les barbares qui habitèrent la Sicile ; et ce fut ainsi qu’ils y formèrent des établissemens.

Chap. 3. Mais parmi les Hellènes, les premiers qui passèrent en Sicile furent les Chalcidiens de l’Eubée, lesquels, sous la conduite de Théoclès, fondèrent Naxos et y érigèrent l’autel d’Apollon Archégète, qui est à présent hors de la ville, autel sur lequel sacrifient les théores avant leur départ de Sicile.

L’année suivante, Archias, l’un des Héraclides, vint de Corinthe, et fonda Syracuses, après avoir chassé les Sicules de l’île [d’Ortygie]. Cette île, jointe maintenant à la Sicile, forme la ville intérieure : la ville extérieure, réunie à l’autre par un mur, avec le temps est devenue fort peuplée.

Cinq ans après la fondation de Syracuses, nouvelle guerre déclarée aux Sicules. Thouclès et les Chalcidiens, partis de Naxos, enlevèrent aux Sicules cette partie de la Sicile, où ils fondèrent Léontium, et ensuite Catane. Les Catanéens eux-mêmes avaient choisi Évarque pour chef de la colonie.

Chap. 4. Dans le même temps, Lamis, amenant de Mégares une colonie, arriva aussi en Sicile, et fonda, au-dessus du fleuve Pantacius, un établissement nommé Trotitus. Il en sortit ensuite, et partagea quelque temps avec les Chalcidiens l’administration de Léontium ; mais, chassé par eux, il alla fonder Thapsos. Après sa mort, ceux qui l’avaient suivi, en ayant été bannis, fondèrent Mégares l’Hybléenne, sous les auspices d’Hyblon, roi sicule, qui leur céda généreusement un territoire. Durant deux cent quarante-cinq années ils occupèrent cette ville d’où ils furent chassés, ainsi que de tout le pays, par Gélon, tyran de Syracuses. Mais, avant leur expulsion, et cent ans après leur établissement, ils avaient envoyé pour fonder Sélinonte, Pammilus, qui, venu de Mégares, leur métropole, installa les nouveaux colons.

Antiphème de Rhodes et Entime, à la tête de colons qu’ils amenaient de Crète, vinrent fonder en commun la ville de Géla, quarante-cinq ans après la fondation de Syracuses. Son nom lui venait du fleuve Géla. Le lieu où elle est aujourd’hui, et qui fut d’abord fortifié, se nomme Plaines lindiennes. On donna aux habitans les lois et les coutumes doriennes.

Environ cent huit ans après leur établissement, ceux de Géla fondèrent Agrigente, ainsi appelée du fleuve de ce nom : c’étaient Aristonoüs et Pystile qu’ils avaient institués fondateurs de cet établissement, auquel ils donnèrent les lois de Géla.

Zanclé dut sa première fondation à des pirates de Cyme, ville chalcidique de l’Opicie : mais dans la suite une multitude d’hommes venue de Chalcis et du reste de l’Eubée occupa avec eux ce pays, qui eut pour fondateur Périérès et Cretamène, l’un de Cyme, l’autre de Chalcis. Les Sicules donnèrent d’abord à la ville le nom de Zanclé, parce que le pays a la figure d’une faux et qu’ils appellent une faux zanclos. Les habitans furent chassés dans la suite par des Samiens et d’autres Ioniens qui abordèrent en Sicile fuyant la domination des Mèdes.

Chap. 5. Peu après, Anaxilas, tyran de Rhégium, expulsa une partie des Samiens, établit dans la ville, avec ceux qu’il y laissait, des hommes de races différentes, et l’appela Messène, du nom de son ancienne patrie.

Himère fut fondée après Zanclé, par Euclide, Simus et Sacon : des Chalcidiens surtout vinrent former cette colonie, dont firent partie des exilés de Syracuses, nommés Mylétides, vaincus dans une sédition. Un langage mêlé de chalcidien et de dorique y domine ; mais les usages de la Chalcidique y ont prévalu.

Les Syracusains fondèrent Acres et Casmènes ; Acres, soixante-dix ans après Syracuses ; Casmènes, environ vingt ans après Acres.

Camarine dut aussi, dans le principe, sa fondation aux Syracusains, environ cent trente-cinq ans après celle de Syracuses : ses fondateurs furent Dascon et Ménécole. Mais, plus tard, les Camarinéens s’étant révoltés contre les Syracusains, ceux-ci les chassèrent. Hippocrate, tyran de Géla, s’étant fait donner dans la suite, pour la rançon des prisonniers qu’il avait faits sur les Syracusains, le territoire de Camarine, devint lui-même fondateur de cette ville, et y établit une colonie, encore chassée par Gélon, qui devint le troisième fondateur de Camarine.

Chap. 6. Telles étaient les nations helléniques et barbares qui habitaient la Sicile, et telle la puissance de cette île, quand les Athéniens résolurent d’y porter la guerre. Ils voulaient la soumettre tout entière à leur domination : mais ils couvraient ce dessein d’un prétexte honorable, celui de secourir et des peuples qui avaient avec eux une commune origine, et les alliés que ces peuples s’étaient procurés. Les députés d’Égeste qui étaient à Athènes, sollicitaient vivement leur assistance. Limitrophes de Sélinonte, les Égestains étaient en guerre avec cette république pour quelques différends sur les mariages, et pour un territoire contesté. Ceux de Sélinonte, avec l’aide des Syracusains, qu’ils avaient engagés dans leur alliance, les comprimaient par terre et par mer. Les députés d’Égeste rappelaient aux Athéniens le souvenir d’une alliance contractée avec eux du temps de Lachès et de la première guerre des Léontins, demandaient qu’on expédiât des vaisseaux à leur secours, et représentaient, entre autres choses, que si les Syracusains chassaient impunément les habitans de Léontium, ruinaient les autres alliés d’Athènes, et concentraient en eux seuls toute la puissance de la Sicile, il était à craindre que, Doriens eux-mêmes, liés aux Doriens par une commune origine, attachés en même temps aux Péloponnésiens, leurs fondateurs, ils ne portassent à ces derniers des secours formidables, et ne détruisissent de concert avec eux la puissance athénienne ; qu’il était de la sagesse d’Athènes de tenir tête aux Syracusains avec ce qui lui restait d’alliés, surtout Égeste proposant de subvenir aux frais de la guerre.

Les Athéniens, ayant les oreilles battues de ces discours que tenaient dans les assemblées et ces députés et ceux de leurs orateurs qui favorisaient leur parti, décrétèrent qu’on enverrait à Égeste une députation chargée d’abord de vérifier si, comme on le prétendait, il existait en effet de l’argent dans le trésor public et dans les hiérons, ensuite, où en était la guerre contre Sélinonte.

Chap. 7. Les députés furent envoyés en Sicile. Le même hiver, les Lacédémoniens et leurs alliés, excepté les Corinthiens, portèrent la guerre dans l’Argolide, y ravagèrent une étendue peu considérable de terrain, et, après en avoir ramené quelques voitures de blé, établirent à Ornée les exilés d’Argos, leur laissèrent une faible partie de l’armée, puis se retirèrent avec le reste, après avoir fait un traité en vertu duquel, pendant un certain temps, les Ornéate et les Argiens devaient ne se faire aucun mal les uns aux autres. Mais peu après, les Athéniens transportèrent sur trente vaisseaux six cents hoplites. Les Argiens se joignirent à eux avec toutes leurs forces, et firent contre Ornée une attaque qui dura le jour entier. Ils s’étaient éloignés à l’entrée de la nuit pour prendre un campement ; les Ornéates s’évadèrent. Le lendemain, les Argiens, voyant la place évacuée, la rasèrent et firent retraite. Les Athéniens, n’ayant pas tardé non plus à retourner chez eux avec leur flotte, portèrent par mer de la cavalerie à Méthone, sur les confins de la Macédoine, joignirent à ces troupes les exilés macédoniens qui avaient cherché un asile à Athènes, et infestèrent le domaine de Perdiccas. Les Lacédémoniens invitèrent les Chalcidiens de la Thrace littorale, qui avaient une trève de dix jours avec les Athéniens, à unir leurs armes à celles de Perdiccas, mais ceux-ci refusèrent.

Ainsi finit la seizième année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

Chap. 8. L’été suivant, au commencement du printemps, les députés d’Athènes revinrent de Sicile, amenant avec eux ceux d’Égeste. Ils apportaient soixante-deux talens d’argent non monnayé, pour soudoyer pendant un mois soixante vaisseaux qu’ils priaient les Athéniens de leur envoyer. Ceux-ci convoquèrent une assemblée, écoutèrent tous les beaux raisonnemens et tous les mensonges que voulurent débiter les Égestains et leurs propres orateurs, et comment il y avait de grands trésors tout prêts dans les hiérons et dans la caisse publique. Le résultat fut de décréter l’envoi en Sicile de soixante vaisseaux sous le commandement d’Alcibiade, fils de Clinias, de Nicias, fils de Nicératus, et de Lamachus, fils de Xénophane, tous trois revêtus d’une pleine autorité. Ils devaient secourir les habitans d’Égeste contre ceux de Sélinonte, rétablir les Léontains, si les opérations de la guerre leur laissaient quelque loisir, et tout disposer en Sicile de la manière qu’ils jugeraient la plus avantageuse à la république.

Une autre assemblée fut convoquée cinq jours après, pour entrer en discussion sur les moyens les plus prompts d’équiper la flotte, et sur tout ce qui pourrait être nécessaire aux généraux. Nicias, nommé malgré lui au commandement, pensait que la république venait de prendre une résolution dangereuse, précipitée, et dont l’objet, celui d’acquérir la domination de toute la Sicile, était difficile à remplir. Il s’avança dans l’intention de changer la disposition des esprits, et s’exprima ainsi :

Chap. 9. « Cette assemblée a pour objet les préparatifs de votre expédition en Sicile : mais peut-être, selon moi, faudrait-il examiner encore s’il est à propos d’y envoyer une flotte, et ne pas nous jeter, pour complaire à des étrangers, et d’après une si légère délibération sur une affaire aussi grave, dans une guerre qui ne nous regarde pas. Cette guerre me procure un honneur, et je suis moins disposé qu’aucun autre à me laisser intimider par la crainte d’un danger personnel, quoique persuadé que celui qui veille sur sa fortune et sur sa vie, n’en est pas pour cela moins bon citoyen, puisque, pour son propre intérêt, il doit désirer la prospérité de sa patrie. Cependant, jamais jusqu’ici les honneurs répandus sur moi ne me firent parler contre ma pensée : le même encore aujourd’hui, je vais ouvrir l’avis que je crois le plus utile à l’état. Votre caractère bien connu me le dit assez, vous ferez peu de cas d’un avis qui tend à vous faire ménager les avantages dont vous jouissez, et à ne pas vous laisser hasarder des possessions actuelles pour une acquisition qui ne se présente que dans un avenir incertain. Je vais néanmoins vous prouver que votre précipitation est deplacée, et que vous poursuivez ce qu’il n’est pas aisé d’atteindre.

Chap. 10. » Je déclare d’abord que passer en Sicile, c’est vouloir, en laissant derrière vous une foule d’ennemis, en attirer chez vous de nouveaux. Vous regardez peut-être comme solide la trève que vous avez conclue ; trève de nom, qui sera respectée tant que vous ne ferez aucun mouvement : car c’est dans cet esprit que l’ont négociée des hommes de ce pays même et de l’autre parti. Mais s’il vous arrive d’essuyer un échec qui détruise une notable portion de vos forces, à l’instant même nos ennemis fondront sur nous, eux qui n’ont composé que pour se tirer d’un mauvais pas, et que l’impérieuse nécessité a soumis à des conditions plus honteuses pour eux que pour nous. Ensuite la trève renferme bien des articles contestés ; il est même des villes, et non les plus faibles, qui ne l’ont pas acceptée. Les unes nous font ouvertement la guerre, les autres hésitent parce que les Lacédémoniens restent encore en repos, et qu’elles ont elles-mêmes une trève de dix jours. Peut-être, nous voyant diviser nos forces (comme nous sommes près de le faire), nous accableraient-elles de concert avec les Siciliens, dont auparavant elles auraient payé bien cher l’alliance. Voilà ce que devrait considérer tel de vos conseillers, au lieu d’exposer à de nouveaux dangers la république, suspendue au-dessus d’un précipice ; au lieu de lui faire convoiter un nouvel empire, avant qu’elle ait affermi le sien. Qui ne sait que les Chalcidiens de la Thrace littorale, révoltés depuis tant d’années, ne sont pas encore soumis ; que d’autres, en diverses parties du continent, chancellent dans le devoir ? Quoi ! nous nous empressons de secourir les Égestains, nos alliés, opprimés, dit-on, et nous différons le châtiment de peuples qui dès tong-temps nous offensent !

Chap. 11. » Et cependant les Chalcidiens, domptés, pourraient être contenus ; mais quand même nous serions vainqueurs des Siciliens, ils sont si loin de nous et si nombreux, qu’il nous serait difficile d’exercer le commandement. Ce serait donc une folie de marcher contre des peuples qu’on ne contiendra pas après la victoire, et qu’on n’attaquera plus avec le même avantage si l’on ne réussit pas d’abord. Les Siciliens, déjà peu redoutables pour nous, à mes yeux, dans leur état actuel, le seraient moins encore si, comme veulent nous le faire craindre les Égestains, ils venaient à tomber sous le joug de Syracuses. Aujourd’hui, en effet, partagés en différens états, ils pourraient, à la rigueur, venir nous attaquer pour complaire à Lacédémone : mais, dans le cas où toute la Sicile obéirait à Syracuses, il n’est pas vraisemblable qu’on les vît lutter empire contre empire ; car ces mêmes Péloponnésiens, qui les auraient aidés à nous enlever le commandement, ne manqueraient pas d’anéantir ensuite la prééminence de Syracuses.

» Voulons-nous frapper de terreur les Hellènes de Sicile, ne paraissons pas chez eux : ou bien encore montrons leur notre puissance, et ne tardons pas à nous retirer. Au premier échec que nous pourrions essuyer, ils nous mépriseraient, et viendraient nous attaquer avec nos ennemis d’ici même. Nous le savons tous, on admire ce qui est fort éloigné, ce qu’on ne peut soumettre à l’épreuve. Vous-mêmes, Athéniens, en avez fait l’expérience à regard des Lacédémoniens et de leurs alliés : pour les avoir vaincus contre votre attente, dans la partie où vous les redoutiez d’abord, vous en êtes venus à les mépriser, et déjà vous portez vos vues jusque sur la Sicile. Il faudrait néanmoins, non pas s’enorgueillir des revers de ses ennemis, mais seulement se croire en sûreté lorsqu’on a dompté l’opinion qu’ils avaient de leur supériorité. Croyons que les Lacédémoniens, sensibles à l’affront qu’ils ont reçu, ne sont occupés qu’à chercher tous les moyens de l’effacer, et déjà voudraient, s’il était possible, profiter, pour nous affaiblir, de la circonstance présente : d’autant plus impatiens dans leur désir de vengeance, qu’ils avaient joui plus long-temps et à plus de frais de cette haute réputation de valeur. Si donc nous sommes sages, nous oublierons ces habitans de la Sicile, ces Égestains, ces barbares, pour songer à nous défendre vigoureusement contre une république dont l’oligarchie attente à notre liberté.

Chap. 12. » Souvenons-nous qu’à peine échappés aux ravages d’une maladie cruelle et de la guerre, nous commençons seulement à rétablir nos finances, à voir notre population se renouveler. La justice nous commande d’employer nos ressources ici même et à notre profit, non en faveur de ces fuyards qui mendient nos secours, eux qui ont si grand intérêt à mentir, eux qui, après un succès obtenu à nos seuls risques, sans qu’ils aient rien fourni que des paroles, refuseront de reconnaître nos services, ou qui, venant à échouer, entraîneront leurs amis dans leur ruine. Si tel d’entre vous, fier d’être élu l’un des chefs, vous engage à cette expédition, ne considérant que son intérêt personnel, d’ailleurs trop jeune encore pour commander, mais avide du commandement pour faire admirer les chevaux qu’il a nourris et trouver dans sa nouvelle dignité quelque moyen nouveau de signaler son faste, ne le mettez pas en état de briller en particulier au péril de la république ; mais croyez que de tels citoyens nuisent à l’état, en se ruinant eux-mêmes, et qu’il s’agit ici d’une affaire très grave, qui ne doit être ni délibérée par un jeune homme, ni décidée avec légèreté.

Chap. 13. » En le voyant environné de complaisans qui prennent place ici pour l’appuyer, j’éprouve un sentiment de crainte, et, de toutes mes forces, j’exhorte les vieillards assis près des gens de cette faction à ne point appréhender le reproche de timidité en refusant de voter la guerre. Qu’ils ne se laissent pas infecter de la maladie de cette jeunesse, si prompte à se passionner pour tous les objets hors de sa portée. Bien persuadés qu’on réussit peu par la passion, beaucoup par la prévoyance, qu’ils se prononcent hardiment en faveur de la patrie, qu’on précipite dans les plus grands dangers qu’elle ait jamais courus ; qu’ennemis de cette faction, ils fassent décréter que c’est aux Siciliens à vider entre eux leurs différends, en se renfermant dans des limites que nous ne pouvons leur contester, le golfe ionique en côtoyant la terre et la mer de Sicile, en gagnant le large. Que l’on dise en particulier aux Égestains que, si d’abord ils ont entrepris la guerre contre Sélinonte sans l’intervention d’Athènes, ils peuvent bien aussi la terminer sans elle. Enfin ne prenons plus, suivant notre usage, des alliés que nous défendrons dans le malheur, et dont nous ne pourrions, au besoin, obtenir aucun secours.

Chap. 14. » Et toi, prytane, si tu crois de ton devoir de veiller aux intérêts de la république, si tu veux être bon citoyen, appuie cet avis, et consulte une seconde fois l’opinion des Athéniens. Si tu crains de recueillir les voix de nouveau, songe qu’une violation de formes, autorisée par les regards de tant de témoins, te laisse irréprochable ; songe que tu seras le médecin appelé à sauver la république des maux où l’entraînerait une funeste résolution ; enfin que c’est remplir les devoirs d’un bon magistrat que de faire beaucoup de bien à la patrie, ou du moins de ne pas lui faire du mal volontairement. »

Chap. 15. Ainsi parla Nicias. Le plus grand nombre des Athéniens qui prirent ensuite la parole, demandait qu’on marchât sans délai, et qu’on ne revînt pas sur une chose qui venait d’être décrétée ; quelques-uns étaient d’avis contraire. Alcibiade opinait avec la plus grande chaleur pour l’expédition : opposé dans toutes les questions politiques à Nicias, il avait à cœur de le contredire dans celle-ci, parce que ce général venait de lancer quelques traits contre lui. Mais surtout il brûlait de commander : il espérait conquérir la Sicile et Carthage, et, favorisé de la fortune, augmenter ses richesses et sa gloire. En grand crédit auprès de ses concitoyens, ses fantaisies, l’entretien de ses chevaux, et ses autres dépenses, étaient au-dessus de ses facultés ; ce qui contribua singulièrement à la chute de l’état : en effet, bien des gens qu’alarmaient et l’indécence révoltante avec laquelle il violait les lois dans sa manière de vivre, et ces grands projets qu’annonçait sa conduite dans chacune des circonstances où il se trouvait, le soupçonnant d’aspirer à la tyrannie, le prirent en haine ; et quoique, à titre d’homme public, il eût imprimé une grande force aux armées, cependant comme on n’en était pas moins choqué de la conduite de l’homme privé, on confia les affaires à d’autres, et en peu de temps on perdit l’état.

Alcibiade donc, s’avançant au milieu de l’assemblée, parla ainsi aux Athéniens :

Chap. 16. « C’est à moi qu’appartient de droit le commandement, et je m’en crois digne ; car il faut, Athéniens, que je commence par cette déclaration, puisque Nicias n’a pas craint de m’attaquer. Ce qui m’a rendu célèbre tourne à la gloire de mes ancêtres et à la mienne, aussi bien qu’à l’avantage de mon pays. En effet, les Hellènes, éblouis de l’éclat que j’ai jeté aux fêtes de l’Olympie, ont conçu une idée exagérée de la puissance d’Athènes, qu’auparavant ils se flattaient d’abattre. Ils se sont formé cette opinion parce que j’ai lancé sept chars dans la carrière, ce que n’avait osé nul particulier avant moi. J’ai remporté le premier prix, le second et le quatrième, déployant partout une magnificence digne de mes victoires. Ce faste est aussi légitime que glorieux, et ce que l’on fait donne idée de ce qu’on peut. Quant à l’éclat dont j’ai brillé au milieu de vous, soit dans les fonctions de chorége, soit en d’autres occasions, il excite l’envie des citoyens ; mais il manifeste aux étrangers votre puissance ; et ce n’est pas une folie d’une nature bien fâcheuse que celle d’un citoyen qui, à ses propres frais, satisfaisant ses goûts, sert en même temps son pays.

» Certes il n’est pas injuste que celui qui conçoit une grande idée de lui-même, ne soit pas l’égal de tout le monde, puisque, malheureux, il ne trouverait personne qui s’associât à son malheur. Jamais on n’adresse la parole à l’infortuné : qu’on supporte donc en revanche les hauteurs de l’homme fortuné ; ou que celui qui prétend qu’on doit dans la prospérité traiter d’égal à égal, accorde la même égalité dans le malheur. Je le sais, de tels hommes, et tous ceux qui dans un genre quelconque excellent et brillent, sont, tant qu’ils vivent, enviés d’abord de leurs égaux, et bientôt de tout ce qui les approche ; mais quand ils ne sont plus, des étrangers, dans les générations suivantes, emploient jusqu’au mensonge pour persuader qu’ils tiennent à eux par les liens du sang ; leur patrie elle-même, fière de les avoir vus naître, craindrait qu’on ne les crût étrangers ; loin de leur reprocher des fautes, elle les appelle ses enfans, et les préconise comme ayant fait de grandes choses. Tel est le sort où j’aspire.

» Renommé par ma conduite privée, voyez si je le cède à personne dans l’administration des affaires publiques. C’est moi qui, sans danger et à si peu de frais, vous ai concilié les plus puissantes villes du Péloponnèse ; moi qui ai forcé les Lacédémoniens à risquer en un seul jour le sort de leur patrie à Mantinée ; et, quoique vainqueurs, ils n’ont pu encore reprendre une attitude assurée.

Chap. 17. » Ces résultats, c’est ma jeunesse, c’est ma folie, cette folie jugée hors de toute mesure, qui les a obtenus, en employant auprès des villes les plus puissantes du Péloponnèse le langage convenable, et qui, rassurant sur l’impétuosité de mon caractère, vous a amenés à ne plus la redouter. Tandis que je suis dans toute ma force, avec ma témérité supposée, et que la fortune semble favoriser Nicias, mettez à profit les avantages de l’un et de l’autre. Surtout, ne vous repentez pas d’avoir décrété l’expédition de la Sicile, comme si la Sicile était une puissance formidable. Les villes qui la composent, surchargées d’hommes de toutes les nations, changent de gouvernement et admettent de nouveaux colons. Aussi personne chez eux ne se croit une patrie ; personne n’est muni d’armes pour sa sûreté personnelle, et ne voit dans son pays même un état régulier de défense ; chacun se tient prêt à saisir ce qu’il croit pouvoir obtenir par la voie de la persuasion, ou ce qu’il espère, en formant un parti, pouvoir prendre sur la fortune publique, et emporter avec lui dans une terre étrangère, supposé que son parti ait le dessous. Est-il probable qu’une pareille multitude s’accorde à suivre un bon avis, et qu’elle se réunisse pour agir ? Tous s’empresseront de se rendre à la première ouverture capable de leur plaire, surtout s’ils sont en état de révolte, ainsi que nous l’apprenons. D’ailleurs les Siciliens n’ont pas autant d’hoplites qu’ils se vantent d’en avoir, et de plus les autres peuplades helléniques ne sont pas aussi nombreuses que le suppose le dénombrement de chacune d’elles : mais l’Hellade [sicilienne], s’en imposant complètement à elle-même, a, dans cette guerre, à peine établi un armement qui suffise.

» Tel est, et bien plus favorable encore pour nous, d’après ce que j’entends, l’état de la Sicile : car un grand nombre de barbares, en haine des Syracusains, se joindront nous pour les attaquer ; et les affaires d’ici ne vous causeront pas d’embarras, si vous prenez de sages mesures. Outre ces mêmes ennemis qu’en vous embarquant vous allez, dit-on, laisser derrière vous, nos pères avaient encore le Mède à combattre ; ils ont cependant acquis l’empire sans autre supériorité que celle de leur marine. Jamais les Péloponnésiens, quoique très forts, n’eurent moins qu’aujourd’hui l’espérance de l’emporter sur nous. Même notre expédition n’ayant pas lieu, ils pourront toujours ravager nos campagnes : mais avec leurs forces navales ils ne sauraient nous inquiéter, parce qu’il nous restera encore assez de vaisseaux pour tenir tête.

Chap. 18. » Quelle sera donc l’excuse de notre lenteur ? Sous quel prétexte nous dispenser de secourir nos alliés de Sicile, que les sermens prêtés et reçus nous obligent de défendre ? Et n’objectons pas qu’eux-mêmes ne nous ont point assistés : en nous les attachant, nous voulions, non qu’ils vinssent nous prêter assistance réciproque, mais qu’ils tinssent en respect nos ennemis de la Sicile et ne leur permissent pas de venir nous attaquer dans notre pays. Nous-mêmes, et tous ceux qui jamais ont commandé, nous défendîmes toujours avec zèle les Hellènes ou les barbares qui nous ont tour à tour implorés. Demeurer en repos, ou examiner scrupuleusement qui l’on doit secourir, c’est, après avoir ajouté quelque chose à sa puissance, le moyen de la compromettre tout entière : car on ne se défend pas contre une puissance supérieure comme la nôtre seulement en repoussant ses attaques, mais en les prévenant. Nous ne sommes pas maîtres de modérer à notre gré l’exercice du pouvoir ; c’est une nécessité de notre position de dresser aux uns des piéges, d’agir sans cesse contre les autres, puisque nous risquons de tomber sous le joug si nous ne l’imposons. N’envisageons pas le repos du même œil que les autres, à moins que nous ne voulions changer nos institutions pour adopter celles d’autrui. Persuadés que, passant en pays étranger, nous étendrons notre domination, embarquons-nous : ce sera humilier l’orgueil des Péloponnésiens que de paraître les mépriser, et de voguer vers la Sicile, au lieu de nous abandonner à un dangereux repos. Ou, ce qui est probable, nous obtiendrons, avec les forces que nous acquerrons dans cette île, l’empire sur toute l’Hellade, ou nous ferons beaucoup de mal aux Syracusains, et par là nous travaillerons pour nous-mêmes et pour nos alliés. Avec notre flotte, nous serons maîtres, ou de rester, si nous obtenons quelque succès, ou de nous retirer ; car notre marine nous donnera la supériorité sur toute la Sicile. Que les raisons de Nicias ne vous touchent point : elles tendent à vous retenir dans l’inaction, et à jeter la division entre les jeunes gens et les vieillards. Suivez l’exemple de vos pères, qui, jeunes et vieux, animés d’un même esprit, ont porté à ce haut degré la splendeur de l’empire. Tâchez, par les mêmes moyens, d’ajouter encore à sa prospérité, et soyez convaincus que la jeunesse et la vieillesse ne peuvent rien l’une sans l’autre ; que le bon, le médiocre et le mauvais réunis, auront la plus grande force ; qu’au sein d’une lâche oisiveté, la république s’usera d’elle-même comme tout le reste, et que toutes les connaissances arriveront à la décrépitude, mais que, dans un état de lutte, elle ajoutera sans cesse à son expérience, et que c’est par des actions, mieux que par des discours, qu’elle apprendra à se défendre. En un mot, je maintiens qu’un peuple actif se détruira s’il passe de l’activité au repos, et que le plus sûr moyen de conservation pour lui est de suivre, au sein de la concorde, ses lois et ses coutumes, même vicieuses. »

Chap. 19. Ainsi parla Alcibiade : excités par ses paroles et les supplications des exilés d’Égeste et de Léontium, qui leur rappelaient la foi des sermens et imploraient des secours, les Athéniens votèrent la guerre avec bien plus de chaleur encore qu’auparavant. Nicias reconnut qu’il ne gagnerait rien sur eux en reproduisant les mêmes raisonnemens dont il avait déjà fait usage ; mais il crut qu’en détaillant les préparatifs qu’exigeait l’entreprise, et les leur montrant énormes, il les ferait peut-être changer d’avis. Il s’avança donc, et leur tint en substance ce discours :

Chap. 20. « Athéniens, je vous vois absolument déterminés à l’expédition : puisse-t-elle donc réussir comme nous le voulons ! Je vais vous faire connaître ce que je pense dans la circonstance actuelle. D’après ce que j’entends dire, les villes que nous allons attaquer sont puissantes ; indépendantes les unes des autres, elles n’ont pas besoin de ces révolutions où l’on se précipite volontiers pour passer d’un dur esclavage à une condition meilleure. Nombreuses pour une seule île, helléniques la plupart, elles ne préféreront certainement pas notre domination à leur liberté. Si j’en excepte Naxos et Catane, qui, j’espère, se joindront à nous, à cause des liens de consanguinité qui les unissent aux Léontins, il en est sept autres principalement dont l’état militaire est, à tous égards, aussi respectable que le nôtre, et parmi elles Sélinonte, et Syracuses que menacent particulièrement nos armes. Elles sont bien pourvues d’hoplites, d’archers, de gens de trait, de navires et d’équipages ; elles ont des richesses dans les mains des particuliers, et des trésors déposés dans les hiérons des Sélinontins : Syracuses reçoit même de divers peuples barbares des contributions en nature ; et, ce qui procure à ces villes un grand avantage, elles ont une forte cavalerie, et du grain qu’elles recueillent dans le pays sans avoir besoin d’en tirer du dehors.

Chap. 21. » Contre une telle puissance ce n’est pas assez de forces navales ordinaires, il faut encore que nous transportions avec nous une formidable infanterie, si du moins nous voulons faire quelque chose qui réponde à la grandeur de nos projets, et ne pas voir une forte cavalerie rendre notre descente impossible ; précaution de rigueur, surtout si les villes effrayées se liguent, et si les Égestains, nos uniques alliés, sont seuls disposés à nous fournir une cavalerie qui nous seconde. Ce serait une honte d’être contraints à nous retirer, ou de nous voir réduits à mander de nouvelles troupes, pour n’avoir pas pris d’abord de sages mesures. Partons d’ici avec un puissant appareil, n’ignorant pas que nous allons naviguer loin de notre patrie, et que nous ne combattrons point avec les mêmes avantages qu’ici ; qu’enfin nous n’allons pas, en qualité d’alliés, dans un pays de notre dépendance, où nous puissions aisément recevoir de l’amitié les secours nécessaires, mais dans une contrée étrangère, et d’où, pendant quatre mois de mauvaise saison, il est difficile de faire parvenir des nouvelles.

Chap. 22. » Je crois donc que nous devons emmener un grand nombre d’hoplites, athéniens, alliés, sujets, et tâcher même d’en attirer du Péloponnèse, soit par la persuasion, soit par l’appât d’une solde. Il nous faut aussi beaucoup d’archers et de frondeurs, pour résister à la cavalerie ennemie, et une grande quantité de vaisseaux, pour transporter aisément toutes nos provisions. Il faudra encore emporter d’ici, sur des bâtimens de charge, du froment et de l’orge grillée, et des boulangers soudoyés, pris dans chaque moulin en proportion du nombre qu’il en emploie, afin que l’armée ne manque pas de subsistances s’il survient impossibilité de naviguer ; car toute ville ne sera pas en état d’entretenir des troupes si nombreuses. Soyons de même, autant que possible, pourvus de tout le reste, et ne comptons pas sur autrui. Mais surtout emportons beaucoup d’argent : car ces richesses des Égestains qui, dit-on, nous attendent, croyez qu’elles ne sont prêtes qu’en paroles.

Chap. 23. » Si nous arrivons non seulement avec des forces égales, mais avec une supériorité marquée à tous égards, leurs belliqueux hoplites exceptés, peut-être alors pourrons-nous, non pas toutefois sans de grandes difficultés, vaincre nos ennemis et sauver nos amis. Songez que nous partons dans le dessein d’occuper une ville en pays étranger et ennemi ; qu’il faut, dès le premier jour où nous prendrons terre, nous rendre maîtres de la campagne, ou bien qu’au premier échec tout nous deviendra contraire. Dans cette crainte, et convaincus que nous avons besoin d’une grande sagesse et d’un bonheur plus grand encore (et le bonheur n’est point aux ordres de l’homme), je veux, en partant, m’abandonner le moins possible à la fortune, et prendre des mesures qui garantissent le succès. Voilà, je crois, ce que sollicite l’intérêt de la république entière, et ce qui peut assurer notre salut, quand nous allons combattre pour elle. Si quelqu’un est d’un avis contraire, je lui cède le commandement. »

Chap. 24. Telles furent les considérations que présenta Nicias ; il espérait, en multipliant les difficultés, ou détourner les Athéniens de l’entreprise, ou, s’il était obligé de faire la guerre, partir au moins, de cette manière, en toute sûreté. Mais l’immensité de ces préparatifs, loin de refroidir les Athéniens, ne fit qu’accroître leur ardeur. Il arriva tout le contraire de ce qu’attendait Nicias : ses conseils furent goûtés, et toute crainte fut bannie. Le désir de s’embarquer saisit tout le monde à-la-fois ; les plus âgés, dans l’idée de soumettre le pays vers lequel ils allaient voguer, ou d’être au moins, avec de telles forces, à l’abri des revers ; les plus jeunes, par l’envie de voir et de connaître une contrée lointaine, avec la plus ferme espérance d’en revenir ; la multitude et le soldat, dans l’espoir de gagner de l’argent, d’ajouter à la force de l’état, et d’établir sur la conquête projetée une solde perpétuelle. Au milieu de cette foule avide et passionnée, ceux qui ne goûtaient pas l’entreprise auraient craint, en donnant un avis, de paraître mal intentionnés : ils se taisaient.

Chap. 25. Enfin un Athénien s’avança, et, appelant Nicias par son nom et le sommant de comparaître, lui dit qu’il ne fallait ni chercher des prétextes, ni différer, mais déclarer à l’instant, en présence de tous, quels préparatifs les Athéniens devaient décréter. Obligé de répondre, Nicias dit qu’il en délibérerait plus mûrement et à loisir avec ses collègues ; mais qu’à en juger dans le moment, il ne faudrait pas mettre en mer moins de cent trirèmes ; que les Athéniens fourniraient pour le transport des gens de guerre autant de bâtimens qu’ils jugeraient à propos, et qu’on demanderait le reste aux alliés ; que les hoplites, tant d’Athènes que des villes confédérées, devaient s’embarquer au nombre de cinq mille, et même plus, s’il était possible ; que pour le reste de l’armement, archers d’Athènes et de Crète, frondeurs, enfin pour tout ce qui serait nécessaire, on suivrait la même proportion.

Chap. 26. Il dit : on décréta que les généraux auraient de pleins pouvoirs, et que, pour ce qui concernait le nombre des troupes et toute l’expédition, ils feraient ce qu’ils jugeraient le plus avantageux à l’état. Ensuite commencèrent les apprêts. On dépêcha des ordres aux alliés ; des rôles furent dressés. La république commençait à respirer et de la peste et des maux d’une guerre continue ; elle avait acquis une nombreuse jeunesse et amassé des trésors à la faveur de la suspension d’armes : on satisfaisait donc plus aisément à toutes les réquisitions ; les préparatifs se faisaient.

Chap. 27. On en était occupé lorsque, dans une même nuit, la face de presque tout ce qu’il y avait à Athènes d’hermès de pierre, se trouva mutilée. Les hermès sont des figures carrées, et, suivant l’usage du pays, on en voit un grand nombre, soit aux vestibules des maisons particulières, soit dans les hiérons. Les coupables n’étaient pas connus : on en fit la recherche ; de grandes récompenses, aux frais de l’état, furent promises aux dénonciateurs ; il fut même enjoint par un décret à quiconque aurait connaissance de quelque autre sacrilége, citoyens, étrangers, esclaves, de le dénoncer hardiment. On donna une grande importance à cette affaire, qui semblait de mauvais augure pour l’entreprise ; on y voyait un complot dont le but avait été d’amener une révolution et de détruire le gouvernement populaire.

Chap. 28. Des métèques et des valets, sans faire aucune déposition relative aux hermès, dénoncèrent et des mutilations de statues commises précédemment par des jeunes gens dans les transports d’une folle gaîté et dans la chaleur du vin, et de dérisoires célébrations des mystères qui avaient eu lieu en certaines maisons. C’était Alcibiade qu’ils chargeaient. Ses plus grands ennemis feignaient de croire à cette accusation contre un citoyen qui les empêchait de se placer à la tête du peuple, espérant, s’ils le chassaient, devenir les premiers de l’état. Ils exagéraient la gravité du fait, répétant, dans leurs clameurs, que la mutilation des hermès et la profanation des mystères avaient sans doute pour objet l’abolition de la démocratie, et qu’aucun de ces sacriléges n’avait été commis sans la participation d’Alcibiade ; ils ajoutaient en preuve la licence effrénée de toute sa conduite, qui s’accordait si mal avec le régime populaire.

Chap. 29. Alcibiade se défendit aussitôt de ces inculpations. Il était prêt à comparaître avant son départ, pour être interrogé ; à subir la peine des délits dont on donnerait la preuve, ou à reprendre le commandement, s’il était absous : car les préparatifs se trouvaient dès-lors terminés. Il protestait contre les accusations qui pourraient être intentées en son absence, et demandait la mort sans délai, s’il était coupable. Il remontrait que le parti le plus prudent était de pas laisser sortir à la tête d’une armée si considérable un homme prévenu de tels délits, avant de l’avoir jugé. Mais ses ennemis craignaient que, cité en jugement, il n’eût pour lui la bienveillance de l’armée, l’indulgence et la faiblesse du peuple, qu’une considération puissante porterait d’ailleurs à le ménager ; car c’était à cause de lui que partaient les Argiens et quelques troupes de Mantinée. Pour détourner l’objet de sa demande et refroidir le peuple, ils mirent en avant d’autres orateurs. Ceux-ci représentèrent qu’Alcibiade devait s’embarquer sans délai, que son départ ne pouvait être différé, et qu’on ajournerait la cause à son retour : car ils voulaient le charger encore davantage, ce qui serait plus facile en son absence, et le rappeler ensuite pour son procès. Il fut décidé qu’il partirait.

Chap. 30. On était déjà au milieu de l’été quand on mit à la voile pour la Sicile. Il fut ordonné que la plupart des alliés, les bâtimens destinés au transport des vivres, les navires de charge, et tous les bagages, qui suivaient l’armée, se rassembleraient à Corcyre, d’où, tous ensemble, ils traverseraient la mer Ionienne et gagneraient l’Iapygie. Au jour prescrit, les Athéniens et ceux des alliés qui se trouvaient à Athènes, se rendirent au Pirée dès le lever de l’aurore, et montèrent leurs vaisseaux pour faire voile. Presque toute la ville, tant citoyens qu’étrangers, descendit avec eux. Les gens du pays accompagnaient ceux qui leur appartenaient : ceux-ci, leurs amis ; ceux-là, leurs parens ; d’autres, leurs fils. Ils partaient, se livrant aux plus brillantes espérances, et en même temps versant des larmes et gémissant ; occupés de ce qu’ils allaient acquérir, et de ceux que peut-être ils ne reverraient plus, songeant à quelle distance ils étaient envoyés hors de leur patrie.

Chap. 31. Dans cet instant suprême où il fallait se séparer, non sans sujet de crainte de chaque côté [ceux-ci courant aux dangers, ceux-là y demeurant exposés], on sentait tous les périls de l’entreprise bien mieux qu’à l’instant où on l’avait décrétée ; mais les regards étaient en même temps frappés de la force et du nombre des apprêts de toute espèce, et ce coup-d’œil rassurait. Les étrangers et une foule immense étaient accourus pour contempler ce spectacle, bien digne en effet d’attirer tant de regards, et fort au-dessus de ce que l’imagination pouvait s’en figurer. Cet armement, le premier qui, entièrement composé de troupes helléniques, fût sorti d’une seule ville, surpassait en somptuosité et en magnificence tous ceux qu’on avait pu voir jusqu’à ce jour. À la vérité une multitude non moindre de vaisseaux et d’hoplites avait été réunie pour l’expédition d’Épidaurie, conduite par Périclès, et même pour celle de Potidée, commandée par Agnon. Dans cette dernière, les Athéniens seuls avaient donné quatre mille hoplites, trois cents chevaux, cent trirèmes ; ceux de Lesbos et de Chio, cinquante ; et un grand nombre d’alliés était monté sur la flotte. Mais il ne s’agissait alors que d’une courte traversée, et tous les préparatifs avaient été peu considérables ; au lieu que cette dernière expédition, qui devait être d’une longue durée, avait exigé tout-à-la-fois des troupes de terre et de mer, comme pour faire face à la double espèce de besoins qu’on pourrait éprouver. L’équipement se fit à grands frais, aux dépens du public et des triérarques. L’état donnait par jour une drachme à chaque matelot, et fournissait des vaisseaux vides, dont soixante légers et quarante destinés à porter des troupes. Les triérarques, qui pourvoyaient ces bâtimens des meilleurs équipages, accordaient aux thranites et aux autres rameurs une augmentation de solde, indépendamment de celle que payait le trésor public. Ils avaient traité avec magnificence les sculptures de la proue des vaisseaux et tous les ornemens ; chacun d’eux se piquait d’émulation, et voulait que son navire fût le plus brillant et le plus léger. On avait enrôlé la meilleure infanterie, et ceux qui la composaient disputaient entre eux d’élégance et de luxe dans le choix des armes et des vêtemens. C’était à qui remplirait le mieux les ordres, et l’on eût dit qu’il s’agissait plutôt de déployer aux yeux de l’Hellade la force et l’opulence d’Athènes, que de faire des apprêts contre un ennemi : car, si l’on calcule la dépense du trésor public et les dépenses privées des guerriers, tous les frais que l’état avait déjà faits, tout ce qu’il fit emporter aux généraux, ce qu’il en coûta en particulier à chacun pour s’équiper, et à chaque triérarque pour son bâtiment, sans compter ce qu’il devait dépenser encore ; ce que d’ailleurs il est à présumer que chacun, partant pour une longue expédition, prenait avec soi pour le voyage, indépendamment de la solde, et de plus tous les effets que les soldats et les marchands destinaient à faire des échanges, on trouvera qu’en tout, dépenses publiques et particulières comprises, il sortit hors de la république une somme considérable de talens. Cette flotte devint le sujet de tous les entretiens ; l’audace de l’entreprise, l’éclat du spectacle, l’importance d’une expédition qui menaçait un grand peuple, tout causait l’étonnement. C’était d’ailleurs le plus grand trajet qu’on eût tenté hors de l’Attique, une entreprise qui promettait tout pour l’avenir, et pour le succès de laquelle on réunissait toutes ses forces.

Chap. 32. Les troupes étant montées sur les trirèmes et les bâtimens se trouvant chargés de tout ce qu’il fallait emporter, l’ordre du silence fut donné au son de la trompette. Les prières accoutumées avant le départ ne se firent pas en particulier sur chaque navire, mais sur la flotte entière, par l’organe d’un héraut. On mêla le vin dans les cratères, et toute l’armée, chefs et soldats, fit les libations dans des vases d’or et d’argent. La multitude qui couvrait le rivage se joignit à ces prières, tant les citoyens que tous ceux qui désiraient le succès de l’entreprise. Après avoir chanté le péan et achevé les libations, on fit voile. Les vaisseaux à peine sortant du port, à la file l’un de l’autre, rivalisèrent de vitesse jusqu’à Égine ; de là ils se hâtèrent d’arriver à Corcyre, rendez-vous des alliés.

Syracuses recevait de bien des côtés à-la-fois des nouvelles de cet embarquement hostile ; mais long-temps on ne crut rien. Cependant une assemblée fut convoquée : les uns ne doutaient pas de l’expédition des Athéniens ; les autres la niaient. Hermocrate parut à la tribune ; se croyant bien informé, il parla ainsi :

Chap. 33. « Syracusains, je vous semblerai peut-être, moi ainsi que d’autres, choquer la vraisemblance en annonçant comme certaine l’arrivée dès Athéniens. Je le sais, ceux qui disent ou annoncent des faits en apparence peu croyables, loin de persuader, passent pour des insensés ; mais, devant les périls de la république, une telle considération ne me fermera pas la bouche, surtout quand je me sais mieux instruit que d’autres. Oui, les Athéniens s’avancent avec une puissante armée de terre et de mer, sous prétexte de secourir les Égestains et de rétablir les Léontins, mais, en effet, pour envahir la Sicile, et surtout Syracuses, assurés, s’ils deviennent maîtres de cette place, d’avoir aisément tout le reste. Attendez-vous donc à les voir bientôt arriver, et examinez, d’après vos ressources, quels sont vos moyens de résistance. Ne restez pas sans défense par mépris pour vos ennemis, ni dans une entière incurie par incrédulité ; mais, tout en croyant à la réalité de l’entreprise, ne redoutez ni leur audace, ni leurs forces. Ils ne peuvent pas nous faire plus de mal qu’ils en auront à souffrir de notre part. En arrivant avec un grand appareil, ils ne nous rendent pas un faible service : nos affaires en iront mieux auprès des autres peuples de la Sicile, qui, vivement alarmés, seront plus disposés à combattre avec nous. Si nous parvenons à vaincre les Athéniens ou à les chasser sans qu’ils aient rien fait (car je n’appréhende nullement que leurs espérances soient comblées), ce sera pour nous le plus heureux événement, et je suis loin de désespérer du succès. Il est rare, en effet, que de grandes armées, helléniques ou barbares, aient réussi dans des contrées lointaines : on ne peut jamais arriver en plus grand nombre que les habitans et les voisins du pays qu’on vient attaquer ; car la crainte les réunit tous ; et si, faute de provisions, on succombe en terre étrangère, quoique ce malheur doive être surtout imputé à l’imprudence de ceux qui le supportent, il n’en laisse pas moins un grand renom à leurs ennemis. C’est ainsi que le Mède, qui éprouva des revers aussi inattendus que multipliés, a fait la gloire des Athéniens, par cela seul qu’il était venu de si loin attaquer Athènes : espérons que l’invasion dont aujourd’hui Athènes nous menace, aura pour nous un semblable résultat.

Chap. 34. » Pleins de confiance, faisons ici nos dispositions : envoyons chez les Sicules, pour confirmer nos anciennes alliances et en obtenir de nouvelles, et députons dans le reste de la Sicile ; montrons à tous qu’un danger commun les menace. Envoyons dans l’Italie, pour que ses peuples se liguent avec nous ou rejettent l’alliance des Athéniens. Il serait bon, suivant moi, d’envoyer aussi chez les Carthaginois, qui, loin d’être tranquilles, se figurent sans cesse les Athéniens à leurs portes. Peut-être, dans la pensée que s’ils négligent cette occasion ils se trouveront eux-mêmes dans l’embarras, voudront-ils nous secourir d’une manière quelconque, soit ouvertement, soit en secret. S’ils en ont la volonté, ils en ont plus le pouvoir qu’aucun des peuples existans : ils possèdent beaucoup d’or et d’argent, ressource toute puissante, surtout à la guerre. Envoyons aussi à Lacédémone et à Corinthe ; invitons ces deux républiques à nous donner de prompts secours, et à fondre en même temps l’une et l’autre sur l’Attique.

» Mais il est une entreprise bien plus importante, à mon avis, et que votre indolence accoutumée ne permet pas de vous persuader aisément. Cependant je vais vous en faire part. Si tout ce que nous sommes de Siciliens, ou du moins le plus grand nombre possible, nous mettions à flot tous nos bâtimens, et si, avec des vivres pour deux mois, allant au-devant des Athéniens jusqu’à Tarente et au cap d’Iapygie, nous leur apprenions qu’avant d’attaquer la Sicile ils auront à combattre pour traverser en entier la mer Ionienne, nous les étonnerions par ce trait d’audace ; et comme Tarente nous accueillerait, nous les amènerions à considérer que, gardiens de notre pays, nous partirons d’une terre amie pour fondre sur eux ; qu’ils ont une grande étendue de mer à traverser avec un immense appareil ; qu’il leur sera difficile, dans un si long trajet, de rester en ordre ; que nous les attaquerons avec avantage, leur flotte marchant lentement et ne pouvant attaquer que par petites divisions. Supposons que, pour nous attaquer en corps, ils se débarrassent des vaisseaux de provision et ne prennent que leurs vaisseaux légers ; s’ils se servent de la rame, nous tomberons sur eux quand ils seront fatigués ; si nous craignons de les assaillir, nous serons libres de nous retirer à Tarente. Mais eux, qui se seront embarqués avec peu de provisions et dans l’espérance de n’avoir à soutenir qu’un combat naval, éprouveront sûrement la disette sur des côtes inhabitées. S’ils y restent, on les assiégera ; s’ils suivent le littoral, ils abandonneront une partie de leurs ressources, et, mal assurés de l’accueil des villes, ils tomberont dans l’abattement. Pour moi, je pense qu’arrêtés par ces considérations, ils ne partiront même pas de Corcyre ; mais que, tout occupés à délibérer, à observer combien et où nous sommes, ils se verront, par des lenteurs forcées, renvoyés à l’hiver ; ou que, frappés de l’audace de notre démarche, ils renonceront à l’expédition : surtout les plus expérimentés de leurs généraux les conduisant à contre-cœur, nous dit-on, et devant avec joie saisir le prétexte de les ramener, pour peu qu’on nous voie faire une action d’éclat. Je suis bien sûr qu’on grossira les objets en leur annonçant nos préparatifs : or les jugemens des hommes se règlent sur ce qu’on leur dit ; ils craignent moins ceux qui se bornent à montrer qu’ils repousseront l’attaque, que ceux qui prennent les devants, parce qu’ils croient ces derniers capables de tenir tête au danger. Cette crainte, les Athéniens l’éprouveront. Ils viennent dans l’idée qu’on ne se défendra pas ; ils nous méprisent avec juste cause, parce que nous n’avons pas uni nos forces à celles des Lacédémoniens pour les détruire ; mais, s’ils nous voient une audace qu’ils sont loin de nous supposer, ils en seront plus frappés que de nos forces effectives, s’ils pouvaient les connaître.

» Croyez-moi donc ; osez ce que je vous conseille, sinon préparez-vous au plus tôt à la guerre. Et que chacun se mette bien dans l’esprit que c’est par la vigueur de l’exécution qu’on prouve son mépris pour les agresseurs, et que si, dès le moment même, jugeant très sûrs les préparatifs commandés par une juste crainte, on les exécute comme se voyant au moment du danger, on aura pris le plus sage parti. Les Athéniens arrivent : je sais qu’ils sont en mer ; je dirais presque, ils sont arrivés. »

Chap. 35. Telle fut la harangue d’Hermocrate. De grandes disputes s’élevèrent parmi les Syracusains. Les uns assuraient que les Athéniens ne viendraient pas, et que les bruits semés étaient faux. « Quand ils viendraient, disaient les autres, quel mal feraient-ils que nous ne leur rendissions au double ? » D’autres méprisaient ces rumeurs et les tournaient en risée. Il en était peu qui ajoutassent foi aux paroles d’Hermocrate et redoutassent l’événement. Alors parut à la tribune Athénagoras, premier magistrat du peuple, et à qui son éloquence populaire donnait le plus grand ascendant sur l’esprit de la multitude ; il prononça ce discours :

Chap. 36. « Plût aux dieux qu’en effet les Athéniens fussent assez insensés pour venir eux-mêmes se livrer entre nos mains ! Certes il faudrait être bien timide, ou peu ami de son pays, pour former un vœu contraire. Aussi ce n’est pas l’audace qui m’étonne dans ceux qui annoncent de telles nouvelles et cherchent à nous effrayer ; c’est leur stupidité, s’ils croient qu’on ne les devine pas. Appréhendant pour eux-mêmes, ils veulent plonger l’état dans la terreur, afin de cacher leur pusillanimité dans l’épouvante commune. Voilà l’effet que produisent ces nouvelles, qui ne se répandent pas d’elles-mêmes et que forgent des agitateurs de profession. Mais vous, si vous êtes sages, vous raisonnerez sur le parti à prendre, non d’après ce qu’ils annoncent, mais d’après ce que doivent faire des hommes aussi prudens et aussi expérimentés que les Athéniens. Est-il croyable qu’ils laissent derrière eux les Péloponnésiens et une guerre non terminée, pour venir, de leur propre mouvement, en chercher une autre non moins périlleuse ! Ne doivent-ils pas se féliciter plutôt de ce que nous n’allons pas les attaquer nous-mêmes, nous dont le pays possède de si nombreuses et de si puissantes cités !

Chap. 37. » Mais s’ils venaient, comme on le dit, je ne crains pas de l’affirmer, la Sicile, mieux pourvue de tout que le Péloponnèse, est plus capable de les réduire, et notre république seule est bien plus forte que l’armée qui, dit-on, s’avance maintenant, fût-elle deux fois encore plus nombreuse. Je suis certain qu’ils n’ont point de cavalerie, qu’ils n’en tireront que fort peu d’Égeste, et qu’il ne viendra pas sur une flotte autant d’hoplites que nous en avons. Il est difficile, même avec des vaisseaux légers, de franchir une vaste étendue de mer, et d’apporter tout ce qui d’ailleurs est nécessaire pour attaquer une ville de l’importance de la nôtre. Je suis si loin e des craintes qu’on cherche à vous inspirer, que même si les Athéniens, à leur arrivée, avaient à leur disposition une autre ville telle que Syracuses, située sur nos frontières et d’où ils feraient la guerre, à peine alors pourrais-je croire qu’ils évitassent leur entière destruction : à plus forte raison ne sauraient-ils y échapper au sein de la Sicile tout entière leur ennemie ; car enfin ils s’y trouveront relégués dans un camp formé de vaisseaux et de petites tentes, pourvu à peine du plus strict nécessaire, et d’où notre cavalerie ne leur permettra guère de s’éloigner. Ou plutôt je pense qu’ils ne pourront pas même prendre terre, tant nos forces, à mon avis, seront supérieures.

Chap. 38. » Ce que je dis, les Athéniens le savent comme moi, et je suis sûr qu’ils songent uniquement à conserver ce qu’ils possèdent. Mais il se trouve ici des gens qui disent ce qui n’est point, ce qui ne sera point, et ce n’est pas d’aujourd’hui ; à chaque occasion qui s’en présente, ils effraient le peuple par de semblables discours, par d’autres encore plus dangereux, et même par des voies de fait. Leur but est de se placer à la tête de la république : combien je crains qu’à force de tentatives ils ne réussissent un jour, et que nous ne sachions ni nous mettre en garde contre leurs desseins avant d’en subir les funestes résultats, ni les punir quand ils seront connus ! Aussi, très souvent, en proie aux séditions, obligée de soutenir des combats moins contre les ennemis du dehors que contre elle-même, et quelquefois soumise à des tyrans et à des pouvoirs usurpés, notre république jouit rarement de la tranquillité. Si vous suivez mes conseils, je tâcherai que de tels maux ne l’affligent pas de nos jours. Vis-à-vis de la multitude, j’emploierai la persuasion ; je déploierai les châtimens contre les artisans de semblables trames, non seulement contre des hommes évidemment coupables qu’il est difficile de prendre sur le fait, mais contre ceux qui méditent le crime sans pouvoir le consommer : car c’est peu de se défendre contre les attentats d’un ennemi ; il faut de plus se prémunir contre ses intentions même, de crainte de tomber dans ses embûches, si, à l’avance, on ne s’en est pas garanti. Quant aux partisans de l’oligarchie, je les convaincrai de leurs perfides projets, j’éclairerai leur conduite, je les instruirai de leur devoir ; et c’est, je crois, le meilleur moyen de les détourner du crime.

» Mais vous, jeunes gens, car c’est une question que souvent je me suis faite, que prétendez-vous ? Avoir déjà part au gouvernement ? La loi le défend. Elle vous écarte des charges, parce que vous ne sauriez les remplir, mais non pour vous en tenir éloignés quand vous en deviendrez capables. Voulez-vous n’être pas réduits à l’égalité avec le plus grand nombre ? Et comment serait-il juste que des hommes qui ont la même existence ne jouissent pas des mêmes priviléges ?

Chap. 39. » Quelqu’un dira que la démocratie est absurde et inique, et que les riches gouvernent mieux. Je réponds d’abord que le mot démocratie comprend la république tout entière, et que l’oligarchie n’en désigne qu’une portion ; ensuite, que les riches sont excellens pour garder les richesses, les gens sages pour donner des conseils, et le peuple pour juger après avoir entendu l’exposé des affaires ; et que ces différentes classes de citoyens, considérées soit séparément soit collectivement, trouvent toutes l’égalité parfaite dans la démocratie, au lieu que l’oligarchie n’appelle le grand nombre qu’au seul partage des dangers, et, non contente de ravir la plus grande partie des avantages, les usurpe tous ; odieux privilége, auquel aspirent ici des hommes puissans et des jeunes gens, et qui ne peut se maintenir dans une grande république. Certes, vous êtes ou les plus insensés des hommes, si vous ne voyez pas que c’est à votre perte que vous courez ; ou bien les plus imprudens et les plus injustes de tous les Hellènes que je connais, si, le sachant, vous persévérez dans votre folie.

Chap. 40. » Mieux instruits, ou corrigés, occupez-vous du bien public, persuadés que vous, principaux citoyens, aurez une part égale, supérieure même, à celle de la multitude, mais qu’avec des volontés contraires vous risquez de perdre le tout. Cessez de répandre de pareils bruits, bien convaincus que nous pressentons vos desseins et que nous n’en souffrirons pas l’exécution. Notre ville, quand même les Athéniens arriveraient, se défendra d’une manière digne d’elle. Nous avons des généraux qui auront l’œil sur les événemens. Si, comme je le crois, il n’y a rien de vrai dans tout ce qu’on nous annonce, l’état ne se laissera point intimider par vos avis, il ne vous choisira pas pour ses chefs et ne se jettera pas de plein gré dans l’esclavage ; mais, voyant de ses propres yeux, il jugera vos discours comme équivalant à des actions, et, loin de se laisser ravir sa liberté sur la foi de vains discours, il travaillera à la conserver : d’actives précautions déjoueront vos complots. »

Chap. 41. Voilà ce que dit Athénagoras. L’un des généraux, se levant, ne permit plus à personne de prendre la parole, et il s’exprima lui-même ainsi sur la question qu’on agitait : « Il n’est sage ni de débiter ni d’écouter des invectives. Il vaut mieux, d’après les bruits qui se répandent, que chaque citoyen en particulier, que la république entière, se disposent à bien recevoir les ennemis. Si les précautions sont inutiles, il ne résultera aucun malheur de s’être pourvu de chevaux, d’armes, de tout ce qu’exige la guerre. Vos généraux veilleront sur ces apprêts, feront leur revue, enverront sonder les dispositions des villes, en un mot, régleront tous les objets essentiels. Bien des mesures sont déjà prises ; nous instruirons l’assemblée de ce qui viendra à notre connaissance. » Ainsi parla ce général ; l’assemblée fut dissoute.

Chap. 42. Cependant les Athéniens étaient déjà tous à Corcyre avec les alliés. Les généraux firent d’abord une nouvelle revue de la flotte, et la disposèrent dans l’ordre où elle devait entrer en rade et se ranger en bataille. Ils en formèrent trois divisions, qu’ils se partagèrent au sort, afin d’éviter les embarras qu’en voguant tous ensemble ils eussent éprouvés à faire de l’eau, à entrer dans les ports, à se pourvoir de munitions dans les endroits où il faudrait séjourner ; afin aussi que les troupes observassent un ordre plus régulier et fussent plus faciles à commander, chaque division n’ayant à obéir qu’a son chef particulier. Ils se firent ensuite devancer en Italie et en Sicile par trois vaisseaux, les chargeant de s’informer des villes qui consentiraient à les recevoir, et de revenir à la rencontre de la flotte, afin de communiquer ces renseignemens aux généraux avant leur arrivée.

Chap. 43. Ces dispositions terminées, les Athéniens quittèrent Corcyre, se dirigeant vers la Sicile avec toutes les trirèmes, au nombre de cent trente-quatre, et deux pentécontores rhodiennes. L’Attique avait fourni cent de ces vaisseaux, dont soixante légers ; les autres portaient des gens de guerre ; Chio et les autres alliés avaient fourni le reste de la flotte. Les hoplites étaient en tout au nombre de cinq mille cent hommes, dont quinze cents citoyens d’Athènes portés sur le rôle ; sept cents thètes, valets de vaisseaux ; de plus des sujets d’Athènes, des Argiens, au nombre de cinq cents, et deux cent cinquante Mantinéens soldés. Les archers formaient en tout quatre cent quatre-vingts hommes, dont quatre-vingts de Crète : on comptait sept cents frondeurs rhodiens, et cent vingt bannis de Mégares, armés à la légère. On n’avait qu’un seul navire pour le transport des chevaux : il portait trente cavaliers.

Chap. 44. Telles furent les premières forces qui firent le trajet pour cette guerre. Trente vaisseaux de charge les accompagnaient, portant les bagages et les subsistances, les boulangers, les maçons, les forgerons. On y avait embarqué tous les instrumens nécessaires à des constructions de murailles. Avec ces vaisseaux marchaient cent bâtimens ; obligés de servir dans cette expédition. Beaucoup d’autres navires et vaisseaux de charge allaient volontairement, et dans des vues de commercer, à la suite de l’armée.

Tous ces vaisseaux, sortis de Corcyre, traversèrent en masse le golfe d’Ionie. Les uns gagnèrent le cap Iapygie, les autres Tarente, d’autres abordèrent ailleurs, suivant les facilités qui s’offrirent à chacun. Ils côtoyèrent l’Italie, sans qu’aucune ville les reçût dans ses murs ni dans ses marchés ; on leur permettait seulement de se mettre en rade et de faire de l’eau ; ce que Tarente et Locres n’accordèrent même pas. Les Athéniens arrivèrent enfin à Rhégium, promontoire d’Italie, et s’y rassemblèrent ; mais, exclus de la ville, ils se virent obligés de camper au dehors, dans l’hiéron de Diane, où s’ouvrit un marché. Les vaisseaux furent tirés à sec ; on prit du repos, puis on entra en négociation avec les Rhégiens, les priant, en qualité de Chalcidiens, de secourir les Léontins, de même origine. La réponse fut qu’on resterait neutre, et qu’on suivrait l’exemple que donnerait le reste de l’Italie. Les Athéniens réfléchissaient sur les moyens de réussir en Sicile, et attendaient en même temps, d’Égeste, le retour des vaisseaux qu’ils avaient expédiés en avant, voulant savoir si les rapports faits à Athènes sur les richesses de cette ville s’accordaient avec la vérité.

Chap. 45. Cependant arrive de toutes parts à Syracuses la nouvelle certaine que la flotte d’Athènes est à Rhégium : elle est transmise particulièrement par les gens envoyés en observation. Dès lors plus de doute : on s’occupe avec ardeur de tous les préparatifs ; on envoie chez les Sicules, aux uns des troupes pour les protéger, aux autres des députations ; on transporte des garnisons dans les places situées sur le bord de la mer et qu’on pouvait approvisionner en longeant la côte ; on fait dans la ville la revue des chevaux et des armes, et l’on examine si tout se trouve en bon état ; enfin l’on dispose tout comme pour une guerre prochaine et même en quelque sorte commencée.

Chap. 46. Les trois vaisseaux revinrent à Rhégium, annonçant que toutes ces grandes richesses promises n’existaient pas, et qu’il ne se montrait que trente talens. Les généraux se trouvaient découragés et de cet obstacle qui se présentait dès le début de l’entreprise, et de ce que les Rhégiens refusaient de prendre une part active à l’expédition, eux qu’on avait gagnés les premiers, et sur lesquels il semblait qu’on dût compter, à cause de l’amitié et de la communauté d’origine qui les unissaient aux Léontins. Nicias s’était attendu à la conduite des Égestains ; mais les deux autres généraux la jugeaient hors de toute vraisemblance. Voici la ruse qu’avaient imaginée les Égestains, quand les premiers députés d’Athènes vinrent prendre des informations sur leurs ressources. Ils les avaient conduits à Éryx, dans l’hiéron de Vénus, et avaient montré des vases, des aiguières, des cassolettes brûler de l’encens, des richesses de toute espèce : tout était en argent, et paraissait aux yeux d’une grande valeur, sans en avoir beaucoup. Ceux qui montaient les trirèmes furent invités en particulier à des repas où, pour les recevoir, on rassemblait et tout ce qu’il y avait de vaisselle d’or et d’argent à Égeste, et ce qu’on avait pu en emprunter aux villes voisines, phéniciennes ou helléniques ; et chacun en couvrait ses buffets comme d’un bien qui lui eût été propre. Presque toujours la même servait partout, et comme partout on en voyait une grande quantité, les gens des trirèmes étaient dans l’admiration. De retour à Athènes, ils disaient çà et là qu’ils avaient vu des richesses immenses. Trompés eux-mêmes, ils persuadaient les autres, et quand on sut qu’il n’y avait pas d’argent à Égeste, les troupes leur adressèrent de vifs reproches. Les généraux délibérèrent sur les circonstances présentes.

Chap. 47. L’avis de Nicias était qu’on se dirigeât en masse contre Sélinonte, ce qui faisait le principal objet de l’expédition. Si les Égestains fournissaient de l’argent pour toutes les troupes, d’après cela on prendrait un parti ; sinon, ils seraient requis de fournir de vivres les soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés, et l’on s’arrêterait pour réconcilier avec eux, de gré ou de force, ceux de Sélinonte ; on passerait ensuite en vue des autres villes, pour y montrer la puissance d’Athènes et prouver avec quel zèle elle sert ses amis et ses alliés ; puis on retournerait dans l’Attique, à moins qu’on ne se vît en peu de temps, et d’une manière inattendue, en état de secourir les Léontins, ou de s’attacher quelques autres villes, sans compromettre la république en épuisant ses finances pour des intérêts étrangers.

Chap. 48. Alcibiade prétendit qu’il serait honteux, après un si grand armement, de s’en retourner sans avoir rien fait ; qu’on devait envoyer des hérauts dans toutes les villes, excepté Sélinonte et Syracuses ; travailler à détacher une partie des Sicules de la cause des Syracusains, et à gagner l’amitié des autres, qui fourniraient des troupes et des subsistances ; que d’abord on s’assurerait de Messène ; car cette ville, qui avait sur toutes les autres l’avantage de commander le trajet et l’abord de l’île, offrirait à l’armée un port et un lieu de séjour. Après avoir attiré des villes à leur alliance et reconnu le parti que chacun embrasserait, ils attaqueraient Syracuses et Sélinonte, si la dernière ne s’accordait pas avec Égeste, et si l’autre refusait de rétablir les Léontins.

Chap. 49. Lamachus, d’un avis contraire, déclara hautement qu’il fallait voguer contre Syracuses, et, sans délai, diriger tous les efforts contre cette ville sans défense et où dominait la crainte ; que toute armée inspirait d’abord la terreur, mais que, si elle tardait à paraître, l’ennemi rassuré n’éprouvait en la voyant que le sentiment du mépris : qu’en attaquant soudain, tandis qu’ils étaient encore attendus avec crainte, les Athéniens auraient la supériorité ; que tout serait dans l’épouvante, d’abord à leur seul aspect, puisqu’ils se montreraient en grand nombre, ensuite par l’attente des maux qu’on aurait à souffrir, surtout par la nécessité de courir sans délai les hasards du combat. Comme on n’avait pas cru à l’expédition, ils trouveraient sans doute, au dehors, dans les campagnes, beaucoup d’hommes à enlever ; ou si ces hommes parvenaient à se jeter dans la ville, l’armée ne manquerait pas de ressources, puisqu’elle ne commencerait le siége de la place qu’après s’être rendue maîtresse du plat pays. Dès-lors les autres peuples de la Sicile, au lieu de faire cause commune avec Syracuses, n’hésiteraient pas à les venir joindre, sans attendre l’événement ; enfin, pour se ménager une retraite et mettre à l’ancre, la flotte trouverait une bonne rade à Mégares, place abandonnée, qui n’était pas fort éloignée de Syracuses, ni par terre, ni par mer.

Chap. 50. Lamachus, tout en ouvrant cet avis, ne laissa pas que de se ranger à celui d’Alcibiade. Celui-ci passa sur son vaisseau à Messène, et y porta des propositions d’alliance qui ne furent pas écoutées. On lui répondit que les Athéniens ne seraient pas reçus dans la ville, mais qu’on leur ouvrirait un marché au dehors. Il retourna à Rhégium. Les généraux chargèrent de troupes soixante de leurs vaisseaux, prirent des munitions, et cinglèrent vers Naxos, laissant à Rhégium un des leurs avec le reste de l’armée. Reçus dans la ville par les habitans de Naxos, ils passèrent à Catane. Les portes leur ayant été fermées (car il se trouvait à Catane des gens de la faction de Syracuses), ils se dirigèrent vers le Térias, passèrent la nuit sur ses bords, et voguèrent le lendemain vers Syracuse, faisant marcher tous les autres vaisseaux sur une même ligne ; mais ils en envoyèrent dix en avant pour entrer dans le grand port, avec ordre d’observer si quelques bâtimens étaient tirés à flot, de s’avancer, et de publier du haut de la flottille que les Athéniens venaient pour rétablir les Léontins ; qu’ils y étaient tenus à titre d’alliés, ayant avec eux une origine commune ; que les Léontins qui se trouvaient à Syracuses, pouvaient donc sans crainte les rejoindre comme amis et bienfaiteurs. Après avoir fait cette proclamation et bien observé les ports, la ville, la disposition des lieux, afin de voir d’où ils partiraient pour combattre, ils se rembarquèrent pour Catane.

Chap. 51. Les habitans de cette ville, après avoir convoqué une assemblée, reçurent dans leurs murs, non l’armée, mais les généraux, en les invitant à dire ce qu’ils voulaient. Tandis qu’Alcibiade parlait, et que la portion de citoyens qui était dans la ville s’occupait de l’assemblée, les troupes, sans qu’on s’en aperçût, abattirent une porte mal construite et entrèrent dans l’agora. Ceux qui tenaient pour la faction de Syracuses (c’était le petit nombre), voyant les troupes dans la ville, saisis d’effroi, se retirèrent sans bruit ; les autres décrétèrent que l’alliance d’Athènes serait acceptée, et mandèrent de Rhégium le reste de l’armée. Les Athéniens y allèrent, puis revinrent à Catane avec toutes leurs forces, et y établirent leur camp.

Chap. 52. On vint leur annoncer de Camarine qu’on se rendrait s’ils avançaient, et que les Syracusains appareillaient. Ils se portent donc en masse d’abord contre Syracuses ; mais ne voyant dans le port aucun mouvement de vaisseaux, ils se dirigent sans délai vers Camarine, en suivant les côtes, approchent du rivage avec circonspection, et de leur flotte font entendre la voix d’un héraut. Mais elle ne fut point écoutée : les Camarinéens dirent qu’ils s’étaient engagés par serment à ne recevoir à-la-fois qu’un vaisseau athénien, à moins qu’eux-mêmes n’en mandassent un plus grand nombre. Les Athéniens se retirèrent sans avoir rien obtenu, débarquèrent dans une campagne dépendante de Syracuses, et firent du butin ; mais la cavalerie syracusaine étant survenue et leur ayant tué des troupes légères dispersées, ils revinrent à Catane.

Chap. 53. Ils rencontrèrent la Salaminienne : elle arrivait d’Athènes, apportant à Alcibiade l’ordre de venir répondre aux accusations que lui intentait la république. On mandait aussi quelques-uns de ses soldats, dénoncés comme coupables, les uns de la profanation des mystères, les autres de la mutilation des hermès. Après le départ des troupes, les Athéniens ne s’étaient pas refroidis sur la recherche de ces sacriléges. Sans peser la valeur des dénonciations, et, dans leur défiance, accueillant tout indistinctement, ils arrêtaient, sur la foi d’hommes perdus, et mettaient aux fers les plus honnêtes gens : ils croyaient qu’il valait mieux scruter à fond cette affaire et en découvrir la vérité, que de laisser échapper, à cause de la bassesse du délateur, un accusé, quelque honnête qu’il leur parût être d’ailleurs. Le peuple savait, par la tradition, que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils avait fini par être pesante ; qu’elle n’avait été renversée ni par les Athéniens, ni par Harmodius, mais par les Lacédémoniens ; il était donc toujours dans la crainte, tout devenait l’objet de ses défiances.

Chap. 54. Un incident auquel l’amour n’était pas étranger, donna lieu à l’audacieuse entreprise d’Aristogiton et d’Harmodius. En la racontant, je démontrerai que personne, sans même en excepter les Athéniens, n’a parlé avec exactitude de ces tyrans, ni du fait dont il s’agit. Après Pisistrate, mort en possession de la tyrannie dans un âge avancé, ce ne fut pas, comme on le pense, Hipparque, mais Hippias, son fils aîné, qui régna. Harmodius était dans l’âge où la jeunesse a le plus d’éclat : Aristogiton, citoyen de moyenne condition, l’aima et lui plut. Harmodius, recherché par Hipparque, fils de Pisistrate, ne répondit point à ses désirs, qu’il fit connaître à Aristogiton. Celui-ci conçut tout le chagrin qu’inspire l’amour jaloux, et craignant que son rival n’employât la force, il résolut dès-lors de mettre en usage tout ce qu’il avait de moyens pour détruire la tyrannie. Hipparque cependant renouvela ses tentatives auprès d’Harmodius, mais toujours avec aussi peu de succès. Il ne voulait rien faire qui tînt de la violence, mais il se préparait à l’outrager dans une circonstance et pour une cause difficiles à expliquer, et, en apparence, étrangères à sa passion : car, loin de se montrer dur envers le peuple dans l’exercice de sa puissance, il administrait de manière à imposer silence à l’envie. Ces tyrans affectèrent long-temps la sagesse et la vertu ; contens de lever sur les Athéniens le vingtième des revenus, ils embellissaient la ville, soutenaient la guerre et faisaient, dans les fêtes, les frais des sacrifices. La république, dans tout le reste, était gouvernée d’après ses antiques lois : seulement les tyrans avaient soin de placer quelqu’un des leurs dans les charges. Plusieurs remplirent à Athènes la magistrature annuelle ; entre autres Pisistrate, qui portait le nom de son aïeul, et qui, fils du tyran Hippias, éleva, pendant qu’il était archonte, l’autel des douze dieux dans l’agora, et celui d’Apollon, dans l’hiéron d’Apollon pythien. Le peuple athénien ayant ajouté de nouvelles constructions à l’autel qui était dans l’agora, l’inscription disparut ; mais on lit encore celle de l’autel d’Apollon, quoique l’écriture en soit fatiguée. Elle porte : « Pisistrate, fils d’Hippias, a élevé ce monument de sa magistrature dans l’enceinte consacrée à Apollon pythien. »

Chap. 55. Qu’Hippias, comme aîné, ait succédé à Pisistrate, c’est un fait que j’affirme, le tenant d’une tradition certaine, d’une tradition que j’ai discutée plus scrupuleusement que qui que ce soit, et dont ce que je vais dire prouvera l’authenticité. Seul entre les fils légitimes de Pisistrate, Hippias eut des enfans, fait démontré par l’inscription de l’autel et par celle de la colonne posée dans l’acropole d’Athènes : cette dernière inscription, où sont rappelés les attentats des tyrans, ne signale aucun enfant de Thessalus ni d’Hipparque, mais en nomme cinq d’Hippias. Il les eut de Myrrhine, fille de Callias, qui lui-même était fils d’Hypérochide. Vraisemblablement Hippias, étant l’aîné, fut marié le premier ; sur la colonne il est inscrit le premier après son père, et cela devait être, puisqu’il lui succéda en qualité d’aîné. Hippias fût difficilement, je crois, resté en possession de la tyrannie, s’il s’en était emparé le jour même du décès d’Hipparque, supposé mort souverain. Qui ne voit que s’il se maintint dans la souveraineté, il le dut aux mesures sans nombre prises pour sa sûreté, au soin qu’il avait eu dès long-temps de se rendre redoutable aux citoyens et de s’entourer d’une garde qu’il savait choisir ? Il ne se trouva pas dans l’embarras qu’il aurait éprouvé, s’il avait été le plus jeune, et qu’auparavant il n’eût pas joui constamment du pouvoir. Mais, Hipparque étant devenu célèbre par son malheur, on a cru qu’il avait régné.

Chap. 56. Il parvint, comme il le projetait, à outrager cruellement Harmodius, afin de punir ses refus. Harmodius avait une jeune sœur : invitée à venir porter une corbeille dans une fête, elle se présenta, et fut honteusement chassée : on soutint qu’on ne l’avait pas mandée, et que d’ailleurs elle n’était pas d’une naissance à remplir cette fonction. Cette insulte irrita vivement Harmodius ; Aristogiton, par l’amour qu’il portait à ce jeune homme, la ressentit plus vivement encore. Ils firent toutes leurs dispositions de concert avec ceux qui devaient les seconder, ils attendirent, pour l’exécution, la fête des grandes Panathénées, le seul jour où l’on voyait sans défiance quantité de citoyens en armes pour former le cortége de la cérémonie. Ils devaient eux-mêmes porter les premiers coups, et le reste des conjurés les aiderait aussitôt à se défendre contre les gardes. Pour plus de sûreté, ils firent entrer peu de monde dans la conjuration. Ils comptaient bien qu’au premier signal donné, ceux même qu’ils n’auraient pas prévenus saisiraient l’occasion de recouvrer leur liberté, surtout se trouvant les armes à la main.

Chap. 57. Le jour de la fête étant arrivé, Hippias, avec ses gardes, rangeait le cortége dans le Céramique, hors de la ville. Déjà s’avançaient, pour le frapper, Harmodius et Aristogiton, armés de poignards, quand ils virent l’un des conjurés s’entretenir avec lui : car il se laissait aborder. Effrayés, se croyant dénoncés et au moment d’être arrêtés, ils voulurent se venger d’abord, s’il était possible, de celui qui les avait insultés et réduits à cette extrémité. Soudain ils courent aux portes, s’élancent dans la ville, et, trouvant Hipparque dans l’endroit nommé Léocorium, ils se jettent sur lui à l’improviste, et tous deux devenus furieux, l’un par jalousie, l’autre par le ressentiment de son injure, ils le frappent et le tuent. Aristogiton parvient d’abord à se soustraire aux gardes ; mais la foule accourt, il est pris et maltraité. Harmodius fut tué sur-le-champ.

Chap. 58. Hippias reçoit la nouvelle dans le Céramique. Aussitôt il se transporte, non sur le lieu de la scène, mais vers les citoyens armés qui accompagnaient la pompe, et qui étaient à quelque distance ; il les joint avant qu’ils aient rien appris, se compose un visage qui ne témoigne rien de relatif à l’événement, et leur ordonne de gagner, sans armes, un endroit qu’il leur montre. Ils s’y rendent, dans l’idée qu’il a quelque chose à leur communiquer. Alors, donnant ordre à ses gardes de les désarmer, il choisit et fait arrêter ceux qu’il soupçonne et tous ceux sur qui sont trouvés des poignards ; car on n’avait coutume d’apporter à cette cérémonie que la pique et le bouclier.

Chap. 59. Un chagrin amoureux avait fait concevoir le projet : troublés par une alarme subite, Harmodius et Aristogiton l’exécutèrent avec précipitation et en désespérés. La tyrannie en devint plus pesante. Hippias, dès-lors plus craintif, donna la mort à quantité de citoyens, et en même temps porta ses regards au dehors, cherchant s’il ne pourrait pas, de quelque endroit que ce fût, se mettre en sûreté en cas de révolution. Il maria, lui Athénien, sa fille Archédice à un habitant de Lampsaque, Aïantide, fils d’Hippoclès, tyran de Lampsaque, parce qu’il savait cette famille en grand crédit auprès du roi Darius. On voit à Lampsaque le monument d’Archédice, avec cette inscription : « Ici est déposée la cendre d’Archédice, fille d’Hippias, le plus vaillant des Hellènes de son temps : fille, épouse, sœur et mère de tyrans, elle n’en avait pas plus d’orgueil. »

Hippias exerça encore trois années la tyrannie à Athènes, et fut déposé dans le cours de la troisième, par les Lacédémoniens et les Alcméonides, exilés d’Athènes. Il se retira, sur la foi publique, à Sigéum, et de là à Lampsaque, près d’Aïantide, d’où il passa auprès de Darius ; et vingt ans après, avancé en âge, il combattit pour les Mèdes à la bataille de Marathon.

Chap. 60. Le peuple, en réfléchissant sur ces événemens, et rappelant à sa mémoire ce qu’il en avait entendu raconter, était dur et soupçonneux pour ceux qu’on accusait de la profanation des mystères. Partout il voyait des conjurations en faveur de l’oligarchie et de la tyrannie ; et, dans sa colère, déjà il avait jeté en prison quantité de citoyens, et des plus distingués. Loin de se calmer, s’irritant chaque jour de plus en plus, il encombrait les prisons. Dans ces circonstances ; un des prisonniers, celui de tous qui paraissait le plus coupable, reçut d’un de ses compagnons de captivité le conseil de porter une dénonciation, vraie ou fausse, on l’ignore ; car, ni dans le temps même, ni dans la suite, personne n’a rien su dire de certain sur les auteurs de ce qui s’était passé. Enfin l’on persuada à ce prisonnier qu’il devait, fût-il innocent, s’assurer l’impunité, et tout-à-la-fois pourvoir à son propre salut et délivrer la république des soupçons qui l’agitaient ; qu’il y avait bien plus de sûreté à convenir de tout hardiment, qu’à courir les risques d’un jugement en persistant à nier. Il s’accusa donc lui-même et plusieurs autres avec lui de la mutilation des hermès. Le peuple, qui avait regardé jusque là comme un grand malheur de ne pas connaître ceux qui tramaient contre lui, apprit avec joie ce qu’il croyait être la vérité. On relâcha le délateur et ceux qui étaient avec lui et qu’il n’accusa pas. On jugea les accusés ; on punit de mort ceux que l’on tenait, et l’on mit à prix la tête de ceux qui avaient fui. On ignore si les malheureux qui périrent furent justement punis ; mais au moins, dans la circonstance, le reste des citoyens fut soulagé.

Chap. 61. Les Athéniens recevaient avidement les dénonciations contre Alcibiade, toujours excités par les ennemis qui l’avaient attaqué avant son départ. Se croyant bien instruits sur l’affaire des hermès, la profanation des mystères leur parut bien plus évidemment alors avoir le même motif, celui de conspirer contre l’autorité du peuple. En effet, dans ce même temps et au milieu des publiques alarmes, un corps d’armée, assez peu considérable, s’était avancé jusqu’à l’isthme, entretenant des intelligences avec les Béotiens : il parut donc que ce corps d’armée arrivait par suite de conventions avec Alcibiade, et non pour les Béotiens, et que, si, sur les indices reçus, on n’eût pas prévenu le malheur en arrêtant les personnes dénoncées, Athènes eût été livrée. On passa même une certaine nuit en armes dans la ville. Les hôtes qu’Alcibiade avait à Argos, furent soupçonnés de complots contre la démocratie, et, par suite de ces soupçons, les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos, pour les faire mourir, les otages argiens déposés dans des îles. De tous côtés les soupçons enveloppèrent Alcibiade. Dans l’intention de le punir de mort, on envoya, comme nous l’avons dit, la galère Salaminienne en Sicile le mander, lui et tous ceux qui étaient dénoncés. L’ordre était, non de l’arrêter, mais de lui signifier qu’il eût à suivre cette galère pour venir se justifier. On usait de ménagemens, de peur d’exciter des mouvemens dans les armées qui étaient en Sicile, soit celle d’Athènes, soit celle des ennemis : mais surtout on voulait que les Mantinéens et les Argiens demeurassent, et l’on attribuait à leur attachement pour Alcibiade la part qu’ils prenaient à cette expédition.

Alcibiade monta donc sur son vaisseau, lui et les autres prévenus ; et ils partirent de la Sicile à la suite de la Salaminienne, comme pour se rendre à Athènes ; mais, arrivés à Thurium, ils cessèrent de la suivre, débarquèrent et disparurent, craignant, d’après d’aussi violentes accusations, d’aborder à Athènes et de s’y mettre en justice. Les gens de la Salaminienne cherchèrent quelque temps Alcibiade et ses compagnons ; mais, ne les ayant pas trouvés, ils se rembarquèrent promptement. Alcibiade, dès-lors banni, passa bientôt après, sur un petit bâtiment, de la campagne de Thurium dans le Péloponnèse ; les Athéniens le condamnèrent à mort par contumace, lui et ceux qui l’accompagnaient.

Chap. 62. Après le départ d’Alcibiade, les généraux qui restaient en Sicile, ayant formé deux divisions qu’ils se partagèrent par la voie du sort, mirent en mer, avec toutes leurs forces, pour Sélinonte et Égeste. Ils voulaient savoir si les Égestains leur donneraient cet argent tant promis, observer la situation de Sélinonte, et s’instruire des différends de cette ville avec Égeste. Ils suivirent les sinuosités de la côte, ayant la Sicile à gauche, du côté qui regarde le golfe de Tyrrhénie, et arrivèrent, en ralentissant leur marche, vers Himère, la seule ville hellénique qui soit dans cette partie de l’île. N’y ayant pas été reçus, ils prirent dans leur paraple Hyccares, place maritime de la Sicanie et ennemie des Égestains, et, après l’avoir réduite en servitude, la remirent à ceux d’Égeste, dont la cavalerie les avait secondés ; puis, traversant le pays des Sicules, ils revinrent par terre à Catane, tandis que les vaisseaux tournaient le nord de la Sicile, emmenant leurs prisonniers en esclavage. Quant à Nicias, il fit sans délai le paraple d’Hyccares à Égeste, y conféra sur divers objets, reçut trente talens, rejoignit l’armée, vendit les prisonniers, dont il tira cent vingt talens. La vente faite, Nicias et ses collègues se rendirent, en tournant l’île, chez les alliés des Sicules, et les pressèrent d’envoyer des troupes ; avec la moitié de leurs forces, ils marchèrent contre Hybla Caléotis [ou Mégares], place ennemie qu’on ne put forcer. Alors l’été finissait.

Chap. 63. Dès le commencement de l’hiver qui lui succéda, les Athéniens se préparèrent à marcher contre Syracuses. Les Syracusains, de leur côté, se disposaient à s’avancer contre eux. Ils reprenaient chaque jour plus de courage, parce que, au moment de leur première terreur, les Athéniens ne les avaient pas pressés comme ils s’y attendaient ; et quand ils les eurent vus suivre loin d’eux la côte nord, aller attaquer Hybla et la manquer, ils en vinrent à les mépriser.

Alors, comme il arrive à une multitude qui s’enhardit, ils pressèrent les généraux de les mener contre Catane, puisque les ennemis ne venaient point à eux : sans cesse des cavaliers poussaient jusqu’au camp des Athéniens, les observaient, et, entre autres insultes, leur demandaient s’ils n’étaient pas venus en pays étranger plutôt pour s’établir avec eux que pour rétablir les Léontins.

Chap. 64. Témoins de cette audace, les généraux athéniens voulurent les attirer hors de la ville avec la plus grande partie possible de la population, et, à la faveur de la nuit, longer la côte pour s’emparer à loisir d’un bon poste où ils établiraient des retranchemens. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas le même avantage s’ils forçaient la descente à la vue d’ennemis préparés, ou s’ils étaient aperçus en allant les attaquer par terre ; que la cavalerie de Syracuses, qui était nombreuse, tandis qu’eux-mêmes en manquaient, harcellerait les troupes légères et le bagage, au lieu qu’en suivant leur dessein, ils prendraient un poste où la cavalerie leur ferait peu de mal. Des exilés de Syracuses à leur suite leur en indiquèrent un sur l’Olympium, dont ils s’emparèrent en effet. Voici le stratagème que les généraux imaginèrent pour exécuter ce qu’ils avaient résolu. Ils firent partir un Catanéen, leur affidé, qui ne paraissait pas moins attaché aux généraux syracusains : or cet homme était de Catane ; il dit à ces derniers qu’il venait de la part de quelques Catanéens dont ils savaient les noms et qu’ils connaissaient dans Catane pour être encore attachés à leur parti. Il ajouta que les Athéniens y passaient la nuit loin de leur camp ; que s’ils voulaient, au jour indiqué, arriver avec l’aurore, les partisans de Catane retiendraient ce qu’il y aurait d’Athéniens dans la ville, et incendieraient les vaisseaux, tandis qu’eux-mêmes, attaquant les palissades, se rendraient facilement maîtres du camp ; que beaucoup de Catanéens seconderaient cette opération ; que ceux qui l’avaient envoyé, étaient déjà tout prêts.

Chap. 65. Les généraux syracusains, déjà pleins de confiance, et qui même, avant d’avoir reçu cet avis, se disposaient à marcher contre Catane, ajoutèrent foi très légèrement à ce que leur disait cet homme, et, prenant jour aussitôt pour l’exécution, ils le congédièrent. Déjà sont arrivés plusieurs des alliés, entre autres ceux de Sélinonte ; l’ordre de sortir est donné à tous les Syracusains. Toutes les dispositions faites, à l’approche du jour dont on est convenu, ils se mettent en marche pour Catane, et campent près du fleuve Simèthe, dans les campagnes de Léontium. Instruits de ce départ pour Catane, les Athéniens, et tout ce qui se trouvait avec eux de Sicules ou autres venus à leur secours, montent leurs vaisseaux et leurs petits bâtimens, et, vers la nuit, font voile contre Syracuses. Ils descendirent, au lever de l’aurore, à ce poste de l’Olympium, pour y établir leur camp. Mais bientôt les cavaliers syracusains, arrivés les premiers à Catane, s’aperçoivent que toute l’armée est en mer : ils retournent en diligence vers l’infanterie, et tous ensemble se mettent en marche pour aller au secours de Syracuses.

Chap. 66. Comme ils avaient beaucoup de chemin à faire, les Athéniens eurent le loisir de se retrancher dans un poste qui les rendait maîtres, par sa situation, d’attaquer quand ils voudraient, et où la cavalerie ennemie ne pourrait les incommoder, ni pendant, ni avant l’action. En effet, d’un côté ils étaient flanqués de murs, de maisons, d’arbres et d’un marais ; et de l’autre, de lieux escarpés. Ils coupèrent des arbres dans les forêts voisines, les portèrent sur le bord de la mer, et plantèrent des palissades auprès de leurs vaisseaux ainsi que sur la rive du port Dascon. Aux endroits où la descente était plus facile, ils avaient élevé à la hâte des fortifications en pierres brutes et en bois, et rompu le pont de l’Anapus. Personne, tant qu’ils furent occupés de ces préparatifs, ne sortait de la ville pour y mettre obstacle ; mais enfin parurent les cavaliers syracusains, que bientôt suivit l’infanterie tout entière. Ces troupes réunies s’avancèrent d’abord très près de l’armée athénienne ; mais, voyant qu’on ne venait pas au devant d’elles, elles firent retraite, traversèrent la voie Hélorine, et bivouaquèrent.

Chap. 67. Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se préparèrent au combat et se rangèrent ainsi : les Argiens et les Mantinéens avaient l’aile droite ; les Athéniens, le centre ; le reste des alliés, l’aile gauche. La moitié de leur armée, placée en avant, était sur huit de profondeur ; l’autre moitié, placée près des tentes, et pareillement sur huit de profondeur, formait un carré long, et avait ordre d’observer sur quels points l’armée souffrirait, pour y porter du renfort. Les porte-bagages étaient couverts par ce corps de réserve. Les généraux syracusains rangèrent, sur seize hommes de hauteur, et les hoplites, tous Syracusains, sans distinction ni de dignités ni d’âge, et ce qu’ils avaient d’alliés fidèles. On comptait parmi ces auxiliaires d’abord les Sélinontins, ensuite les cavaliers de Géla, au nombre en tout de deux cents ; environ vingt cavaliers et cinquante archers de Camarine. Ils placèrent sur la droite la cavalerie, qui n’avait pas moins de douze cents hommes, et près d’elle les gens de trait. Au moment où les Athéniens allaient attaquer, Nicias passa successivement devant les troupes des différentes villes, et anima leur courage à peu près en ces termes :

Chap. 68. « Est-il besoin d’adresser un long discours à des hommes qu’anime un même intérêt ? Vos forces me semblent plus propres à donner de la confiance, que ne le seraient de belles paroles avec une armée faible. Ici se trouvent des guerriers d’Argos, de Mantinée, d’Athènes, les plus belliqueux d’entre les insulaires ; et comment, avec de tels alliés, et si nombreux, ne pas compter sur la victoire, surtout quand on ne nous oppose que des gens ramassés au hasard, des gens qui ne sont pas, comme nous, l’élite de la patrie, et, pour dire encore plus, des Siciliens, qui croient n’avoir pas à nous redouter, et qui ne tiendront pas contre nous, parce qu’ils ont moins d’habileté que de présomption ? Songez aussi que vous êtes loin de votre pays, et que vous n’aurez de terrain à vous que celui que vous emporterez par la force des armes. Nos ennemis, j’en suis sûr, s’animent entre eux en se rappelant qu’ils vont combattre au sein de la patrie et pour leurs foyers : et moi je vous représente au contraire que ce n’est point dans votre patrie que vous combattrez ; qu’il faut vous rendre maîtres de cette terre, ou que vous n’en sortirez que difficilement, car vous serez accablés par une formidable cavalerie. Enflammés par le souvenir de vos exploits, attaquez vivement vos adversaires, et croyez que la nécessité qui vous presse [que l’extrême difficulté de gagner un asile, en cas d’échec], est plus à redouter que l’ennemi. »

Chap. 69. Aussitôt après cette exhortation, Nicias mena ses soldats à l’action. Les Syracusains ne s’attendaient pas à combattre si promptement : plusieurs étaient allés à la ville, qui n’était pas éloignée ; même en accourant, ils arrivaient un peu tard ; chacun se rangeait au hasard avec les premiers corps qu’il trouvait formés. Dans ce combat, comme dans les autres, ils ne manquaient ni d’ardeur ni de courage ; aussi long-temps que les soutenait leur habileté, ils disputaient de valeur avec l’ennemi, et ce n’était que le défaut d’expérience qui trahissait leur volonté.

Ils n’avaient pas cru que les Athéniens dussent attaquer les premiers : obligés de se défendre à la hâte, ils prirent les armes et allèrent à leur rencontre. Des deux côtés, les pierriers, les frondeurs et les archers commencèrent l’action, et, suivant la coutume des troupes légères, se mirent réciproquement en fuite. Les devins offrirent bientôt les victimes d’usage, et les trompettes donnèrent aux hoplites le signal de la mélée. Les deux armées s’ébranlent : les Syracusains ont à défendre leurs foyers, leur existence pour le moment, et dans l’avenir leur indépendance ; les Athéniens combattent pour une terre étrangère qu’ils veulent s’approprier, et craignent, par une défaite, de compromettre le sort de leur propre patrie ; les Argiens et les autres alliés libres, pour partager avec Athènes les dépouilles qu’ils ont tous convoitées, et retourner victorieux dans leur propre patrie ; les alliés sujets, d’abord pour leur salut, qu’ils ne peuvent trouver que dans la victoire, ensuite pour un intérêt accessoire, pour se rendre à eux-mêmes leur condition meilleure lorsqu’ils auraient concouru à soumettre un autre peuple.

Chap. 70. On en vint aux mains : on opposa de part et d’autre une longue et vive résistance. Il survint des coups de tonnerre, des éclairs et une forte pluie, en sorte que, dans l’âme de ceux qui combattaient pour la première fois et n’avaient nulle idée de la guerre, ce désordre des élémens ajoutait à leurs craintes. Les vieux soldats, ne voyant dans cet orage qu’un effet naturel de la saison, étaient bien plus effrayés de voir que leurs adversaires ne fléchissaient pas. Mais d’abord les Argiens ayant repoussé la gauche des Syracusains, et ensuite les Athéniens ce qui leur était opposé, le reste de l’armée syracusaine fut aussitôt rompu et mis en fuite. Les Athéniens ne se livrèrent pas long-temps à la poursuite ; car la cavalerie syracusaine, nombreuse et intacte, les contenait, et, fondant sur ceux des hoplites qu’elle voyait acharnés à la poursuite, les forçait de reculer ; mais ceux-ci, se réunissant et se tenant serrés, après avoir poursuivi l’ennemi aussi long-temps qu’ils le purent sans danger, revinrent sur leurs pas, et élevèrent un trophée. Les Syracusains se rallièrent sur le chemin d’Hélore, se mirent en ordre autant que la circonstance le permettait, et envoyèrent un détachement à la garde de l’Olympium, de peur que les Athéniens ne pillassent les richesses qui s’y trouvaient déposées. Le reste rentra dans la ville.

Chap. 71. Les Athéniens n’allèrent point à l’hiéron [Olympium], mais ils rassemblèrent leurs morts, les mirent sur le bûcher, près duquel ils passèrent la nuit ; le lendemain ils permirent aux Syracusains, qui avaient perdu à peu près deux cent soixante hommes, les alliés compris, d’enlever leurs morts, puis recueillirent les ossemens des leurs. La perte des Athéniens, en y comprenant celle des alliés, ne montait qu’à cinquante hommes. Riches de dépouilles ennemies, ils retournèrent à Catane : car on était en hiver, et ils se croyaient hors d’état de continuer la guerre avant qu’Athènes et ses alliés de Sicile leur eussent envoyé de la cavalerie, pour qu’ils cessassent d’avoir dans cette partie une complète infériorité. Ils voulaient aussi recueillir de l’argent et de la Sicile et d’Athènes, et mettre dans leurs intérêts quelques villes, qu’ils espéraient trouver, après cette bataille, plus disposées à l’obéissance. Enfin, ils songeaient à se procurer des munitions de bouche et tout ce dont ils avaient besoin pour commencer au printemps leurs attaques contre Syracuses.

Chap. 72. Dans ce dessein, ils se retirèrent à Naxos et à Catane, pour y prendre les quartiers d’hiver. Les Syracusains ensevelirent leurs morts et convoquèrent une assemblée. Là parut à la tribune Hermocrate, fils d’Hermon, personnage qui, ne le cédant en sagesse à personne, était d’ailleurs aussi distingué par son expérience militaire que par sa valeur. Il s’efforça de rassurer ses compatriotes, les exhortant à ne pas se laisser abattre par un échec : il leur disait qu’on n’avait pas vaincu leurs âmes ; que le défaut de discipline seul leur avait nui ; que cependant ils n’avaient pas montré autant d’infériorité qu’on pourrait croire, surtout ayant eu, eux hommes privés ou novices dans l’art des combats, à lutter contre les guerriers les plus expérimentés de l’Hellade ; que ce qui leur avait été funeste, c’était le grand nombre de généraux (ils étaient quinze), le partage du commandement, l’anarchie parmi une foule de guerriers postés sans ordre ; que s’ils nommaient un petit nombre de généraux expérimentés, s’ils exerçaient les troupes pendant l’hiver, si, pour avoir beaucoup d’hoplites, ils donnaient des armes à ceux qui en manquaient, s’ils les forçaient à remplir toutes les parties du devoir militaire, ils seraient probablement vainqueurs ; qu’ils avaient déjà le courage, qu’il fallait y joindre la science militaire ; que ces deux qualités s’accroîtraient, l’habileté, en s’exerçant au milieu des dangers, le courage, en se rendant supérieur à lui-même par la confiance que donne l’habileté. Il fallait, ajoutait-il, élire peu de généraux, les munir de pleins pouvoirs, et s’engager envers eux, par serment, à obéir aux ordres émanés de leur prudence. Ainsi les opérations qui devaient être secrètes, resteraient ignorées ; tout s’exécuterait en bon ordre, et sans qu’on osât opposer de vaines excuses.

Chap. 73. Les Syracusains, après l’avoir entendu, n’hésitèrent point à changer tous ses avis en décrets, et l’élurent lui-même général, avec Héraclite, fils de Lysimaque, et Sicanus, fils d’Exéceste : trois en tout. Ils députèrent à Corinthe et à Lacédémone, pour en obtenir des secours, et engager les Lacédémoniens à se déclarer ouvertement et à pousser plus vigoureusement la guerre en leur faveur contre les Athéniens : ce qui mettrait ceux-ci dans la nécessité de quitter la Sicile, ou du moins les empêcherait d’envoyer autant de renforts à leur armée.

Chap. 74. Les Athéniens qui étaient à Catane se dirigèrent aussitôt contre Messène, dans l’idée que cette place allait leur être livrée : mais les intrigues qu’ils y avaient pratiquées ne réussirent pas. Alcibiade, qui en avait connaissance, rappelé du commandement et sachant bien qu’il partait pour l’exil, avertit de ces menées les partisans que Syracuse avait à Messène. Ceux-ci commencèrent par mettre mort tous ceux de leurs concitoyens qui trempaient dans le complot, et, se trouvant en armes au milieu du tumulte qu’ils avaient excité, firent décréter qu’on ne recevrait pas les Athéniens. Ceux-ci restèrent treize jours devant la place ; mais, souffrant des rigueurs de la saison, manquant du nécessaire, et ne voyant rien réussir, ils retournèrent à Naxos, palissadèrent leur camp, s’établirent en quartiers d’hiver, et dépêchèrent à Athènes des trirèmes, pour demander que l’argent et la cavalerie leur fussent envoyés au printemps.

Chap. 75. Les Syracusains profitèrent aussi de l’hiver pour construire, près de la ville et sur toute la partie qui regarde Épipoles, un mur qui renfermait le Téménite, craignant, en cas d’échec, que le circuit très étroit de la ville ne fût trop facile à renfermer d’un mur de circonvallation. Ils renforcèrent d’une garnison et Mégares et l’Olympium, et garnirent la côte de palis à tous les endroits abordables. Sachant que les Athéniens hivernaient à Naxos, ils se portèrent avec toutes leurs forces contre Catane, dévastèrent une partie du territoire, mirent le feu aux tentes et aux retranchemens, puis retournèrent chez eux. Ils envoyèrent aussi à Camarine, sur la nouvelle qu’Athènes y députait pour attirer les habitans à son parti, en réclamant l’exécution du traité fait du temps de Lachès. Ils soupçonnaient les Camarinéens de n’avoir pas fourni de bon cœur les premiers secours et de ne vouloir plus en donner à l’avenir : peut-être, témoins de la supériorité des Athéniens, et cédant au penchant d’une ancienne amitié, se rangeraient-ils de leur parti. Hermocrate arriva de la part des Syracusains, et Euphémus de la part des Athéniens ; chacun avait ses collègues. Il y eut des conférences ; Hermocrate, pour prendre les devans sur les envoyés d’Athènes, tint ce discours :

Chap. 76. « Ce n’est pas dans la crainte que l’aspect des forces arrivées d’Athènes ne vous effraie, qu’on nous a députés vers vous : nous appréhendions bien plus qu’avant de nous entendre vous ne fussiez séduits par les discours que vont vous adresser les Athéniens. Ils viennent en Sicile sous un prétexte que vous connaissez, mais avec une intention que nous soupçonnons tous. Je crois qu’ils veulent moins affermir les établissemens des Léontins, que nous chasser des nôtres. Il n’est pas nature en effet de dépeupler les villes de l’Hellade, et d’en fonder dans la Sicile ; de s’intéresser, à raison des liens de consanguinité, aux Léontins, qui sont Chalcidiens, et de tenir asservis les Chalcidiens de l’Eubée, dont ceux-là sont une colonie. Mais ils veulent user contre les Léontins des mêmes moyens qui leur ont servi contre les Chalcidiens. Après avoir, dans le seul but avoué de châtier le Mède, persuadé aux Ioniens et à tous les alliés, qui tiraient d’eux leur origine, de les reconnaître pour chefs, ils les subjuguèrent tour à tour, les uns, disaient-ils, parce qu’ils avaient abandonne l’armée, les autres parce qu’ils se faisaient une guerre mutuelle, d’autres encore sous mille prétextes spécieux. Ils n’ont pas plus combattu le Mède pour la liberté des Hellènes, que les Hellènes n’ont défendu leur liberté : mais les uns ont pris les armes pour qu’on leur fût asservi plutôt qu’au Mède ; les autres ont repoussé le Mède pour se donner un maître qui est, non pas plus stupide, mais plus pervers dans sa politique.

Chap. 77. » Nous ne venons pas faire le détail de toutes les injustices des Athéniens : il est trop facile de les accuser ; ce que nous pourrions dire vous est trop connu. C’est nous-mêmes plutôt que nous accuserons, nous qui avons l’exemple des Hellènes du continent, nous qui savons qu’ils furent asservis, faute de s’être défendus. Nous voyons qu’Athènes emploie aujourd’hui contre nous de semblables ruses, qu’elle s’annonce comme voulant rétablit les Léontins en faveur d’une commune origine et secourir les Égestains à titre d’alliés ; et nous différons de nous réunir ! et nous hésitons à lui montrer que nous sommes, non de ces Ioniens, de ces Hellespontins, de ces insulaires, toujours prêts à secouer le joug du Mède ou de tel autre maître, et cependant toujours esclaves, mais des Doriens, des peuples autonomes, sortis du Péloponnèse, d’un pays libre, pour habiter la Sicile ! Attendrons-nous qu’on nous asservisse les uns après les autres, lorsque nous savons qu’il n’est que ce seul moyen de nous conquérir ; quand nous voyons que c’est précisément celui qu’emploient les Athéniens, détachant de nous, ceux-ci par la séduction, ceux-là par l’espoir de leur alliance s’ils attaquent des voisins, d’autres encore en les caressant, en leur offrant successivement la perspective de quelque autre avantage ! Et pouvons-nous croire que si, dans la Sicile, un compatriote éloigné périt avant nous, le mal ne nous atteindra pas, et que celui qui souffre le premier, sera le seul qui ait à souffrir ?

Chap. 78. » Si quelqu’un de vous s’est mis dans l’esprit que ce n’est pas lui qu’Athènes juge son ennemi, mais les Syracusains ; s’il lui semble dur de s’exposer pour notre pays, il doit observer qu’il ne s’agit pas plus de notre pays que d’un autre, et qu’en venant combattre sur notre territoire, il combattra également pour le sien, avec d’autant plus de sûreté, que nous ne sommes point encore détruits, qu’il nous aurait pour alliés et ne serait pas seul à se défendre. Qu’il sache que les Athéniens ne prétendent pas se venger de notre haine, mais que, sous le prétexte de la vengeance, ils veulent surtout s’assurer l’amitié des Camarinéens. Celui dont nous excitons l’envie ou la crainte (car toujours la supériorité fut l’objet de l’une et de l’autre), celui qui, dans de semblables sentimens, désire notre humiliation pour nous rendre plus modestes, et qui souhaite en même temps notre conservation pour sa propre sûreté, veut ce qui n’est pas en la puissance de l’homme : il est en effet impossible qu’un homme dirige de la même manière et tout ensemble son désir et la fortune. Tel qui s’abuse ainsi, un jour peut-être, en déplorant ses propres maux, regrettera de n’avoir plus à envier notre prospérité : regrets superflus, réservés à quiconque aura quitté notre parti et n’aura pas voulu partager des dangers communs : je dis communs, non pas en paroles, mais de fait ; car on pourra dire que celui qui aura sauvé notre puissance, aura, dans la réalité, pourvu à son propre salut.

» Voilà, ô Camarinéens, vous qui, placés sur nos frontières, êtes, après nous, les premiers que menace le danger, voilà ce que vous auriez dû prévoir au lieu de nous servir mollement comme vous faites. Il fallait plutôt venir à nous de votre propre mouvement, nous exhorter, nous encourager, avec cette ardeur que vous mettriez à implorer notre secours si les Athéniens eussent attaqué Camarine la première. Mais ni vous ni d’autres n’avez eu encore cette pensée.

Chap. 79. » Vous direz peut-être, pour couvrir votre pusillanimité du voile de la justice, qu’il existe une alliance entre vous et Athènes. Mais cette alliance, ce n’est pas contre vos amis que vous l’avez conclue, c’est contre les ennemis qui viendraient vous assaillir : vous avez contracté l’engagement de secourir les Athéniens attaqués, et non pas agresseurs, comme ils le sont à présent. Aussi les citoyens de Rhégium, quoique Chalcidiens, refusent-ils de s’unir à eux pour rétablir les Léontins, qui sont aussi Chalcidiens. Certes il serait étrange qu’ils eussent deviné les effets qui doivent résulter de la justice apparente des Athéniens, et pris un sage parti, sans avoir de raisons plausibles pour le faire goûter : et que vous, qui pouvez alléguer en votre faveur des motifs si puissans, vous voulussiez servir vos adversaires naturels, et vous réunir à ces mortels ennemis pour perdre les amis à qui la nature vous lie si étroitement. Ayez en horreur une telle injustice, et secourez-nous sans craindre l’appareil de leurs forces. Ces forces, si nous nous divisions au gré de leurs désirs, deviennent redoutables : elles le sont peu si tous nous restons unis. Ils ont eu affaire à nous seuls ; et cependant vainqueurs dans un combat, ils se sont retirés précipitamment, sans pouvoir exécuter leurs projets.

Chap. 80. » En nous tenant dans l’union, nous aurions tort de perdre courage. Formons ensemble une étroite confédération, avec d’autant plus de zèle, que nous allons être secondés par les peuples du Péloponnèse, guerriers bien supérieurs aux Athéniens. Et ne voyez pas de l’égalité pour nous et de la sûreté pour vous dans le désir que vous avez manifesté de rester neutres, comme étant alliés de tous deux : cette égalité n’existe pas de fait comme en paroles ; car si, faute de vos secours, celui qu’on attaque est perdu tandis que l’agresseur triomphera, qu’aurez-vous fait autre chose que permettre la ruine de Syracuses et favoriser l’odieuse ambition d’Athènes ! Certes, il est plus beau de vous unir à ceux qu’on insulte, à ceux qui ne composent avec vous qu’une seule famille, et de protéger les intérêts communs de la Sicile, que de favoriser les usurpations des Athéniens, vos prétendus amis.

» En un mot, les Syracusains jugent inutile de vous apprendre, à vous et à d’autres peuples, ce que vous savez aussi bien vous-mêmes. Nous vous implorons, et en même temps, si vous n’écoutez pas nos prières, nous protestons contre vous, nous Doriens, attaqués par des Ioniens, nos constans ennemis ; nous que vous, Doriens, ne craindriez pas de trahir. Si les Athéniens nous subjuguent, ils le devront à l’influence du parti que vous aurez pris ; et néanmoins eux seuls en auront la gloire : et le prix de leur triomphe sera de mettre sous leur joug ceux-là mêmes qui les auront fait triompher. Mais si la victoire est à nous, vous serez punis comme auteurs des dangers que nous aurons courus. Examinez donc, et choisissez entre une servitude qui vous met pour le moment à l’abri des dangers, et l’avantage de vaincre avec nous, de ne pas vous donner honteusement des maîtres, et d’éviter notre haine, qui ne serait pas de courte durée. »

Chap. 81. Tel fut le discours d’Hermocrate. Après lui, Euphémus, député d’Athènes, parla à peu près en ces termes :

Chap. 82. « Nous n’étions revenus que pour renouveler avec vous une ancienne alliance ; mais, le député de Syracuses s’élevant contre nous, il convient de montrer que les Athéniens ont droit à l’empire qu’ils possèdent. Lui-même a cité le plus fort témoignage en notre faveur, en disant que de tout temps les Ioniens furent les ennemis des Doriens : le fait est vrai ; et c’est en qualité d’Ioniens que nous avons cherché les moyens de n’être pas soumis aux peuples du Péloponnèse, Doriens, plus nombreux que nous, et voisins de notre pays. Quand, après la guerre des Mèdes, nous eûmes acquis une marine, nous repoussâmes la domination et le commandement des Lacédémoniens, parce qu’il ne leur appartenait pas plus de nous commander qu’à nous de leur donner des ordres ; j’en excepterai le temps où ils furent les plus forts. Reconnus pour chefs des peuples auparavant soumis au grand roi, si nous avons pris sur eux la prééminence, c’est que, pour nous soustraire à la domination du Péloponnèse, il fallait avoir une force capable de lui résister. Et, à dire vrai, ce n’est pas injustement que nous avons réduit ces Ioniens, ces insulaires, que les Syracusains nous reprochent d’avoir asservis quoiqu’ils eussent avec nous une même origine. Ils s’étaient armés avec le Mède contre la mère patrie, contre nous ; ils n’avaient pas osé détruire leurs propriétés, comme nous, qui avions abandonné notre ville. Après avoir d’eux-mêmes choisi la servitude, ils voulaient nous imposer le même joug.

Chap. 83. » D’après ces considérations, si nous avons l’empire, certes, nous en sommes dignes ; nous que les Hellènes ont vus fournir, avec un zèle à toute épreuve, le plus grand nombre de vaisseaux ; nous qui avons eu à souffrir même de la part des Ioniens, qui prostituaient aux Mèdes une affection qu’ils nous devaient ; nous qui ne voulions nous rendre redoutables qu’aux seuls peuples du Péloponnèse. Nous ne recourrons pas à de vains discours pour montrer que nous avons un droit acquis au commandement, soit pour avoir seuls détruit les barbares, soit pour avoir bravé les dangers plus encore pour la liberté de ces Ioniens que pour celle de tous les Hellènes et pour la nôtre : or on ne peut blâmer un peuple, de pourvoir au salut de peuples qui ne lui sont pas étrangers. Aujourd’hui, c’est pour notre sûreté que nous sommes venus en Sicile, et nous voyons que nos intérêts sont les vôtres. Nous le démontrons et par les calomnies mêmes de ces députés, et par les idées de défiance qu’ils vous inspirent et qui excitent principalement vos craintes. Nous le savons, au milieu des alarmes et des soupçons, on peut au premier moment être séduit par un discours flatteur ; mais ensuite, lorsqu’il est question d’agir, on finit par faire ce qui est utile : en effet, c’est par crainte que nous nous sommes saisis de la domination sur l’Hellade ; par le même sentiment nous venons établir en Sicile, avec l’aide de nos amis, l’ordre qui convient à notre sûreté, non pour les asservir, mais pour les soustraire à la servitude.

Chap. 84. » Et qu’on n’objecte pas qu’il ne nous appartenait point de nous montrer vos défenseurs. Si vous subsistez, si vous n’êtes pas trop faibles pour résister aux Syracusains, ils seront moins en état d’envoyer des forces aux Péloponnésiens, et par là de nous nuire : et c’est ainsi que vos intérêts et les nôtres se trouvent étroitement liés. Il nous importe, par la même raison, de rétablir les Léontins, non pour les réduire à la condition de sujets, comme les Chalcidiens de l’Eubée, dont l’origine leur est commune, mais pour les rendre puissans, afin que, voisins de Syracuses, ils nous servent en inquiétant cette ville. Dans l’Hellade, nous nous suffisons à nous-mêmes contre nos ennemis. Quant à ces Chalcidiens, qu’on trouve inconséquent que nous ayons asservis quand nous travaillons à affranchir ceux de Sicile, il nous importe qu’ils soient hors d’état de faire la guerre et ne nous fournissent que de l’argent ; mais les Léontins et nos autres amis ne nous serviront qu’autant qu’ils jouiront de la plus grande liberté.

Chap. 85. » Or, pour un monarque, pour une république qui commande, rien de ce qui est utile n’est déraisonnable ; rien n’est ami que ce qui inspire la confiance. Au gré des circonstances, on sera ami ou ennemi. Ici nous avons intérêt, non pas de nuire à nos amis, mais de les fortifier pour affaiblir ceux qui nous sont contraires. La défiance serait déplacée : nous agissons avec les alliés de notre pays en raison des avantages que chacun d’eux peut nous procurer. Les habitans de Chio et de Méthymne nous fournissent des vaisseaux et vivent autonomes ; la plupart paient un tribut pécuniaire sévèrement exigé ; d’autres, portant les armes avec nous, quoique insulaires et faciles à conquérir, restent cependant libres, parce qu’ils sont avantageusement placés sur les côtes du Péloponnèse. On doit donc présumer que nous ne prendrons ici que des mesures dictées par notre intérêt, et aussi, nous l’avouons, par la crainte que nous inspirent les Syracusains.

» Ils aspirent à vous dominer, et veulent, en nous rendant suspects à vos yeux, que nous soyons forcés de nous retirer sans succès ; ils veulent établir eux-mêmes leur empire sur la Sicile, soit par la force, soit en vous isolant et vous privant de tout secours. Tel est en effet le sort qui vous attend inévitablement, si vous embrassez leur parti : car, pour vous rendre la liberté, il ne sera plus désormais facile d’amener des troupes aussi nombreuses, réunies sous un même commandement et pour un même objet ; et quand sous ne serons plus ici, les Syracusains ne seront certainement pas inférieurs dans une lutte avec vous.

Chap. 86. » Les faits suffisent pour convaincre ceux qui penseraient autrement. Vous nous avez attirés par le seul motif que nous aurions nous-mêmes des risques à courir si nous vous laissions tomber sous le joug des Syracusains : vous ne devez donc pas à présent regarder comme suspect ce motif que vous jugiez si puissant pour nous persuader alors, ni vous défier de nous parce que nous venons, avec des forces plus respectables, attaquer la puissance de vos ennemis : c’est contre eux bien plutôt qu’il faut vous armer de défiance. Sans vous, nous ne pouvons rester ici ; et même, si, devenus perfides, nous parvenions à subjuguer la Sicile, la longueur du trajet, la difficulté de garder de grandes villes, les forces continentales qu’on nous opposerait, tout mettrait obstacle à la conservation de notre conquête. Mais eux, habitant, non pas un camp, mais une ville qui touche vos limites, et dont la population est plus formidable que ce que nous avons ici de troupes, sans cesse ils vous épient ; et dès que l’occasion s’offrira, ils ne la laisseront pas échapper. Ils l’ont déjà montré plus d’une fois, entre autres contre les Léontins. Encore aujourd’hui ils ont l’audace de vous appeler, comme des insensés, contre ceux qui répriment leurs efforts, et qui, jusqu’à présent, ont empêché la Sicile de tomber sous leur joug. C’est avec bien plus de sincérité que nous vous invitons à ne pas compromettre votre salut, qui dépend de notre assistance mutuelle. Songez que, même sans alliés, les Syracusains, redoutables par leur nombre, ont toujours une route ouverte pour venir vous attaquer, et qu’il ne se présentera pas souvent une si belle occasion de vous défendre avec des forces imposantes. Si, par méfiance, vous souffrez qu’elles se retirent sans succès, ou à la suite d’un échec, un jour viendra que vous voudrez en voir près de vous du moins une faible partie ; et vous le voudrez quand ce secours, si même il vous arrivait, ne pourra plus servir.

Chap. 87. » Que nul de vous, Camarinéens et autres habitans de la Sicile, ne prête une oreille crédule aux imputations des Syracusains. Nous avons dit la vérité tout entière sur les soupçons répandus contre nous : pour achever de vous persuader, je vais me résumer en peu de mots. Nous affirmons donc que nous avons pris l’empire sur les alliés de notre pays pour n’être soumis à personne, que nous offrons la liberté à nos alliés de Sicile pour qu’ils ne nous nuisent pas, et que nous avons beaucoup à faire parce que nous avons beaucoup à craindre. De tout temps nous avons secouru ceux d’entre vous qui étaient opprimés, et nous venons les secourir encore, non pas de nous-mêmes, mais parce qu’on nous appelle. Ne vous érigez pas en juges de notre conduite, et n’essayez pas, censeurs à contre-temps, de nous détourner de nos desseins. Si notre activité et notre caractère tout-à-la-fois peuvent vous servir, acceptez nos offres et profitez-en. Croyez que ce défaut qu’on nous reproche, loin de nuire également à tous, présente de grandes ressources à la plupart des Hellènes. Partout, et dans le pays même où nous ne nous trouvons pas, celui qui veut opprimer et celui qui craint l’oppression s’attendent également, l’un à recevoir des secours pour prix de sa soumission a Athènes, l’autre, si nous arrivons, à ne pouvoir sans risque exécuter son projet ; d’où il résulte que l’un est forcé malgré lui à la modération, et que l’autre est sauvé sans qu’il lui en coûte. Ne repoussez donc pas un avantage commun à tous ceux qui le réclament, et qui s’offre maintenant à vous ; mais, établissant une comparaison entre votre sort et celui des autres, au lieu de vous tenir toujours en garde contre les Syracusains, unissez-vous à nous pour les attaquer enfin vous-mêmes. »

Chap. 88. Ainsi parla Euphémus. Les habitans de Camarine étaient partagés entre deux affections différentes : d’un côté, ils avaient de la bienveillance pour les Athéniens, autant du moins qu’ils le pouvaient, soupçonnant que l’expédition avait pour but l’asservissement de la Sicile ; de l’autre, toujours en différends avec Syracuses au sujet des limites, et craignant que cette ville, dont ils étaient si voisins, seule et sans leur secours ne triomphât d’Athènes, ils lui avaient d’abord envoyé quelque peu de cavalerie, avec l’intention de l’aider davantage dans la suite, quoiqu’avec réserve. Cependant, pour ne pas se montrer, dans les circonstances présentes, moins portés pour les Athéniens, surtout après l’avantage que ceux-ci venaient d’obtenir, ils crurent, dans leur réponse, devoir traiter avec égalité les deux partis. Fixés à cette résolution, ils répondirent que, la guerre s’étant élevée entre deux peuples alliés, ils croyaient, par respect pour les sermens, devoir rester neutres. Les députés d’Athènes et ceux de Syracuses se retirèrent.

Pendant que les Syracusains se disposaient à la guerre, les Athéniens campés à Naxos négociaient avec les Sicules, pour en attirer le plus grand nombre à leur parti. Ceux des Sicules qui, sujets de Syracuses, étaient plus du côté des plaines, ne les accueillirent point ; ceux qui habitaient l’intérieur des terres, et dont l’installation était plus ancienne, s’empressèrent presque tous de se déclarer pour Athènes, et apportèrent à l’armée des vivres, et quelques-uns même de l’argent. Les Athéniens marchèrent contre ceux qui n’embrassaient pas leur cause, forcèrent les uns à s’y joindre, empêchèrent les autres de recevoir la garnison’et les secours qui leur venaient de Syracuses. Pendant l’hiver, ils se portèrent de Naxos à Catane, rétablirent le camp brûlé par les Syracusains, et y séjournèrent le reste de la saison. Ils envoyèrent des trirèmes, soit à Carthage, pour se concilier l’amitié de cette république et essayer d’en tirer quelques services, soit dans la Tyrrhénie, sur l’avis qu’ils avaient reçu de quelques villes, qu’elles étaient disposées à combattre avec eux. Ils expédièrent de tous côtés des messages aux Sicules, et prièrent les Égestains de leur envoyer le plus de cavalerie qu’ils pourraient. Des briques, du fer, tous tes matériaux nécessaires à des fortifications, furent préparés ; ils s’occupaient de tout ce que devait exiger la guerre qui commencerait au printemps.

Cependant les députés de Syracuses envoyés à Corinthe et à Lacédémone essayaient, dans leur paraple, d’engager les peuples de l’Italie à ne pas voir d’un œil indifférent les entreprises des Athéniens, qui ne les menaçaient pas moins eux-mêmes que la Sicile. Arrivés à Corinthe, ils entrèrent en négociation, et demandèrent que cette ville leur prêtât assistance en considération de la communauté d’origine. Aussitôt les Corinthiens décrétèrent qu’ils mettraient tout leur zèle à secourir Syracuses. Non contens de donner les premiers cet exemple, ils voulurent joindre leur députation à celle que cette république envoyait aux Lacédémoniens pour les presser de faire contre Athènes une guerre encore plus ouverte et d’envoyer des secours en Sicile. Les députés de Corinthe arrivèrent à Lacédémone, ainsi qu’Alcibiade, qui, avec les compagnons de son exil, était passé, sur un vaisseau de transport, des champs de Thurium à Cyllène, dans l’Élide, et était parti pour Lacédémone, sur l’invitation des Lacédémoniens eux-mêmes. Il avait entrepris ce voyage sous la garantie publique ; car il craignait qu’ils ne conservassent quelque ressentiment de l’affaire de Mantinée. Les envoyés de Corinthe, ceux de Syracuses, et Alcibiade, firent tous à l’assemblée la même demande : elle fut accueillie. Quoique les éphores et les magistrats eussent l’intention d’envoyer des députés à Syracuses pour l’empêcher de composer avec les Athéniens, ils n’étaient pas disposés à donner des secours : mais Alcibiade, s’avançant dans l’assemblée, sut tirer les Lacédémoniens de leur apathie, en leur tenant à peu près ce discours :

Chap. 89. « Lacédémoniens, il faut que je commence par me justifier auprès de vous, de peur que les préventions qu’on a pu vous inspirer contre moi, ne vous empêchent d’accueillir des conseils d’où dépend le salut de votre république. Le droit d’hospitalité dont jouirent ici mes ancêtres, et que, sur je ne sais quel sujet de plainte, ils avaient abandonné, c’est moi qui l’ai fait revivre, et je vous ai bien servis en diverses occasions, surtout lors de votre disgrâce à Pylos : vous cependant, quand je continuais à me montrer si zélé pour vos intérêts, vous vous êtes réconciliés avec Athènes, et, en employant pour cette réconciliation l’entremise de mes ennemis, vous avez relevé leur crédit et abaissé le mien. Piqué de cette offense, j’eus droit de chercher à vous nuire, soit en me déclarant en faveur des Mantinéens et des Argiens, soit en d’autres circonstances. Si donc vous m’en vouliez, quoique injustement, lorsque je vous desservais, vous changerez de disposition en considérant le vrai motif qui m’a fait agir. De même, si quelqu’un me juge défavorablement sur ce que j’inclinais davantage pour le parti populaire, qu’il sache que sur ce point encore ses préventions sont mal fondées. Nous fûmes, il est vrai, toujours ennemis des tyrans : tout ce qui s’oppose au pouvoir absolu s’appelle parti démocratique ; or, c’est d’après cette tendance que s’est soutenue la considération qui m’a placé à la tête du peuple. Athènes se régissant par le gouvernement populaire, il était nécessaire de suivre le mouvement imprimé par les circonstances. Cependant nous avons tâché, quoique le champ fût ouvert à la licence, de nous faire une politique modérée. Mais il y eut dès les temps anciens, et il existe encore de nos jours, des gens qui entraînent la multitude aux plus méprisables excès : ce sont eux qui m’ont chassé. Tant que j’ai été à la tête des affaires, j’ai pensé qu’une république puissante et libre devait être maintenue dans l’état où on la trouvait. Quant à la démocratie en elle-même, tous les gens sensés la jugeaient ; moi-même j’étais aussi capable de l’apprécier que je serais à présent en état de m’en moquer : mais on ne dirait rien de nouveau sur ce mode de gouvernement et sur ses folles doctrines. Le changer cependant était une entreprise qui ne me semblait pas exempte de péril lorsque vous étiez à nos portes.

Chap. 90. » Voilà les faits relatifs aux préventions qui peuvent m’être contraires. Quant aux objets de votre délibération, sur lesquels, mieux instruit que personne, je vous dois des éclaircissemens, écoutez avec attention.

» Nous avons passé en Sicile pour essayer de nous soumettre d’abord les Siciliens, et après eux les peuples de l’Italie ; pour tenter ensuite d’assujettir Carthage et les pays de sa domination. Si ces projets eussent pu réussir en tout, ou du moins dans leur plus grande partie, nous devions alors attaquer le Péloponnèse avec les nouvelles forces qu’auraient ajoutées à notre empire les Hellènes de Sicile, un grand nombre d’étrangers soudoyés, et des Ibères et autres barbares réputés généralement les plus belliqueux de ces contrées. L’Italie fournit du bois en abondance, et indépendamment des trirèmes que nous avions déjà, nous en construisions un grand nombre, et nous assiégions le Péloponnèse ; et par mer, avec des vaisseaux, et par terre, en faisant des incursions avec des troupes de terre. Nous enlevions des villes par force, nous en investissions d’autres, et nous espérions, la suite de ces conquêtes, étendre notre empire sur tous les Hellènes. Quant aux subsides et aux vivres, les villes conquises devaient nous en fournir suffisamment, sans qu’il fût besoin de recourir aux finances d’Athènes.

Chap. 91. » Vous venez d’entendre de la bouche d’un homme qui doit les bien connaître, quels étaient nos projets dans l’expédition que nous venons d’entreprendre : les généraux qui restent les suivront s’ils peuvent. Apprenez maintenant que la Sicile ne peut tenir si vous ne la secourez. Les Siciliens, quoique manquant d’habileté, pourraient cependant, s’ils se réunissaient tous, échapper encore au danger : mais les Syracusains, isolés, déjà vaincus dans une bataille où ils avaient risqué toutes leurs forces, et contenus par une flotte ennemie, ne pourront résister aux troupes que les Athéniens ont transportées dans ce pays ; et, cette ville prise, on est maître de la Sicile, et bientôt de l’Italie. Dès-lors ce malheur dont je vous menaçais tout-à-l’heure, ne tardera pas à tomber sur vous. Croyez donc que vous n’aurez pas seulement à délibérer sur la Sicile, mais sur le Péloponnèse lui-même, si vous n’exécutez sans délai ce que je vais vous dire. Faites passer en Sicile une armée dont les hommes puissent être rameurs dans le passage et soldats à leur arrivée ; et, ce que je crois plus utile encore qu’une armée, envoyez pour général un Spartiate qui réunisse sous un même commandement tous les alliés qui sont actuellement dans ce pays-là, et qui contraigne au service ceux qui voudraient s’y refuser. Ainsi vos amis déclarés prendront plus d’assurance ; les peuples qui hésitent viendront à vous avec moins de crainte. Il faut en même temps pousser ici la guerre plus franchement ; alors les Syracusains, ne doutant plus de votre attachement, feront plus de résistance, et les Athéniens enverront moins de nouveaux renforts à leur armée. Fortifiez Décélie dans l’Attique : voilà ce que les Athéniens ont toujours le plus redouté ; voilà le seul malheur qu’ils croient n’avoir pas éprouvé dans la guerre. Or le plus sûr moyen de nuire à ses ennemis, c’est de leur faire le mal qu’on sait qu’ils redoutent davantage : car probablement ils connaissent et appréhendent ce qui peut leur nuire. Sans détailler les avantages que vous retirerez de ces fortifications et ceux dont vous priverez vos ennemis, je vais exposer en peu de mots les plus considérables. Ce pays abonde en richesses dont vous saisirez une part et dont l’autre portion viendra à vous d’elle-même. Les Athéniens perdront aussitôt le produit de leurs mines d’argent du Laurium, et tout ce que leur rapportent et le territoire et l’administration de la justice. Mais surtout ils verront diminuer les revenus qu’ils tirent de leurs alliés : ceux-ci dédaigneront de les leur payer, regardant dès-lors Athènes comme votre conquête.

Chap. 92. » De vous, Lacédémoniens, dépend l’exécution vive et prompte d’une partie de ce plan : pour moi, j’espère fort qu’il réussira, et, j’ose le croire, mon attente ne sera pas trompée. Ce que je demande, c’est qu’on ne prenne pas de mot une opinion désavantageuse, sur ce qu’autrefois je semblais aimer ma patrie, et que maintenant vous me voyez prêt à l’attaquer de tout mon pouvoir, de concert avec ses plus grands ennemis. Je demande encore qu’on n’attribue pas mes paroles à cette effervescence ordinaire à l’âme d’un proscrit. Un proscrit tel que moi fuit devant les méchans qui le persécutent, mais ne recule nullement à la pensée de vous servir, si vous prenez confiance en lui : je tiens moins pour adversaires ceux qui, ainsi que vous, ont, dans l’occasion, fait du mal à leurs ennemis, que ceux qui ont forcé leurs amis à devenir ennemis. L’amour de la patrie est un sentiment tout puissant sur mon âme quand la patrie me laisse vivre en sûreté dans son sein, et non plus alors qu’elle m’opprime. D’ailleurs je me considère, non comme allant attaquer une patrie encore existante, mais plutôt comme voulant reconquérir une patrie qui n’est plus. Le véritable ami de son pays n’est pas l’homme pusillanime qui, injustement exilé, s’abstient d’y rentrer à main armée ; mais le citoyen qui, à tout prix, et parce qu’il l’aime passionnément, s’efforce de recouvrer son héritage. Je vous invite donc, Lacédémoniens, à m’employer sans crainte dans les dangers, dans les plus rudes travaux. Vous ne pouvez ignorer, d’après la voix publique, que si Alcibiade ennemi vous a fait du mal, il pourrait aussi, étant votre ami, vous rendre de grands services, lui qui connaît et les intérêts d’Athènes, qui lui furent confiés si long-temps, et les besoins de Sparte, qu’il avait devinés et qui ont été l’objet constant de ses méditations. Songez à la haute importance de cette délibération : ne balancez pas à passer dans la Sicile et à marcher contre l’Attique. Dans l’une, avec peu de monde, vous sauverez votre pays ; dans l’autre, vous ruinerez la puissance actuelle d’Athènes et celle qu’elle pourrait acquérir par la suite, et, jouissant à l’avenir de la paix intérieure, vous aurez sur l’Hellade entière un empire qu’elle vous offrira d’elle-même, un empire fondé non sur la violence, mais sur la bienveillance et l’estime. »

Chap. 93. Ainsi parla Alcibiade. Les Lacédémoniens avaient déjà conçu le projet de marcher contre Athènes ; cependant ils différaient et attendaient l’occasion de se déclarer. Mais quand ils eurent appris de sa bouche tous ces détails, assurés qu’ils venaient d’entendre un témoin bien instruit, leur irrésolution cessa. Toutes leurs pensées s’arrêtèrent à fortifier Décélie, et à faire partir sur-le-champ des secours pour la Sicile. Gylippe, fils de Cléandridas, choisi à l’instant même pour commander aux Syracusains, devait se consulter avec eux et avec les Corinthiens, et employer tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour procurer au plus tôt à Syracuses le plus puissant renfort. Il pressa les Corinthiens de lui expédier sur-le-champ à Asine deux vaisseaux de Corinthe, d’appareiller tous ceux qu’on pourrait lui envoyer, et de les tenir prêts à mettre en mer lorsqu’il serait temps. Les Corinthiens promirent de se conformer à ses intentions et partirent de Lacédémone.

Alors arriva à Athènes la trirème que les généraux athéniens avaient dépêchée de Sicile pour demander des munitions et de la cavalerie. Sur cette réquisition, les Athéniens décrétèrent un envoi de cavalerie et de subsistances.

L’hiver finissait, avec la dix-septième année de la guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

Chap. 94. L’été suivant, dès les premiers jours du printemps, les Athéniens qui étaient en Sicile appareillèrent de Catane, et se rendirent, en suivant les sinuosités des côtes, à Mégares de Sicile. Les Syracusains, comme je l’ai dit plus haut, en avaient chassé les habitans du temps de Gélon, et étaient restés maîtres du pays. Les Athéniens y firent une descente, ravagèrent les campagnes, s’avancèrent jusqu’à un fort des Syracusains, et, n’ayant pu le prendre, gagnèrent par terre et par le fleuve Térias, entrèrent dans la plaine, la saccagèrent et incendièrent les champs de blé. Ils rencontrèrent des Syracusains en assez petit nombre, en tuèrent quelques-uns, dressèrent un trophée et retournèrent à leurs vaisseaux ; puis revenant à Catane, ils en tirèrent des subsistances, et se portèrent avec toute l’armée à Centoripes, place des Sicules. Après l’avoir reçue à composition et mis le feu aux blés des Inesséens et des Hybléens, ils se retirèrent. De retour à Catane, ils y trouvèrent deux cent cinquante hommes de cavalerie qui arrivaient d’Athènes avec leurs équipages, mais sans chevaux, parce qu’on avait pensé qu’il leur en serait fourni en Sicile. Il leur vint aussi trente archers à cheval et trois cents talens d’argent.

Chap. 95. Dans le même printemps, les Lacédémoniens marchèrent contre Argos et s’avancèrent jusqu’à Cléones : mais il survint un tremblement de terre, et ils se retirèrent. Les Argiens se répandirent ensuite dans la Thyréatide, pays situé sur leurs frontières, et firent sur les Lacédémoniens un riche butin, qui ne leur valut pas moins de vingt-cinq talens.

Peu de temps après et dans le cours du même été, le peuple de Thespies se souleva contre ses magistrats, mais sans pouvoir, quoique secondé par les Athéniens, s’emparer du gouvernement. Les uns furent pris, les autres réduits à chercher un refuge à Athènes.

Chap. 96. Les Syracusains apprennent dans le même été que les Athéniens, ayant reçu de la cavalerie, se disposent à marcher contre eux. Persuadés que s’ils empêchaient l’ennemi de s’emparer d’Épipoles, lieu escarpé et qui domine la ville, ils le mettraient par-là dans l’impossibilité de les enfermer d’un mur de circonvallation, quand même une victoire l’aurait rendu maître de la campagne, ils résolurent de garder les accès d’Épipoles, les seuls qu’il pût tenter : car de tous les autres côtés sont des collines qui vont en pente jusqu’à la ville, en sorte que le terrain qu’elles enveloppent est en entier à découvert. Les Syracusains ont nommé ce lieu Épipoles parce qu’il domine le reste du pays. Avec le jour, ils allèrent, en masse, gagner la prairie que baigne l’Anapus. Hermocrate et ses collègues, récemment investis du commandement, firent la revue des hoplites, et choisirent parmi eux sept cents hommes que commandait Diomile, exilé d’Andros : ils garderaient Épipoles, et, réunis, ils seraient à portée de seconder avec promptitude toute autre opération.

Chap. 97. Dès le jour qui suivit cette nuit, les Athéniens firent la revue des troupes à l’insu des ennemis, sortirent de Catane par mer avec toutes leurs forces, abordèrent avec précaution dans un lieu nommé Léon, distant d’Épipoles de six ou sept stades, et mirent à terre leur infanterie, tandis que leur flotte allait stationner à Thapsos. Cette chersonèse avancée dans la mer, et ne tenant à la terre que par un isthme étroit, n’est, ni par terre ni par mer, fort éloignée de Syracuses. Les soldats de la flotte, après avoir garni l’isthme de palissades, restèrent dans Thapsos : quant à l’infanterie, elle courut précipitamment à Épipoles, et en gravit la hauteur du côté d’Euryèle, avant que ceux des Syracusains qui passaient en revue dans la prairie pussent s’apercevoir de sa marche et s’avancer contre elle. Ils vinrent cependant enfin avec plus ou moins de célérité, entre autres les six cents aux ordres de Diomile. Il n’y avait pas, de la prairie, moins de vingt-cinq stades à franchir pour se trouver en présence : ils attaquèrent donc en désordre, furent battus et rentrèrent dans la ville. Diomile fut tué, et avec lui périrent trois cents des siens environ. Les Athéniens dressèrent un trophée, rendirent par composition les morts aux Syracusains, et descendirent le lendemain jusqu’au pied de la place. Comme il ne se fit pas contre eux de sortie, ils se retirèrent et se mirent à construire, au sommet de la pente escarpée d’Épipoles, à Labdale, un fort qui regardait Mégares : ils le destinaient à servir de magasin pour leurs effets et leur argent, toutes les fois qu’ils s’écarteraient pour combattre ou travailler à des retranchemens.

Chap. 98. Peu après, il leur arriva d’Égeste trois cents cavaliers, et environ cent hommes, tant de chez les Sicules que de Naxos et autres lieux. Les deux cent cinquante cavaliers d’Athènes avaient reçu des chevaux de Catane et d’Égeste, ou en avaient acheté. On rassembla en tout six cent cinquante cavaliers. Les Athéniens laissèrent une garnison à Labdale, allèrent à Tycé, s’y arrêtèrent, et travaillèrent sans délai à un mur de circonvallation. La célérité de leurs travaux effraya les Syracusains ; ils ne crurent pas devoir rester tranquilles spectateurs, et s’avancèrent dans le dessein de combattre. Déjà l’on était en présence ; mais les généraux Syracusains, voyant leurs troupes éparses et considérant la difficulté de les ranger en bataille, retournèrent à la ville. Seulement ils laissèrent de la cavalerie, dont la présence empêchait les ennemis d’aller chercher des pierres et de s’écarter ; mais un corps d’hoplites athéniens, soutenu par les cavaliers, l’attaqua et la mit en fuite. On lui tua quelques hommes, et cet avantage fut signalé par un trophée.

Chap. 99. Le lendemain, les Athéniens se remirent à leur mur de circonvallation : les uns s’occupaient de la partie de ce mur qui regardait le nord ; les autres apportaient des pierres et du bois de charpente, qu’on se passait de proche en proche, et qu’on déposait à Trogile, point où la circonvallation à construire, depuis le grand port jusqu’à l’autre mer, se trouvait être la plus courte.

Les Syracusains, qui suivaient en tout les conseils d’Hermocrate, l’un de leurs généraux, ne voulaient plus en venir contre les Athéniens à une affaire décisive, dont le résultat serait ou la victoire ou une entière défaite. Il leur parut qu’il était mieux d’opposer une contrevallation sur un des points par où devait passer la circonvallation des ennemis : s’ils les prévenaient, ils leur couperaient le passage ; si les Athéniens venaient les attaquer, on emploierait à protéger les travaux une seule partie de l’armée, on occuperait les débouchés, on fermerait les avenues par des palissades, tandis que l’ennemi marchant avec toutes ses forces, ne pourrait le faire sans abandonner ses ouvrages. Ils sortirent donc, et bâtirent leur mur, à partir de la ville, en commençant au-dessous [et vis-à-vis du mur] de la circonvallation des Athéniens, et donnant à ce mur une direction perpendiculaire [aux lignes des Athéniens]. Ils coupèrent les oliviers de l’hiéron, et en construisirent des tours. La flotte athénienne n’étant pas encore passée de Thapsos au grand port, les Syracusains restaient maîtres de la mer, et les Athéniens étaient obligés de faire venir par terre de Thapsos les choses nécessaires.

Chap. 100. Les Syracusains avaient construit des palissades et leur contre-mur, sans que les Athéniens vinssent les en empêcher, parce qu’ils craignaient, s’ils se partageaient, d’avoir peine à soutenir le combat, et parce que d’ailleurs ils se hâtaient de finir les travaux : les Syracusains, croyant avoir consolidé les leurs, laissèrent un corps de troupes pour les garder, et rentrèrent dans la ville. Quant aux Athéniens, ils détruisirent un aqueduc qui portait l’eau à Syracuses par des canots souterrains ; puis, remarquant que les Syracusains se retiraient sous leurs tentes vers le milieu du jour, que plusieurs même allaient à la ville, et que ceux qui étaient de garde aux palissades s’acquittaient négligemment de leur devoir, ils envoyèrent trois cents hommes d’élite et quelques troupes légères et bien armées, avec ordre de courir subitement au mur qu’on leur opposait. Le reste des troupes fut partagé en deux corps, commandés chacun par l’un des deux généraux : l’un de ces corps s’approcha de la ville pour faire face aux troupes qui en sortiraient, et l’autre se dirigea vers les palissades voisines de la porte. Les trois cents attaquèrent et enlevèrent les palissades ; ceux qui les gardaient les abandonnèrent pour se réfugier derrière les travaux avancés qui étaient au Témenite. Les Athéniens les y poursuivirent et s’y jetèrent avec eux, mais furent chassés. Là périrent quelques Argiens et un petit nombre d’Athéniens. L’armée entière, revenant à la charge, détruisit le contre-mur qu’élevaient les Syracusains, arracha les palissades, emporta les pieux, et dressa un trophée.

Chap. 101. Le lendemain, les Athéniens entreprirent, à partir de leur mur de circonvallation, de fortifier le rocher escarpé qui domine le marais, et qui, faisant partie d’Épipoles, regarde en cet endroit le grand port ; point d’où le mur de circonvallation, traversant la plaine et le marais pour descendre vers le grand port, devenait très court. Les Syracusains, de leur côté, à partir de la ville, construisirent de nouvelles palissades qui traversaient le marais, et creusèrent en même temps un fossé parallèle à ces palissades, afin d’empêcher les Athéniens de prolonger leurs ouvrages jusqu’à la mer. Ceux-ci, ayant terminé leurs travaux sur le rocher, marchèrent contre ces nouveaux ouvrages, envoyèrent ordre à leur flotte de doubler Thapsos et de s’avancer jusqu’au grand port de Syracuses, puis, au point du jour, descendirent d’Épipoles dans la plaine, jetèrent sur le marais, à l’endroit où il est bourbeux et presque solide, des portes et de larges planches, et le traversèrent. Dès l’aurore, ils étaient maîtres des fossés et des palissades, si l’on en excepte une partie qu’ils prirent bientôt après. Il se donna un combat où ils eurent le dessus. L’aile droite des Syracusains prit la fuite du côté de la ville, et l’aile gauche le long du fleuve. Les trois cents hommes d’élite d’Athènes coururent au pont pour leur couper le passage. Les Syracusains, qui avaient là une grande partie de leur cavalerie, craignant que le pont ne fût intercepté, s’avancèrent contre ces trois cents, les mirent en fuite, et attaquèrent l’aile droite des Athéniens. Cette impétuosité porte l’effroi dans les premiers rangs : Lamachus, qui le voit, accourt avec les Argiens et quelques archers ; il vient, de l’aile gauche, donner du renfort. Mais au passage d’un fossé, n’ayant que peu d’hommes qui le passaient avec lui, il fut tué avec cinq ou six des siens. Les Syracusains, sans délai, enlevèrent ces morts, et les transportèrent au-delà du fleuve en lieu sûr, puis se retirèrent, voyant s’avancer la division des Athéniens.

Chap. 102. Cependant ceux qui d’abord avaient fui du côté de la ville, à la vue de ce qui se passait, reprirent courage, revinrent sur leurs pas, firent face aux Athéniens qui étaient devant eux, et envoyèrent un détachement aux constructions de celle des collines des Épipoles qui domine les marais, croyant ces constructions abandonnées, et par là faciles à enlever. Ils s’emparèrent en effet de la fortification avancée qui avait mille pieds, et la pillèrent ; mais la présence de Nicias protégea les constructions où il se trouvait retenu par une indisposition. En effet, il ordonna aux valets, auxquels il ne voyait pas d’autre moyen pour être les plus forts, de mettre le feu à tout ce que l’on avait de machines et de bois en avant du retranchement. Ce qu’il avait prévu arriva : l’incendie empêcha l’approche des Syracusains qui se retirèrent ; et de plus, un renfort d’Athéniens qui avaient poursuivi l’ennemi au bas de la plaine, revint du côté de l’enceinte ; et dans le même temps, suivant l’ordre donné, les vaisseaux voguaient de Thapsos vers le grand port. Ceux des Syracusains qui étaient sur les hauteurs, à la vue de ces mouvemens, se retirèrent à la hâte et rentrèrent dans la ville, ainsi que toute l’armée, ne se croyant plus, avec ce qu’ils avaient de forces, en état d’empêcher la conduite des constructions dirigées vers la mer.

Chap. 103. Les Athéniens érigèrent ensuite un trophée, accordèrent aux ennemis la permission d’enlever leurs morts, et reçurent le corps de Lamachus et des guerriers tués à ses côtés. Ayant alors toutes leurs forces de terre et de mer, ils ceignirent les assiégés d’un double mur, qui, partant de la partie la plus escarpée des Épipoles, se prolongeait jusqu’à la mer. De tous côtés, il leur arrivait d’Italie des munitions. Il leur vint aussi de chez les Sicules quantité d’alliés restés jusque là dans l’irrésolution, et de la Tyrsénie, trois pentécontores.

Tout enfin allait de manière à leur donner de meilleures espérances. Les Syracusains ne comptaient plus sur la supériorité, ne voyant arriver aucun secours du Péloponnèse ; ils parlaient entre eux d’accommodement, et en portaient des paroles à Nicias ; car lui seul commandait depuis la mort toute récente de Lamachus. Rien ne se concluait : mais, comme on devait l’attendre de gens hors d’eux-mêmes, et plus resserrés que jamais, on faisait des propositions de toute espèce au général ennemi, et l’on s’accordait encore moins dans l’intérieur de la ville. Le malheur des circonstances avait semé les soupçons entre les citoyens. On destitua les généraux sous lesquels étaient arrivés des échecs qu’on ne manquait pas d’attribuer à leur mauvaise fortune ou à leur perfidie. On leur en substitua de nouveaux, Héraclide, Euclès et Tellias.

Chap. 104. Cependant Gylippe de Lacédémone et les vaisseaux partis de Corinthe, étaient sur les côtes de la Leucadie portant au plus tôt des secours en Sicile ; mais il leur arrivait de fâcheuses nouvelles, et toutes, d’accord dans leur fausseté, portaient que déjà Syracuses était entièrement investie d’un mur de circonvallation. Gylippe n’eut donc plus, du côté de ce pays, aucune espérance. Voulant du moins s’attacher l’Italie, il se hâta, avec Pythen de Corinthe, de traverser la mer d’Ionie pour arriver à Tarente. Ils avaient deux vaisseaux de Lacédémone et deux de Corinthe. Les Corinthiens, indépendamment des dix vaisseaux qui leur appartenaient, devaient mettre en mer lorsqu’ils auraient équipé deux vaisseaux de la Leucadie, trois d’Ambracie. Gylippe, de Tarente, alla négocier dans la Thuriatide, où il avait hérité, de son père, du droit de cité ; mais ne pouvant gagner les habitans, remit en mer et côtoya l’Italie. Du golfe Térinéen, emporté par un vent très violent lorsqu’il est fixé au nord, il fut jeté dans la haute mer ; puis, après avoir lutté contre la tempête, il revint prendre terre à Tarente, et fit tirer à sec, pour les radouber, les vaisseaux qui avaient souffert.

Nicias apprit qu’il était en mer, et n’eut que du mépris pour le petit nombre de vaisseaux qui l’accompagnaient. Les habitans de Thurium éprouvèrent le même sentiment. On le regardait comme équipé plutôt pour exercer la piraterie que pour faire la guerre, et personne encore ne se joignit à lui.

Chap. 105. À la même époque de cet été, les Lacédémoniens entrèrent dans l’Argolide avec leurs alliés, et saccagèrent une grande partie de la campagne. Les Athéniens, avec trente vaisseaux, amenèrent des secours aux Argiens ; et par là, rompirent ouvertement la trève avec les Lacédémoniens ; car jusque là ils s’étaient bornés à guerroyer de concert avec les Argiens et les Mantinéens, en sortant de Pylos pour faire la piraterie, non sur les côtes de la Laconie, mais sur celles du reste du Péloponnèse. Invités plusieurs fois par les Argiens à approcher, seulement en armes, des côtes de la Laconie, et à se retirer après en avoir dévasté quelque faible partie, ils l’avaient refusé. Mais en cette occasion, sous le commandement de Pythodore, de Læspodius et de Démarate, descendus à Épidaure-Liméra, à Prasie, et en d’autres campagnes, ils les avaient saccagées : ce qui donnait aux Lacédémoniens un juste motif de se défendre contre eux.

Après le départ des Lacédémoniens, et quand les Athéniens eurent quitté l’Argolide, et se furent rembarqués, les Argiens se jetèrent sur la Phliasie, dévastèrent les champs, tuèrent du monde, puis rentrèrent chez eux.