Bibliothèque historique et militaire/César/Guerre des Gaules/Livre 6

LIVRE SIXIÈME.

Guerre de César contre ceux de Sens et de Chartres. — Labiénus défait ceux de Trèves. — Passage du Rhin : description des mœurs des Gaulois et des Allemands. — César envoie Basile contre Ambiorix. — Les Sicambres assiègent le camp de Cicéron.
An avant J. C. 53, ; de Rome 601.

1. César, qui pour plusieurs raison s’attendait à de plus grands mouvemens de la part des Gaulois, fit faite des levées par M. Silanus, C. Antistius Rhéginus et T. Sextius, ses lieutenans. Il écrivit en même temps à Pompée qui était alors proconsul, et qui, pour le bien de Rome, y conservait toujours commandement, de lui envoyer les troupes qu’il avait levées dans la Lombardie, persuadé qu’il était très-important pour la suite, de convaincre, les Gaulois que la république était si puissante, que quand elle faisait quelque perte, elle était en état non-seulement de la réparer bien vite, mais encore d’augmenter ses forces. Pompée lui envoya ce qu’il demandait, autant par amitié pour lui que pour le bien de l’état. Aussi ayant bientôt achevé les recrues par ses lieutenans, formé et réuni avant la fin de l’hiver trois légions de plus, et par-là réparé au double la perte des cohortes sous Titurius, il fit voir, et par sa diligence et par le nombre de ses soldats, ce dont étaient capables la discipline et la puissance du peuple romain.

2. Après la mort d’Induciomare, ceux de Trèves donnèrent le commandement à ses proches, qui ne cessèrent de solliciter les Allemands, et de leur promettre de l’argent pour les engager à passer le Rhin. Les plus voisins de ce fleuve se trouvant inébranlables, ils s’adressent aux nations qui en étaient plus éloignées, et en gagnent quelques-unes, avec lesquelles ils se lient par un serment mutuel, et leur donnent des otages pour sûreté de l’argent qu’ils leur promettaient ; ils firent aussitôt entrer Ambiorix dans les mêmes engagemens. Enfin Informé de ce qui se passait, voyant l’orage qui se formait de toutes parts, et que ceux du Hainaut, de Namur et de la Gueldre, joints aux Allemands établis en-deçà du Rhin, étaient en armes ; que ceux de Sens ne se rendaient pas à ses ordres, et s’entendaient avec ceux de Chartres et avec les autres nations voisines ; que ceux de Trèves ne cessaient de solliciter les Allemands de passer le Rhin ; César crut que le mieux qu’il pouvait faire était de les prévenir.

3. Sans donc attendre la fin de l’hiver, il prend les quatre légions les plus proches, et vient fondre tout à-coup sur ceux du Hainaut, avant qu’ils eussent assemblé leurs troupes ou pourvu à leur retraite ; il leur enlève beaucoup de monde et de bétail, ravage leur pays, abandonne le butin à ses troupes, et les oblige de se rendre et de lui donner des otages. Cette affaire promptement terminée, il ramena ses troupes dans leurs quartiers ; et dès les premiers jours du printemps, ayant assemblé, selon l’usage, les états de la Gaule, où tous se trouvèrent excepté ceux de Sens, de Chartres et de Trèves, il regarda cette conduite comme un signal de guerre et de révolte ; et pour faire voir qu’il avait cette affaire plus à cœur que le reste, il transféra les états à Paris. Cette ville, qui est frontière de ceux de Sens, leur était de tout temps alliée ; mais elle n’avait point de part au complot. Après avoir prononcé cette translation du haut de son siége, César part le même jour avec ses légions, et marche à grandes journées contre ceux de Sens.

4. Acco, qui était à la tête de la révolte, instruit de son arrivée, ordonna au peuple de la campagne de se retirer dans les villes ; mais, avant que cette mesure pût être exécutée, on leur annonça que les Romains paraissaient. Alors ils furent obligés de changer de résolution, et de députer vers César, pour implorer sa clémence. Ils viennent le trouver avec les Autunois leurs anciens alliés, à la prière desquels César leur pardonna, et reçut leurs excuses, parce que l’été approchait, saison qu’il ne voulait pas perdre en discussions, au lieu de l’employer à la guerre. Il en exigea cent otages, qu’il donna en garde aux Autunois. Ceux de Chartres, par l’entreprise des Rhémois, sous la protection desquels ils étaient, sont reçus en grâce aux mêmes conditions. De là César retourne lever les états, et ordonne aux Gaulois de lui fournit de la cavalerie.

5. Après avoir ainsi pacifié cette partie de la Gaule, il dirige toutes ses pensées et tous ses projets vers la guerre de ceux de Trêves et Ambiorix. Dans cette vue il ordonne à Cavarinus de le suivre avec la cavalerie de Sens, de peur que son ressentiment contre ses concitoyens, ou la haine qu’ils lui portaient et qu’il s’était attirée, n’excitât quelque mouvement de ce côté. Ensuite n’ignorant pas qu’Ambiorix n’en viendrait jamais à une bataille, il examinait en lui-même quels autres desseins il pourrait avoir. Les peuples de la Gueldre étaient voisins des Liégeois, dont le pays est défendu par de grandes forêts et de grands marais, et qui seuls de toute la Gaule n’avaient jamais député vers César pour rechercher son amitié. César savait qu’Ambiorix était lié avec eux, et qu’il avait traité avec les Allemands par le moyen de ceux de Trêves. Il crut donc devoir lui enlever ces ressources, avant de l’attaquer, de peur que ne sachant où trouver un asile, il n’allât se cacher en Gueldre, ou se jeter entre les bras des peuples du Rhin. Après avoir pris ce parti, il envoya tous les bagages de l’armée à Labiénus dans le pays de Trêves, sous l’escorte de deux tégions, et marcha suivi des cinq autres contre ceux de Gueldre, qui, n’ayant point de troupes à lui opposer, se retirèrent avec tout ce qu’ils avaient dans leurs bois et dans leurs marais, où ils se croyaient en sûreté.

6. César partage ses troupes avec C. Fabius, un de ses lieutenans, et M. Crassus, son questeur ; ensuite il fit construire à la hâte plusieurs ponts, entra dans le pays ennemi par trois endroits, mit le feu partout, et enleva quantité d’hommes et de bestiaux. Par-là il réduisit cette nation à lui demander la paix. Après avoir reçu leurs otages, il leur déclara qu’il les traiterait en ennemis, s’ils donnaient retraite chez eux à Ambiorix ou à ses lieutenans. Cette affaire terminée, il laissa dans le pays Comius, seigneur d’Arras, avec de la cavalerie, pour contenir ce peuple dans le devoir, et marcha contre ceux de Trêves.

7. Tandis qu’il était occupé de ces expéditions, ceux de Trèves avaient assemblé un grand nombre de troupes, tant de cavalerie que d’infanterie, à dessein d’attaquer Labiénus, qui s’était établi en quartier d’hiver sur leur territoire avec une seule légion. Ils n’étaient plus qu’à deux jours de marche de son camp, lorsqu’ils apprirent que deux autres légions l’avaient joint par ordre de César ; ce qui les obligea de camper à cinq lieues de là, en attendant le secours des Allemands. Labiénus qui pénétra leur dessein, se flatta de pouvoir tirer avantage de leur témérité : dans cette vue, il laisse cinq cohortes à la garde de son camp, prend les vingt-cinq autres avec un corps nombreux de cavalerie, et vint camper à deux mille pas d’eux. Entre les deux camps il y avait une rivière difficile à traverser, parce que les bords en étaient escarpés. Labiénus n’avait nulle intention de la passer, et ne croyait pas non plus que les ennemis voulussent l’entreprendre ; car l’espérance du secours des Allemands augmentait de jour en jour. Dans cette conjecture, il déclara tout haut dans le conseil, que, sur le bruit qui courait de l’approche des Allemands, il ne jugeait pas à propos d’exposer sa personne ni son armée, et qu’en conséquence, il décamperait le lendemain à la pointe du jour. Ce discours ne tarda pas à être rapporté aux ennemis ; car dans notre cavalerie, presque toute composée de Gaulois, il y en avait quelques-uns qui ne pouvaient oublier les intérêts de leur nation, ce qui est fort naturel. La nuit venue, Labiénus assemble les tribuns et les centurions du premier ordre, leur communique son dessein, leur recommandant de décamper avec plus de confusion et de désordre que les Romains n’ont coutume de le faire, afin de persuader à l’ennemi que la peur les troublait. Par ce stratagème, il donne à sa retraite un air de fuite. La grande proximité des deux camps fit qu’avant le jour, les Barbares apprirent par leurs coureurs ce qui se passait chez les nôtres.

8. À peine notre arrière-garde était-elle sortie du camp, que s’encourageant les uns les autres à ne pas laisser échapper une proie tant désirée, et à ne pas perdre l’occasion favorable, en attendant le secours des Allemands, les Gaulois se disent qu’il serait honteux pour eux, étant aussi supérieurs en forces, de n’oser attaquer une poignée de fuyards à demi vaincue par la frayeur, et embarrassée de bagage. Ils passent donc la rivière, résolus de combattre dans un poste fort désavantageux pour eux. Labiénus s’en était douté ; pour les attirer tous en deçà de la rivière, il continue de feindre dans sa marche, d’être saisi de crainte, et avance doucement. Alors s’étant fait précéder de quelques pas par son bagage, et l’ayant établi sur une hauteur, « Soldats, dit-il à ses troupes, vous avez enfin ce que vous désirez, vous tenez l’ennemi engagé dans un mauvais poste : montrez sous nos ordres cette même valeur, qui s’est si souvent signalée sous ceux de notre général ; figurez-vous, qu’il vous voit et que vous combattez en sa présence. » Aussitôt il tourne bride contre les Gaulois, range ses troupes en bataille, envoie quelque cavalerie garder le bagage, et met le reste sur les ailes. Alors les nôtres poussant de grands cris, lancent leurs javelots sur l’ennemi, qui voyant venir contre lui, en bon ordre, ceux qu’il croyait prendre la fuite, ne peut pas même soutenir leur choc, et s’enfuit dans ses fôrêts à la première attaque. Labiénus les poursuivit avec sa cavalerie, en tua un grand nombre, fit beaucoup de prisonniers, et peu de jours après reçut les soumissions de ce peuple ; car les Allemands qui venaient à son secours, instruits de sa fuite, se retirèrent chez eux : ceux des parens d’Induciomare qui étaient les auteurs de la révolte, quittèrent le pays pour les accompagner, Cingétorix, comme nous l’avons ditétant resté toujours fidèle aux Romains, eut le gouvernement de cette nation.

9. César s’y étant rendu à son retour de Gueldre, résolut, pour deux motifs particuliers, de passer le Rhin : d’abord, pour punir les Allemands d’avoir donné du secours a ceux de Trêves ; en second lieu, pour ôter cette retraite à Ambiorix. Dans ce dessein, il fit construire un pont un peu au-dessus de l’endroit où il avait précédemment fait passer ses troupes ; et comme on se souvenait de la manière dont on avait construit le premier, ce second fut fini en peu de jours, tant les ouvriers y travaillèrent avec ardeur. Il y laissa une forte garnison du côté de ceux de Trèves, pour empêcher ce peuple de remuer ; et passa le fleuve avec le reste de ses légions et de sa cavalerie. Ceux de Cologne, dont il avait déjà reçu des otages, et qui s’étaient soumis, envoient des députés pour se justifier, et l’assurent qu’ils n’ont nullement secouru les peuples de Trêves, ni violé leur foi ; ils le prient de les épargner, de ne point les confondre avec les Allemands ; que ce serait punir les innocens comme les coupables : ils ajoutent que s’il veut encore des otages, ils offrent de lui en donner. Par l’enquête que fit César, il connut que c’étaient les Suèves qui avaient envoyé le secours ; il reçut les excuses de ceux de Cologne, et s’informa des passages et des chemins qui conduisaient dans le pays des Suèves.

10. Peu de jours après, il apprit de ceux de Cologne, que les Suèves assemblaient toutes les troupes dans un seul endroit, et qu’ils avaient donné ordre aux nations de leur dépendance d’envoyer à leur secours de l’infanterie et de la cavalerie. Sur cet avis, il se pourvoit de vivres, se poste dans un lieu favorable et ordonne aux Ubiens de quitter la campagne, pour se retirer dans les villes, eux, leur bétail, et tout ce qu’ils possédaient. Il espérait par-là que la famine, et l’incapacité des Suèves, les pousseraient à la dure nécessité du combat : il ordonna encore aux Ubiens d’envoyer partout des éclaireurs, pour découvrir ce. qui se e passait chez ces Barbares. Ils obéirent, et peu après ils lui rapportèrent, que sur la nouvelle de l’arrivée de l’armée romaine, les Suèves s’étaient retirés jusqu’à l’extrémité de leur pays avec toutes leurs troupes, et celles de leurs alliés ; que dans cet endroit il y avait une forêt immense, appeiée la Forêt-Noire, qui s’étend fort avant dans le pays, et que, comme un mur naturel, elle sépare les Chérusques des Suèves, les défendant des incursions les uns des autres que les Suèves avaient résolu d’attendre les Romains à l’entrée cette forêt.

11. Puisque. nous en sommes là, il ne sera pas hors de propos de parler ici des mœurs des Gaulois et des Allemands, et de faire voir les différences qui existent entre les deux nations. Non-seulement les divers peuples de la Gaule, les villes, les bourgs et les villages, mais encore, presque toutes les familles se divisent en plusieurs factions, à la tête desquelles sont ceux qui ont le plus de crédit. Ceux-ci exercent un pouvoir arbitraire ; dans les conseils, ils font tout résoudre suivant leur volonté. Il semble que cette constitution politique remonte très-haut, pour garantir les petits de l’oppression des grands. Car chacun a soin de protéger ceux de son parti, et d’empêcher qu’ils ne soient accablés ; sinon il perdrait lui-même toute son influence. Il en est de même pour le gouvernement général de la Gaule, dont toutes les nation sont divisées en deux partis.

12. Lorsque César vint dans les Gaules, les Autunois étaient à la tête de l’un de ces partis, et les Francs-Comtois à la tête de l’autre. Ces derniers se trouvaient être les plus faibles, parce que de toute ancienneté ceux d’Autun avaient été leurs maîtres, et qu’ils étaient soutenus par de grandes alliances. C’est ce qui porta les Francs-Comtois à rechercher l’amitié des Allemands et d’Arioviste, qu’ils mirent dans leurs intérêts par de grands présens et de grandes promesses. Cette union les rendit si puissans, qu’après avoir gagné plusieurs batailles sur leurs rivaux, et détruit toute leur noblesse, ils engagèrent dans leur parti la plupart des alliés de ceux d’Autun, reçurent en otages les enfans des principaux Autunois, les obligèrent à faire publiquement serment de ne jamais rien entreprendre contre eux, s’emparèrent d’une partie de leurs frontières, et enfin se rendirent souverains de toute la Gaule. Divitacus touché du triste état de ses compatriotes, était allé à Rome implorer leur nom le secours du sénat ; mais il en était revenu sans rien obtenir. L’arrivée de César changea tout : les otages des Autunois leur furent rendus, leurs anciens alliés leur revinrent, et il leur en acquit de nouveaux, parce qu’on remarquait que leurs amis étaient traités avec plus de douceur et de ménagement que les autres : enfin pour tout le reste il augmenta leur crédit et leur autorité, et fit perdre aux Francs-Comtoisleur prééminence. Les Rhémois prirent leur place ; et comme ils passaient pour jouir auprès de César d’une faveur égale à celle des Autunois, ceux que d’anciennes inimitiés éloignaient de ces derniers, se jetaient dans le parti des Rhémois. Ces derniers étaient très-attentifs à les protéger, et conservaient par-là le nouveau crédit qu’ils avaient acquis en si peu de temps ; de sorte que si les Autunois étaient les plus anciens dans la faveur, les Rhémois y tenaient le second rang.

13. Dans toute la Gaule il n’y a que deux sortes de personnes qui soient en quelque estime et en quelque considération : les druides ou les prêtres, et la noblesse ou les chevaliers. Car le peuple y est presque regardé comme esclave ; il ne peut rien par lui-même et n’entre dans aucun conseil. La plupart d’entre eux, lorsqu’ils sont accablés de dettes et d’impôts, ou opprimés par la violence des grands, s’attachent à quelqu’un, qui a la même autorité sur eux qu’un maître sur ses esclaves. Les druides sont chargés des choses divines, des sacrifices, tant publics que particuliers, et expliquent ce qui a rapport à la religion. Ils ont soin de l’instruction et de l’éducation de la jeunesse, qui a pour eux le plus grand respect. Ils prennent connaissance de tous les différends, tant publics que particuliers. Se commet il quelque meurtre, s’élève-t-il quelque contestation entre des héritiers, ou si l’on se dispute sur les limites d’un champ, eux seuls en jugent, eux seuls décernent les peines et les récompenses. Si quelqu’un, quelle que soit sa condition, refuse de se soumettre à leurs arrêts, il est exclu de la participation à leurs sacrifices. C’est là chez eux un châtiment terrible : celui qui l’a mérité passe pour un impie et un scélérat, et tout le monde l’abandonne ; personne ne veut ni le voir, ni lui parler. On le regarde comme un pestiféré que l’on évite, de peur de la contagion ; on ne lui rend point de justice ; il est l’objet du mépris universel. Tous les druides’n’ont qu’un seul chef : son autorité est absolue. Lui mort, le plus considérable de ceux qui lui survivent, lui succède : s’it se trouve plusieurs prétendans, l’affaire est décidée entre eux par élection, et quelquefois par les armes. Tous les ans ils s’assemblent en une certaine saison sur la frontière du pays Chartrain, qui passe pour être le centre de la Gaule, et dans un lieu consacré à ces assemblées. Là ceux qui ont quelque différend, se rendent de toutes parts, et acquiescent à ieurs décisions. On croit que leur discipline antérieure vient de l’Angleterre, d’où elle a passé en Gaule ; de là les voyages qu’y entreprennent les personnes qui désirent en être plus particulièrement instruites.

14. Les druides ne vont point à la guerre, ne payent point d’impôts, et ils sont exempts de toutes charges et de toutes contributions. Tant de priviléges engagent une foule d’individus à entrer parmi eux, et les pères à y envoyer leurs enfans. On dit qu’ils y apprennent par cœur un grand nombre de vers : aussi quelques-uns restent-ils vingt années sous la discipline de leurs maîtres, qui ne permettent pas qu’on écrive ces vers, quoique dans presque toutes les autres affaires et publiques et particulières. ils se servent de caractères grecs. Il me parait qu’ils ont pris la méthode de ne pas faire écrire, pour deux raisons : la première, parce qu’ils ne veulent point révéler au vulgaire leurs mystères ; la seconde, de peur que leurs élèves ayant ces vers écrits, ne cultivent moins leur mémoire ; en effet, il arrive presque toujours que quand on a les choses écrites, on les apprend avec moins d’application. Une de leurs principales maximes est que l’âme ne meurt point, mais qu’à la mort elle passe d’un corps dans un autre ; ce qu’ils croient très-utile pour encourager à la vertu, et faire mépriser la mort. Ils traitent encore de plusieurs autres systèmes sur les astres et leur mouvement, la grandeur et l’étendue de l’univers, la nature des choses, la majesté et le pouvoir de dieux immortels ; et ils les enseignent à la jeunesse.

15. Le second ordre est celui des chevaliers ou des nobles, qui prennent tous les armes, quand, il y a quelque guerre ; et avant l’arrivée de César il y en avait presque tous les ans, soit pour attaquer, soit pour se défendre. Plus quelqu’un parmi eux a de puissance et de biens, plus il a de vassaux et de cliens. C’est la seule marque de distinction qu’ils connaissent.

16. Toute la nation gauloise est fort superstitieuse ; en sorte que, dans leurs grandes maladies, et dans les dangers où ils se trouvent à la guerre, ils ne font pas difficulté d’immoler des hommes, ou de promettre par serment d’en sacrifier, et ils emploient les druides à ce ministère ; ils s’imaginent que la vie d’un homme est nécessaire pour racheter celle d’un homme, et que les dieux immortels ne peuvent être apaises qu’à ce prix : ils ont même établi des sacrifices publics de cette espèce. D’autres ont des statues d’osier d’une énorme grandeur, qu’ils remplissent d’hommes vivans ; ensuite ils y mettent le feu et, les font expirer dans les flammes. Ils choisissent de préférence des voleurs et des brigands, ou des hommes coupables de quelque autre faute : ils croient qu’un pareil sacrifice est bien plus agréable à leurs dieux ; mais quand il leur en manque, ils leur substituent des victimes innocentes.

17. Leur grand dieu est Mercure, dont ils multiplient les statues : ils le croient l’inventeur des arts, le guide des voyageurs dans les chemins et dans les routes, le patron des marchands. Apres lui, les divinités les plus révérées sont Apollon, Mars, Jupiter et Minerve, sur lesquels ils ont à peu près les mêmes idées que les autres peuples. Ils croient qu’Apollon a la vertu de guérir, que Minerve préside aux arts, que Jupiter possède l’empire du ciel, que Mars est l’arbitre de la guerre. La plupart du temps, ils font vœu de consacrer à Mars les dépouilles de l’ennemi, et après la victoire ils lui sacrifient le bétail dont ils se sont rendus maîtres ; le reste est déposé dans un lieu propre à cette destination, et l’on voit dans plusieurs villes de ces monceaux entassés dans des lieux consacrés. Il arrive rarement, qu’au mépris de la religion, quelqu’un cache le butin qu’il a fait, ou ose détourner un objet quelconque de ce qui a été mis en dépôt ; les châtimens les plus cruels sont attachés à un pareil crime.

18. Les Gaulois se disent descendus de Pluton ; c’est une tradition qu’ils tiennent des druides. En conséquence, ils mesurent le temps par le nombre des nuits, et non par celui des jours. Soit qu’ils commencent les mois ou les années, ou qu’ils parlent du temps de leur naissance, toujours la nuit précède le jour. Quant aux autres usages, les Gaulois ne diffèrent guère du reste des peuples, que parce qu’ils ne permettent leurs enfans de paraître devant eux en public, que lorsqu’ils sont en âge et en état de porter les armes. Ils jugent indécent de laisser leurs enfans en bas âge se montrer publiquement à leurs regards.

19. Un homme en se mariant est obligé de mettre dans la communauté la même somme, estimation faite, qu’il a reçue pour la dot de sa femme : on dresse un état de tout cet argent, et les intérêts qu’il a rapportés en sont mis à part ; les deux sommes et ce qu’elles ont produit appartiennent au survivant. Le mari a puissance de vie et de mort sur sa femme, comme sur ses enfans. Quand un personnage de distinction meurt, ses parens s’assemblent, et si sa femme est soupçonnée, on lui donne la question comme à un esclave ; et si elle est convaincue, on la brûle, après lui avoir fait souffrir les plus cruels tourmens. Leurs funérailles sont magnifiques et somptueuses pour le pays : on y brûle tout ce qui paraît avoir été l’objet des affections du défunt, jusqu’aux animaux eux-mêmes ; il n’y a pas fort long-temps encore que les esclaves et les affranchis que l’on savait qu’il avait aimés, étaient jetés au feu avec son corps.

20. Dans leurs républiques qui passent pour bien réglées, il est établi par les lois, si l’on apprend d’après le bruit public ou autrement quelque affaire concernant l’état, d’en informer le magistrat, sans le communiquer à aucun autre : car on sait que souvent des personnes imprudentes et sans expérience, effrayées par de faux bruits, sont capables de se porter aux plus grandes extrémités, et de prendre un mauvais parti sur des cas de la dernière importance. Le magistrat n’en découvre au peuple que ce qu’il juge convenable, et caché le reste. Il n’y a qu’au conseil qu’il soit permis de parler d’affaires d’état.

21. Les Allemands ont des coutumes fort différentes. On ne voit chez eux ni druides pour la religion, ni sacrifices. Ils ne mettent au nombre des dieux, que ceux qu’ils voient et dont ils éprouvent visiblement l’assistance. Tels sont le Soleil, ta Lune et Vulcain ; ils n’ont pas la moindre notion des autres. Toute leur vie se passe à la chasse et a la guerre. Ils s’endurcissent au travail et à la fatigue des l’enfance. ils estiment fort ceux qui sont tong-temps sans barbe ; ils prétendent qu’ils en deviennent plus vigoureux et plus robustes. C’est une honte parmi eux d’avoir commerce avec une femme avant l’âge de vingt ans ; ce qui ne peut demeurer inconnu parce qu’ils se baignent pêle-mêle dans les rivières, et qu’ils ne sont couverts que d’une simple peau, ou de quelque autre habillement fort court, qui laisse à nu la plus grande partie de leurs corps.

22. Ils ne s’attachent point à l’agriculture, et ils ne vivent pour ainsi dire que de lait, de fromage et de chair. Nul n’a un champ fixe, et qui lui appartienne en propre ; mais tous les ans les magistrats et les anciens en assignent un où it leur plaît, à une communauté ou à une famille, proportionnellement au nombre des membres qui la composent, et à la fin de l’année ils les, font passer ailleurs. Ils apportent plusieurs raisons de cet usage : c’est pour qu’on ne s’accoutume pas dans un endroit, au point de sacrifier les armes l’agriculture ; pour éviter qu’il ne prenne envie à chacun de s’étendre, et qu’à la fin les grands ne chassent les petits ; pour e que l’on ne songe point à bâtir des maisons commodes contre le froid et le chaud ; et que personne ne cherche à s’enrichir, ce qui ne manque presque jamais de faire naître la division la mésintelligence ; enfin pour entretenir l’union et la paix parmi la multitude, qui-voit que les plus puissans ne sont pas plus riches que les autres.

23. Un très-grand honneur pour ces peuples, est de voir le pays borné, de tous côtés, par de vastes déserts. C’est, selon eux, une marque de valeur, que leurs voisins aient quitté leurs habitations, et que personne n’ose s’établir auprès d’eux ; d’ailleurs ils s’en croient plus en sûreté, et plus à couvert des incursions subites. Lorsqu’une nation a une guerre offensive ou défensive, elle nomme des chefs pour la diriger, et leur donne pouvoir de vie et de mort. En temps de paix, ils n’ont point de magistrat général ; mais les principaux, chacun dans tour province ou dans leur quartier, rendent la justice et décident les procès. Les brigandages hors des limites de chaque nation, n’ont rien de flétrissant ; ils ne se font, suivant eux, que pour exercer la jeunesse et pour éviter l’oisiveté. Lorsque, dans le conseil, un des principaux d’entre eux s’est déclaré chef de quelque entreprise, afin que ceux qui veulent le suivre se prononcent, quiconque approuve son dessein et consent à l’avoir pour commandant, se lève et lui promet de le seconder, ce qui lui attire de grands applaudissemens : ceux qui après cette promesse, ne le suivent pas, passent pour des déserteurs et des traîtres indignes de toute confiance. Le droit d’hospitalité est sacré chez eux : quel que soit le motif qui vous fasse recourir à eux, vous êtes sûr de leur protection, et d’y trouver un asile inviolable ; toutes leurs maisons vous sont ouvertes et vous y êtes nourri.

24. Autrefois les Gaulois étaient plus braves que les Allemands, et ils portaient souvent la guerre chez eux, et comme ils manquaient de terres à cause de leur grand nombre, ils envoyaient des colonies au-delà du Rhin. C’est ainsi que les cantons les plus fertiles de l’Allemagne situés vers la Forêt-Noire, qui a été connue des Grecs, comme on le voit par Ératosthène et par quelques autres, qui la nomment Orcynie, tombèrent au pouvoir des Toulousains qui s’y établirent ; ils y sont restés jusqu’à présent en grande réputation de justice et de valeur ; ils y vivent encore aujourd’hui dans la même pauvreté la même indigence et la même frugalité que les Allemands, s’habillent et se nourrissent comme eux. Quant aux Gaulois, le voisinage de la province romaine, et la connaissance du commerce de mer, les a mis dans l’abondance et dans l’usage des plaisirs. Peu à peu accoutumés se laisser battre, après avoir été vaincus plusieurs fois, ils ne se comparent plus aux Allemands en valeur.

25. Cette Forêt-Noire, dont on vient de parler, a neuf journées en latitude. On ne peut déterminer autrement son étendue ; car ces peuples ne connaissent point les mesures itinéraires. Elle commence aux frontières de la Suisse, de Spire et de Bâle, et s’étend le long du Danube jusqu’aux confins des Daces et de la Transylvanie. De là, elle tourne sur la gauche dans des contrées éloignées de ce fleuve, et par sa vaste étendue touche aux pays de divers peuples. Il n’y a point d’Aitemand qui dise en avoir trouvé l’extrémité, quoiqu’il ait marché soixante jours, ni découvert où elle commence. Il est certain qu’ette renferme plusieurs bêtes sauvages qu’on ne voit point ailleurs. Voici celles qui diffèrent surtout des autres, et qui méritent le plus d’être remarquées.

26. Il s’y trouve une espèce de bœuf ressemblant au cerf, lequel a au milieu du front une corne plus grande et plus droite que celle que nous connaissons, et dont le haut se partage en plusieurs branches comme une palme ; le mâle et la femelle se ressemblent, et leurs cornes ont la même forme et la même grandeur.

27. D’autres qu’on nomme élans, ont la figure d’une chèvre, et la peau tachetée ; mais ils sont un peu plus grands ; ils n’ont point de cornes, point de jointures aux jambes, et ne peuvent par conséquent ni se coucher, ni se relever dans leur chute. Les arbres leur servent de lit, ils s’appuient contre, et se reposent en s’inclinant un peu. Lorsque les chasseurs ont découvert à leurs traces les arbres contre lesquels ils vont gîter ; ou ils les détruisent par la racine, ou ils les scient, de manière qu’ils puissent encore se soutenir debout, et lorsque l’animal vient s’appuyer contre, il les renverse par sa pesanteur, et tombe avec ces arbres : c’est ainsi qu’on s’en rend maître.

28. Une troisième espèce est celle des taureaux sauvages, un peu plus petits que les éléphans. Du reste pour la forme, l’apparence et la couleur, ils ressemblent aux taureaux privés ; mais ils sont très-forts et très-légers à la course, de sorte qu’ils n’épargnent ni les hommes, ni les animaux, quand ils en ont aperçu : on les prend dans des fosses faites exprès, et on les y assomme. C’est par cette sorte de chasse que les jeunes gens s’exercent et s’endurcissent au travail ; ceux qui en tuent le plus, et qui en rapportent les cornes pour preuve, reçoivent de grandes louanges. Ces quadrupèdes ne se peuvent apprivoiser, quelque petits qu’on les prenne. La grandeur, la forme et la nature de leurs cornes sont fort différentes de celles de nos bœufs. On les recherche avec un grand soin ; on les garnit d’argent par le bord, et l’on s’en sert à boire dans les festins.

29. César instruit par les coureurs de ceux de Cologne que les Suèves s’étaient rétirés dans leurs forêts, résolut de ne pas avancer plus loin, de peur de manquer de vivres, parce que, nous l’avons déjà dit, les Allemands ne cultivent que peu leurs terres. Mais pour retenir ces peuples par la crainte de son retour, et les empêcher d’envoyer du secours en Gaule, après avoir fait passer le Rhin à son armée, il ne fit couper de son pont qu’environ deux cents pieds du côté qui touchait au territoire de Cologne ; et au bout opposé qui touchait à la Gaule, il fit bâtir une tour à quatre étages, y laissa douze cohortes en garnison ; fortifia particulièrement ce poste, et en donna le commandement au jeune C. Volcatius Tullus. Pour lui, comme les blés commençaient à mûrir, il marcha contre Ambiorix et traversa la forêt des Ardennes, qui est la plus grande des Gaules, et qui s’étend depuis le Rhin et les frontières de Trèves jusqu’au Hainaut, sur un espace de près de deux cents lieues. Il fit prendre les devans à L. Minucius Basilus avec toute la cavalerie, espérant que par sa diligence, il pourrait profiter de quelque circonstance favorable. Il l’avertit de ne pas faire allumer de feu dans son camp, de peur qu’on ne s’aperçût de loin de son arrivée ; il l’assura qu’il le suivrait incessamment.

30. Basilus obéit ponctuellement et sa marche ayant été plus rapide que ne pensèrent les Barbares, il en surprit plusieurs dans la campagne. Sur ce qu’il apprit d’eux, il marcha contre Ambiorix, qui, suivant les rapports, n’avait que peu de cavalerie avec lui. Dans toutes les entreprises, même dans les militaires, la fortune a toujours la plus grande part. En effet, comme ce fut un grand hasard de surprendre Ambiorix avant qu’il pût se mettre sur ses gardes, et que la renommée ou des courriers ne lui eussent rien fait savoir de la marche de Basilus ; ce fut aussi un grand bonheur pour Ambiorix d’avoir pu s’échapper, après avoir perdu tout son équipage, ses armes, ses chariots, ses chevaux. Ce qui le sauva, c’est que sa maison étant située dans les bois, comme le sont presque toutes celles des Gaulois, qui, pour se garantir des ardeurs du soleil, les bâtissent près des forêts et des rivières. Ses compagnons arrêtèrent quelque temps les nôtres dans un défilé. Un des siens profita de ce moment pour Je faire monter à cheval ; ensuite les bois couvrirent sa fuite. Ainsi la fortune fut pour beaucoup et dans le péril qu’il courut alors, et dans la manière dont il s’en tira.

31. Ambiorix ne rassembla point ses troupes : est-ce parce qu’il ne jugeait pas à propos de combattre, ou parce qu’il n’en eut pas le temps, à cause de l’arrivée soudaine de notre cavalerie, qu’il croyait suivie de tout le reste de l’armée ? c’est ce qu’on ne sait point. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après sa fuite, il envoya secrètement avertir ceux de la campagne de prendre garde à eux. Les uns se sauvèrent dans les Ardennes, d’autres dans les marais ; les plus voisins de l’Océan se cachèrent dans ces îles que forment les marées. Plusieurs, abandonnant le pays, se réfugièrent avec tous leurs biens auprès des personnes avec lesquelles ils avaient le moins de liaison. Cativulcus, roi de la moitié du pays de Liège, qui s’était uni aux projets d’Ambiorix se sentant accablé de vieillesse, et hors d’état de supporter les fatigues de la guerre ou de la fuite, après avoir maudit mille fois Ambiorix qui l’avait embarqué dans cette entreprise, s’empoisonna avec de l’if, arbre très-commun en Gaule et en Allemagne.

32. Les peuples de Condroz et du Limbourg, Allemands d’origine et réputés comme tels, lesquels sont établis entre le canton de Liège et celui de Trêves, députèrent aussitôt vers César pour le prier de ne pas les mettre au nombre de ses ennemis, et de ne point regarder comme rebelles tous les Allemands d’en-deçà du Rhin, lui représentant qu’ils n’avaient ni pensé à la guerre, ni à secourir Ambiorix. César s’en étant informé près des captifs, et ayant appris qu’ils ne lui en avaient point imposé, leur promit de n’exercer aucun ravage dans leur pays, à condition qu’ils lui remettraient les Liégeois qui s’étaient réfugiés chez eux. Ensuite il partagea ses troupes en trois corps, et fit transporter le bagage de toutes ses légions dans le château de Tongres, situé presque dans le cœur du pays de Liége, où Titurlus et Aurunculeius avaient eu leur quartier d’hiver. Ce lieu parut d’autant plus convenable à César, que les fortifications qu’on y avait faites l’année précédente, étaient encore en état, ce qui épargna bien du travail aux troupes. Il y laissa pour garder les bagages la quatorzième légion, une des trois qui avaient été levées depuis peu en Italie ; confia cette légion et la garde du camp à Q. Tullius Cicéron, et y joignit deux cents cavaliers.

33. En même temps, il envoya T. Labiénus avec trois autres légions vers l’Océan, dans le pays voisin de la Gueldre et du Brabant ; et Trébonius eut ordre de marcher avec un pareil nombre vers la province voisine de Namur, et de la ravager. Pour lui, avec les trois légions qui restaient, il prit le chemin de l’Escaut qui se jette dans la Meuse, afin de se rendre à l’extrémité des Ardennes, où il avait appris qu’Ambiorix s’était retire avec quelque cavalerie. En partant, il assura qu’il serait de retour dans sept jours, terme auquel il faudrait délivrer du blé à la légion laissée à la garde du château. Il recommanda aussi à Labiénus et à Trébonius de revenir ce même jour, pourvu qu’ils pussent le faire sans préjudice pour la république, afin de délibérer de nouveau, si, après avoir examiné les desseins des ennemis, on pourrait recommencer la guerre.

34. Ils n’avaient, comme on l’a dit, ni troupes réglées sur pied, ni forts, ni villes en état de défense ; ce n’était qu’une populace dispersée en divers endroits. Les bois, les marais, les cavernes, les lieux les plus cachés et les plus sauvages, tout leur était bon, pourvu qu’ils s’y crussent en sûreté. Ces retraites étaient connues du voisinage ; mais il ne fallait pas moins prendre de précautions en y pénétrant. L’armée en corps n’avait à la vérité rien à craindre d’hommes dispersés et effrayés ; le danger n’était que pour chaque soldat isolément, ce qui pourtant touchait en partie au salut des troupes ; car l’avidité du pillage en entraînait plusieurs au loin, et les forêts dont les, routes étaient peu larges et peu frayées les empêchaient de marcher en troupes. Si l’on voulait terminer celle guerre, exterminer cette. race de malfaiteurs, il fallait envoyer plusieurs petits détachemens et tout permettre aux soldats : si, au contraire, on les retenait en corps, attachés à leurs enseignes ; suivant l’ordre et l’usage de l’armée romaine, la nature même du pays défendait les Barbares, qui ne, manquaient pas de courage pour dresser des embuscades, et envelopper ceux qui s’écartaient. Au milieu de ces obstacles, on prenait les précautions convenables ; on aimait mieux ne pas leur faire tant de mal, malgré le désir qu’on avait de se venger, que de trop exposer les troupes pour les anéantir. César envoya donc chez tous les peuples voisins des Liégeois, les inviter par l’espérance du butin à venir piller cette nation ; parce qu’il aimait mieux exposer la vie des Gaulois dans ces forêts, que cette des siens, et qu’il voulait que ces perfides, environnés d’un si grand nombre d’hommes acharnés à leur destruction, périssent entièrement, sans qu’il en restât ni nom ni vestige : l’espoir du pillage ne manqua pas d’y en attirer bientôt un très-grand nombre.

35. Tandis que les choses se passaient ainsi sur tous les points du pays des Liégeois, approchait le septième jour qu’avait fixé César pour se rendre au château de Tongres ; où se trouvaient le bagage et la quatorzième légion. On peut voir ici combien la fortune influe sur les succès mHitaires, et combien elle peut y faire sur venir d’incidens. Les ennemis étaient dissipés et frappés de terreur, comme on l’a dit ; ils n’avaient point de troupes qui pussent causer la moindre crainte ; lorsque la renommée ayant appris au-delà du Rhin que l’on saccageait le pays des Liégeois, et que tous les peuples voisins étaient invités à venir les piller, les nations de la Westphalie voisines du Rhin, lesquelles, comme on l’a fait voir, avaient donné retraite chez eux à ceux de la Gueldre et de Zutphen lèvent deux mille chevaux, passent le Rhin sur des vaisseaux et des barques, dix lieues au-dessous du pont à demi détruit par César, et où il avait laissé une garde : ils entrent dans le pays des Liégeois, ramassent plusieurs de ceux que la fuite avait dispersés, et font un grand butin de bétail, dont ils sont très-avides. Encouragés par ce succès, ils s’avancent plus loin ; accoutumés, dès l’enfance, à la guerre et au brigandage, les marais ni les forêts ne sont pas capables de les arrêter. S’étant informés de leurs captifs du lieu où était César, ils apprennent qu’il s’était éloigné avec toutes ses troupes ; et un de ceux-ci leur adressant la parole : « Pourquoi, leur dit-il, vous bornez-vous, à une proie si misérable et si chétive, quand vous pouvez en un moment vous enrichir ? Vous serez en trois jours à Tongres ; l’armée romaine y a laissé toutes ses richesses. La garnison y est si peu nombreuse, qu’elle ne suffit pas à border le rempart, et que personne n’ose sortir de son poste. » Dans cette flatteuse espérance. ils cachent le butin qu’ils avaient déjà fait, et marchent à ce château sous la conduite de ce même prisonnier, qui les avait si bien instruits.

36. Cicéron qui, tous les jours précédens, s’était occupé, suivant l’ordre de César, de retenir avec le plus grand soin les soldats dans le camp, et qui n’avait pas même permis à un seul valet de sortir de l’enceinte de ses retranchemens ; le septième jour, désespérant de voir César de retour à l’époque marquée, parce qu’il entendait dire qu’il était encore allé plus loin, et qu’on ne parlait point de son retour, fut touché d’entendre le soldat blâmer sa patience, et crier qu’on était donc assiégé, puisqu’on n’osait sortir. Persuadé qu’ayant autour de lui neuf légions et une nombreuse cavalerie, tandis que les ennemis sont dissipés et presque détruit, il ne doit craindre aucun accident à trois milles de son camp ; il envoie cinq cohortes couper des blés dans un endroit qui n’en était séparé que par une colline. Il y avait dans le camp plusieurs malades de toutes les légions. Environ trois cents de ces malades qui s’étaient rétablis pendant tes sept jours, sont envoyés avec les cinq cohortes : enfin, un grand nombre de valets et de bêtes de somme les suivent.

37. Dans ce moment même ; la cavalerie allemande arrive, et sur-le-champ elle s’efforce de pénétrer dans le camp par la porte Décumane : on ne la vit, à cause d’un bois qui l’avait couverte, que quand elle fut proche du camp ; de sorte que les marchands qui avaient leurs tentes près des retranchemens, n’eurent pas le temps de se retirer. Les nôtres qui ne s’attendaient à rien, en furent si surpris que la cohorte qui était de garde, soutint a peine le premier choc. Les ennemis courent d’une porte à l’autre chercher une entrée et nos soldats ne savent quelles manœuvres exécuter pour les garantir toutes. Heureusement les autres entrées étaient à couvert d’insulte, tant par teurr position naturelle que par les fortifications qu’on avait ajoutées. L’effroi règne dans tout le camp : on se demande l’un à l’autre la cause du trouble et l’on ne pense ni à se réunir sous les enseignes, ni à donner à chacun son poste à défendre. L’un dit que le camp est déjà emporté ; l’autre que l’armée est taillée en pièces, le général tué, et que l’ennemi est venu tomber su eux après sa victoire. La plupart se forgent des craintes superstitieuses au sujet du camp même, et se rappellent la disgrâce de Cotta et de Titurius, qui avaient péri dans ce même poste. Les Barbares, qui s’aperçoivent de notre consternation, ne doute nullement de la vérité du rapport que le prisonnier leur avait fait, qu’il n’y avait que très-peu de garnison dans cette forteresse. Ils entreprennent donc de la forcer, et s’exhortent l’un l’autre à ne pas laisser échapper tant de richesses.

38. Dans le fort était resté malade, P. Sextius Baculus, qui avait servi sous César en qualité de primipile ; nous en avons parlé dans le récit des combats précédens. Depuis cinq jours, il n’avait pris aucune nourriture. Comptant peu sur son salut et sur celui des autres, il sort désarmé de sa tente, voit l’ennemi près d’entrer, et le péril très-pressant ; il se saisit des armes qu’il trouve sous sa main, et défend la porte. Il est suivi des centurions de la cohorte qui était de garde, et tous ensemble ils soutiennent l’attaque pendant quelque temps. Baculus ayant reçu de graves blessures, s’évanouit ; à peine put-on le sauver en l’enlevant entre les bras : cependant l’effort qu’il avait fait, rassure assez les soldats, pour qu’ils osent tenir ferme dans les fortifications, et paraître les défendre.

39. Dans ce moment, ceux qui avaient été couper des blés ayant entendu le bruit de l’attaque, la cavalerie y court, et voit tedanger imminent. Il n’y a point là de fortifications qui puissent les mettre à couvert. Les soldats nouvellement enrôlés, peu expérimentés dans la guerre, regardent leurs officiers avec étonnement, et attendent leurs ordres. Les plus résolus sont troublés de cet accident auquel on ne s’attendait pas. Les Barbares, apercevant de loin les enseignes, quittent l’attaque : ils croient d’abord que les légions qu’on leur avait dit s’être éloignées, reviennent ; mais bientôt, méprisant le petit nombre de ses troupes, ils fondent sur elles de toutes parts.

40. Les valets s’enfuient sur une hauteur voisine, d’où se trouvant chassés aussitôt, ils se jettent entre les rangs, et augmentent la frayeur des troupes. Les uns songent à former une colonne en forme de coin pour percer au travers de l’ennemi, jusqu’au camp qui était fort proche, espérant que s’ils perdaient quelques hommes, du moins le reste pourrait échapper : d’autres sont d’avis de tenir sur la colline, et de courir tous ensemble la même fortune. Les vétérans que nous avons dit être partis sous les mêmes enseignes, ne sont point de cette opinion ; ainsi après s’être encouragés mutuellement, ils marchent sous la conduite de leur chef C. Trébonius, chevalier romain, percent au travers des ennemis, et arrivent tous sains et saufs au camp, sans avoir perdu un seul homme. Les valets et la cavalerie les ayant suivis, se sauvent de même à la faveur du passage qu’ils leur avaient ouvert. A l’égard de ceux qui s’étaient arrêtés sur la colline, n’ayant encore aucune expérience de l’art militaire, ils n’eurent ni la résolution de persister à se défendre dans leur poste, ni le courage d’imiter la vigueur et la prompte détermination des autres ; mais après avoir fait quelques efforts pour gagner le camp, ils s’engagèrent dans un mauvais poste. Leurs centurions, qui par leur valeur avaient mérité d’être tirés des bas emplois dans le reste des légions, pour être élevés aux premières places dans celles-ci, afin de ne pas perdre la gloire qu’ils s’étaient acquise, se firent tuer en combattant avec courage. Ayant fait reculer les ennemis à force de constance, une partie des soldats, contre tout espoir, eut le bonheur de parvenir au camp le reste fut enveloppé par les Barbares, et périt.

41. Les Allemands ne comptant plus forcer le camp, parce qu’il virent que les nôtres s’étaient déjà mis en défense, repassèrent le Rhin, avec le butin qu’ils avaient cachés dans les forêts. Mais telle avait été l’alarme, que même après leur retraite, C. Volusénus qui arriva au camp la nuit même avec la cavalerie, ne put persuader que César fût près de paraître avec son armée en bon état. La crainte s’était emparée des esprits à un tel point, que, comme si l’on eût perdu le sens, on voulait que toutes les légions eussent été taillées en pièces, et que la cavalerie seule eût échappé, prétendant que sans cette circonstance, les Allemands n’auraient jamais osé venir attaquer nos retranchemens. L’arrivée de César dissipa cette crainte.

42. À son retour, comme il connaissait l’incertitude des événemens de la guerre, il ne se plaignit que de ce qu’on avait fait sortir les cohortes de leur poste, et représenta qu’on avait eu tort de s’exposer au moindre risque ; que l’arrivée subite des ennemis aurait pu leur être très-préjudiciable ; d’autant plus qu’ils avaient eu bien de la peine à chasser les Barbares des retranchemens et des portes du camp. Ce qui l’étonnait le plus, c’est que les Allemands qui avaient passé)e Rhin à dessein de ravager le pays d’Ambiorix, fussent venus attaquer le camp des Romains, et eussent par-là rendu à ce prince un service signalé.

43. Ensuite César marcha de nouveau à la poursuite des ennemis, et il envoya partout contre eux ce grand nombre de troupes que lui avaient fournies tes peuples voisins. Tous leurs bourgs furent brûlés/toutes leurs maisons réduites en cendres, tout mis au pillage. Les hommes et les chevaux consumèrent le blé ; le mauvais temps et les pluies abîmèrent le reste : le ravage fut si terrible, que si quelque habitant de ce pays échappa en se cachant, après la retraite de l’armée, il dut périr de faim et de misère. La cavalerie qui était dispersée partout, passa souvent par des endroits où des prisonniers disaient avoir vu Ambiorix prendre la fuite, et ils prétendaient même qu’il ne devait pas être bien loin. L’espérance de le saisir faisait tout entreprendre, jusqu’à l’impossible, parce que l’on était convaincu du plaisir que cette prise causerait à César mais on ne put jamais y réussir. Toujours il échappait par des bois, par des montagnes où il passait la nuit ; de ta il gagnait d’au très cantons, d’autres provinces, accompagné de quatre cavaliers seulement les seuls auxquels il crût pouvoir se fier.

44. Après cet horrible désastre que César fit éprouver à ses ennemis, et qui coûta aux Romains la perte de deux cohortes, il ramena son armée à Reims. Là, ayant assemblé les états de la Gaule, il y examina l’affaire de ceux de Sens et de Chartres, condamna l’auteur de la révolte, Accon, à la peine de mort, et le fit exécuter suivant les anciennes lois romaines. Quelques-uns de ses complices s’enfuirent, de peur d’éprouver le même sort. Après avoir défendu aux Gaulois de les recevoir chez eux, César mit ses troupes en quartiers d’hiver deux régions sur la frontière de Trèves deux dans le canton de Langres, et six autres à Sens, capitale du Sénonais ; ensuite les ayant toutes pourvues de blé, il alla, selon sa coutume, tenir les états de la Lombardie.