Bible Sacy 1667/Préface/Traduction

Le Nouveau Testament
de Nostre Seigneur Jésus Christ,

traduit en François
selon l’édition Vulgate, avec les différences du Grec.

1667


PRÉFACE



SECONDE PARTIE


Contenant diverses remarques sur ce qu’on a observé dans
cette Traduction.


Lorsque ceux qui ont fait cette Traduction commencèrent à s’y appliquer entièrement, ils trouvèrent d’abord une difficulté presque insurmontable dans la manière dont elle devoit estre faite. Ils sçavoient d’une part, que la parole de Dieu est semblable à Dieu même ; qu’elle est toute pleine de sagesse, de mystères & de sens, & qu’on ne la doit pas mesurer, comme dit Saint Grégoire, par la petitesse de nostre esprit qui n’y découvre que ce qu’il est capable de comprendre ; mais par l’étenduë de l’Esprit de Dieu qui n’a point de bornes. Et ils concluoient de cette vérité, que dans la traduction de l’Ecriture sainte il ne suffisoit pas de suivre cette règle que Saint Jérôme a établie pour la traduction des ouvrages des SS. Pères, qui est de rendre sens pour sens ; mais qu’il falloit en conserver même les expressions, en marquer les propres mots, & en représenter autant qu’il estoit possible la force, l’étenduë, l’ordre, la structure & les liaisons.

Mais ils consideroient aussy d’autre part, qu’en s’attachant de cette sorte à la lettre, le sens en estoit quelquefois tellement étouffé qu’il paroissoit inintelligible, & que pour vouloir donner un sens indeterminé & suspendu, on laissoit souvent les lecteurs vuides de tout sens & de toute intelligence ; qu’on rabaissoit infiniment par cette manière la majesté de l’Escriture, en ne gardant rien de cet air vénérable & tout divin qu’elle a dans les langues originales, le génie de la nostre estant entièrement différent de celuy de la Grecque & de la Latine, & portant à regarder comme bas ce qui peut passer dans ces autres langues pour grand & majestueux. On voioit même par expérience qu’en voulant ne s’écarter en rien de la lettre sous pretexte de fidélité, on estoit effectivement moins fidelle ; parce qu’on perdoit beaucoup du sens, n’estant pas possible de le faire bien entendre, qu’en prenant un tour un peu plus libre & plus étendu.

Enfin en faisant réflexion sur Saint Jérôme, qui est comme le modelle des traducteurs de l’Ecriture, puisque l’Eglise a si solemnellement approuvé sa version, on reconnoissoit qu’il n’avoit point cru estre obligé de s’attacher servilement à la lettre, puisque l’on voit par la manière dont il a traduit Job & les Prophetes, que bien loin de n’en faire qu’une glose, il a tellement éclairci ces Ecrits divins qui estoient beaucoup plus obscurs dans les Septante, & il leur donné dans sa traduction tant de force & tant de vigueur, que Saint Augustin en cite les paroles, lors même qu’elle n’estoit pas encore en usage dans l’Eglise, pour faire voir l’éclat & la majesté de l’Ecriture.

Il n’y a que ceux qui ont fait quelque essai de cette sorte de travail qui puissent bien juger de la peine & de l’incertitude où l’on se trouve, aiyant ainsi l’esprit partagé par ces differentes vües. Si l’on s’éloigne de la lettre, on condamne soymême son ouvrage comme trop libre ; & quand l’on veut s’y attacher, la bassesse & l’obscurité, qui est jointe par nécessité aux traductions litterales, fait qu’elles deviennent insupportables. On change donc souvent de resolution & de sentiment, & celuy où l’on s’arreste en un temps, paroist peu de temps après le moins bon ; parce qu’y ayant inconvénient de part & d’autre on commence à sentir davantage ceux qui sont attachez au parti qu’on a choisi.

Il est vrai néanmoins qu’à l’égard de l’Evangile & des Actes, on ne jugeoit pas qu’il fust impossible de conserver cette exactitude littérale sans obscurcir le sens, parce que le discours en est pour l’ordinaire clair & simple ; mais on ne voyoit pas qu’on la pust garder dans la traduction de Saint Paul, sans la rendre si obscure en plusieurs endroits que l’on n’auroit pu y rien comprendre.

Cette difficulté auroit donc contraint sans doute d’abandonner entierement cette entreprise, si quelques pensées tres-judicieuses de S. Augustin n’avoient donné lieu de trouver un tempérament entre ces deux maux ; l’un de ne s’attacher qu’au sens de l’Ecriture en négligeant la lettre, l’autre de ne s’attacher qu’à la lettre en négligeant le sens.

Ce S. Docteur, voulant apprendre à ceux qui pourroient se rendre capables de servir l’Eglise, la maniere dont ils devoient lire l’Ecriture sainte, qu’il considère comme le thresor de la theologie, & comme la source de toutes les veritez qu’on doit sçavoir pour s’édifier soymême, ou pour instruire les autres, parle de plusieurs interprètes qui l’avoient traduite. Il dit que le nombre en estoit infini ; mais que si on s’en servoit en la manière qu’il le conseille, cette multitude de versions pouvoit plus servir que nuire à l’intelligence de l’Ecriture. Car il dit que les uns se sont fort attachez à la lettre, & que les autres ont este un peu plus libres pour suivre le sens ; que les uns ni les autres ne suffisent pas séparément, mais qu’ils peuvent s’entr’aider & s’entr’éclaircir, parce que lorsqu’on trouve quelques paroles obscures dans ceux qui expriment exactement la lettre, il faut avoir recours à ceux qui ont eu plus de soin de rendre le sens ; & lorsqu’on a peur que ces derniers ne soient un peu trop libres, ou ne se méprennent, il faut consulter ceux qui se sont trop attachez à la seule lettre, qui se verbis niminum obstrinxerunt. C’est pourquoy il conclut, que la version Romaine est la meilleure de toutes, parce que ceux qui l’ont faitte se sont tellement attachez aux paroles, qu’ils ont eu soin en même temps d’estre clairs & intelligibles dans le sens. Est enim verborum tenacior cum perspicuit ate sententia.

Ce furent ces sentimens si justes & si équitables de ce Saint, qui donnèrent ouverture à se tirer de l’embarras où l’on estoit. Car on commença de penser qu’on satisferoit à toutes les difficultez en unifiant les avantages que S. Augustin trouvoit dans ces traductions differentes ; & la chose ne parut pas impossible en observant certaines regles qu’on se prescrivit, par lesquelles on crut pouvoir rendre en quelque sorte cette traduction libre & littérale tout ensemble. Et comme ce sont celles qu’on y a suivies, il est important de les expliquer, en y ajoutant quelques autres observations qui regardent les difficultez particulières qu’on a rencontrées dans cette traduction.

I. En plusieurs endroits,en marquant dans le caractère ordinaire qui est le Romain les paroles qui se trouvent dans l’Ecriture, on y en a inséré d’autres en Italique, qui servent ou à en exprimer plus clairement le sens, ou à en rendre la traduction plus conforme à l’usage de nostre langue. Et par ce moyen sans rien diminuer de l’exactitude, puisqu’on y représente la lettre toute entière, on n’a pas laissé de procurer cet autre avantage, que Saint Augustin remarque dans les traductions libres, qui consiste à exprimer le sens avec plus de force & de netteté.

II. On a porté cette exactitude jusques à marquer en Italique le mot de Jesus toutes les fois que Saint Paul ne se sert dans ses Epîtres que du nom de CHRIST ; parce qu’on n’est pas accoutumé en nostre langue à ne luy donner que ce nom, & que néanmoins l’on a esté bien-aise de représenter exactement le langage de Saint Paul.

III. Mais il est bon d’avertir, que quand on dit qu’on a eu dessein de représenter les paroles de l’Ecriture, on ne prétend pas neanmoins les avoir toujours rendues mot pour mot, y ayant plusieurs termes Latins & Grecs qui comprennent & qui donnent diverses idées qui ne se peuvent exprimer en François que par divers mots, & ces idées différentes y estant réellement contenuës, & faisant leur impression sur l’esprit de ceux qui les lisent, ce ne seroit pas estre fidelle que de ne les vouloir pas exprimer en plusieurs paroles, & de retrancher ainsi une partie du sens sous prétexte que l’Ecriture n’y emploie qu’un seul mot. Par exemple dans le premier chapitre de Saint Luc on a rendu ces paroles : Fuit in diebus Herodis Regis Judae Sacerdos quidam nomine Zacharias de vice Abia, par celles-ci ; [ Au temps de Herode Roy de Judée, il y avoit un Prestre nommé Zacharie de la famille d’Abia, l’une des familles sacerdotales, qui servoient dans le temple chacune en leur rang ] ou l’on voit que ces seuls mots de vice Abia sont exprimez par tous ceux-cy : de la famille d’Abia l’une des familles sacerdotales, qui servoient dans le temple chacune en leur rang.

On pourroit donc croire d’abord que l’on a beaucoup ajoûté à l’Ecriture en cet endroit, puisqu’il semble qu’on ne voit rien de tout cela dans le Latin. Mais si l’on considère la chose de plus prés on trouvera que l’on n’y a ajouté en effet que les mots de sacerdotales & dans le temple, qui sont aussi marquez en Italique pour montrer qu’ils ne sont pas dans le texte, & que tous les autres y sont compris en effet. Car les mots de vice Abia ne marquent pas seulement que Zacharie estait de la famille d’Abia ; mais ils marquent aussi que cette famille servoit en son rang & successivement vice, & par conséquent qu’il y en avoit plusieurs qui se succedoient les unes aux autres dans le service du temple. Ils donnent donc en même temps l’idée de plusieurs familles, & de familles qui se succedoient les unes aux autres, entre lesquelles celle d’Abia venoit en son rang. Et ainsi quand on a traduit, de la famille d’Abia l’une des familles sacerdotales qui servoient dans le temple chacune en leur rang, on n’a fait que développer les idées qui estoient réellement enfermées dans les paroles du texte ; & si l’on avoit traduit simplement de la famille d’Abia, on auroit commis une espèce d’infidélité, en retrenchant une grande partie du sens que la version Latine & le texte Grec contiennent & présentent à l’esprit.

IV. Ce n’est donc point s’éloigner de la lettre que d’employer ainsi plusieurs mots pour en exprimer un seul, lorsqu’il les contient en effet. Et néanmoins pour estre encore plus exact on a trouvé moyen d’en avertir le lecteur en plusieurs rencontres. Car lorsqu’il arrive qu’on substituë précisement deux mots au lieu d’un, parce qu’un des deux ne l’exprime pas suffisamment ; on joint ces deux mots par un & en Italique pour faire entendre qu’il n’y a qu’un mot dans l’original, mais qu’on en a eu besoin de deux pour en bien marquer le sens. Ainsy, en Saint Matth. chap. 5. v. 29. Si oculus tuus dexter scandalisat te, est traduit ; [ Si vostre œil droit vous est un sujet de scandale & de chute. ] Car le mot de scandale tout seul donne d’ordinaire une autre idée, & se prend pour ce qui nous choque, & non pas pour ce qui nous fait tomber.

V. Un autre moyen dont on s’est servi pour faire cette union du sens & de la lettre est encore plus simple. C’est que lorsqu’on a vu qu’une traduction toute littérale affoiblissoit trop la force, ou obscurcissoit trop le sens de l’Ecriture, on a tasché de marquer le sens dans le texte par une expression claire, & en même temps la plus liée aux paroles qu’on a pu trouver. Mais parce qu’on ne pouvoir pas dire qu’elle fust entièrement littérale, on a mis en même temps la lettre à la marge, afin qu’on ne fust pas privé de la traduction simple de la lettre, & que l’on jugeait, comme dit S. Augustin, de la liberté avec laquelle on s’estoit alors dispensé de la suivre. Cette exactitude parut nécessaire pour témoigner le respect que l’on doit avoir pour la lettre de l’Ecriture, & pour faire mieux comprendre l’expression dont on a cru se devoir servir pour marquer le sens en la comparant avec l’obscurité des termes qu’on avoit représentez par d’autres plus clairs. On crut aussi qu’elle seroit utile en ce qu’elle donne moyen à ceux qui désirent de bien entendre la parole de Dieu, ce qu’il n’y a point de Chrestien qui ne doive désirer, de remarquer les termes extraordinaires qui sont propres à l’Ecriture pour s’accoutumer à ses expressions & à son langage, & se rendre ainsi plus capable d’entendre & de goûter ces instructions divines.

VI. Mais comme il y a peu de choses qui ne soient mêlées d’inconveniens, on reconnut par expérience que voulant suivre exactement cette règle de marquer la lettre sitost qu’on s’en éloignoit le moins du monde, comme l’on en avoit d’abord pris le dessein par la profonde vénération que l’en a pour les moindres paroles de l’Ecriture, on détruisoit entierement le fruit qu’on en pretendoit tirer. Car il arrivoit delà que les marges estoient tellement chargées de paroles qui paroissoient entièrement inutiles, comme de liaisons & de particules, que lorsqu’il y avoit quelque difference remarquable entre la traduction & la lettre, elle estoit comme étouffée parmi cette foule de mots où l’on ne pouvoit rien apprendre ; de sorte qu’on se seroit accoûtumé à negliger généralement tout ce qui estoit à la marge. On fut donc obligé de prendre un temperament dans l’observation de cette regle, & à se reduire à marquer seulement la lettre lorsqu’elle pouvoit avoir quelque chose de considerable & qu’elle pouvoit donner une idée un peu différente de celle que la traduction donne, afin que ceux qui prendroient la peine de lire les marges ne crussent pas leur temps toutafait mal employé, comme ils auroient fait sans doute si on avoit voulu continuer dans cette ennuyeuse exactitude. Par ce moyen on croit avoir remédié apeuprés à tous les inconveniens. Car on trouvera la lettre marquée dans tous les endroits, où il peut estre tant soit peu utile de sçavoir ce qu’elle porte : & quand elle n’est point marquée on peut s’assurer ou que la traduction est littérale, ou qu’elle est si peu différente de la lettre, que la diversité n’en est nullement considérable, ne consistant qu’en quelques particules, qui dépendent du genie de chaque langue.

VII. Suivant cette maniere c’est l’expression la plus claire qui se trouve dans le texte, & l’expression littérale ne demeure qu’à la marge. Mail on a suivi en d’autres rencontres une conduite toute contraire ; & lorsque le désir d’éclaircir le sens auroit obligé de s’écarter trop des paroles de l’Ecriture, & qu’on a appréhendé que cela ne ressentist la paraphrase on s’est contenté de mettre dans le texte une expression conforme à la lettre, qui n’est pas néanmoins tout-à-fait obscure ; & l’on a mis à la marge l’explication du sens qui en oste la difficulté.

VIII. On trouve encore dans les marges une autre sorte de notes qui ne marquent proprement ni la lettre ni l’explication du sens, mais seulement ou une autre maniere de traduire les mêmes paroles, dont on laisse les lecteurs juges, pour choisir celle qui leur plaira davantage ; ou un autre sens qu’elles renferment, ce qui est beaucoup plus considerable. Car il est certain en général qu’une des plus grandes difficultez qui se rencontrent dans la traduction de l’Ecriture est que la parole de Dieu est en cela même beaucoup au dessus de celle des hommes qu’elle enferme divers sens dans sa profondeur & dans son obscurité ; & qu’ainsi lorsqu’on la traduit dans une langue comme la nostre, qui ne souffre pas ces expressions suspenduës, il arrive par nécessite qu’en la déterminant à un sens particulier, on en exclut d’autres, dont elle estoit susceptible dans le latin ou dans le grec. Mais il est certain aussi que l’Eglise n’a pas cru qu’on se dust entierement arrester à cette difficulté, puisqu’elle iroit à interdire généralement toute sorte de versions : estant visible que les versions Grecques & Latines du vieux Testament determinent & retranchent plusieurs sens de l'original hébreu ; & que la version latine du nouveau en retranche de même, plusieurs autres, dont l’original grec est susceptible. Et il est d’autant moins nécessaire de laisser tous ces sens indeterminez dans une version françoise de l’Ecriture, que le latin demeure entre les mains de tout le monde qui y peuvent voir tous les sens qu’il enferme ; au lieu que peu de personnes sçachant le grec & l’hebreu, on est privé en quelque sorte de tous les sens que la version latine en a retranchez.

On ne peut donc trouver à redire avec justice, qu’en suivant le génie de nostre langue, on ait déterminé quelques endroits qui ont un sens suspendu & indéterminé dans le latin ou dans le grec ; puisqu’il est sans doute plus avantageux aux simples, pour qui ces versions sont particulièrement destinées, d’y trouver un sens qu’ils entendent, que de n’y voir qu’une expression confuse où ils ne comprennent rien du tout. Mais comme il est néanmoins fâcheux d’estre privé de quelque sens considérable qui peut estre enfermé dans les paroles de l’original, on a tâché de remédier à cet inconvénient, ou en marquant expressément ces paroles suspendues & indéterminées de la lettre, ou en marquant à la marge ces divers sens dans lesquels les SS. Peres les ont expliquées : ce qui oste tout sujet de se plaindre qu’on retranche les sens de l’Ecriture, puisque ce qui ne se trouve pas dans le texte se trouve à la marge dans les endroits les plus importans.

IX. On a pu se tromper dans ce choix des divers sens, & on ne sera point étonné que des personnes habiles trouvent qu’on n’a pas toujours choisi le meilleur, sur tout dans S. Paul. On les supplie néanmoins de ne pas précipiter leur jugement, & de bien considérer auparavant ce qu’ont dit les Saints & les plus excellens Commentateurs sur ces endroits obscurs, & peutestre qu’ils abandonneront ensuite leur première pensée & qu’ils reviendront à celle des Traducteurs : car il leur est arrivé à euxmêmes qu’ayant esté cinq ans sans lire leur traduction, & l’ayant reprise ensuite pour l’examiner comme l’ouvrage d’un autre, lorsqu’ils sont tombez sur quelquesunes de ces expressions de S. Paul fort embarassées dans les paroles & obscures dans le sens, ils ont esté choquez d’abord de la manière dont ils les avoient traduites ; mais ayant consumé ensuite les Commentateurs les plus considérables anciens & nouveaux, & ayant bien examiné les paroles & toute la suite de Saint Paul, ils ont reconnu que ce qui les avoit frappez d’abord n’avoit rien de solide, & que le sens qui paroissoit vrai estant faux, celuy qui paroissoit faux estoit véritable. Il est donc nécessaire dans ces rencontres de ne se point prévenir, & de peser tout avec une exacte circonspection ; ce qui n’empêche pas qu’on ne croie que des personnes sçavantes & éclairées pourront avoir des vües que l’on n’a point euës, & qui pourroient contribuer beaucoup à l’éclaircissement de ces lieux obscurs. Car encore qu’en traduisant Saint Paul on ait eu grand soin de consulter tout ce qu’en ont dit les SS. Peres qui l’ont expliqué, & les plus excellens Interprètes d’entre les auteurs nouveaux, & qu’on ait esté quelquefois plusieurs heures pour déterminer comment on exprimeroit une seule ligne, néanmoins on est persuadé qu’on auroit besoin d’une multitude d’esprits, de jugemens & de lumieres, pour achever en quelque sorte la traduction d’un Livre qui est si divin dans ses moindres paroles, si profond dans ses sens, & si élevé au dessus des pensées & de l’intelligence de tous les hommes.

X. On n’a pas eu aussi peu de difficulté à se déterminer, si l’on suivroit dans cette traduction ou la Version Vulgate, ou le Texte Grec. Ce n’est pas que l’on ignore l’autorité que le Concile de Trente a donné à la Version Latine en la déclarant autentique, & que l’on ne sçache bien que dans la pluspart des lieux, où elle paroist différente du Texte Grec ordinaire, elle est autorisée par des Manuscrits Grecs fort anciens. Mais l’on sçait aussi que le Texte Grec, tel que nous savons dans les editions communes, est autorisé souvent dans les lieux où il est différent de la Version Latine, & par le consentement de plusieurs Peres qui s’en sont servis, & par un grand nombre de theologiens catholiques, qui soutiennent, comme l’avouë même le Cardinal Pallavicin, que le Concile de Trente en declarant la Version Latine autentique n’a voulu dire autre chose, sinon qu’elle ne contenoit rien contre la foy ; mais qu’il n’a nullement prétendu obliger à la préférer au Texte Grec, ni empêcher qu’on n’y pust avoir retours en plusieurs rencontres.

Pour ne s’embarrasser donc point dans cette difficulté on a cru devoir user d’un tempérament, qui unist en quelque sorte la Version Vulgate & le texte grec, & qui fist que l’on pust trouver l’un & l’autre dans cette traduction. Selon ce dessein on a traduit dans le texte la Version Vulgate, parce qu’elle est plus en usage dans l’Eglise. Mais s’il arrive qu’elle contienne quelque chose qui ne soit point dans le grec, on le marque en l’enfermant entre deux crochets avec la lettre V. [v.], qui signifie que ces mots ne se trouvent que dans la Vulgate. S’il arrive au contraire qu’il y ait quelque chose dans le grec qui ne soit point dans la Version Vulgate, on l’ajoûte dans le texte même avec cette marque [g.], qui signifie que les mots enfermez entre ces deux crochets ne se trouvent que dans le grec. Et dans les lieux où le texte grec est différent de la version vulgate, on met la traduction du grec à la marge, & celle de la vulgate dans le texte, excepté seulement en quelques endroits assez rares, où tous les habiles gens avouent que le grec est preferable au latin ; & alors on met la traduction du grec dans le texte, & celle de la vulgate à la marge.

XI. Pour le stile de cette traduction, on a tasché d’y conserver autant qu’on a pu l’air & le caractère de celuy de l’Ecriture. C’est pourquoy comme le stile de l’Evangile est extraordinairement simple, on s’est efforcé de representer dans la version cette admirable simplicité, en évitant les tours & les manières de parler, qui pouvoient ressentir l’éloquence humaine. La traduction de S. Paul a esté sans comparaison la plus difficile de toutes ; & l’on n’a pas cru s’y pouvoir mieux conduire, qu’en suivant l’idée que S. Augustin donne des Ecrits de ce S. Apôtre dans son quatrième livre de la Doctrine Chrestienne. Car il fait voir par des endroits entiers qu’il en cite & dont il examine toutes les parties, que Saint Paul a esté eloquent non en la manière que le sont les hommes à qui on donne ce nom, mais d’une eloquence toute Apostolique & toute divine. Il assure que Dieu a parlé par sa bouche tres-sagement & tres-eloquemment tout ensemble ; non que la sagesse ait recherché l’eloquence, mais parce que l’eloquence a accompagné naturellement la sagesse. Ainsi au lieu que dans les eloquens du monde les paroles ornent les choses ; dans S. Paul c’est l’éclat des choses mêmes qui rejaillit sur les paroles ; & comme elles sortent de sa bouche estant pleines du feu de son cœur, elles touchent aussi & embrasent le cœur de ceux qui le lisent. C’est pourquoy ce S. Docteur dit excellemment, que les Payens ont suivi l’eloquence, mais que l’eloquence a suivi les Chrestiens. On s’est donc efforcé de s’attacher de telle sorte à la lettre & aux paroles de ce S. Apostre, qu’on n’étouffast pas tout ce feu & cette vigueur que S. Augustin remarque & admire en luy ; & qu’estant vif & animé dans sa langue naturelle, il ne parust pas languissant & comme mort dans la nostre. Mais on a considéré en même temps cette règle excellente du même Pere, qu’un discours n’est eloquent que lorsqu’il est proportionné à celuy qui parle : Non est enim eloquentia, qua persona non congruit eloquentis ; & que si le discours d’un Roy pour estre éloquent doit estre différent de celuy d’un particulier, à plus forte raison celuy de Dieu même, & de ceux qui ont parlé par son Esprit, doit estre différent de celuy des hommes. Ainsy on a tasché d’éviter avec un extrême soin toutes les paroles qui pouvoient paroistre avoir quelque chose d’humain & de recherché ; & on a eu soin d’employer partout les expressions les plus simples & les plus naturelles. Car on se seroit servi beaucoup plustost de quelque terme moins en usage, mais qui auroit esté sort propre à rendre le sens que d’en employer un fort élégant, mais qui eust paru avoir quelque chose qui ne fust pas assez digne de la simplicité d’un Apostre, & de la gravité de la parole de Dieu. C’est pourquoy on n’a pas fait de difficulté de se servir de quelques termes & de quelques liaisons qui pourront paroistre moins elegantes sans crainte de déplaire à quelques-uns, qui s’imagineront peutestre qu’on a dû rechercher en cela un agrément qu’on a méprisé à dessein, & & qu’ils mepriseroient eux-mêmes, s’ils considéraient que des livres si saints ne doivent pas tant s’examiner par les règles de l’éloquence du monde que par celles de la pieté & de la foy.

XII. On a cru de même que, pour ce qui regarde l’arrangement des mots & le nombre, on ne le devoir jamais rechercher lorsqu’il ne se trouvoit pas naturellement dans la suite de l’Ecriture, & que l’on perdoit quelque chose de sa simplicité pour l’y vouloir mettre. C’est pourquoy, quand on n’a pû éviter qu’il s’y trouvast un vers entier, amoins de forcer un peu la suite des mots, on l’a laissé sans aucune peine ; estant bien juste que l’oreille en ces rencontres soit moins satisfaite, afin que le cœur & la raison le soient davantage. On a suivi en cela cette parole très-sage du même S. Augustin, qui dit qu’ajoutant le nombre aux plus beaux endroits de l’Ecriture on pourroit y trouver tout ce que les hommes estiment tant dans les eloquens du monde. Mais il faut prendre garde, dit-il, qu’en voulant donner un agrément humain à des paroles toutes divines, lorsqu’on tâche d’y ajoûter du nombre on ne leur fasse perdre beaucoup de ce poids & de cette gravité qui les rend si vénérables : Sed cavendum ne divinis gravibusque sententiis, dum additur numerus, pondum detrabatur.

XIII. On n’a pas jugé devoir mettre des argumens au commencement des chapitres, parce que s’ils sont courts il arrive souvent qu’ils n’en marquent pas assez ce qui y est contenu, & qu'estant longs on ne les lit point. Mais on a pris garde de diviser chaque chapitre selon la diversité des choses qui y sont traitées, sans néanmoins rien changer dans la suite des versets. Ainsi y ayant quelquefois six ou sept histoires dans un même chapitre de l’Evangile, on met une petite distinction à chacune, avec quelques mots les plus courts qu’on a pu, qui font connoistre tout d’un coup ce qu’elle contient. On a fait la même chose non seulement dans les Actes, mais aussi dans Saint Paul & dans le reste du Nouveau Testament, quoy qu’avec plus de difficulté, & on a partagé les chapitres selon les matières & les points qui s’y traitent, en marquant dans ces petits titres ce qui a paru de plus important, de plus clair & de plus edifiant.

XIV. Voila ce qui regarde le géneral de la traduction. Mais on a cru devoir encore rendre ìcy raison de quelques mots, qui sont souvent repetez, & qu’on a traduits d’une manière qui paroistra peut-estre extraordinaire.

Gehenna, (grec gehenna) a esté traduit Enfer & non pas Geenne ou Gêne ; parce que le mot de Gêne signifie présentement autre chose en nostre langue que le mot de gehenna dans l’Evangile, qui y est mis certainement pour le lieu où les damnez sont brûslez, que nous appellons enfer : & gehenna ignis est un renversement Hébraïque pour ignis gehenna ; & ainsi c’est le feu d’enfer. Car quoiqu’il soit vrai qu’originairement gehenna ou ge hinnom, vallìs hinnom, ou gehen hinnom, vallis filii hinnom, fust un lieu de Jérusalem, où estoit une chapelle de Moloch appellée Tophet, où des Juifs par une superstition détestable brûloient leurs enfans, ou les faisoient passer par le feu en l’honneur de Moloch, qui estoit le Dieu des Ammonites, néanmoins le saint Roy Josias, ayant fait brûler des corps morts & toutes sortes d’immondices en ce lieu-là pour le rendre abominable, & détourner ainsy les Juifs de cette idolatrie, il est arrivé delà que ce nom a esté pris par les Juifs même, comme le remarque Origene contre Celse, pour signifier le lieu des damnez, c’est-à-dire l’enfer.

Scribæ, (grec grammateis) a esté traduit les Docteurs de la Loy & non pas les Scribes ; car le mot de Scribe en nostre langue a tout une autre notion que le mot de Scriba dans l’Evangile, signifiant seulement un écrivain ou un copiste, au lieu qu’il est certain que ceux qui estoient appeliez de ce nom dans l’Evangile estoient les Docteurs & les interprètes de la loy, qui estoient devenus en tres-grande autorite parmi les Juifs, depuis qu’ils n’avoient plus de prophetes.

Seniores Populi, ou Seniores simplement, (grec presbuteroi) est traduit ordinairement dans l’Evangile par le mot de Senateurs, & non pas d’Anciens ; parce qu’il est certain, selon les plus habiles interpretes, que les Evangelistes ont voulu marquer par là, non simplement des Vieillards, ou des Prestres, mais les 72 Senateurs, qui composoient le Sanedrin, qui estoit comme le Conseil d’Estat des Juifs, où JESUS CHRIST fut condamné ; ou les 23 du Senat particulier de Jerusalem. Ce sont les mêmes, qui sont aussi appellez en d’autres endroits (grec archontes), Principes, comme il est dit de Nicodeme. Néanmoins en S. Matthieu XV. 2. ces mots traditionem seniorum (grec paredoxin presbuterôn) sont traduits par la tradition des anciens ; parce qu’il est visible qu’en cet endroit-là ceux qui y sont appellez (grec presbuteroi) ne sont pas les mêmes à qui les Evangélistes donnent ce nom en d’autres endroits, mais que ce sont ceux qui sont appellez (grec dechaioi) dans le Chapitre, c’est-à-dire, leurs anciens docteurs, comme qui diroit presentement les anciens Peres, qu’ils appelloient aussi Viros Synagoga magna, entre lesquels ils contoient Esdras, Nehemie, Mardochée, qu’ils pretendoienc estre les auteurs de toutes leurs traditions.

Præeses (grec numiôn), qui est le titre que les Evangelistes donnent à Pilate, a esté traduit par le mot de Gouverneur, & non pas de President. Le mot de President en François ne signifie nullement ce que signifie le mot de Præses, quand il se donne à ceux qu’on envoyoit dans les Provinces avec commandement, ce qui estoit absolument la même chose que ce que nous appellons Gouverneurs. Et ce qui fait plus voir qu’il se prend là pour celuy qui a l’autorité d’un Gouverneur de Province, est que ce n’estoit pas le titre particulier de Pilate, qui n’estoit que Procureur de Judée (grec epitropos); mais il est appellé Praeses, qui marque généralement en cet endroit la qualité de Gouverneur, parce qu’à la charge de Procureur, qui n’estoit de soymême qu’une commission pour avoir soin des revenus de l’Empereur, on y avoit joint, dans les petites Provinces comme la Judée, le même pouvoir de juger de toutes sortes de causes & de condamner à mort, qu’avoient les Gouverneurs en d’autres Provinces. D’où vient que dans la Loy 2. Cod. de Pœnis. Tales procuratores dicuntur vice praesidis fungi.

Selon que les villes sont situées en des lieux hauts, ou en des lieux bas, les Orientaux disent qu’on monte à une telle ville comme à Jerusalem, ou qu’on y descend comme à Jericho, à Cesarée. Mais parce que ces manières de parler ne sont pas ordinaires à nostre langue, on a traduit simplement les mots de monter ou descendre par aller. Neanmoins si on croit qu'il auroit mieux vallu conserver les mots de monter & de descendre, on n’aura pas de peine à les remettre aussitost que l’on pourra estre averti que des personnes habiles & judicieuses sont de ce sentiment.

On n’a pas jugé aussy qu’il y eust aucune différence entre ciel & cieux ; & ainsi le mot de ciel estant un peu plus en usage en nostre langue on s’en est presque toujours servi, lors même qu’il y avoit cieux dans le Latin.

On espère que ceux qui pourront lire cette traduction, considérant combien c’est une chose qui demande d’application, de capacité & de travail, & qui enferme d’extrêmes difficultez, auront assez de charité pour en excuser les fautes & les manquements. On supplie même les personnes intelligentes & éclairées qui les reconnoistront plus aisément que les autres, de la regarder plustost comme un projet & comme un essay que comme un ouvrage achevé, & de ne pas refuser leurs lumieres à ceux qui y ont eu quelque part, pour y faire les changemens qui la pourroient rendre meilleure. Il est certain qu’aprés avoir tant différé on ne l’avoit entreprise qu’avec dessein de la tenir long-temps supprimée, afin d’y pouvoir toujours changer. Mais dans la nécessite où l’on s’est vu de la donner au public, parce que quelques-uns pensoient à la publier sur des copies tres-defectueuses & pleines de fautes, on aura au moins cet avantage qu’estant vüe plus souvent & plus commodément de ceux mêmes qui y ont part, & généralement de ceux qui ont de la piété & de la suffisance, & qui sont capables d’en juger, on pourra comparer ensemble tous les jugemens qu’ils en feront pour s’arrester à ce qui paroistra de plus indubitable & de plus autorisé, afin d’en oster ensuite, ou d’y ajouter tout ce qui pourra contribuer à la mettre dans l’estat où elle doit estre.

Quoyque l’on considère principalement dans cette revüe les personnes habiles & éclairées dans l’intelligence de l’Ecriture, pour lesquels on a une estime & une deference particuliere, on n’exclut pas néanmoins de ce rang les ames, qui ont appris de Dieu même à le connoistre, & qui sont instruites par la lumiere de la pieté & de la bonne vie, que l’Escriture appelle, la science des Saints comme pouvant faire des réflexions & donner des vües sur cet ouvrage qui auront peut-estre échappé à toute l’exactitude de ceux qui l’avoient ou composé ou revu. Car le sentiment qu’elles ont de Dieu, & le goust qu’elles prennent à ses divines instructions, leur pourra faire discerner qu’une expression qui sera même fidelle dans le sens & exacte dans les paroles, devroit néanmoins estre changée, si on en juge par le cœur plus que par l’esprit ; parce qu’elle ne sera pas assez vive & assez edifiante, & qu’elle ne conservera pas assez cette onction de grace que Dieu a répandue dans sa parole, par l’impression de son Esprit.

Le Nouveau Testament est le thresor de l’Eglise ; & ainsi la traduction qu’on en peut faire, si elle estoit comme il seroit à desirer, est un bien commun. C’est pourquoy il y a lieu d’esperer que tous prendront part à ce qui pourroit estre utile à tous, & qu’il se trouvera des ames humbles qui ne cherchant que leur edification dans cet ouvrage demanderont à Dieu pour ceux qui y ont eu quelque part, qu’il ne leur impute pas à témérité ce service qu’ils ont tâché de rendre à l’Eglise, sans considérer assez qu’il estoit au dessus de leur force ; qu’il couvre & qu’il repare les fautes qu’ils ont pu faire dans la suite, en n’y ayant pas travaillé avec tout le respect, toute l’attention & toute la pieté qu’ils auroient du ; qu’il l’accompagne de sa benediction & de son Esprit, & qu’il ne permette pas qu’il s’y mesle rien d’etranger & d’humain, qui puisse détourner ou alterer en quelque sorte l’impression que doivent faire dans les ames ces paroles de grace, de verité & de vie.

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