(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 183-194).


CHAPITRE XV


Le déjeuner avait été terminé de bonne heure, la femme de ménage, sa vaisselle lavée, avait fui, abandonnant la mère et la fille à leur tête à tête mélancolique.

Madame Cérisy avait revêtu un élégant peignoir violet qui s’appliquait à ses formes rondes et grasses. Sa chevelure aux reflets d’or se dressait artistement et ses ongles étaient d’un rose angélique.

Elle s’ennuyait fort, n’osant sortir à cause de la chaleur qui fond le cold-cream et délaye les couleurs. En revanche, elle avait bon espoir de recevoir chez elle un tapissier, de ses amis, durant le courant de l’après-midi. C’était même à cette intention qu’elle avait particulièrement soigné son élégance.

Dans le boudoir, en une pose étudiée, elle feuilletait avec maussaderie, une revue de modes ; Betty, sur un pouf non loin, feignait de s’amuser follement à contempler un album d’images. En réalité, elle pensait à Charles-Charlotte, à sa beauté rose, à sa perversité extravagante qui l’empêchait de jouer vis-à-vis d’elle, le rôle dévolu par la nature à son anatomie.

Elles étaient silencieuses et assez ennuyées, chacune gênant l’autre par sa présence. Si elles avaient mieux cherché à se comprendre, elles auraient vu qu’elles se trouvaient infiniment rapprochées, par les mêmes soucis et les mêmes aspirations intimes.

Le timbre de l’entrée les fit sursauter ; Madame Cérisy regarda avec effroi dans la direction de la minuscule pendule blanche. Jouer au monsieur et à la dame, en compagnie d’un tapissier, à cette heure de canicule, lui parut une chose désastreuse. Certainement, elle allait transpirer, et sentirait l’aigre, au lieu du « Premier oui ».

Mais il fallait plier devant la dure nécessité et Betty, dissimulant un sourire ironique, courut ouvrir.

Dans l’antichambre, résonna une voix pincharde :

— Bonjour, ma petite chérie !

Un bruit de baisers goulus sonna comme une trompette. Madame Cérisy perçut au cœur une sorte de douleur bienheureuse. Elle croyait reconnaître cet organe factice, ce timbre déformé, un octave au-dessus de son diapason naturel.

Dans le couloir, Betty et Charlotte échangeaient des caresses savantes, qui mettaient aux reins de la fillette des frissons brusques.

Pourtant elle reprit bientôt son calme et conduisit la visiteuse auprès de Madame Cérisy. Celle-ci, malgré tout son empire sur elle-même, ne put cacher son émoi à l’éphèbe qui, sur le champ, devina son empire.

Betty restait auprès d’eux, ne percevant point leur impatience d’être seuls et sa mère ne savait quel prétexte trouver pour s’en débarrasser.

Cette présence ne gênait que cette dernière, Charlotte l’aurait parfaitement admise, ayant le cœur si ingénu, qu’elle n’apercevait jamais le mal.

Soudain Madame Cérisy, se figura qu’elle souhaitait ardemment déguster une glace parfumée. La fillette fut incontinent dépêchée chez le fournisseur le plus proche.

Elle s’éloigna d’un air boudeur, certaine qu’il s’accomplirait en son absence des actes décisifs.

Au galop, elle descendit les escaliers, entra en trombe chez le pâtissier et hurla sa commande, en certifiant qu’elle était pressée.

Sa nervosité, sa colère transparaissaient dans ses moindres mouvements. On la servit en hâte, s’attardant encore trop à son gré.

Nantie de la glace, elle regagna la maison et gravit les marches avec une précipitation rageuse. Mais la porte de l’appartement fut ouverte en usant d’infinies précautions.

Ainsi elle pénétra silencieusement et franchit l’antichambre sur la pointe des pieds.

Le paquet, elle le déposa tranquillement sur le tapis et colla un œil à la serrure du boudoir.

Aussitôt, elle se recula avec un cri étouffé. En elle, il y avait une colère furieuse, une jalousie intense. Ce que l’éphèbe lui refusait avec tant de ténacité, il l’accordait à sa mère.

Et ce fut à cette dernière qu’elle en voulut, toute secouée d’un âpre ressentiment. Elle ne devinait pas sous la conduite du jeune homme, la puissance de l’argent, qui dompte les meilleures énergies.

Charles-Charlotte, au reste, se conduisait en habile séducteur, il avait tous les raffinements de la femme et la force du mâle. Ses biceps étaient solides et son étreinte vigoureuse, mais ses lèvres avaient des douceurs infinies.

Madame Cérisy, sans vergogne, s’abandonnait au charme de sa compagnie, contrairement à ses habitudes, elle laissait transparaître, la fougue de son exaltation, se livrant ainsi à l’adversaire astucieux.

Celui-ci cependant, se tint ce jour-là sur une sage réserve, à propos de ses intentions pécuniaires, avouant seulement que ses moyens étaient réduits.

Madame Cérisy eut un bon sourire confiant et un geste désintéressé. Elle comprenait par là, que le compagnon ne pouvait rien offrir pour rétribuer ses faveurs et acceptait cette gratuité sans douleur. Elle ne prévoyait encore ses idées pratiques au sujet de la bourse des femmes. Il avait la conviction de ne rien recevoir en donnant beaucoup de lui-même, à l’inverse des autres hommes. Ces jeux anodins ne lui procuraient qu’une satisfaction très relative, à laquelle son cerveau déformé l’empêchait d’attacher d’importance.

Betty s’était réfugiée dans sa chambre et criait comme une lionne en fureur. Une jalousie, la première de sa vie, la bouleversait. Ce garçon, elle l’avait ardemment désiré, elle aspirait encore à son étreinte et sa mère, malgré les ans qui les séparaient, le lui volait soudain, indifférente au déchirement de son cœur.

La pensée de la vengeance traversa son esprit, mais elle ne voyait pour le moment, quelle possibilité elle détenait à ce propos. Évidemment enlever à Madame Cérisy, un de ses tapissiers, le plus généreux, lui aurait été une douce jouissance, mais elle craignait que son âge, comme d’ordinaire, ne fut un obstacle.

Son hypocrisie acquise lui permit de reprendre le masque serein qui lui était coutumier. Une dernière fois, elle s’examina dans la glace et sut voiler adroitement le feu de son regard.

La démarche posée, les gestes paisibles, elle quitta sa chambre et retourna dans l’antichambre, prendre la glace qu’elle y avait abandonnée.

Sérieuse elle l’emporta à la cuisine et prépara un plateau, renversant la sorbetière dans un plat de porcelaine. Ses mains tremblaient en se livrant à ces préparatifs ; elle aurait souhaité glisser dans cet entremet délicat, un peu d’un poison violent qui aurait arraché aux deux autres des râles de douleur.

Pourtant, lorsqu’elle retourna au boudoir, portant avec précaution le plateau, son apparence était normale, paisible même.

À la dérobée cependant, elle jeta à sa mère, un regard de haine. Celle-ci ne la vit point, trop occupée à soigner son attitude.

Charles, la perruque légèrement de travers, ricanait ; il jugeait la situation excessivement drôle. Il considéra la fillette et devina sa colère, plus qu’il ne la remarquait.

Madame Cérisy avait les yeux brillants et la poitrine oppressée, mais sur son joli visage, artistement peint, s’épanouissait un sourire heureux. Indifférente à la présence de sa fille, elle contemplait l’amant bizarre et de cette bizarrerie, ressentait comme une volupté extraordinaire, jamais éprouvée.

Aussitôt une intimité étrange, faite de lubricité intérieure, régna entre ces trois êtres. Ils étaient unis par un lien mystérieux, indéfinissable.

Charles se retira de bonne heure, jugeant qu’ayant accompli tout son devoir, sans espoir de rétribution ce jour-là, il n’avait plus rien à faire auprès de ces dames.

Madame Cérisy l’accompagna jusqu’à la porte et une dernière fois ils échangèrent un serrement de main complice.

Betty revint au boudoir, et comme sa mère apparaissait, elle laissa tomber avec une ironie mauvaise :

— Elle est bien gentille cette demoiselle Charlotte !

Il lui semblait se venger un peu par cette moquerie et la mère perçut dans le ton, un changement léger qui lui fit battre le cœur.

Vaguement honteuse, elle ne répondit pas, s’ingéniant à détourner la conversation d’un sujet brûlant.

Très raide, les paupières plissées, Betty débarrassa la table et rangea les ustensiles divers à la cuisine.

Tout le reste du jour, une gêne pesa entre elles et Madame Cérisy fut heureuse vers cinq heures d’avoir une raison de sortir.

La solitude fut mauvaise à la fillette, seule en face d’elle-même, elle remua dans son esprit surexcité, un flot d’amertume. Franchement elle détestait sa mère, qui la privait d’un plaisir qui lui était refusé.

Le lendemain, elle se rendit à l’école de méchante humeur et à midi, prétexta une migraine pour s’en dispenser l’après-midi. Madame Cérisy n’osa s’opposer à cette volonté qu’elle sentait farouche ; quelque chose était changé entre elles, elle se sentait soudain très petite devant la gamine qui parfois la fixait de ses grands yeux noirs brillant comme du jais.

Même elle fut heureuse de ne pouvoir s’attarder au logis ce jour-là et aussitôt après le déjeuner, s’enfuit auprès d’un tapissier indulgent.

À peine la porte fut-elle refermée derrière elle, que Betty bondit vers la chambre et s’habilla avec une fébrilité hargneuse.

Tant l’impatience la harcelait, qu’elle négligea de se maquiller et laissa pendre sur son dos, la natte épaisse et noire.

Sans vergogne, elle abandonna le ménage en l’état et se sauva, nerveuse et amère. Elle sauta dans le métro, en bousculant les voisins, prête à lancer des injures à qui se révolterait.

Cependant elle descendit à l’Opéra, comprenant la nécessité d’apaiser par quelques minutes de marche, l’énervement qui était en elle.

En traversant la rue Roquépine, elle avait reconquis un calme relatif et pénétra chez ses amis, presque souriante.

Ils la reçurent avec des plaisanteries grivoises, Max parla cruement de la passe d’armes de la veille, Charles, rougissait doucement, légèrement honteux dans l’intimité de s’être abandonné à pareille extrémité. Son compagnon lui rappela que c’était pour le bonheur commun.

Tout d’abord, la fillette ne saisit pas, mais Max l’aida bientôt :

— Dis donc, elle a du pèze ta mère hein, puisqu’elle gigote pour tant de michés.

Betty eut une seconde d’orgueil, la lippe dédaigneuse elle affirma :

— Bien sûr qu’elle en a du pèze, tu ne penses pas qu’elle paye toutes ses dépenses avec des j’tons d’ garçons d’ café.

Ses deux complices s’entreregardèrent.

Max sérieux poursuivit :

— Et tu crois qu’elle raquera ? Tu penses que Charles ne travaille pas pour la gloire.

Betty eut une minute d’ahurissement ; l’idée que sa mère pût donner de l’argent à un homme au lieu d’en recevoir, lui paraissait une monstruosité. Puis le souvenir de Léontine, par un enchaînement logique, lui revint à l’esprit.

Elle eut un frémissement bref ; une courte hésitation la fit haleter. Devant ses yeux passa la vision de la vengeance accomplie.

Très froide, les lèvres pincées, elle émit :

— Il n’a qu’à cogner dessus !

Les autres, malgré leur cynisme, reculèrent comme épouvantés ; cette proposition de la gamine les frappait par sa honteuse inconscience. Mais le besoin pécuniaire les talonnait, Charles revint à des sujets pratiques. Il gouailla :

— Elle aime ça ?

La fillette maintenant sentait un remords glisser en elle, mais sa vanité l’empêchait de se rétracter. Pour toute réponse, elle haussa les épaules et les jeunes gens virent dans ce geste un acquiescement.

Un moment tous trois se turent, troublés par cette conversation frappée au coin de la plus pure malhonnêteté.

Charles, s’enveloppant de son peignoir de soie, se leva et silencieusement prépara le thé. Betty se tourna vers Max et énervée, lui cercla le cou de ses bras. Soudain elle éprouvait un besoin intense de caresses, comme pour chasser la hantise qui la harcelait et puisque Charles se refusait à la satisfaire, elle essayait l’autre.

Mais l’éphèbe fit une volte-face brusque et fixant la gamine, cria d’un air farouche :

— Dis donc, tu vas le laisser tranquille !

Max s’éloigna en souriant et Betty ricana :

— J’vas pas t’ l’user !

C’était là une réflexion entendue jadis, et qu’elle répétait au hasard, fière de sa science.

Il prirent le thé et mangèrent des bonbons, Charles se livrait à ses petites mines de chatte, reniflait son mouchoir parfumé. Max riait du bout des lèvres, étudiant ses gestes, se mirant d’un coup d’œil de côté, en une grande glace appliquée au mur. Seule Betty restait naturelle, jugeant toutes ces mièvreries aussi ridicules qu’inutiles. Des trois, elle semblait la plus masculine.

Enfin elle s’en alla, avec au fond de son cœur, un remords aigu. Le soir en dînant de charcuterie, elle n’osait fixer sa mère, se la figurant à l’avance, rouée de coups par le joli « gigolo ». En même temps, elle s’affirmait que ce n’était que justice et en sa jugeotte simpliste elle reconnaissait l’erreur de Madame Cérisy.

Celle-ci par contre rêvait au petit ami qu’elle attendait avec une passion croissante. Ce jour-là, les caresses du tapissier lui avaient été pénibles, elle en avait souffert atrocement, comparant aux câlineries raffinées du mignon.

L’embarras de Betty, fit cesser la scène, elle reprit toute sa sérénité. Pourtant elle ne se montra point maternelle comme au temps passé ; entre la mère et la fille, un lien invisible s’était brisé, elles étaient plus séparées que jamais.

Elles gagnèrent leur chambre après un froid baiser, il semblait qu’une animosité sourde les dressait l’une contre l’autre.