(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 133-143).


CHAPITRE XI


En perdant Léontine, Betty avait perdu sa seule confidente. Elle se trouva soudain isolée, sans possibilité de livrer à quiconque, une partie des secrets mystérieux qui flottaient dans son esprit juvénile.

Elle fréquenta l’école plus assidûment et parmi les compagnes, chercha une amie.

Le hasard voulut qu’elle rencontrât une fillette de son âge, dont la beauté lui plut. Elle fut surtout attirée par le physique, la joliesse d’un corps souple, la régularité d’un visage sans tares.

Comme toutes les femmes, instinctivement, elle éprouvait l’attrait du beau, sans arrière-pensée sensuelle, tout au moins au début.

Marthe accepta de se lier mieux, éprouvant elle aussi le besoin d’une amitié.

Un jeudi après-midi, Betty l’entraîna chez elle et très fière, lui fit les honneurs de son home.

Ensemble elles fouillèrent les armoires de Madame Cérisy, secouées parfois de rires nerveux et prolongés.

Toute cette lingerie multicolore et fine, ces costumes de soie, étonnaient la fillette. Mais en même temps un peu d’envie se glissait dans son cœur. Elle essayait de se figurer quelle fortune était nécessaire pour se permettre ce luxe élégant.

Betty la renseigna ; avec un orgueil puéril, elle parla des tapissiers de Madame Cérisy, apporta dans ses confidences des précisions saugrenues.

Et tout en écoutant, passait devant les yeux de Marthe le voile du rêve. Ces simples paroles, commençaient le sourd travail de la dépravation, en même temps que la coquetterie était éveillée.

Notant l’intérêt de l’amie, Betty poursuivit sa démonstration, elle confia des détails piquants, souvent invraisemblables, parce qu’elle les inventait à mesure.

Dans le cabinet de toilette elles s’attardèrent, manipulant avec des mines grivoises les divers instruments qui leur tombaient sous la main. Toujours Betty expliquait, faisant peu à peu l’éducation charnelle de la fillette encore à demi-innocente.

Une émotion les poignait l’une et l’autre, un désir furieux les tordait ; elles n’en conservaient pas moins leur attitude hypocrite et décente.

Néanmoins, devant leur imagination lentement enflammée, la luxure se peignait en traits de feu, les faisant croire à l’illusion du plaisir extraordinaire, à l’éternelle chimère.

Cette inspection bouleversait leur nervosité à fleur de peau ; elles avaient des rires brusques et des silences subits. Tout un monde de pensées mauvaises s’agitait en tumulte dans leur pauvre cerveau.

Elles se réfugièrent dans la chambre à coucher de Betty, n’osant s’installer au boudoir. Les pieds sur la table, la jupe au ras du pantalon dont la frange blanche dépassait, elles fumèrent en buvant du thé très sucré. Malgré tout, elles restaient fillettes, se complaisant aux gourmandises d’enfants. Elles bavardèrent aussi, avec des expressions triviales qui leur arrachaient des spasmes de volupté intérieure. Chacun de ces mots grossiers, formait image, semblant leur faire toucher la lubricité.

Marthe voyait soudain, son intelligence ouverte à une multitude de choses cachées. Elle comprenait enfin, non point entièrement le mystère de l’amour, mais suffisamment pour l’exalter.

Très triste brusquement, elle atteignait d’un seul bond, la science et la sensualité de la compagne. Comme elle maintenant elle rêverait, mordue par l’impatience.

Elle s’étonnait d’avoir si longtemps ignoré tout cela et avait honte, un peu, de cette ignorance incompréhensible. Pourtant elle aussi aurait pu regarder par les trous de serrure, désormais elle n’hésiterait, quoi que les occasions chez elle, fussent plus rares que chez Madame Cérisy dont les tapissiers étaient nombreux.

Il avait suffi d’une après-midi de conversation franche pour la dépraver, ouvrir à sa jeune imagination des horizons nouveaux.

Betty par contre n’avait pas retiré de cette entrevue, tout ce qu’elle avait espéré, il lui restait plutôt une certaine amertume, de n’avoir auprès d’elle qu’une fillette et non pas le prince charmant dont les caresses auraient été plus ensorcelantes.

Le silence fut brusquement coupé par la sonnerie stridente de l’entrée. Les deux amies sursautèrent, mais Betty se remit vite, laissant tomber sur son visage le masque enfantin sous lequel sa ruse lui avait appris à cacher ses pensées.

Elle eut un cri de joie, en reconnaissant Morande, dans le visiteur inattendu. Le vieillard qui conservait probablement encore des illusions, avait escompté rencontrer Madame Cérisy au logis.

Il fut aussi satisfait de ne trouver que la fille sans bien savoir pourquoi.

Elle lui fit les honneurs du home et le présenta à Marthe avec la désinvolture d’une petite femme débrouillarde ; elle offrit même de la bénédictine, mais cette fois de la provision de sa mère, afin de ménager la sienne.

Le parrain assis, elle bondit sur ses genoux et lui encercla le cou de ses bras nus. Elle aimait, contrairement à ses habitudes, à se montrer gamine auprès du vieillard. Cette tactique lui procurait des sensations aiguës de demi-viol.

Ses narines palpitaient en aspirant l’odeur de tabac et de mâle, qui flottait alors autour d’eux.

Les contacts prolongés de leurs corps rapprochés, éveillaient en elle les désirs qui y dormaient d’une façon latente, et avec le désir montait à son cerveau une griserie bienheureuse.

Et lui entraîné par la certitude de sa virilité, n’avait aucune crainte. Il la palpait doucement, sentant sous ses doigts, la chair grasse des hanches s’enfoncer lentement.

À ces demi-caresses, elle répondait par des ondulements voluptueux de jeune chatte enamourée ; des spasmes languides la secouaient parfois, mettant dans ses yeux noirs une flamme passagère et à ses lèvres une salive mousseuse et chaude.

Silencieusement Marthe l’enviait ; par une sorte de télépathie mystérieuse, elle lisait sur son visage contraint toutes les pensées qui tumultueusement couraient dans son cerveau.

À son tour elle devint audacieuse, manifestant son énervement par une gaîté bruyante hors de propos.

Assurées du secret, elles recommencèrent à fumer, avec des gestes mignards, des rires malicieux. Et le vieillard s’attardait, se complaisant auprès de cette jeunesse qui ranimait momentanément son hiver. Pourtant il ne devinait point le moteur caché de tant de coquetterie et d’amabilités, il l’aurait su que sans doute, il se serait sauvé, mécontent de l’impression qu’il produisait sur ces jeunes sens.

Mais si elles étaient ainsi auprès de lui, cela tenait justement à la divination instinctive de leur sécurité. Sans rien savoir de précis, elles sentaient que quoiqu’il eût voulu, il ne leur pouvait rien. Cette certitude les encourageait aux audaces, qu’elles n’auraient certes pas eues en présence d’un homme dans la force de l’âge, qui les aurait aussitôt maîtrisées par l’exaspération de sa virilité.

Pourtant elles se frôlaient à lui, câlines et douces, comme si elles eussent cherché à le troubler. Elles y réussissaient à moitié, lui causant une émotion morbide, toujours incomplète, néanmoins agréable.

Marthe que l’heure obligeait à retourner au logis, se retira, elle eut pour Morande, un « au revoir » complice et lui sourit sournoisement en tendant sa menotte blanche.

Seule auprès du vieillard, Betty fut soudain ressaisie par la peur ancienne ; elle comprenait avoir été trop loin en ses agaceries et maintenant, sans protection, elle en craignait les conséquences.

Encore à ce propos, elle se leurrait, car le plaisir qui le retenait là, tout platonique qu’il était, demeurait suffisant.

Madame Cérisy arriva enfin, froufroutante et volubile, le quotidien paquet de charcuterie sous le bras.

L’appartement entier retentit de ses lamentations sur les difficultés ancillaires et la mauvaise volonté du prolétariat en général qui se refusait à travailler.

Morande, qui connaissait son genre d’existence, souriait doucement, admirant cette inconscience naïve. En même temps il se la figurait pelant des pommes de terre de ses doigts aux ongles roses.

Machinalement il regarda ces belles mains et une répugnance lui monta aux lèvres ; vraiment il préférait encore le souillon épluchant les légumes.

Curieux, il examina Betty à la dérobée et la vit en contemplation devant l’élégance maternelle. En une fulgurance il comprit l’impatience de l’enfant, devinant qu’elle ne pouvait tout ignorer, vivant en cette atmosphère empestée de luxure.

Alors il se rappela ses audaces à son égard et commença à en percevoir le secret motif. Il avait trop vécu pour s’inquiéter outre mesure ; il voyait assurément l’avenir de la fillette tel qu’il serait, mais ne s’en effrayait point, le considérant comme une conséquence naturelle de la conduite de la mère.

Toutefois, il se demanda s’il ne ferait œuvre de dupe, en laissant à un autre une prémice qui lui était offerte.

Cette réflexion lui suggéra un projet immédiat.

— Vous n’allez pas dîner de saucisson,… je vous emmène au restaurant.

Distinguée Madame Cérisy acquiesça d’un sourire, Betty lui sauta au cou en l’appelant « parrain chéri ».

La joie de sa fille fut l’excuse que donna la mère pour s’empresser d’accepter, mais en réalité, elle n’était point mécontente d’avoir encore ce soir-là, une occasion de se distraire. Elle aimait le monde, le luxe, où elle croyait briller par son charme, ses toilettes qui lui coûtaient tant d’efforts.

Betty se fit très belle, avec sa robe de satin glauque, décolletée en bateau et son cou ambré de petite brune cerclé de corail. Une fois prête, elle courut au salon rejoindre le vieillard et sauta sur ses genoux.

Elle n’avait plus peur, sachant sa mère proche, ses audaces furent donc plus précises, elle avait des gestes gavroches et des plaisanteries malicieuses.

Dans les glaces, elle épiait le parrain, cherchant à voir en lui un énervement qui en vérité n’existait pas.

Pourtant il ne luttait plus contre lui-même, ayant maintenant l’idée d’une possibilité peut-être prochaine.

Les poings aux hanches, elle circula par le salon, roulant de la croupe, ingénuement lascive.

Enfin, certaine de l’avoir allumé, elle se planta devant lui et rit très fort, le visage renversé en arrière, la poitrine tendue.

Brutalement, il l’attira contre lui et l’embrassa, comme d’ordinaire, sur les joues. Cette caresse avait cependant quelque chose de plus passionné, qui émut la gamine. Elle se laissa aller en avant, sur l’épaule de l’homme, l’énergie soudain tombée, une angoisse au fond du cœur.

Il était en effet impossible, qu’elle jouât impunément durant tant de temps, avec sa sensualité native, sans en ressentir le contre-coup. À cette minute précise, elle était vaincue par la passion qui arrivait à gronder en elle.

Ce fut Morande qui la repoussa, gêné par cet abandon inattendu dont il ne pouvait profiter.

Madame Cérisy revint, vêtue d’une robe de soie, assez décolletée pour être indécente. Elle trouva le couple paisible et sérieux ; mais ils avaient échangé un coup d’œil complice, un secret commun les liait.

Morande les entraîna rapidement au dehors, il se préparait à offrir à sa petite amie une véritable fête. Un restaurant mondain lui parut donc nécessaire. Au chauffeur qui avait stoppé devant eux, il lança le nom de Schlod, boulevard de la Madeleine.

Madame Cérisy sourit avec bonté ; elle se persuadait que ce choix avait été fait à son intention, en souvenir des intimités passées.

Betty connaissait la maison de réputation, c’en fut assez pour lui donner un peu plus d’orgueil.

Pourtant elle fut silencieuse durant tout le trajet, la présence de sa mère la paralysait, l’obligeant à s’envelopper de son habituelle hypocrisie, afin de conserver mieux sa liberté.

Mais tout bas, elle se répétait malicieusement :

— On va voir des « grues chics ».

La grue chic à son avis était le summum de l’échelle sociale ; à leurs pieds elle voyait des princes, des ministres, des savants. Tous s’inclinaient avec passion devant la manifestation tangible de la lubricité souveraine.